1En 1989, Arlette Farge, historienne moderniste française, publie Le Goût de l’archive. Ce livre décrit le travail de l’autrice en archive : les longs moments de recopie des archives, la manipulation physique de ces documents, l’émotion qui s’en ressent, notamment dans les liens qu’elle tisse avec les personnes, souvent des femmes, évoquées dans les archives de police qu’elle a consultées pour reconstituer ces « vies oubliées » (Farge 2019) souvent hors des préoccupations des historiens. Le Goût de l’archive est souvent évoqué, par les historiens et historiennes francophones, parfois anglophones, et est devenu le modèle de l’historien en archives – au corps défendant, d’ailleurs, de son autrice.
2Depuis plusieurs années toutefois, un décalage manifeste existe entre cette description du travail en archive et ce que sont effectivement devenues aujourd’hui, non seulement les activités de consultation, de lecture et d’interprétation des archives, mais l’archive elle-même. Les numérisations massives, l’expansion de la micro-informatique puis des terminaux numériques portables (de l’ordinateur portable au smartphone et passant par la tablette), et la mise en réseau non seulement de ces terminaux mais également de l’information, et donc des archives, ont entraîné un changement profond du lien entre historiens et historiennes d’un côté et leurs sources primaires de l’autre. Du moins est-ce l’hypothèse du projet « Goût de l’archive à l’ère numérique ».
3Ce projet s’intéresse au rapport que les historiens et historiennes entretiennent avec les documents à l’ère numérique. Parti d’une relecture d’Arlette Farge, ce projet a donné lieu à l’écriture, toujours en cours, d’un ouvrage collectif en ligne dirigé par les deux auteurs de cet article (Muller & Clavert 2017-…) et à une publication papier qui en est tirée (Muller & Clavert 2019), sorte d’instantané du livre en ligne.
4Touchant aux nouvelles pratiques informatiques et numériques “discrètes” (au sens de peu documentées), diverses – allant de la consultation de Gallica ou de l’usage de Twitter comme élément social de la discussion historiographique, les différents chapitres du livre en ligne confinent à une sorte d’auto-ethnographie des pratiques des historiennes et historiens face à l’archive à l’ère numérique.
- 1 « Discussion entre Arlette Farge et Sean Takats (14 novembre 2018) | Le Goût de l’archive à l’ère n (...)
5Toutefois, Le Goût de l’archive à l’ère numérique ne s’arrête pas au livre en ligne. Nous avons notamment proposé un dialogue entre Arlette Farge elle-même et Sean Takats. Ce dernier, à l’époque directeur des projets de recherche au Roy Rosenzweig Center for History and New Media et professeur associé en histoire moderne à l’Université George Mason, aujourd’hui professeur à l’Université du Luxembourg, a dirigé plusieurs équipes développant des logiciels d’aide à la recherche en histoire et au-delà, logiciels tenant compte des nouvelles pratiques des historiennes et historiens en archives. Cette discussion s’est tenue aux Archives Nationales et a été modérée par Emmanuel Laurentin (France Culture). Ce texte constitue un compte-rendu de ce riche échange, dont les enregistrements sont disponibles en ligne1.
6Parler d’archives aux historiens et historiennes suscite immanquablement des réactions sensibles, en particulier lorsqu’on accole à cette question de l’archive celle de l’ère numérique. Le projet « Goût de l’archive à l’ère numérique » nous a donné l’occasion d’observer tout ce que nous investissons d’affectif dans notre rapport à la matière première à partir de laquelle nous façonnons nos hypothèses sur le passé. Cette affectivité est lisible dans les « récits d’archive », « récits de voyage » (Sean Takats) ou « récits de vie » (Arlette Farge), récits auxquels nous nous intéresserons dans ce compte-rendu, tant ils semblent constituer un point central de la construction de l’identité d’historien et d’historienne. Que deviennent ces récits à l’ère numérique ? Que devient le document dématérialisé dans ce récit ? Comment construire des récits d’archive qui intégreraient les nouveaux gestes dont témoignent la conversation et notre livre en ligne ?
- 2 Voir aussi Jablonka (2014).
- 3 Pour avoir un aperçu des discussions en cours autour de la subjectivité en histoire, voir Potin & S (...)
