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Pour une sémiosis du devenir photographique : du régime chimique au régime numérique

For a Semiosis of photographic becoming: from chemical to digital system
Maxime Fabre

Résumés

La présente contribution s’intéresse aux modalités de production du sens au sein des dispositifs photographiques argentique et numérique, en adoptant le point de vue de la sémiotique des techniques, dite techno-sémiotique. Il ne s’agira donc pas d’établir une nouvelle histoire des techniques, mais plutôt d’essayer de comprendre comment la connaissance scientifique peut alimenter un dispositif, en influant sur son sens en production, mais aussi au cours du processus interprétatif.

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Texte intégral

Introduction

1La présente contribution s’intéresse aux modalités de production du sens au sein des dispositifs photographiques argentique et numérique, en adoptant le point de vue de la sémiotique des techniques, dite techno-sémiotique. Il ne s’agira donc pas d’établir une nouvelle histoire des techniques, mais plutôt d’essayer de comprendre comment la connaissance scientifique peut alimenter un dispositif, en influant sur son sens en production, mais aussi au cours du processus interprétatif.

2Avant d’entrer dans la démonstration, il est important de resituer les différentes sémiotiques ayant trait à la photographie, de manière à expliciter le contexte de développement de cet article.

1. « Argentique » et « numérique » dans les sémiotiques de la photographie

  • 1 Basso Fossali & Dondero (2011).

3Dans leur ouvrage sur la sémiotique de la photographie1, Maria Giulia Dondero et Pierluigi Basso Fossali font état de deux grands courants à l’origine des études sémiotiques sur la photographie :

  • la perspective génétique

  • la perspective générative

4Selon une perspective génétique, tout texte est interprétable à partir de la genèse causale qui en est à la base ; tandis que pour la perspective générative, il est nécessaire de partir de l’explication des règles d’articulation du sens du texte photographique lui-même. De ces deux perspectives découlent deux courants bien connus :

    • 2 Dubois (1983).
    • 3 Krauss (1990).
    • 4 Château (2007).

    la sémiotique « sous influence peircienne » (telle que Dubois2, Krauss3 ou Château4 l’ont développée)

    • 5 Floch (2003).

    la sémiotique textuelle d’origine greimassienne (comme celle pratiquée par Jean-Marie Floch dans Les formes de l’empreinte5)

5La relation entre technique et textualité (celle qui nous intéresse plus précisément ici) n’est donc pas identique dans les deux courants. Si le premier affirme que la technique détermine le sens de chaque image, le second explique que la signification de l’image dépasse la spécificité technique. Argentique et numérique se trouvent donc traités différemment dans l’un et l’autre cas, et même souvent (voir la plupart du temps), pas traités du tout.

6Il est clair que la sémiotique d’origine greimassienne se trouve démunie dans la caractérisation de l’une ou l’autre technologie. En ne portant son attention qu’à la lecture plastique des photographies, délaissant les systèmes techniques de production et opérant dans la saisie des signes textuels (autrement appelés les « formes de l’empreinte »), cette sémiotique doit se contenter d’une analyse comparative entre les procédés. Comment toutefois différencier l’argentique du numérique sur le plan textuel, si le second procédé peut simuler les signes du premier, en ajoutant un effet de grain ou de sépia via un logiciel de retouche ?

  • 6 Barboza (1996).
  • 7 Vanlier (1983).

7Pour la sémiotique « sous influence peircienne », le problème est différent. En s’intéressant à la production du signe, elle étudie la photographie à partir de son lien avec le référent. D’où le célèbre débat iconique / indiciel qui a longtemps marqué les études sur la photographie, ainsi que le passage de l’argentique au numérique. Quand Pierre Barboza niait le statut indiciel du numérique (et du coup sa faculté de reproduction du réel)6, Henri Van Lier affirmait le contraire pour l’argentique7. En se focalisant sur cette distinction purement peircienne, on oubliait d’analyser formellement les technologies à l’œuvre, leur origine et leur impact sur le sens photographique.

8Il nous faut entendre ici la notion « d’image photographique » comme la combinaison de l’utilisation des possibilités graphiques d’une technique (dont l’origine est le savoir scientifique), et la volonté de signifier quelque chose par son intermédiaire (un système sémiotique). Dans cette perspective, connaissance, technique et textualité sont intimement liées dans une démarche dite techno-sémiotique, de la production sociale du sens, telle que définie par Eliseo Véron dans La Sémiosis sociale : fragments d’une théorie de la discursivité (1995).

9On voit ainsi se dessiner une problématique comportant trois pôles interreliés dans laquelle chaque proposition concernant l’un d’eux peut comporter des implications pour les questions relatives aux deux autres.

Fig. 1

Fig. 1

Le triptyque de l’image photographique

  • 8 Meunier (1995, p. 86).

10Tout comme Jean-Pierre Meunier dans La médiation socio-sémiotique, « on prendra donc ici le parti de considérer ces trois pôles comme formant un système de sorte que chacun d’eux détermine les autres et est déterminé par eux. Autrement dit, on considérera les trois pôles comme liés par des relations de coproduction »8. La photographie n’est donc pas seulement un texte (comme pouvait l’affirmer la perspective générative), ni uniquement un médium (comme l’envisageait la perspective génétique), mais un « objet culturel vécu » (Dondero et Basso Fossali, p. 14), où savoir scientifique, dispositif technique et système sémiotique s’assemblent pour s’inter-signifier, formant ce que l’on appellera plus tard des « régimes ». La démarche est complexe et mérite encore quelques ajustements. Mais gardons en tête que l’horizon d’attente de notre démonstration reste la caractérisation sémiotique des dispositifs argentique et numérique, sous l’angle du savoir scientifique. Nous devons, dès lors, expliciter les relations des éléments précités.

