- 1 Sur ce point, voir Laurent Le Forestier, La Transformation Bazin, Rennes, PUR, 2017 (chapitre III : (...)
- 2 André Gaudreault et Laurent Le Forestier, Le Montage cinématographique : instauration et standardis (...)
1Au début des années 1950, dans les pages d’une importante revue française de linguistique, Le Français moderne, prend place une courte passe d’armes restée inaperçue des chercheurs-euses en cinéma, bien que cette discipline se nourrisse encore aujourd’hui, le plus souvent sans le savoir, de certains de ses reliefs. Il est vrai que ce débat prend alors place en dehors du champ du cinéma, entre deux chercheurs en linguistique, discipline qui n’est aucunement reliée à cette époque au mouvement de scientifisation du cinéma1 (aucun linguiste ne paraît ainsi avoir été convié aux premiers travaux de l’Institut de Filmologie, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, même si les deux protagonistes de cette passe d’armes ont entretenu quelques liens plus ou moins distants avec la Filmologie). Pourtant, cet échange autour de la question du vocabulaire cinématographique témoigne de questionnements méthodologiques qui ne sont pas sans résonnance aujourd’hui encore, pour quiconque s’intéresse à l’histoire des concepts cinématographiques. Car le différend qui oppose les deux protagonistes de cette courte polémique, l’Anglais Ormond Uren (qui sera plus tard lecturer et research assistant en linguistique au Birkbeck College de Londres) et le Français Jean Giraud (qui prépare alors une thèse complémentaire en linguistique à l’Université de Strasbourg qui deviendra en 1958 un livre, Le Lexique français du cinéma des origines à 1930, publié par le CNRS), tient à l’historicité du vocabulaire et à la façon d’en rendre compte, par la constitution de corpus de sources, par le questionnement qu’on applique à celles-ci et par le choix des informations mobilisables. Bien que cette discussion ait eu lieu à une époque où l’accès aux sources non-films était souvent difficile (fonds rarement inventoriés, périodiques peu indexés, documents matériellement non consultables, etc.), les enseignements qu’on peut en tirer ne sont pas paradoxalement sans intérêt à l’ère des archives numériques, c’est-à-dire à un moment de l’histoire de la recherche où ces trois aspects se trouvent considérablement modifiés par le recours de plus en plus massif, de la part des chercheurs-euses, à des documents disponibles en ligne. Les archives numériques sont en effet responsables « d’un accroissement de l’accessibilité de la documentation, d’une massification des corpus disponibles et d’une automatisation de certaines pratiques » (Heimburger et Ruiz, 2011, p. 79) et posent donc de manière inédite « les questions de repérage de l’information pertinente et de l’exploitation optimale de vastes corpus, par exemple avec des outils de lexicographie ou de statistiques » (Banat-Berger, 2010, p. 79). À partir d’un détour par cette courte polémique du début des années 1950, envisagée à l’aune d’une recherche en cours sur les pratiques et la notion de montage dans le cinéma muet2, cette contribution souhaiterait envisager la re-sémiotisation de toute archive numérique autant comme favorisant l’émergence d’une histoire des concepts cinématographiques que comme constituant une difficulté pour celle-ci, par l’écart entre les principes épistémologiques de cette histoire (qui constituent justement les points saillants de la discussion entre Uren et Giraud) et certains usages des archives numériques induits par cette re-sémiotisation.
- 3 Ces informations, sans précision quant à l’université et à la discipline, sont données en note dans (...)
2En janvier 1952, Ormond Uren, chercheur britannique qui semble avoir soutenu à Paris, juste après la Seconde Guerre mondiale, une maîtrise consacrée au vocabulaire du cinéma3, publie dans Le Français moderne la première livraison d’un article sur « Le vocabulaire du cinéma français ». Il ne s’agit pas encore (ce sera l’objet de la seconde livraison) de produire un lexique, mais plutôt d’en expliciter le cadre. En effet, il pose ses hypothèses, appelées à être vérifiées par la publication de son lexique : disons, de manière synthétique, que, selon Uren, la « création consciente » de termes spécifiques aurait joué « un rôle assez restreint dans la formation du vocabulaire du cinéma » et ce vocabulaire se serait surtout construit à partir d’emprunts à d’autres champs sociaux (par exemple le théâtre) et culturels (en particulier l’aire anglophone). Mais, plus encore, Uren insiste dans ce premier article sur la nécessité sociale d’une telle étude :
Si, comme certains le prétendent, le cinéma est en train de changer notre manière de penser et de sentir, de secouer les notions de temps, de l’espace et du mouvement qui sont à la base de notre conception du monde, cette évolution ne manquera pas, tôt ou tard, de se refléter dans les usages de la langue, et la linguistique devra en tenir compte. (Uren, 1952a, p. 46)
- 4 À ce sujet, voir François Albera et Martin Lefebvre (dir.), CINéMAS, vol. 19 / no 2-3, « La Filmolo (...)
- 5 Sur les usages de ces divers procédés à l’époque, voir notamment Priska Morrissey et Céline Ruivo ( (...)
3Par conséquent, partant du constat vastement partagé à cette époque (par exemple par la filmologie, Jean Epstein, etc.4) des larges effets sociaux du cinéma, Uren en déplace les enjeux du côté du vocabulaire et de la langue, signifiant également ainsi que son ancrage autant que son horizon sont linguistiques et peu historiques. De fait, c’est le vocabulaire utilisé à cette époque par le champ social du cinéma qui l’intéresse et non les modalités de sa constitution. La seconde livraison de son article l’exemplifie de deux manières : d’une part, par les entrées et les définitions qui en sont proposées dans son court lexique de 22 pages ; d’autre part, par le corpus de sources mobilisées. En effet, le choix même des termes présentés témoigne d’un ancrage dans la réalité de l’époque : par exemple, la plupart des procédés couleurs définis (hormis bien sûr le Technicolor et l’Agfacolor) paraissent être retenus en fonction de leur importance à ce moment dans le champ social du cinéma français (Dufaycolor, Gasparcolor, Rouxcolor5) bien qu’en réalité peu utilisés, tandis que figurent dans ce lexique quelques termes apparus depuis quelques années (mais sans que les conditions de cette apparition soient analysées par Uren), très usités au moment de la publication, puis parfois disparus du vocabulaire cinématographique, comme celui de « numéro ». De fait, les définitions des termes visent à préciser uniquement ce qu’ils signifient au moment où ils sont fixés dans ce dictionnaire, sans envisager l’historicité des notions et des termes retenus. « Numéro », justement, est présenté par Uren en ces termes :
Unité du découpage qui correspond : à un plan, pour l’opérateur ; à un « bout », pour la monteuse ; à une prise de vues, pour les interprètes. (Uren, 1952b, p. 213-214)
- 6 À ce sujet, je me permets de renvoyer à Laurent Le Forestier, « Ar-chaos-logie du découpage » dans (...)