7Faire parler des historiens et des historiennes de leur lien aux archives – matière première de tout travail de recherche historique –, c’est glisser très rapidement vers le registre de l’émotion et du ressenti. Ces dernières années, plusieurs essais et ouvrages ont invité à reconsidérer la part sensible et émotionnelle du travail scientifique (Waquet 2019)2. Pour les historiens et les historiennes, il semble bien que ce soit le travail sur archives qui soit le lieu d’irruption de l’émotion ou de l’activation des sens, en dépit du maintien d’une forme de méfiance vis-à-vis de la subjectivité, incarnée par des discours néo-positivistes3. À une époque où les historiens et historiennes sont de plus en plus nombreuses à photographier les documents d’archives – et, ainsi, s’en distancient, émotionnellement comme physiquement –, voire à les consulter en ligne, le discours de l’émotion de l’archive prend de nouveaux accents.
- 4 La question de la relation aux « petites gens » dans une démarche de « big data » du passé a d’aill (...)
8Plusieurs sentiments ont ainsi été abordés dans la conversation, ce qui nous a conduit à réfléchir à la place occupée par les sens (odorat, toucher, ouïe) dans le processus de recherche, et sur l’émergence en cours d’une nouvelle culture sensorielle de la recherche en histoire. Toucher l’archive, pour Arlette Farge, c’est « toucher le réel », « bien qu’il faille s’entendre philosophiquement sur ce qu’est le réel » : le papier serait un médium vers une conscience plus aiguë du passé qui se matérialise sur la table de la salle de lecture. Pour elle, le contact physique permet, « plus que faire de l’histoire, être avec eux [les acteurs historiques] ». Les sens seraient des passerelles vers le passé. Ce postulat dépend étroitement du type d’objet choisi par les chercheurs et chercheuses : travailler sur les récits de « vies minuscules » dans les archives judiciaires, faire de la micro-histoire transforme le document physique en une sorte de relique, de trace d’une vie engloutie par le temps, l’enveloppe d’une poésie qui n’est certainement pas la même quand on s’intéresse à des documents administratifs produits en série4. La « perte du ressenti » n’a dès lors pas les mêmes conséquences sur le rapport du chercheur ou de la chercheuse à son objet.
9Cette émotion est tout à la fois présentée comme une richesse mais aussi comme un piège, que l’archive soit numérique, numérisée ou pas. L’archive « charme », « fascine », elle exige une forme de distanciation pour se protéger des effets de sa propre subjectivité. Sean Takats considère que les nouvelles exigences liées à la prise des photographies dans les archives – pratique de plus en plus répandue et qui ne correspond plus à l’image de l’historien ou de l’historienne prenant longuement note, voire, comme Arlette Farge, faisant œuvre de moine copiste en recopiant mot pour mot les archives – pourraient justement nous conduire à rendre plus explicites les choix que nous opérons ; dans un logiciel de traitement de photographies, chaque choix doit être réfléchi et explicité, ce qui rend plus visible la série de décisions engagée dans le traitement du matériau. Des logiciels comme Tropy5, développé par une équipe dirigée par Sean Takats, qui permet aux chercheurs et chercheuses de gérer les photographies prises en centre d’archives, sont loin d’être de simples « outils ». Ils peuvent alors nous aider à renouveler nos réflexions méthodologiques en nous poussant à éclaircir les angles morts de nos choix. Il est cependant intéressant de constater que ce discours sur le charme ou le sortilège de l’archive intègre peu les nouveaux types de documents : tous ceux qui n’ont pas besoin d’être photographiés puisqu’ils sont nativement numériques.
- 6 Zotero (https://zotero.org/) également développé par une équipe dirigée par Sean Takats au Roy Rose (...)
- 7 Voir par exemple l’avant-propos écrit par l’historienne canadienne Natalie Zemon Davis à la traduct (...)