2. Quel impact sémantique la connaissance scientifique a-t-elle sur les dispositifs photographiques ?

  • 9 Goody (1979).
  • 10 Bachimont (2010).
  • 11 Verhaegen (1999).

11Depuis les écrits de Jack Goody sur la « raison graphique »9 et le développement de la sémiotique cognitive, il est d’usage d’expliquer que les modes de pensée ne sont pas indépendants des moyens de penser, ces derniers ayant un impact considérable sur les modalités d’être de l’imagerie mentale. Les études qui en ont découlé ont permis de soulever un grand nombre de problématiques liées aux interactions entre le savoir, le sens et les dispositifs techniques. Jack Goody a montré par exemple que l’écriture permet de constituer trois types principaux de structures conceptuelles, conditionnant notre mode de pensée : la liste, le tableau et la formule. Plus tard, Bruno Bachimont a ajouté aux structures conceptuelles de l’écriture le programme, le réseau et la couche, de manière à caractériser ce qu’il a appelé « la raison computationnelle » du numérique10. Dans les deux cas, la technique est considérée comme l’inscription matérielle de la connaissance, et les outils comme « des objets qui font signe »11. La connaissance n’est ainsi accessible qu’à travers une médiation technique qui d’une part la mémorise et d’autre part permet son appropriation par la prescription d’une action à réaliser.

12L’hypothèse générale à approfondir est donc que le savoir scientifique à l’origine des dispositifs argentique et numérique détermine en partie l’exercice de la photographie et en modifie profondément le sens.

3. Du régime chimique au régime numérique

  • 12 Foucault (1966).
  • 13 Durand (1995).

13Il reste une dernière mise au point à effectuer. Caractériser (et non catégoriser) la photographie chimique et numérique, c’est s’intéresser à des épistémès, au sens que Michel Foucault a donné à ce terme12 ; s’intéresser à l’émergence et au développement des « conditions » du discours : la chimie au début du xixe siècle, puis ce qu’on a regroupé sous le terme de « numérique » pour la fin du xxe siècle. On s’éloigne du déterminisme strictement historique pour aller vers une archéologie de l’écart et de la dispersion. Régis Durand s’inscrit dans une démarche similaire quand il déclare dans Le Temps de l’image13 qu’il faut analyser ce qu’il appelle le « champ photographique » en le définissant par l’association entre des institutions, des manifestations scientifiques et les acteurs qui les coordonnent. De notre côté, nous porterons notre attention sur l’influence que les connaissances scientifiques exercent sur les procédés photographiques et leur représentation.

14L’intérêt d’une telle démarche est multiple. Il s’agit, dans un premier temps, d’éviter de tomber dans les discours utopiques et téléologiques façonnés par les acteurs du marketing et du « progrès », qui voient dans le numérique la finalité technologique de la photographie. Dans un second temps, il s’agit de se démarquer des ontologistes de la photographie, ces artistes ou historiens qui définissent la naissance de l’argentique comme l’étant naturel de la photographie.

  • 14 Rolland (2010).

15Ces deux versions sont idéologiquement marquées et ne permettent pas d’envisager une analyse techno-sémiotique du passage de l’un à l’autre procédé. Aussi convient-il de se départir de ce complexe interdiscursif en se plaçant, comme le disait Romain Rolland en son temps, « au-dessus de la mêlée »14. Tâche acrobatique s’il en est, car ces discours alimentent encore aujourd’hui, et sûrement à notre insu, notre point de vue sur ces procédés. Se placer « au-dessus de la mêlée » c’est donc adopter une vision critique de ces discours, en analysant et définissant les domaines de connaissance à l’origine de « l’objet photographie ».

16Deux grands domaines semblent se confronter au premier abord : le chimique (synecdoque référentielle pour qualifier l’argentique) et le numérique. Ces deux domaines comprennent eux aussi d’autres familles d’énoncés (les mathématiques et la cybernétique, par exemple) qui viennent former ce que l’on appelle des « régimes ».

17Une telle distinction ne vise pas à construire de nouveaux discours idéologiques sur les procédés technologiques à l’œuvre (qui se rajouteraient alors à ceux précités). Il s’agit, bien au contraire, de les mettre en lumière pour mieux les appréhender et comprendre leur influence sémiotique.

  • 15 Fontanille (2005).
  • 16 Agamben (2014).

18Pour cela, il nous faut envisager l’appareil photographique comme un outil poétique, qui fait appel au sens et à la technique pour élaborer des textes, réactivant à chaque manipulation les domaines de connaissances nécessaires. Mais l’appareil en soi n’est qu’un maillon du dispositif photographique général. Pour le chimique comme pour le numérique, d’autres étapes et d’autres objets prennent place au sein du dispositif : le support d’inscription (pellicule, capteur), le support d’enregistrement (la carte mémoire et de nouveau la pellicule), le processus de « développement » (en laboratoire ou sur ordinateur) et le support de diffusion (tirage et image numérique). Ces quatre étapes peuvent être dites « formelles », car elles sont ce que Fontanille nomme, dans sa sémiotique des supports d’écriture, « la structure d’accueil elle-même »15. Le dispositif est alors le lieu d’un développement d’une performance sémiotique et cognitive portant sur l’objet matériel, performance qui participe d’une praxis (gestualité, technique, etc.). Il est à prendre, au moins en partie, dans le sens donné par le philosophe Giorgio Agamben : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants »16. Et si l’on voulait réajuster la définition d’Agamben à l’aune des contributions sémiotiques en la matière, on dirait alors, plus spécifiquement, que le dispositif est un ensemble hétérogène et hybride, constitué de discours, d’institutions, de connaissances, de règles, de techniques, investis par des praxis particulières.

  • 17 Véron (1978).