4Cette définition repose donc sur le constat, qui demeure implicite, de l’importance du « découpage » dans le processus de création, puisque le « numéro » fixé par écrit (celui de chaque plan, censé figurer dans tout découpage) paraît devenir ensuite une référence tant au tournage (pour l’opérateur et pour les interprètes) qu’au montage. Cette prééminence émerge aussi d’autres entrées, et en premier lieu des définitions des notions de « découpage » et de « montage », ce dernier étant réduit à l’« assemblage des plans d’un film en fonction du scénario et des résultats obtenus au tournage » (Uren, 1952b, p. 213), bien loin de la portée théorique de ce concept. S’il est incontestable que le système de production dominant dans le cinéma français des années d’après-guerre repose sur une importante phase de préparation des films par l’écriture, notamment du découpage (plus que sur le montage)6, le phénomène historique de son instauration, d’où découle pourtant la polysémie du terme de « numéro », est presque totalement absent du lexique d’Uren : à sa lecture, on ne comprend guère à quel moment de l’histoire du cinéma le « découpage » est devenu un outil central de la préproduction, et quelles ont pu être les causes de l’émergence de cette structuration par « numéros ». Toutefois, cette dimension historique affleure au moins dans une entrée, justement proche de celle de « découpage ». En effet, le terme de « scénario », dont la définition est parmi les plus longues proposées, est présenté comme ayant eu successivement plusieurs définitions : désignant d’abord un « canevas », il en serait venu à englober toutes les différentes étapes de l’écriture préparatoire – « le sujet traité, découpé, dialogué, prêt pour le tournage » (Uren, 1952b, p. 218) –, consécutivement à l’importance acquise par le découpage. Cette transformation de la signification accordée à un vocable ne peut bien sûr demeurer sans explication et Uren fournit quelques pistes à ce sujet :
Ce sont les conditions économiques de la réalisation qui sont responsables de l’évolution sémantique du mot « scénario ». En effet, plus la réalisation d’un film devenait coûteuse, et plus il fallait établir un scénario détaillé permettant d’éviter le gaspillage de temps et d’argent qui accompagne l’improvisation et de prévoir exactement le nombre d’interprètes, techniciens, heures de tournage, etc., nécessaires pour la réalisation d’un film. (Uren, 1952b, p. 218)
5Si la corrélation induite entre « évolution sémantique » et modification du processus de production est recevable bien qu’imprécise (à quoi faut-il imputer l’augmentation des coûts ? L’apparition du son ? de la couleur ? L’augmentation des cachets des vedettes à l’ère du star-system ? La multiplication des prises au tournage ? L’allongement du métrage des films ? etc.), deux aspects méthodologiques méritent d’être notés à ce sujet. En premier lieu, cette corrélation repose sur l’idée que les termes, qui émergent pour désigner des pratiques, changent de signification, voire disparaissent, sous l’effet de la modification des pratiques : tout terme se trouve donc potentiellement gros d’une historicité que le lexique d’Uren s’évertue pourtant le plus souvent à laisser de côté, privilégiant la polysémie synchronique liée au fait que « la richesse d’un vocabulaire et la multiplicité des sens d’un mot sont ainsi en rapport direct avec le niveau atteint par la division du travail dans une société » (Uren, 1952a, p. 42) – ce qu’exemplifie la définition de « numéro » –, plutôt que la polysémie diachronique. De ce point de vue, l’entrée « scénario » relève à la fois du singulier et du paradoxe, puisqu’elle paraît appeler une méthode que le lexique se refuse pourtant globalement à appliquer. Mais si Uren s’arrête sur la polysémie diachronique du terme « scénario », c’est parce que la principale source utilisée pour nourrir cette entrée et explicitement citée – le « Petit vocabulaire du cinéma » publié dans le no 2 de La Revue du cinéma en novembre 1946 – s’évertue elle-même à comprendre la notion de « scénario » à la lumière de la variation des diverses pratiques qu’elle a pu recouvrir. Par conséquent, cette option méthodologique isolée ne relève pas totalement du choix d’Uren, mais découle du discours de la source convoquée.
- 7 Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma. I : Introduction générale, (...)
- 8 Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, J. Povolozky, 1925.
6Or force est de reconnaître qu’Uren a globalement constitué un corpus de documentation qui laisse lui-même peu de place au questionnement historique et donc à toute esquisse de sémantique historique du vocable cinématographique. Comme il l’indique en fin d’article, Uren a essentiellement travaillé à partir des revues les plus pointues de son époque (l’hebdomadaire L’Écran français et le mensuel La Revue du cinéma), ainsi que de quelques ouvrages faisant référence par leur sérieux, voire leur ambition quasi académique (l’Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma de Cohen-Séat et l’Histoire générale du cinéma7 ainsi que « Le Cinéma » de Sadoul, comme il le désigne dans sa bibliographie). Seuls La Cinématographie française (hebdomadaire corporatif dont Uren laisse entendre qu’il a consulté la collection de 1919 à 1937) et le Naissance du cinéma8 de Moussinac sont susceptibles, dans sa bibliographie, de donner un peu d’épaisseur historique à ses réflexions. Son approche, résolument plus linguistique (plusieurs ouvrages de cette discipline figurent d’ailleurs dans sa bibliographie, à commencer par le Cours de linguistique générale de Saussure) qu’historique, l’a par conséquent conduit à opérer un choix de corpus, dont le critère dominant paraît être la pertinence plutôt que la représentativité et l’étendue chronologique.
- 9 Je me permets de renvoyer à mon article, « Une autre histoire du montage dans le cinéma français de (...)
- 10 La première occurrence du terme de « plan-séquence » semble être dans André Bazin, « L’apport d’Ors (...)