10L’archive peut-elle encore nous « charmer » ? Cette question nous a conduit à réfléchir au contexte du document. La possibilité de photographier le document d’archive, ou de le consulter en ligne, pourrait faire émerger une nouvelle culture sensorielle des historiens et historiennes. L’inflation documentaire est une lame de fonds : elle concerne aussi bien les manuscrits, les imprimés, les images, les notices bibliographiques collectables en un clic dans Zotero6. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la connaissance qui modifie notre relation au document. Ces transformations sont vécues avec tristesse et préoccupation par certains historiens et historiennes, inquiets des difficultés auxquelles sont confrontées les nouvelles générations7 : face à la masse de données, à la masse de photographie, au vertige des possibles, comment choisir son corpus ? Comment mesurer ce qu’il est humainement possible de traiter ? Comment gérer l’abondance ? Auparavant, c’est le temps passé dans la salle de lecture du centre d’archives qui donnait un cadre au dépouillement, lui fournissant en même temps un espace défini et ritualisé, non exempt de surprises et de découvertes au fil des cartons. Ces formes de déploration ne doivent pas faire oublier pour autant l’émergence d’une nouvelle culture sensible du travail sur les documents. Pour bien des chercheurs et chercheuses, le contact physique n’est pas un passage indispensable dans une enquête : l’émotion n’est pas forcément adossée à la manipulation et au contact du document. Il faudrait à l’avenir se pencher plus précisément sur la façon dont se construit l’empathie (méthodologique) sans passage par la sollicitation des sens. Par ailleurs, les archivistes réfléchissent en ce moment à des systèmes immersifs mobilisant le son et la vidéo, tout autant d’autres façons de solliciter les sens à l’ère numérique. Loin d’être seulement une préoccupation qui a trait à l’empathie méthodologique, l’archive suscite des récits qui forgent les représentations professionnelles des historiens et historiennes.
- 8 Sean Takats, dans le cadre des études préalables au développement du logiciel Tropy, a mené une rec (...)
11Le livre d’Arlette Farge (1989) a connu un tel succès national et international qu’il semble avoir contribué à stabiliser la définition même du métier d’historien et d’historienne autour de celui ou celle qui noircit ses mains de poussière, qui « descend aux archives », etc. C’est la raison pour laquelle les médiations numériques sont très peu évoquées dans les remerciements de thèse, les blogs ou, plus simplement, les livres : historiens et historiennes seraient prisonniers de « faux récits de l’archive » qui le conduisent à valoriser la mise en scène du contact physique au document plutôt que la réalité du travail derrière l’écran ou la fouille via les moteurs de recherche8. Un certain « récit de l’archive », déphasé par rapport aux pratiques réelles, reste central dans la construction de l’identité professionnelle. La numérisation du métier est pourtant bien avancée : rares sont les gestes qui ne sont pas médiés par l’ordinateur ou l’instrument, scanner, téléphone ou encore appareil photo. Comment expliquer ce décalage entre récit de l’archive et pratiques concrètes ? Le déni de la numérisation du métier dans la présentation des coulisses des enquêtes historiques révèle la force des représentations qui lient empathie, imprégnation du passé et immersion dans des cartons de documents physiques. Quels seraient des récits d’archive plus proches des pratiques ?
12La fréquentation solitaire de la salle de lecture ne fonde plus nécessairement l’enquête historique, à rebours de la déploration – presque romantique – de la perte de l’odeur et du toucher du document. Les salles de lecture virtuelles – comme Gallica9 – offrent la possibilité de construire de nouveaux récits de l’archive, des récits plus inclusifs aussi, en raison de la démocratisation de l’accès aux documents. Ces récits pourraient alors réintégrer toute une galaxie d’usagers qui ont une pratique des archives sans être nécessairement historiens et historiennes professionnelles. Si les voyages aux archives ont changé, travailler un document oblige toujours à des formes de bricolage que les historiens et historiennes apprennent en autodidacte : de la fiche manuscrite sur bristol à la saisie des métadonnées dans le logiciel Tropy, la souplesse est toujours nécessaire pour s’adapter à ce que l’on trouve. Cette souplesse se double d’exigeants apprentissages, en particulier pour intégrer les nouveaux types d’archives : les archives du Web10, les flux de tweets11, les masses de données produites et mises en ligne par les administrations, par exemple. Ces nouveaux récits d’archive doivent dès lors intégrer les gestes nouveaux des historiens et historiennes.
13Passer du récit d’archive aux gestes concrets des historiens et historiennes requiert d’observer le quotidien du travail jusque dans le détail des manipulations pratiquées sur les documents.
- 12 Cf. Benedetti (2018).
- 13 Sur les différents modes de lecture, cf. Hayles (2012, p. 156 tr. fr.).