19Cela veut dire que la médiation techno-sémiotique est au cœur de l’analyse et qu’il ne faut pas se contenter de se focaliser uniquement sur le procédé d’inscription des signes ni sur les signes eux-mêmes, mais plutôt considérer les appareils comme des « paquets signifiants », selon la formule d’Eliseo Véron17, comme des objets qui font signe à l’intérieur d’un dispositif. La matérialité et la technicité des supports conditionnent l’interprétation et la signification que l’on peut conférer aux inscriptions (dépendants de « l’hyper-savoir » du récepteur). Il est nécessaire d’interroger le couplage entre support et connaissance. Connaissance à l’origine d’un support et connaissance, sans doute, produite par le support lui-même.

4. Le régime chimique : l’expérience et la manipulation

  • 18 Brunet (2011, p. 34).
  • 19 Amar (2003).

20Une précision s’impose. Nous faisons le choix du terme chimique plutôt qu’argentique pour une raison purement taxinomique. L’argentique n’est en effet qu’un procédé parmi d’autres de la photographie chimique, dont l’origine remonte aux expérimentations de l’ingénieur français Nicéphore Niepce, sur des plaques d’étain recouvertes de bitume de Judée, et développées dans l’essence de lavande. Ce qu’on appelle « argentique » est en fait le procédé qui a succédé à une longue liste d’essais au cours du xixe siècle en Europe puis aux États-Unis et qui prend son nom du chlorure d’argent à l’origine de l’apparition de l’image sur une surface recouverte de gélatine, permettant sa « fixation » sur un négatif (verre, papier puis bobine plastique), dont les valeurs chromatiques sont inversées par rapport à l’image réelle. Si le terme d’argentique a surpassé celui, plus concret, de chimique, c’est uniquement en raison du succès technique et commercial du procédé (rapidité de fixation, facilité de développement par rapport aux anciens procédés, meilleure conservation, etc.). Aujourd’hui le terme « argentique » est idéologiquement surchargé. Il ne convient guère à notre démonstration dont le but est justement de dégager les mots de leur usage doxique. Nous parlerons donc désormais de chimique. À l’origine de la photographie comme processus de captation de l’image, on trouve évidemment des savoirs, des expertises, dont l’optique est la clef de voûte. D’abord observation de l’image inversée reproduite dans la fameuse camera obscura, l’étude des phénomènes liés à la lumière a permis de penser à l’éventualité de la mémorisation, du moins la fixation de l’image ainsi exposée dans la chambre noire. Néanmoins, comme le rappelle François Brunet, « il est difficile d’isoler avant 1830 et même 1839 une formulation technologique et terminologique nettement constituée du projet ou de l’idée de la photographie18 ». Les expérimentations des premiers inventeurs se pensent séparément19 : les Français Nicéphore Niepce pour le bitume de Judée et Hippolyte Bayard avec les positifs directs sur papier ; les Anglais John Frederick William Herschel pour le cyanotype – tirage photographique au bleu de Prusse, sans sels d’argent – et Frederick Scott Archer pour le collodion humide. Tous pratiquaient la chimie « à domicile », dans un laboratoire personnel, multipliant les épreuves pour aboutir au meilleur procédé possible de fixation de l’image. Ces « demi-savants » sont plus encore « inventeurs » que véritables scientifiques :

  • 20 Freund (1974, p. 25).

Niepce était ce type de demi-savant que l’on rencontrait souvent à cette époque dans les châteaux et les maisons de campagne de la bourgeoisie aisée. Il était de bon ton dans ces milieux de se livrer à des expériences scientifiques. Parmi les sciences exactes, la chimie était particulièrement à la mode. […] La période de transition vers une vie toute nouvelle, après la révolution de 1789, avait donné à la vie elle-même le caractère d’une expérience. […] L’invention de la lithographie, importée en France en 1814, suggéra à Niepce les derniers pas à faire. Quand il voulait faire des essais de lithographie, Niepce qui vivait à la campagne, rencontrait les plus grandes difficultés pour se procurer les pierres indispensables. C’est ainsi qu’il eut l’idée de remplacer les pierres par une plaque de métal et le crayon par la lumière solaire20.

  • 21 Bensaude-Vincent & Stengers (2001).

21Dans leur Histoire de la chimie21, Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers montrent que c’est au début du xixe siècle que s’établit une véritable « professionnalisation de la chimie », dans une dynamique institutionnelle d’abord, avec la création de formations pour chimistes et d’organes de diffusion du savoir avec la publication de nouvelles revues, comme les Annales de Chimie en 1789.

  • 22 Brunet (2011, p. 42).
  • 23 Gattinoni & Vigouroux (2012, pp. 7- 8).

22Mais ce n’est qu’en 1839 que le lien entre expérimentations des « demi-savants » et savoir scientifique institutionnalisé est opéré. Avec le soutien de l’Académie au procédé de Daguerre, la photographie est placée sous « l’autorité de l’une des plus puissantes institutions scientifiques européennes22 ». La photographie se déploie donc en même temps que la chimie se professionnalise et s’industrialise à l’échelle européenne, puis mondiale. Une chambre syndicale des photographes professionnels est créée en 1862, la Société française de photographie nait en 1854 avant d’être reconnue d’utilité publique en 1892, tandis que les revues La Lumière et Le Moniteur de la photographie sont diffusées dès les années 186023.

23Il est donc utile de rappeler que la photographie ancienne s’organise autour des savoirs de la chimie et des expérimentations des premiers inventeurs. Car les caractéristiques de cette science appliquée influenceront durablement les pratiques et représentations de la photographie du milieu du xixe siècle jusqu’à la fin du xxe. Le processus chimique ne se réduit pas à sa pure servilité technique de production d’images photographiques, c’est un procédé qui engage des « manières de faire » particulières et des interprétations différentes du numérique :

  • 24 Aumont (2007, p. 139).