7De surcroît, le caractère limité et non systématique du corpus introduit un autre biais dans la réflexion : dans une large mesure, les documents sur lesquels Uren s’appuie s’adressent aux professionnels (La Cinématographie française), leur donnent la parole (L’Écran français) et/ou envisagent le cinéma comme une industrie, un ensemble de métiers et de pratiques (« Le Cinéma » de Sadoul – il s’agit très vraisemblablement de Le Cinéma, son art, sa technique, son économie, édité en 1948 par la Bibliothèque française). Il ne fait guère de doute que cette spécificité des usages du vocabulaire cinématographique induite par le corpus de documents est en partie recherchée par Uren, qui entend s’intéresser au lexique propre à un « groupe social ». Celui-ci n’est cependant jamais défini, mais de toute évidence ce « groupe social » réunit les personnes qui font, au sens technico-pratique, le/du cinéma, tandis que ceux qui le discutent (critiques, spectateurs, etc.) en sont exclus. Ce postulat non formulé a pour effet notable d’amener Uren à envisager les termes avant tout comme des notions pratiques et jamais comme des concepts critiques, voire théoriques (comme nous l’avons vu pour sa définition de « montage »). S’il y a là une sorte de biais dans la réflexion, c’est parce que cette réduction du groupe social « cinéma » aux praticiens rend Uren insensible à l’autre versant de la diachronicité du vocabulaire : son devenir, à partir des changements en cours produits par des usages langagiers de groupes sociaux connexes (ou dans le groupe social « cinéma », si on lui donne une circonscription étendue). Ainsi, au moment où Uren écrit, l’unité de montage est de moins en moins dénommée « numéro » et de plus en plus souvent désignée comme « plan »9, en partie par des monteurs-euses qui ont débuté au milieu des années 1920, mais plus encore par une nouvelle génération de critiques, qui poussent parfois les expérimentations lexicales, à des fins d’analyse des films, jusqu’à greffer d’autres termes à celui-ci - par exemple André Bazin lorsqu’il disserte sur le « plan-séquence » propre à Orson Welles10 : « plan » est un terme qui apparaît à la conjonction de l’émergence d’une nouvelle génération de praticiens et des velléités d’analyse de jeunes critiques qu’on dit parfois « formalistes » - au point que d’autres critiques (comme Sadoul) récusant ce formalisme s’évertuent délibérément à ne pas utiliser ce terme (ce qu’Uren ne perçoit donc pas). En d’autres termes, la notion de « plan » peut être presque perçue comme un moyen et l’objet d’une lutte sociale entre deux générations (de monteurs-euses aussi bien que de critiques). Si l’on ne saurait évidemment reprocher à Uren de ne pas saisir le « devenir » des termes qu’il définit, il faut néanmoins comprendre que cette réduction du corpus peut produire une autre réduction, sémantique cette fois, par l’effacement partiel de la polysémie de certains termes, laquelle pourrait témoigner des transformations qui les affectent, et donc ouvrir sur leur devenir. Il en est ainsi du terme « découpage » qui tend à cette époque à se grossir d’une autre signification, du côté critique : la notion pratique devient aussi un concept théorique, destiné notamment à faire la promotion d’une esthétique basée sur la découpe du réel, la saisie de moments qu’il s’agit ensuite d’assembler, contre un cinéma du montage reposant sur la confrontation entre des fragments (voir Barnard, 2014) – d’où l’importance de ce concept connexe de « plan-séquence », qui entend désigner l’unité idéale de ce cinéma du découpage.
- 11 Jean Giraud, qu’il ne faut pas confondre avec ces deux homonymes célèbres dans le champ artistique (...)
- 12 La distinction entre ces revues relève bien sûr d’une reconstruction de ma part à partir du type d’ (...)
8Il appert ainsi que Uren pré-construit une idée relative à l’invention lexicale cinématographique (elle serait le fait du groupe social des praticiens cinématographiques français, qui puiseraient chez d’autres groupes sociaux – par exemple les praticiens du théâtre – et dans d’autres aires culturelles), qu’il entend vérifier à l’aide d’un corpus prédéterminé par cette hypothèse, lui-même examiné en s’en tenant essentiellement à un type de discours (professionnel). Or c’est bien sur ce qu’engage l’articulation approche/corpus que se concentrent les critiques de Jean Giraud, émises dans un autre numéro de la même revue, Le Français moderne, un an plus tard. Le futur auteur du Lexique français du cinéma des origines à 193011 rédige en effet un court article se présentant comme une succession de remarques formulées au fil des entrées proposées par Uren. Si cette structuration ne favorise pas la discussion méthodologique, les critiques de Giraud ont néanmoins en commun de pointer un déficit d’historicité chez Uren, considéré comme insuffisamment attentif aux variations sémantiques de certains termes au plan diachronique (par exemple « animateur », dont Giraud rappelle qu’il a « d’abord été synonyme de metteur en scène, réalisateur » ; Giraud, 1953, p. 59) et aux emprunts à d’autres champs sociaux, qui obligent à penser différemment la question des premières occurrences de tel ou tel terme (par exemple celui de « photogénie », au sujet duquel Giraud convoque le Rapport à la Chambre des Députés d’Arago, du 3 juillet 1839, afin d’expliquer qu’à partir de l’usage photographique, Delluc aurait forgé un « néologisme de signification » ; Giraud, 1953, p. 59). De surcroît, ses contestations s’appuient systématiquement sur un croisement de sources multiples, à partir d’un corpus constitué de publications aussi bien non cinématographiques (Le Temps, L’Action Française, Le Larousse Mensuel, Le Crapouillot) que cinématographiques, celles-ci réunissant des périodiques très spécialisés (par exemple Cinéa) tout autant que plus populaires (comme Mon Ciné ou Cinémagazine12). Son corpus balaye également un large spectre temporel des années 1910 (voire avant pour la discussion autour de la notion de « photogénie ») aux années 1940 (Revue Internationale de Filmologie). La réunion de tous ces éléments montre que le différend entre Giraud et Uren repose principalement sur une opposition dans les approches adoptées, alors même que les deux chercheurs se situent au sein de la même discipline – la linguistique. Si tous deux s’intéressent à la « fructification linguistique » (Giraud, 1958, p. 11) que le cinéma opère sur la langue française, Uren en offre un constat (des néologismes qu’il faut définir) tandis que Giraud tente de comprendre le processus qui préside à cette fructification, à partir d’une intuition contraire à la conviction d’Uren : l’invention lexicale du cinéma relèverait de « créations conscientes » qu’on ne pourrait saisir que par la constitution d’un vaste corpus de sources, relevant aussi bien d’écrivains et de journalistes (« L. Daudet, Canudo, Delluc, Elie Faure, Poulaille, Duhamel, etc. ») que « des lecteurs et (…) des lectrices de magazines se fabriquant des pseudonymes pour le “courrier” » (Giraud, 1953, p. 58, pour ces deux citations). Cette opposition autour du caractère conscient ou non des inventions lexicales dans le champ du cinéma engage par conséquent une autre méthodologie, puisque conduisant Giraud à élargir la définition du groupe social « cinéma » aux non-praticiens (critiques et spectateurs) et ainsi que le corpus. Même s’il ne le formule pas explicitement, Giraud paraît avoir pleinement conscience du fait que cette invention lexicale relève toujours d’un processus reposant possiblement sur des emprunts et des circulations entre personnes aux statuts sociaux certes différents mais complémentaires, puisque liés à une seule et même activité (celle-là même d’où émerge ce vocabulaire). Il ne peut donc plus s’agir de penser le lexique uniquement au présent : il doit être réinscrit dans une épaisseur temporelle, offrant le cadre propice à la compréhension des circulations et transformations lexicologiques et sémantiques. C’est pourquoi l’autre distinction méthodologique explicite adoptée par Giraud consiste à définir une périodisation, formulée dès le titre de sa recherche doctorale. Cette attention à la nécessaire diachronicité du lexique cinématographique l’amènera d’ailleurs également à s’intéresser à l’irruption de néologismes, purement critiques, dont il a été le témoin, comme l’invention du terme de « plan-séquence » (Giraud, 1967, p. 122). En un sens, Giraud adopte dès le milieu des années 1950 une position proche de celle de chercheurs contemporains, basée notamment sur l’idée qu’« il est important de ne pas oublier que les termes ne sont jamais arrêtés une fois pour toutes et, ajoutons, une fois par tous » (Tore, 2018, p. 80).