14Arlette Farge évoque le temps lent, quasi monacal, de la copie du document dans la salle de lecture. À ce temps répond aujourd’hui le geste de la photographie. Une enquête menée auprès des historiens et historiennes américaines révèle que leurs ordinateurs contiennent en moyenne 12 000 clichés (Mullen 2016). Saisir l’appareil, vérifier la luminosité, cadrer sont autant de micro-gestes qui font désormais partie de la recherche12. Une fois le corpus de clichés rassemblé sur l’ordinateur vient le temps du traitement : enrichir l’image de métadonnées – c’est-à-dire d’informations sur le document photographié –, transcrire – recopier en texte à proprement parler le texte contenu dans la photographie afin d’améliorer ensuite la « lecture machinique13 » c’est-à-dire, notamment, la recherche par mots clés –, parfois océriser – c’est-à-dire demander à un logiciel de transformer une image de texte en texte pour faciliter, là aussi, les recherches par mots clés. En bref, traiter le document crée une palette de gestes qui n’existaient pas auparavant. Cette série d’opérations est d’autant plus nécessaire que, pour reprendre les mots de Sean Takats pendant cette discussion, « les photographies sont mortes si on ne les transforme pas ».
15Ces gestes rapprochent historiens, historiennes et archivistes : dès lors qu’il faut transformer la photographie en données, ou télécharger des images de documents, il n’existe plus de délimitation ferme entre celui ou celle qui prépare le document pour une future exploitation et celui ou celle qui l’exploite dans une enquête historique. Reconstituant le carton de documents photographiés sur son ordinateur, l’historien ou l’historienne redouble (dédouble ?) le travail de l’archiviste. Ces gestes nouveaux s’accompagnent aussi d’un changement de la place du document dans la chronologie générale d’une enquête historique.
16Les corpus en ligne ou les photographies de documents offrent la possibilité d’y revenir au long de l’enquête, sans séparer clairement le temps du “dépouillement” de celui de l’écriture. Les transcriptions ou le traitement des informations peuvent intervenir à différents moments de la recherche. Pour beaucoup, il y a désormais une phase initiale d’accumulation de données, puis un temps de lecture, de transcriptions, de traitement (intégration dans une base de données, par exemple, ou, dit autrement, la transformation de l’archive en données) qui se confondent.
17Ce changement du processus de travail de l’historienne et de l’historien doit aussi être relié au contexte politique et économique : chercheurs et chercheuses ne disposent pas de moyens suffisants pour passer plusieurs mois dans des centres d’archives éloignés de chez eux, sans même évoquer ceux et celles qui travaillent sur des pays où ils et elles n’habitent pas. Il est alors crucial d’être efficace dans la collecte des informations : comment juger de ce qui sera utile plus tard dans la mesure où l’enquête même fait émerger de nouvelles questions ? Les archivistes décrivent ce qui s’apparente à une véritable frénésie photographique, forme de réponse à l’incertitude inhérente au processus de recherche. Pour le dire de façon provocante, il est désormais possible de fonder une vie entière de recherches sur une première phase d’accumulation de matériau.
18Lorsque le corpus documentaire est constitué à partir de données disponibles en ligne, l’abondance fait courir le risque de perdre la conscience des manques et des vides. Formuler une requête dans un moteur de recherche, c’est mettre des œillères. Un nouvel effort mental est alors nécessaire pour recontextualiser les résultats d’une recherche document sans perdre de vue tout ce que l’algorithme ne nous montre pas.
19Un “récit d’archive” plus proche de la réalité intégrerait tous ces gestes d’historiens et d’historiennes à l’ère numérique : poser des questions aux moteurs de recherche, télécharger des images de documents sous différents formats, ajouter des métadonnées aux documents, saisir les informations dans des tableurs ; ce récit pourrait aussi évoquer les errances inévitables dans un monde en constant mouvement : les tentatives de compréhension des instruments de recherche en ligne, les réflexions sur le meilleur stockage des documents, les annotations collectives, etc. Cette nouvelle narration du travail d’archive ne répondrait pas seulement à l’actualisation des représentations du métier d’historien et d’historienne : elle permettrait aussi de poser plus clairement les enjeux méthodologiques de tous ces gestes et leurs effets sur nos hypothèses, et ainsi de ne pas « rester en dehors de sa propre pratique » (A. Farge).