Le xixe siècle a vu se succéder rapidement des procédés nombreux, utilisant pour le développement et le tirage des supports et des ingrédients chimiques fort divers, donnant chacun un style d’image particulier. Un ambrotype, un cyanotype, une gomme bichromatée ne requièrent pas les mêmes supports ni les mêmes produits, et donnent des effets extrêmement différents24.

  • 25 Bensaude-Vincent & Stengers (2001, p. 129).
  • 26 Didi-Huberman (1982, p. 71).
  • 27 Londe (1989).
  • 28 Londe (1893).

24La chimie est en premier lieu une science de l’expérimentation, de l’étude des réactions des éléments, comme l’expliquent d’ailleurs Bensaude-Vincent et Stengers : « dans la formation du chimiste, le travail expérimental est reconnu comme une nécessité25 ». On pourrait facilement les paraphraser, en disant que « dans la formation du photographe, le travail expérimental est reconnu comme une nécessité » dans des domaines d’application variées. Pour ce qui concerne la photographie médicale par exemple, Albert Londe expérimente les procédés de chambre stéréoscopique et des chambres à objectifs multiples à l’hôpital de la Salpêtrière dès les années 189026. Il publie un ouvrage sur les procédés chimiques en 1889, Traité pratique du développement. Étude raisonnée des divers révélateurs et de leur mode d’emploi27, ainsi qu’un livre sur le dispositif photographique appliqué au milieu médical en 1893, La Photographie médicale : application aux sciences médicales et physiologiques28.

25Au xixe siècle, pratiquer la photographie nécessite donc une grande connaissance de la chimie et une force d’expérimentation élevée, car les procédés ne sont pas encore tout à fait stabilisés ni industrialisés. Le procédé de Daguerre combat celui de Niepce qui lui-même côtoie celui de Bayard. Et c’est là une autre des caractéristiques de la photographie chimique : son étiolement par la technique et donc par celui des pratiques photographiques. Même une fois que George Eastman (de la marque Kodak) popularise la pellicule plastique, les manières et possibilités de photographier avec les procédés chimiques sont multiples, car les supports restent aussi divers que variés. Les émulsions des films sont nombreuses et produisent des images aux définitions et sensibilités très différentes selon leur configuration. Leur combinaison produit un nombre quasi incalculable d’images. Comme le précise Dario Mangano à propos de la lomographie :

  • 29 Mangano (2015).

On récupère l’esthétique de l’imperfection (flou, couleurs altérées, taches, photos ratées, expositions multiples, etc.) mais également une certaine esthésie, typique de la photographie analogique, faite de pellicules, de papier photo, mais aussi d’odeurs, de sensations tactiles et de bruits, comme celui de la pellicule tournant dans l’appareil ou celui du déclenchement de l’obturateur. Pour ne rien dire du changement de rapport avec l’image en fonction des temps d’attente forcés, pour voir finalement le résultat. Une durée qui s’oppose à l’éternelle instantanéité du numérique, et qui charge le geste photographique d’une portée passionnelle, conséquence directe de cette attente articulée, faite d’espoir, d’incertitude, de mystères donnant une tout autre saveur à la joie ou à la désillusion du résultat final. L’attente de l’inattendu se structure au moyen de formes d’extension temporelle, de déviation volontaire et méthodique de la voie la plus courte, pour mieux préparer le terrain au “déclic”29.

Fig. 2

Fig. 2

Schéma sommaire des paramétrages chimiques depuis l’industrialisation des pellicules

  • 30 Poissant (2003).

26Le discours technique sur la photographie est dominé par des analyses chimiques, des traités et des « carnets de bord », comme celui mené par Hippolyte Bayard lors de ses expérimentations au cours du xixe siècle. L’expérience est donc la première notion à l’origine de l’épistémè de la photographie chimique. La seconde composante de cette épistémè photographique est la manipulation au sens anthropologique du terme, de « saisir les choses par les mains ». Cette dimension, que l’on peut provisoirement qualifier de « physique » ou « matérielle » du rapport entre sens et technique, est importante car elle conditionne un certain imaginaire de l’opposition entre la chimie et le numérique. Il n’est cependant pas question de dire que le numérique serait, à l’opposé de la chimie, quelque chose « d’immatériel » ou de « virtuel ». Cette opposition est purement endoxale : elle est construite par l’imaginaire épistémique que déploie le numérique depuis son apparition. Pour éviter cet écueil, il nous faut basculer vers une approche plus sensorielle des dispositifs30 en se demandant ce que les formes de sensorialités produisent dans la praxis : instituent-elles des façons particulières de sentir et de percevoir, de nous relier aux autres et au monde ? De cette analyse découle le concept de manipulation caractéristique de la photographie chimique.

27Tout au long du procédé chimique, le photographe manipule des objets, des condensés, des précipités, des liquides, des pellicules, des appareils, de la prise de la photographie jusqu’au tirage final. Même si les laboratoires industriels ont peu à peu pris le relais des laboratoires personnels, le processus chimique est resté pratiquement le même en bientôt deux cents ans d’existence. Ces laboratoires n’ont fait que rendre la pratique encore plus difficile et obscure qu’elle ne l’était dès les débuts. S’essayer à la photographie chimique, en contrôlant le processus de la captation de l’image à sa diffusion, devient de plus en plus ardu car dépendant de savoirs expérimentaux difficiles d’accès (à la différence du numérique qui rend accessible le processus de traitement grâce à des logiciels disponibles du smartphone le plus simple à l’ordinateur le plus complexe).