9C’est toutefois dans un autre article que Giraud pose plus explicitement son postulat épistémologique. Un an plus tard, de nouveau dans Le Français moderne, Giraud propose en effet une courte étude de cas au sujet d’un terme dont il avait déjà contesté l’analyse par Uren – celui de « cinématique ». S’interrogeant sur ce qu’« il est ainsi devenu » depuis son invention par Ampère dans Essai sur la philosophie des sciences (1838), Giraud étudie la migration du terme dans le champ cinématographique, qui s’accompagne d’une transformation sémantique basée sur un « jeu de mots » (une sorte de contraction du terme « cinématographique »). Mais il ne s’agit pas seulement d’en repérer des occurrences ; l’enjeu est de comprendre les modalités du phénomène, c’est-à-dire tout autant la manière dont il s’opère que ce qui peut contribuer à le déterminer, en vertu du principe suivant : « Tout phénomène sémantique a une cause » (Giraud, 1954, p. 43). Cet objectif de compréhension conduit Giraud à ne pas se limiter aux repérages d’occurrence et l’oblige à lire en détail les divers textes qui lui semblent avoir forgé la notion de « cinématique » au sein du champ social du cinéma. Si cette sorte de déterminisme peut être discutée tant dans son principe que dans son application (car la « cause » avancée s’avère assez ténue et elle-même peu expliquée : un « désir de renouvellement, d’allégement et d’élégance » ; Giraud, 1954, p. 43), elle produit en tout cas des effets méthodologiques intéressants, comme la volonté de croiser des discours afin de vérifier la plausibilité d’une hypothèse quant à ces causes (ce « désir » est par exemple repéré à la fois chez Vuillermoz et chez Delluc). Par conséquent, au repérage des occurrences permettant de fixer une définition, Giraud ajoute le principe de mise en série et donc en confrontation des textes contenant ces occurrences autant que de documents ne les contenant pas nécessairement, mais susceptibles d’éclairer l’origine de ces notions.
- 13 Jean Giraud collabore par exemple régulièrement à la revue Vie et langage, éditée par Larousse, ent (...)
- 14 La parution de cet ouvrage est annoncée au début du Lexique du cinéma français des origines à 1930. (...)
10En dépit de l’opposition entre leurs principes méthodologiques respectifs, la polémique entre Giraud et Uren ne paraît pas être allée plus loin. À ma connaissance, Uren n’a pas répondu à Giraud, qui est devenu par la suite, notamment après la publication de son Lexique… et d’autres articles13, la référence incontournable en matière de lexicologie cinématographique, quand bien même il ne semble pas avoir donné la suite prévue (devant porter sur « le lexique français du cinéma depuis la généralisation du film parlant »14) à son opus principal. En effet, l’ouvrage de Giraud se trouve encore cité aujourd’hui, tant dans des dictionnaires (voir par exemple Pinel, 2016) que dans des études portant sur la période muette et rédigées par de jeunes chercheurs-euses soucieux d’essayer de repérer les premières occurrences de telles ou telles notions (comme Abadie, 2015 pour celle de « cinéologie » ; Robert, 2016 pour celle de « tableau » ; Dupré La Tour, 2016 pour celle de « sous-titre » ; Billaut, 2017 pour celle de « contrepoint », etc.). Cependant cette circulation du Lexique… ne s’arrête pas à ces chercheurs-euses qui complètent leur travail en s’en remettant à l’énorme dépouillement effectué par Giraud : elle concerne également des études qui portent directement sur certaines notions cinématographiques (comme Barnard, 2014 pour le « découpage » ; Casetti, 2018 pour la « cinéphobie », etc.) et peuvent prendre Giraud comme exemple de définitions se présentant comme « neutres » (notamment parce qu’historicisées) bien que construites en fait sur certains présupposés liés à son époque de rédaction, et le prennent donc plus encore comme objet (voir ainsi Albera, 2002 et sa discussion de l’entrée « montage » de Giraud). Ce faisant, la communauté des études cinématographiques hérite, parfois sans le savoir, de certains effets du différend entre Giraud et Uren.
- 15 Pour une discussion critique de l’existence et de l’apport de ce « tournant linguistique », voir pa (...)
11Cette forte présence actuelle du Lexique… de Giraud peut donner l’impression d’un intérêt important pour l’étude des notions et concepts cinématographiques dans le champ de la recherche actuelle en cinéma, non sans une sorte de paradoxe qui tient au fait que cette histoire des concepts s’opère aujourd’hui sans repartir de l’opposition méthodologique entre Uren et Giraud, sans doute parce que cet apparent renouvellement historiographique est lié principalement au vaste mouvement de numérisation des archives. En effet, il ne faut probablement pas voir dans cet intérêt l’effet retardé du linguistic turn qui a/aurait (selon les historien-ne-s auxquel-le-s on se réfère) affecté la discipline Histoire à partir des années 197015. Rien ne laisse à penser que ce tournant ait eu une quelconque influence sur la manière d’envisager l’histoire du cinéma. L’ouvrage épistémologique de Michèle Lagny publié en 1992, De l’histoire du cinéma (Lagny, 1992), en témoigne : d’abord parce qu’il n’y est pas question de linguistic turn ; ensuite parce que les rapports entre l’histoire et la linguistique sont perçus sur le mode de l’« hostilité » et envisagés uniquement dans le recours possible à des outils linguistiques à des fins d’analyse filmique historienne ; enfin parce que parmi les approches de l’histoire du cinéma mises en avant par l’ouvrage (sociale, culturelle, économique, technique, esthétique, institutionnelle) ne figure pas la sémantique historique des concepts cinématographiques. Au-delà de cet exemple, cette absence d’effet direct du linguistic turn sur l’histoire et la théorie du cinéma pourrait également être appréciée à travers l’absence (semble-t-il) de toute référence aux épistémologues de l’histoire des concepts (comme Reinhart Koselleck) dans les travaux actuels sur l’histoire des concepts cinématographiques.
- 16 Jean-Louis Comolli, « Technique et idéologie », série publiée entre 1971 et 1972, sur 6 numéros des (...)
12L’intérêt pour cette histoire, qui paraît s’être développée en dehors ou à côté du linguistic turn de la discipline Histoire, s’explique plus probablement par un ensemble de convergences ponctuelles entre histoire du cinéma et théorie du cinéma (donc à l’intérieur de la discipline cinéma), rendues possibles par la simultanéité de trois phénomènes. Le premier (sans qu’il y ait, entre ces phénomènes, d’ordre, au sens strict du terme) tient à un intérêt croissant, chez les historien-ne-s du cinéma, pour les questions historiographiques, entendues au sens d’écriture de l’histoire. L’étude de l’écriture de l’histoire du cinéma a fait en effet l’objet, ces dernières années, de nombreuses recherches : des thèses sur ce sujet sont soutenues (par exemple Gauthier, 2013), des numéros spéciaux de revues s’y consacrent (Arnoldy, 2004 ; Le Forestier, 2011) et les articles autour de cette question se multiplient (par exemple Elsaesser 2001). Sans doute ce processus doit-il être rapproché du retour à l’analyse du cinéma des premiers temps, tel qu’il s’est opéré assez massivement depuis les années 1970. Car ce dernier s’est construit à partir et parallèlement au constat de certaines lacunes ou apories de l’historiographie, au point que ces travaux sur le cinéma des premiers temps, en même temps qu’ils proposent des hypothèses nouvelles, dialoguent très fréquemment avec les études qui les ont précédés (voir par exemple Gaudreault, 1997). De surcroît, cette tendance s’est forgée très tôt à partir de la discussion des concepts repris par les historien-ne-s (voir la querelle Comolli/Mitry autour de la notion de « gros plan »16), ou plus ou moins inventés par eux à des fins euristiques (par exemple celui de « série culturelle », voir Gaudreault et Marion, 2016). Ces débats ont sensibilisé les historien-ne-s à l’historicité autant qu’à la nécessaire re-théorisation des concepts utilisés, en même temps qu’ils ont pu les conduire vers une forme d’histoire du cinéma plus attentive aux réflexions méthodologiques, et donc possiblement plus rigoureuse (François Albera parle ainsi de la « séquence réflexive, méthodologique, située dans les années 1980-1990 » : Albera, 2006, p. 22).
13Simultanément s’est produit un deuxième phénomène, largement glosé : la crise de la théorie cinématographique (voir par exemple Odin, 2007). Tout comme pour l’émergence de la tendance historiographique de l’histoire du cinéma, il serait bien sûr fastidieux autant qu’hors de propos que de prétendre analyser en détail cet aspect dans le cadre limité de cet article. Disons simplement, à la suite de Gian Maria Tore, que la théorie cinématographique, telle qu’elle s’est développée dans les années 1960-1970 à partir du structuralisme et de la linguistique, a vu de plus en plus son territoire rogné, au profit d’approches plus simplement esthétiques (études de thématiques et de stylistiques), ou philosophiques (par exemple autour du figural), ou encore cognitivistes (s’intéressant tant physiologiquement que socialement à la « perception ordinaire » du cinéma). Or le rapport que ces trois approches entretiennent avec l’histoire a contribué à en éloigner les historien-ne-s : l’approche esthétique paraît reconduire un donné historique (« auteurs et œuvres, époques et mouvement, influences et filiations », [Tore, 2011, p. 115] que les historien-ne-s ne cessent actuellement de mettre en cause, voire en crise ; l’approche philosophique nie le plus souvent l’intérêt de toute contextualisation (hormis lorsqu’elle se mâtine d’anthropologie et s’empare d’une certaine vision historique, assez éloignée de la méthodologie historienne dominante – voir par exemple André, 2011) ; quant à l’approche cognitiviste, elle construit un spectateur ordinaire, là où l’histoire tend à ne voir que des spectateurs singuliers. Comme le dit à ce sujet Gian Maria Tore, « Il n’y a pas de perception, et en général d’activité signifiante, qui soit “ordinaire”, toute perception et activité signifiante étant toujours “située” : contextualisée et enchâssée dans une ou plusieurs “pratiques signifiantes” » (Tore, 2011, p. 118). Le fait que cette remarque émane d’un tenant de la théorie sémio-structuraliste du cinéma suggère que la théorie et l’approche historique du cinéma partagent tout à la fois des griefs face à d’autres approches et quelques principes méthodologiques – ce que des travaux récents ont d’ailleurs mis en pratique (voir par exemple Boillat, 2007). Il y a donc une certaine logique à ce que l’histoire et la théorie s’allient, en particulier pour penser l’histoire des concepts cinématographiques, comme Gian Maria Tore l’exemplifie d’ailleurs pour le concept de montage (Tore, 2018).
14Le troisième élément participant à cette convergence entre théorie et histoire du cinéma tient probablement à l’ouverture que connaît cette dernière depuis quelques années, d’abord par nécessité, parce que menacée de « dilution » (Albera, 2006) dans l’Histoire et dans l’Histoire culturelle (ce qui a pu conduire certains historien-ne-s du cinéma à envisager d’autres ouvertures possibles – par exemple du côté de l’histoire des concepts, donc à une forme de sociolinguistique) ; ensuite par opportunité, l’accès en ligne à des sources numérisées participant à ouvrir la recherche historique à des non-historien-ne-s (et donc pourquoi pas à des théoriciens) – phénomène désigné parfois dans l’aire anglophone comme une forme de décolonisation des archives (voir notamment le volume Decolonising Archives, 2016, qui avance en introduction, p. 5, que les archives numériques « offer unforeseen possibilities for democratisation both in terms of access and knowledge production »). S’entremêlent ainsi deux types d’ouverture, disciplinaire et matérielle, se nourrissant l’une l’autre.
15S’il est indéniable que l’ère des archives numériques a par conséquent, à la faveur d’autres phénomènes, pu contribuer à des convergences ponctuelles entre histoire et théorie du cinéma, notamment sous la forme d’une histoire des concepts utilisés par la théorie, il convient néanmoins de préciser que cette histoire des concepts cinématographiques se développe également en dehors de tout recours à des archives numériques. Ainsi Dominique Chateau a-t-il proposé récemment une Contribution à l’histoire du concept de montage (Chateau, 2019) s’appuyant sur le commentaire et l’analyse de sources déjà connues et utilisées – en l’occurrence quelques textes de cinéastes et théoriciens soviétiques des années 1920. Mais force est de reconnaître que cette entreprise, bien que fondée sur des présupposés historicistes proches des réflexions d’un Giraud (« La transformation d’un simple mot en concept opère lorsqu’on charge son sens commun (qui souvent demeure en parallèle) d’un contenu théorique substantiel » ; Chateau, 2019, p. 5), se révèle essentiellement théorique et bien peu historique, si l’on veut bien regrouper sous le terme d’« histoire » un ensemble de procédures, de principes et de méthodes propres à une discipline (établissement de corpus de sources, croisement et confrontations de celles-ci, etc.).
- 17 Cette définition s’inspire de celle proposée par J. André dans « De la preuve à l’histoire, les arc (...)
- 18 La situation paraît être comparable au-delà de la France : des sites essentiels en matière de docum (...)
16Hormis dans de tels cas, la réflexion actuelle autour de l’histoire des concepts cinématographiques doit donc beaucoup à l’accessibilité inédite des archives à l’ère numérique. Cependant cette accessibilité constitue autant une opportunité manifeste pour ce type de recherches qu’une forme d’obstacle. Afin de développer cette idée à partir du cas de l’histoire du concept du montage, il semble nécessaire d’interroger cette notion d’accessibilité en se demandant successivement quel est son objet (l’accessibilité à quoi ?) et quelle est sa nature (en quoi y a-t-il accessibilité ?). Pour ce qui concerne l’objet de l’accessibilité, disons préalablement que les réflexions effectuées dans le cadre de cette contribution s’attachant à l’histoire, il n’y a pas lieu de traiter de la question de l’archivage d’éléments numériques (c’est-à-dire des documents actuels, conçus directement sous forme numérique, qu’il s’agit ensuite d’archiver) : nous nous en tiendrons au phénomène de numérisation des archives, et principalement des archives dites non-film, le plus souvent originellement sous forme papier (revues, brevets, correspondance, notes manuscrites, etc.). Dans le domaine de la documentation cinématographique, comme d’ailleurs au-delà du champ du cinéma, il est indéniable que le vaste processus de numérisation des archives concerne prioritairement des imprimés publiés et/ou publics, davantage que des fonds d’archives, c’est-à-dire un ensemble de documents, souvent de diverses natures, dont l’accroissement s’est effectué de manière organique, dans l’exercice des activités d’une personne physique ou morale, privée ou publique17. Ce constat s’explique par de possibles problèmes de droits (un fonds peut contenir des documents dont la reproduction numérique pose problème), mais plus encore par la nature même de ce qu’est un fonds : comme le dit Yann Potin, archiviste aux Archives Nationales (France), « la spécificité d’un fonds d’archives réside dans le lien organique, archéologique et tridimensionnel, qui associe les documents au sein d’un fonds dont la structure repose sur ces mêmes articulations irréductibles, matérielles et non systématiques » ; or, ajoute-il, « la transcription numérique de liens entre les documents et les dossiers, dont l’arborescence est nécessairement complexe et surtout variable à l’infini, exige de fait un traitement spécifique, par la fabrication de métadonnées en intersection » (Potin, 2011, p. 66). De fait, il est patent que les principales institutions archivistiques françaises en matière de cinéma, comme la Cinémathèque française, ne proposent en ligne aucun fonds, au sens strict, et uniquement des imprimés (livres, revues et magazines libres de droit)18.