28La chimie ordonne peu à peu la pratique de la photographie, des « manières de faire », de la production jusqu’au résultat textuel final. Par exemple, l’utilisation du collodion humide a obligé Roger Fenton à transporter plus de sept cents plaques de verre lorsqu’il part couvrir la guerre de Crimée en 1855. Le système de développement immédiat de l’image dans l’appareil qui permet à Polaroïd la production de photographies dites « instantanées » est un autre exemple. Tous ces éléments ont un impact déterminant sur l’image, développée elle-même sur un support couché de polyéthylène. Du choix du procédé, de l’agent fixateur et du produit de développement, dépend en effet l’image en aval, qui pourra être de couleur sépia, en cas d’utilisation du collodion humide, ou même bleue dans le cas du cyanotype. Dès 1851, Francis Wey oppose même le procédé du daguerréotype à celui du calotype, confirmant cet étiolement de la représentation chimique :

  • 31 Lepaon (2014).

Il [Francis Wey] parvient ainsi à dévaluer le daguerréotype et ses usages en opposant clairement les valeurs scientifiques qui y étaient couramment assimilées (objectivité, exactitude, reproduction), aux critères traditionnels des beaux-arts qu’il associe, lui, au calotype (imitation, interprétation, sentiment). Francis Wey pose cet antagonisme comme postulat afin de mieux inscrire la photographie dans le champ de l’esthétique. Il se fonde pour cela sur les différents effets de surface des deux techniques. L’aspect moelleux et velouté du calotype dû à l’emploi du papier, moins précis et plus irrégulier que le support métallique, avait l’avantage de rompre avec l’apparence nette et miroitante du daguerréotype et partant de mettre à distance les connotations qui y demeuraient attachées31.

Fig. 3

Régime chimique

Epistémè

Expérience et manipulation

Mode de captation sémiotique

Emanation du référent

Effet véridictoire lié au procédé

La « vérité » indicielle de l’empreinte photonique

Dispositif technique

Etiolement des « manières de faire »

Le régime chimique

29Expérience et manipulation sont ainsi les deux composantes épistémiques du régime chimique. Elles introduisent par là-même un rapport spécifique aux signes photographiques : en plaçant l’imagerie chimique sous le concept ambigu « d’empreinte du réel ». Mais, on l’aura compris, c’est en réalité l’imaginaire chimique qui alimente la représentation endoxale de la photographie, jusqu’aux sémiotiques indicielles nourries par les théories peirciennes. En plaçant la photographie sous la domination implacable de « l’empreinte », le régime chimique apporte à l’élaboration de l’image photographique une dimension anthropologique de « vérité » indicielle que le numérique s’approprierait avec difficulté.

  • 32 Courtés et Greimas (1993).

30Si notre analyse semble s’être portée sur la production du sens au sein du dispositif chimique, elle montre aussi que de cet « imaginaire de la production » dépend ce que l’on peut appeler, par transparence, « l’imaginaire de la réception ». Ce sont en effet les différentes pratiques productives qui déterminent l’herméneutique du dispositif chimique. Le récepteur est conduit à penser que « l’empreinte » domine le régime du « vrai photographique » et ainsi que tout autre procédé de captation ne procéderait plus de ce « vrai » photographique. Or ce concept d’empreinte n’est en fait que le résultat imaginaire d’une technique qui fait appel à l’expérimentation et à la manipulation pour produire des effets de sens32.

5. Le régime numérique : l’abstraction symbolique et l’automatisme

  • 33 Dont les conditions d’existence sont le « textiel » (double statut technique et langagier de l’écri (...)
  • 34 La photographie numérique fait appel à des corps de métiers si spécialisés qu’il est impossible pou (...)
  • 35 Dont la définition a minima pourrait être la suivante : filtres de traduction entre l’humain et l’o (...)
  • 36 Le terme « d’intuition » est devenu une forme de slogan revendiqué par de nombreuses marques opéran (...)
  • 37 Robert (2012).
  • 38 Jeanneret (2014, p. 453).
  • 39 Tardy & Jeanneret (2007).
  • 40 Du moins dans une démarche similaire à la nôtre en Sémiotique et Sciences de l’Information et de la (...)

31Du « numérique », on ne retient souvent que la faculté de retouche des images et la circulation facilitée de celles-ci sur les réseaux informatisés. Le système est pourtant bien plus profond. S’attacher à décrire efficacement le « numérique », c’est entrer dans un complexe techno-sémiotique33 dont les niveaux et réseaux sont si détaillés qu’ils en deviennent incompréhensibles34. Et si l’appareil numérique paraît si simple d’utilisation par son automatisme poussé, ce n’est que parce que le système ou le programme qui le pilote est si complexe qu’il doit être manipulé par ce qu’on appelle aujourd’hui des interfaces35. Paradoxe étrange d’une technique où ce serait « l’intuition »36 qui dominerait alors que la compréhension globale et concrète du système s’avère être une tâche difficile. Ici, le terme de « boîte noire » prend tout son sens à l’endroit de la photographie, et d’aucuns s’accordent à dire que c’est encore aujourd’hui « l’impensé informatique »37 ou la « dimension cachée » du numérique —pour reprendre une formule d’Edward T. Hall — qui domine dans les systèmes d’information et de communication actuels, entre textum et testis, comme le rappelle Yves Jeanneret dans Critique de la trivialité38, c’est-à-dire entre la structure du texte de réseau et son usage opérationnel. En effet, quand la question du « numérique » est abondamment traitée pour ce qui concerne les médias informatisés39, celle de la « photographie numérique » l’est beaucoup moins40. Et comme les différences sur le plan formel paraissent inexistantes entre les deux procédés, on en oublie souvent l’outil qui en est à l’origine.

  • 41 Darras (2002).

32Le « numérique » partage avec le chimique les théories de l’optique et il partage aussi, vraisemblablement, son mode de captation. D’une réaction chimique d’éléments photosensibles présents sur une surface appelée « film » ou « pellicule », à la répercussion de la lumière grâce à l’utilisation d’un capteur photo-électrique qui enregistre les données pour les coder en langage informatique binaire, les procédés sont finalement, sur le plan technique, très similaires, quoique tous les sémioticiens ne tombent pas d’accord pour le dire. Nous prenons ici le parti de Bernard Darras, lequel considère, dans Indicialité et photographie numérique instantanée41, que les deux procédés sont tout autant indiciels qu’iconiques et symboliques. De fait, l’assignation d’un registre de signe ne dépend que du savoir contextuel que l’on a de la photographie et de la technique qui la régit.

  • 42 Passage d’une image dite continue (ou analogique) à une grille de points appelés pixels (pour Pictu (...)

33Si rupture il y a entre le chimique et le numérique, elle ne se fait pas dans la captation de l’image mais bien dans la configuration, le conditionnement et la circulation de celle-ci. Car des halogénures d’argents on passe aux capteurs CCD (Charge-Coupled Device) et CMOS (Complementary Metal-Oxyde Semiconductor). D’analogique, la fixation de l’image devient numéro-graphique en passant par l’étape cruciale de l’échantillonnage42. Elle devient iconique, au sens où elle n’est plus régie par un rapport de contiguïté avec le réel, mais par une supposée relation de ressemblance – on peut donc potentiellement la retoucher. La photographie numérique ne partage donc pas le même imaginaire technique que la chimie.

34L’imaginaire numérique repose au contraire sur le contrôle de la transmission de ce qu’on appelle l’« information », comme le rappelle Albert Bijaoui :

  • 43 Bijaoui (1981, p. 74).

La théorie de l’information a vu le jour avec le développement des télécommunications et des ordinateurs. Dans le cas des télécommunications, par exemple, le problème était de transmettre des données avec la vitesse la plus grande, compte tenu des propriétés de la ligne […] Dans le cas qui nous préoccupe, l’extraction de l’information contenue dans une image photographique, ce que nous désirons, c’est connaître la meilleure manière d’utiliser nos mesures. Le résultat de notre travail est toujours des chiffres contenus dans un ordinateur ou une mémoire de masse43.

  • 44 Bouillot (2008).

35L’intérêt de l’utilisation du numérique dans les appareils photographiques réside dans le contrôle de la transmission de ce qu’on appelle « l’information ». Dans les théories cybernétiques, tout élément peut être appréhendé comme de « l’information » : la lumière captée par l’appareil photographique est une information potentielle. C’est par ailleurs le rôle des capteurs photo-électriques (autrement appelés « imageurs ») que de synthétiser et échantillonner ces informations lumineuses. Concrètement, le capteur se construit comme une grille, et chaque point de cette grille apporte une information. Ces points sont appelés pixels (ou Pictures Elements) : plus il y a de pixels, plus l’image est précise, informative. À ces pixels, un convertisseur analogique/numérique (ou CAN) donne des valeurs, valeurs qui sont ensuite codées en langage binaire (0 et 1)44.

Fig. 4

Fig. 4

Exemple d’échantillonnage très simplifié d’une image en noir et blanc

  • 45 « L’abstraction » est une opération mentale qui consiste à isoler (par la pensée) un élément (la lu (...)
  • 46 Renaud-Alain (2003).

36La différence entre chimique et numérique peut paraître absconse et purement scientifique ; elle est cependant cruciale. Car, en synthétisant ces informations lumineuses en valeurs mathématiques, l’appareil numérique opère ce qu’on peut appeler une abstraction symbolique45. En donnant des valeurs (symbolisées par des nombres) à des informations, le numérique soustrait la photographie du domaine du manipulable et de l’expérientiel pour l’emmener dans celui de l’abstraction et de l’automatisme. L’image est alors placée sous l’autorité du logos dans sa détermination arithmétique (codage binaire), logique (formalisation algorithmique) et automatique (interfaces architextuelles)46. Les images relèvent à présent de l’information (elle saisit des données chiffrées), il n’y a plus émanation du référent sur la pellicule mais calcul, projection en acte d’un modèle abstrait, indéfiniment mobile et surtout transformable.

  • 47 « Lire » est entendu ici comme la faculté de déchiffrer l’image, de l’interpréter ; tandis que « le (...)

37Du point de vue sémiotique, c’est donc le code qui l’emporte sur la référence. Le code ajoute une strate symbolique entre l’homme, l’image et le référent. Il devient impossible de lire une image numérique, elle nous est complétement illisible par sa complexité mathématique. Bien sûr, on peut toujours la voir47, mais l’utilisateur n’a plus le contrôle sur la conception de l’image qui est automatisée. C’est en ce sens que le numérique perd la dimension anthropologique de manipulation qui constitue la photographie d’ordre chimique. Le code qui s’intercale entre l’homme et l’image est potentiellement métamorphosable et son caractère labile le prête à l’altération. L’image numérique est soumise à la plasticité de la représentation et de la reproduction de l’image.

  • 48 Bachimont (2010).
  • 49 Couchot (1988).
  • 50 Lamizet (2002).
  • 51 Voir à ce propos Rouillé (2005).
  • 52 Ce qui est possible aujourd’hui avec un simple smartphone ne l’était que difficilement dans un labo (...)
  • 53 Un logiciel comme Powerpoint (pourtant non destiné à l’image mais au traitement des présentations o (...)

38Et, au lieu du « ça-a-été » barthésien, certains théoriciens proposent de parler de « ça-a-été manipulé »48, de « ça peut-être »49 ou de « l’image à venir »50, toujours dans l’idée que les photographies peuvent être, ou ont été, modifiées. C’est ce « peut-être » qui contribue à engager un imaginaire interprétatif différent du régime chimique. Si celui-ci se concentrait sur le concept « d’empreinte du réel » en en faisant le régime « du vrai photographique »51, la production numérique diffère radicalement en cela qu’elle contient dès sa matérialisation informatique la faculté de modifier l’image52. De la labilité de l’image découle le débat sur la retouche. La question n’est pas récente puisque la retouche existe avec l’argentique, mais elle s’est intensifiée en raison de la présence du code et la possibilité de modifier une photographie avec n’importe quel logiciel d’image53 à disposition des utilisateurs.