- 19 Aumont ajoute d’ailleurs que « cette seconde histoire, littéralement, découle de la première ». Pou (...)
- 20 Voir par exemple https://patents.google.com/patent/US1815486A/en.
- 21 « Koselleck (…) soutenait (…) qu’il était nécessaire d’historiciser complètement tout concept histo (...)
17Par conséquent, avant même que se pose la question de la re-sémiotisation des archives, il convient de remarquer que les recherches menées actuellement en histoire des concepts cinématographiques à partir d’archives numériques doivent être effectuées le plus souvent en l’absence de fonds d’archives numérisés. Celle-ci n’est pas sans effet sur une histoire des concepts nés du côté de la pratique, comme celui de montage, puisque « le montage est, en effet, une pratique (ou une technique), une notion et un concept. » (Chateau, 2013, p. 5). De fait, une histoire du concept de montage devrait procéder de la réunion de deux histoires, jusqu’ici envisagées de façon distincte, « l’histoire du montage comme pratique, comme technique, comme métier, avec son évolution permanente dans la recherche de moyens de continuité imaginaire et de moyens d’expression. Et (…) l’histoire des conceptions théoriques du montage » (Aumont, 2015, p. 63)19. Dès lors, envisager de faire l’histoire du montage comme un concept élaboré à partir de la pratique nécessite idéalement de s’appuyer sur des sources émanant notamment de praticiens et de critiques afin de tenter de comprendre « la connexité empirique entre l’action et le discours, entre le faire et le dire » (Koselleck, 1997, p. 108), c’est-à-dire la nature de la dialectique pratique/notion dans l’émergence du concept de montage. On se souvient que cette question avait déjà joué un rôle dans le différend entre Giraud et Uren, à travers la notion de « groupe social », que Giraud entendait élargir par rapport au choix très techno-centré d’Uren. Mais il s’agissait alors d’une conviction scientifique engageant un corpus, là où, dorénavant, se produit en quelque sorte un effet corpus lié à la numérisation de (certaines) sources engageant une perspective historique, potentiellement impensée par les historien-ne-s, qui conduit à une appréhension de la technique avant tout à travers les discours, et donc une difficulté à comprendre d’une part la nature de la « connexité entre le faire et le dire » et, d’autre part, la manière dont une notion pratique se métamorphose en concept. On peut objecter que ce problème est partiellement contournable par le recours à des documents techniques, comme les brevets déposés, qui ont fait l’objet de numérisation dans la plupart des pays occidentaux. Reste cependant que l’écart est grand entre d’un côté des documents destinés à décrire des appareils (par exemple, pour le montage, des visionneuses comme la Moviola20) et de l’autre des livres et revues qui commentent des pratiques : entre les deux, avec la non-numérisation de fonds de praticiens (monteurs, cinéastes, etc.), c’est la dimension essentielle des usages des appareils, engendrant des discours potentiellement repris par d’autres sphères sociales, qui peut échapper à l’analyse et à la compréhension des historien-ne-s, tout autant que ce qui ne relève pas de l’usage des appareils mais plus largement d’un savoir-faire. Apparaît ainsi un premier inaccessible de l’accessibilité : le discours du fonds d’archives, pourtant pivot potentiel dans la transformation du lexique technique en concept. Cette absence rend nécessairement partielle l’historicisation des concepts nés dans le domaine technique, ce qui obère considérablement la compréhension qu’on peut en avoir21.
18La question de l’objet de l’accessibilité se pose donc en termes de type de sources, mais également en termes de modélisation des documents numérisés, car ce qu’on pourrait appeler l’artefactisation numérique des documents les transforme et, en un sens, les re-sémiotise. En effet ce que l’on numérise, ce sont des documents, qui sont ensuite mis en ligne en tant que documents. Ce faisant, l’archive numérique impose une nouvelle unité de réflexion, qui est moins le corpus construit par le/la chercheur-euse que le document numérisé, lequel, agrégé à d’autres, constitue une sorte de corpus automatisé. Selon les archives, ce corpus automatisé peut prendre la forme d’une collection (par exemple de revues, que l’archive offre de consulter numéro par numéro) et/ou celle du fonds de l’archive dans sa totalité (on peut circuler parmi l’ensemble des documents numérisés à partir de mots-clés, par exemple sur Gallica). Mais, in fine, les chercheurs-euses aboutissent toujours à un document, consultable page après page, si bien que cette unité détermine des usages dominants, consistant essentiellement en la récupération d’un document numérisé dont on connaissait déjà l’existence (par exemple un article pré-identifié) et/ou en la navigation dans un vaste ensemble de sources à la recherche d’occurrences de certains termes, grâce au procédé de recherche full text, outil participant presque systématiquement à la re-sémiotisation des documents numérisés. Ces usages en quelque sorte prédéterminés par l’artefactisation numérique des documents ne sont pas sans effet sur les manières dont peut être envisagée l’histoire des concepts : d’un côté, on la conçoit comme une re-discussion de textes canoniques (voir Chateau 2019, mais cette tendance s’incarne également dans des ouvrages anthologiques comme Bacqué, Lippi, Margel et Zuchuat, 2018) ; de l’autre, on se focalise sur des termes, à partir de notre connaissance moderne des mots qui accompagnent un concept, avec un quadruple risque : une fétichisation des premières occurrences (sans parler de la tentation lexicométrique et du retour à une histoire quantitative – question qui déborde du cadre du présent article puisque conduisant à une discussion plus large des outils des « humanités numériques »), une impossibilité à viabiliser la recherche compte tenu du caractère commun de certains termes (dont les multiples acceptions engendrent une sur-présence résolument polysémique dans les sources consultées), une in/mé-compréhension des occurrences apparues dans un autre hic et nunc que le nôtre, enfin une difficulté à apprécier la diversité des termes utilisés pour désigner une notion dans le passé.
19Prenons l’exemple, essentiel pour l’histoire du concept de montage, du terme de « plan », envisagé aujourd’hui comme l’unité fondamentale de la création cinématographique, du découpage (où l’on structure par écrit le futur film en une succession de plans à tourner), puis tournage (le plan étant alors la portion enregistrée entre la mise en marche puis l’arrêt de l’appareil de prise de vues), au montage (durant lequel la portion enregistrée peut être retravaillée et réduite). Des recherches récentes (Gaudreault, 2013 ; Le Forestier, 2017) ont montré que le terme de « plan » n’a servi que tardivement (à partir de la seconde moitié des années 1920, mais la socialisation de cette acception a été très lente) à dénommer l’objet du montage, alors que dès le début du cinéma il est utilisé afin d’expliciter le cadrage recherché, par exemple dans l’expression « premier plan »22. Dès lors, dans la perspective d’une histoire du concept de montage, peut se poser la question des modalités de l’apparition de cette nouvelle acception. Si j’ai déjà évoqué rapidement cette transformation sémantique, m’importe juste, ici, de remarquer qu’un questionnement de ce type peine à trouver des réponses lorsqu’on en passe par une recherche full text parmi des documents numérisés. En premier lieu parce que remonter, jusqu’à une hypothétique origine, la chaîne des occurrences s’avère être une tâche impossible compte tenu des nombreux usages de ce terme dans des pratiques connexes et antérieures au cinéma (théâtre, photographie, peinture). En second lieu parce que compte tenu de la polysémie naturelle du mot (parfois héritée justement du théâtre et de la photographie, par exemple lorsque l’on parle d’un artiste « de premier plan ») et de son statut de radical pour d’autres mots, le nombre de ses occurrences est presque incommensurable. En troisième lieu parce que tenter de cerner les usages du terme et le moment de sa transformation, dans les années 1920, expose à rassembler des occurrences dont la signification ne s’avère pas nécessairement très claire, ce qui peut contribuer à opacifier le problème plus qu’à le résoudre. Ainsi, retournant à un article considéré comme important au sujet du montage (et d’ailleurs reproduit dans l’anthologie susmentionnée), dorénavant accessible en ligne dans la collection numérisée de la revue Cinémagazine23, le chercheur peut y glaner la phrase suivante, au sujet de M. L’Herbier : « sur ses découpages la longueur de chaque plan, qui théoriquement, doit être scrupuleusement respectée lors des prises de vues (…)24. » Compte tenu de l’association plan/longueur, il peut légitimement considérer que ce « plan » désigne l’unité de montage. Toutefois, cela ne va pas de soi, si l’on tient compte de deux aspects : d’abord que « plan » renvoie ici explicitement au « découpage », document dans lequel on consigne systématiquement l’échelle des cadrages et, parfois (comme ici) la longueur prévue pour chacun de ces plans-cadrages ; ensuite que la pratique dominante à cette époque consiste encore le plus souvent à recourir à l’acception « cadrage » du terme de « plan »25. Il y aurait un autre aspect à faire valoir, mais qui tient en fait du quatrième problème initialement évoqué – la difficulté à apprécier la diversité des termes utilisés pour désigner une notion dans le passé. Car comprendre la rareté de la notion de « plan » appliquée au montage dans les années 1920 – à une époque considérée par certains comme celle du « montage-roi » (Metz, 1964) – oblige à imaginer quels autres termes pouvaient alors être utilisés dans le cadre de cette pratique. C’est là une tâche ardue, qui renvoie à l’histoire, racontée par Umberto Eco puis reprise par Matteo Treleani, de la découverte du rhinocéros par Marco Polo, qui y vit une sorte de licorne. Treleani synthétise ainsi l’enseignement de cette histoire : « (…) face à un élément inconnu (…) il met en relation le phénomène avec des connaissances qui font partie de sa culture » (Treleani, 2014, p. 89). Mais le cadre épistémologique de l’histoire des concepts à l’ère numérique conduit en un sens à inverser la proposition : partant d’éléments nécessairement connus (les termes mobilisés aujourd’hui dans la pratique et la théorie du montage) afin d’effectuer sa recherche (full text), le chercheur s’expose à ne pas saisir la réalité du phénomène tel qu’il existait hors de sa culture, avant son époque. Tout comme celui qui connaît le rhinocéros mais ignore l’histoire des espèces ne peut imaginer qu’a existé le paraceratherium et qu’il appartient au même phénomène animal que le rhinocéros, le chercheur qui part d’une connaissance actuelle du montage peut difficilement insérer dans son arsenal de mots-clés les termes qui avaient majoritairement cours dans les années 1920 pour désigner un « plan » – « tableau », « numéro », « bout » et « fragment », etc. – et donc comprendre les sens qu’engageaient ces termes, la nécessité à laquelle ils répondaient, c’est-à-dire comprendre, dans une large mesure, ce qu’était alors le montage. Prendre connaissance de l’importance qu’avaient ces termes à cette époque nécessite en fait de recourir à une autre méthode, celle-là même qu’utilisa Jean Giraud : le dépouillement et la lecture systématiques de vastes corpus, construits par le chercheur, afin de saisir la manière dont une époque pense et verbalise un phénomène comme le montage.
- 26 Au sens archivistique du terme : le fichier topographique d’une archive est le fichier à usage inte (...)
- 27 « Au départ, s’avère nécessaire l’explication raisonnée des grilles de lecture imposées au matériau (...)
- 28 « Une sémiotique de l’archive doit rendre commensurable un document qui appartient à un réseau inte (...)
- 29 C’est par ce processus que l’on peut d’ailleurs distinguer un simple mot d’un concept : « Un mot pe (...)
20On objectera que par leur accessibilité de nature topographique26, les archives numériques pallient naturellement ces problèmes puisque permettant justement une circulation dans des corpus d’une vastitude sans comparaison avec ce qu’un chercheur peut matériellement consulter lorsqu’il doit demander à sortir une documentation physique en bibliothèque. En d’autres termes, la nature topographique de cette accessibilité tend à lui conférer une dimension d’exhaustivité, susceptible d’offrir une compréhension précise et détaillée des usages lexicaux et conceptuels propres à une époque, par la mise en série et la confrontation de sources multiples. De surcroît, cette accessibilité topographique permet également de saisir a priori plus aisément les variations sémantiques, puisque la circulation parmi les documents peut se faire sur un plan diachronique tout aussi aisément que sur un plan synchronique. Les corpus acquièrent ainsi une malléabilité inédite, pouvant être étirés horizontalement (plus de sources de la même période) et verticalement (davantage de documents d’autres époques) en quelques clics. Car cette accessibilité est également de nature temporelle, créant une impression d’immédiateté. Toutefois, bien que topographique et temporelle, l’accessibilité n’est pas l’accès, le paradoxe résidant dans le fait que cette accessibilité élargie rend temporellement impossible la consultation de (l’accès à) l’ensemble topographique. Dès lors, quelque chose se perd entre l’offre de l’accessibilité et la réalité de l’accès, entre le recours à la recherche full text, nécessitée afin de rendre viable temporellement l’apparente exhaustivité topographique, et une consultation circonscrite et non immédiate parce que médiée (justement) par un processus préalable de construction du cadre épistémologique de la recherche (définition d’un corpus en fonction d’une problématique, mode de questionnement de celui-ci, etc.). Ce quelque chose est celui-là même qu’Arlette Farge expliquait trouver dans le rapport non immédiat induit par la consultation de la documentation physique et qu’elle apparentait au travail du « rôdeur », c’est-à-dire celui qui prend le temps d’évaluer l’ensemble de son corpus, de le travailler en le réduisant, en opérant un tri, des catégorisations, puis de comprendre par la prise de notes : « Le goût de l’archive passe par ce geste artisan, lent et peu rentable, où l’on recopie les textes, morceaux après morceaux, sans en transformer ni la forme, ni l’orthographe, ni même la ponctuation » (Farge, 1989, p. 71). Mais cette recopie comprenante (en ce qu’elle vise la compréhension du texte par sa recopie) ne constitue donc que la dernière étape d’un processus de filtrage : le chercheur instaure en effet préalablement une succession de tamis, que Farge nomme « procès de questionnement »27, par lesquels il fait passer l’ensemble du corpus qu’il a construit. Ce faisant, peut apparaître le « réseau intertextuel du passé »28 (Treleani, 2014, p. 96) autour du concept étudié, dans lequel prennent place tout à la fois les documents et les termes qui les composent, et qui entretient avec ceux-ci une relation dialectique : il permet de saisir le caractère toujours « équivoque »29 (Koselleck, 2000, pp. 108-109) d’un concept, en même temps que l’analyse du concept éclaire les principes structurants de ce réseau, c’est-à-dire du contexte.