  • 54 Dondero (2005).

39L’imaginaire de la photographie chimique s’est construit autour de la vérité indicielle (ce qui est inexact d’un point de vue sémiotique54), celui du numérique s’élabore sous l’ère de la « manipulation ». Non plus au sens de « saisir les choses par les mains » mais de « présenter une version modifiée de la réalité ». Il ne s’agit pourtant pas de dire qu’il n’y aurait plus de vérités dans le régime numérique, ou que toute image y serait remaniée, mais plutôt que son effet véridictoire n’est plus celui du régime indiciaire mais du régime iconique : de l’attestation reproductive on passe à la ressemblance représentationnelle et la concentration textuelle. Les effets véridictoires ne sont plus à chercher dans la matérialité photonique – probablement modifiée –, mais plutôt dans l’image elle-même – les syntaxes figuratives –, son contexte de production puis de présentation, et enfin, son auctorialité. La vérité n’est donc plus seulement du côté du dispositif photographique, mais aussi de l’interprétation et des imaginaires dont celui-ci se sert pour élaborer une signification.

  • 55 Qui sont tous trois considérés, pour la photographie chimique, comme les aléas négatifs des réactio (...)

40C’est justement cette abstraction mathématique de l’information visuelle qui ouvre le champ du régime numérique de la photographie. Les concepts de retouche et de circulation, dont nous parlions au début de notre article, proviennent en effet de cette capacité de l’image à être réduite à des valeurs, des calculs qui déterminent son poids, sa définition et sa taille. Ainsi chaque pixel, ou élément de l’image, devient potentiellement modifiable par l’intermédiaire d’architextes tels que les logiciels de retouches (dont Adobe Photoshop est le plus connu) ou d’applications d’images (comme Instagram). Il faut remarquer à ce propos, que l’esthétique photographique actuelle joue justement sur les codes du chimique, en en simulant les signes plastiques tels que l’utilisation du sépia, l’effet de grain ou même de vignettage55. Les possibilités sont presque infinies et dépendent du programme utilisé.

41Plus encore que la fixation de l’image, c’est le mode de captation qui change, notamment sur le plan temporel. La pratique de la photographie chimique prescrit une temporalité longue et étalée (dans son dispositif : de la pellicule à 36 poses en passant par le temps de développement), tandis que celle de la photographie numérique engendre un mode de captation rapide et un usage répété de l’appareil (rapidité de la prise de vue, possibilité de visualiser l’image directement sur l’écran de l’appareil, grande capacité de la carte mémoire). Ainsi, au lieu de parler comme Barthes dans La chambre claire, de « l’émanation du référent », peut-être vaut-il mieux proposer le terme d’aorasie – pour rester dans le registre de l’imaginaire – en ce qui concerne le geste numérique : de l’apparition du spectrum reconnu, capté et enregistré comme tel, au moment où il a aussitôt disparu. Aorasie est un terme d’origine grecque désignant, comme la théophanie, une manifestation divine au cours de laquelle a lieu une « révélation ». Mais l’aorasie détient, plus que la théophanie, une dimension d’absence avec le « a » privatif qui le précède. L’image, le temps d’un court instant, apparaît pour aussitôt disparaître. C’est la combinaison paradoxale de cette présence / absence qui nous intéresse, plus que son étymologie religieuse, même si avec l’aorasie l’intraitable photographique persiste. Ce qui change, par contre, c’est la temporalité des pratiques et donc du mode de captation.

  • 56 Métadonnées destinées aux photographies de presse (lieu de prise de vue, description de l’image etc (...)
  • 57 Standard universel de documentation des images numériques (type d’appareil, détails de la prise de (...)
  • 58 Une photographie enregistrée au format RAW (brut) n’est lisible que par certains logiciels.

42Enfin, il y a « aorasie » car abstraction symbolique de l’image, toujours déjà fuyante, évanescente, circulante dans des supports aussi divers que variés, et jamais véritablement fixée. Il n’y a pas d’image première en numérique, il n’y a que des doubles, des avatars algorithmiques dont les modifications sont innombrables et dont la source n’est jamais identifiable. L’image se charge de données, au fil de ses circulations, strate par strate, des formules IPTC56 (International Press Telecom Council) aux données EXIF57 (Exchangeable Image File Format), « l’ombre » du numérique — selon l’expression de Louise Merzeau — est toujours présente mais aussi toujours évanescente, illisible parfois même intraduisible par d’autres logiciels58.

Fig. 5

Régime numérique

Epistémè

Abstraction symbolique et automatisme

Mode de captation sémiotique

Aorasie du spectrum

Effet véridictoire lié au procédé

La croyance (potentialité du « ça-a-été manipulé »)

Dispositif technique

Perfectionnement perpétuel et itératif de son processus

Le régime numérique

  • 59 L’œil humain est limité dans sa distinction des images pixélisées, à l’heure où certains fabricants (...)

43L’épistémè numérique se caractérise ainsi à la fois par l’automatisme du procédé et l’abstraction symbolique de son mode de captation. Son télos n’est autre que le perfectionnement perpétuel et itératif de son processus : plus d’automatisme, moins de « bruit » ; toujours plus de pixels pour une meilleure définition (quitte à ce que l’œil ne puisse plus lire ces dites améliorations59) jusqu’à l’allégement croissant du « poids » informatique.

6. Conclusion : pour une sémiosis du devenir photographique

  • 60 Eliseo Véron (1995) : « par sémiosis sociale [nous soulignons], j’entends la dimension signifiante (...)