- 30 Vsevolod Poudovkine, « Le montage, élément vital en cinégraphie », Cinéa-Ciné pour tous, no 124, 1e (...)
21Un retour au cas d’espèce de la notion de « plan » est susceptible de rendre ces considérations plus concrètes. Il est clair en effet que le chercheur qui veut comprendre la transformation sémantique de la notion de « plan » doit identifier comment était nommé, avant l’émergence de cette acception, l’objet du montage. Pour ce faire, il n’a d’autres solutions que de constituer un corpus de documentation – plutôt centré autour de références susceptibles d’aborder les aspects techniques liés au montage – et de la lire, afin tout d’abord de sélectionner les articles, parties des textes, etc., qui lui paraissent pertinents (donc de construire son réseau intertextuel) puis de pouvoir dresser une sorte d’état des lieux de la réalité culturelle, sociale et technique de ce qu’est alors le montage… non sans difficulté, lorsqu’il constate que le terme de « montage » apparaît lui-même très peu dans les années 1920, les opérations de postproduction étant plutôt envisagées en termes d’« assemblage ». L’étude de ce réseau intertextuel permet alors de remarquer, après reconstitution des pratiques par croisement de sources de natures diverses (brevets, photographies, manuels, etc.), que si les films sont juste « assemblés » (et non, par exemple, composés ou « construits », comme le dira Poudovkine30, après le tournage), c’est notamment parce que les phases de préparation écrite (découpage) et de tournage des films sont considérées comme prééminentes et servant de référence : l’assemblage n’est le plus souvent que la phase durant laquelle on remet les portions de pellicule enregistrée dans l’ordre défini par le découpage, et modifié tant au tournage que lors de manipulations de laboratoire (virage et teintage). Par conséquent, il s’agit d’une opération plus matérielle qu’intellectuelle et il est donc assez logique que l’objet de l’assemblage soit désigné par des termes qui connotent cette matérialité : numéros, bouts, fragments, morceaux… Ces termes ayant été identifiés, ils peuvent à leur tour éclairer le réseau intertextuel, par exemple en éclaircissant le sens d’autres termes (« bout-à-bout », « bout d’essai », etc.), et plus encore aider à percevoir que l’émergence de la notion de plan coïncide avec l’avènement du concept de montage, qui lui-même découle de profonds changements, bien que progressifs, dans les modalités de tournage. Ces changements, toujours appréhendables grâce à la reconstitution du réseau intertextuel, résident dans le choix de tourner à plusieurs caméras et/ou de déplacer celle(s)-ci d’une prise à l’autre, afin de varier l’échelle des plans. Dès lors l’assemblage n’est plus une simple remise en ordre et devient le moment où l’on réfléchit au « plan »(-cadrage) le plus adéquat à tel passage du film, où l’on se questionne sur la possible variation des « plans »(-cadrage), c’est-à-dire de facto (à une époque où les mouvements de caméra durant l’enregistrement sont assez limités) à un changement de « plans »(-durée). La variation sémantique (« plan ») et l’invention conceptuel (« montage ») ne semblent donc appréhendables, dans ce cas, qu’à travers une méthode de sémiotisation des documents (entendue ici comme la manière de transformer un texte en producteur d’intelligibilité dans le cadre d’un questionnement pré-construit) établie par le chercheur et reposant sur la constitution d’un corpus, le dépouillement minutieux de celui-ci, la mise en place d’un questionnement, relatif notamment à la nature de la relation entre les termes et les opérations techniques, et une réorganisation des informations obtenues – toutes choses qui relèvent d’une pratique de l’histoire des concepts déjà ancienne, et qui constitue dans une large mesure le fond du différend entre Uren et Giraud.
22De fait, inaugurant en 1930 une nouvelle rubrique dans les colonnes des Annales d’histoire économique et sociale, dont le titre (« Les mots et les choses en histoire économique ») résonnera chez Michel Foucault, Lucien Febvre remarquait que « depuis plusieurs années déjà les linguistes se sont avisés qu’il était absurde et contre nature de séparer, dans leurs études, les mots des choses mêmes qu’ils signifient » (Febvre, 1930, p. 231). Une trentaine d’années plus tard, un compte rendu tardif et non signé du livre de Jean Giraud s’achève sur un constat assez proche, louant cette recherche lexicologique d’avoir été pensée « partiellement en rapport avec les transformations de la technique elle-même » (L’Année sociologique, 1964, p. 542). Éviter la séparation, établir un « rapport » entre les mots et les choses, et donc ici entre certains concepts cinématographiques et les opérations techniques qui ont pu les déterminer - tel que Giraud entend le faire contre Uren (chez qui il ne saurait y avoir de rapport puisqu’il restreint son corpus à la pratique) –, c’est tenter non seulement de retrouver la « connexité entre le faire et le dire », comme le préconise Koselleck, mais plus encore de comprendre les rapports dialectiques entre les deux. Or cette connexité et sa nature demeurent globalement l’inaccessible de l’accessibilité des archives numériques. D’une part parce que celles-ci privilégient un certain type de documents et tendent à en délaisser d’autres pourtant fondamentaux pour la compréhension de cette connexité ; d’autre part parce que la re-sémiotisation de ces archives, via les procédés de recherche full text, engage une méthode, non explicitée, qui repose en un sens sur des partis pris très éloignés des principes de l’histoire des concepts. L’alliance entre histoire et théorie du cinéma qui semble actuellement se forger autour de l’étude des concepts cinématographiques nécessite donc plus que jamais, à une époque où les archives numériques peuvent la favoriser (par la vastitude de la documentation offerte à la recherche) en même temps que la complexifier, d’interroger les méthodologies à mettre en œuvre pour y parvenir, et plus particulièrement les modalités de sémiotisation des corpus de sources.