44Tout au long de notre démonstration, nous avons tenté d’expliquer comment la connaissance de type scientifique pouvait alimenter un dispositif technique en influant sur son sens, en considérant ainsi la technique comme l’inscription matérielle de cette connaissance et la matérialité du support comme conditionnement du sens photographique. Le détour par Foucault et la caractérisation des régimes chimique et numérique a visé à expliciter une hypothèse sous-jacente à la question de l’influence sémiotique de la genèse cognitive d’un dispositif technique. En alimentant ainsi le dispositif photographique, la chimie comme le numérique ont contribué à construire ce que nous avons appelé des « régimes ». Ces régimes ne sont pas pour autant des catégories épistémiques à proprement parler (contrairement à l’hypothèse des « ordres » foucaldiens) ; ils sont plutôt à considérer comme appartenant au domaine de la sémiosis, du mouvement d’avancée d’un signe vers le surgissement d’un autre signe. En ce sens nous nous rapprochons de l’interprétation opérée par Eliseo Véron avec son concept de sémiosis sociale60, en nous permettant de le réajuster à l’aune de l’analyse de l’investissement des connaissances dans le champ de la techno-sémiotique. La sémiotique peircienne a l’avantage de penser la production du sens comme une manifestation matérielle ainsi que de définir la sémiosis comme un réseau signifiant a priori infini, ce qui nous aura permis de comprendre le développement des régimes chimiques et numériques.

45C’est pourquoi nous ne rejoignons pas le constat de Philippe Dubois qui, dans L’acte photographique, définie « le photographique » comme une catégorie fondamentalement épistémique. Les régimes chimique et numérique sont au contraire en constante évolution, influencés par différents types de connaissance, comme nous l’avons montré tout au long de cet article. Rappelons que nous bannissons toute ontologisation du procédé photographique comme tout déterminisme technique. C’est pourquoi nous préférons parler de « sémiosis du devenir photographique », du mouvement dynamique d’un régime vers le développement d’un autre régime techno-sémiotique.

46En portant notre attention sur l’investissement de la connaissance scientifique dans les dispositifs photographiques (chimique puis numérique), nous avons été conduit à formuler des hypothèses d’ordre pragmatique qu’il n’a pas été possible d’étayer en profondeur dans cet article. La problématique de la croyance nous semble en effet cruciale dans le champ du « vrai », ou plutôt du « faire croire » photographique. Ce qui pourrait être le point de départ d’une réflexion sur la question des relations entre sémiotique, technique et connaissance.

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Notes

1 Basso Fossali & Dondero (2011).

2 Dubois (1983).

3 Krauss (1990).

4 Château (2007).

5 Floch (2003).

6 Barboza (1996).

7 Vanlier (1983).

8 Meunier (1995, p. 86).

9 Goody (1979).

10 Bachimont (2010).

11 Verhaegen (1999).

12 Foucault (1966).

13 Durand (1995).

14 Rolland (2010).

15 Fontanille (2005).

16 Agamben (2014).

17 Véron (1978).

18 Brunet (2011, p. 34).

19 Amar (2003).

20 Freund (1974, p. 25).

21 Bensaude-Vincent & Stengers (2001).

22 Brunet (2011, p. 42).

23 Gattinoni & Vigouroux (2012, pp. 7- 8).

24 Aumont (2007, p. 139).

25 Bensaude-Vincent & Stengers (2001, p. 129).

26 Didi-Huberman (1982, p. 71).

27 Londe (1989).

28 Londe (1893).

29 Mangano (2015).

30 Poissant (2003).

31 Lepaon (2014).

32 Courtés et Greimas (1993).

33 Dont les conditions d’existence sont le « textiel » (double statut technique et langagier de l’écrit d’écran) et « l’architexte » (en contexte numérique, l’architexte renvoie au fait que les textes sont le produit d’autres textes qui les gouvernent et les mettent en forme). Cf. Jeanneret (2014, p. 427).

34 La photographie numérique fait appel à des corps de métiers si spécialisés qu’il est impossible pour une seule et même personne d’expliquer l’appareillage numérique dans son entier.

35 Dont la définition a minima pourrait être la suivante : filtres de traduction entre l’humain et l’objet.

36 Le terme « d’intuition » est devenu une forme de slogan revendiqué par de nombreuses marques opérant dans le marché du numérique.

37 Robert (2012).

38 Jeanneret (2014, p. 453).

39 Tardy & Jeanneret (2007).

40 Du moins dans une démarche similaire à la nôtre en Sémiotique et Sciences de l’Information et de la Communication.

41 Darras (2002).

42 Passage d’une image dite continue (ou analogique) à une grille de points appelés pixels (pour Pictures Elements).

43 Bijaoui (1981, p. 74).

44 Bouillot (2008).

45 « L’abstraction » est une opération mentale qui consiste à isoler (par la pensée) un élément (la lumière par exemple) à l’exclusion des autres.

46 Renaud-Alain (2003).

47 « Lire » est entendu ici comme la faculté de déchiffrer l’image, de l’interpréter ; tandis que « le voir » se limite à la capacité de regarder sans comprendre, sans interpréter. L’image numérique brute (avant d’être décodée par l’échantillonnage) est « illisible » en ce sens qu’il est impossible d’interpréter une combinaison mathématique aussi complexe qu’une image numérique. Par contre on peut toujours la « voir », autrement dit la contempler sans encore en comprendre le sens (une fois la combinaison binaire traduite en pixels, comme dans le schéma très simplifié ci-dessus).

48 Bachimont (2010).

49 Couchot (1988).

50 Lamizet (2002).

51 Voir à ce propos Rouillé (2005).

52 Ce qui est possible aujourd’hui avec un simple smartphone ne l’était que difficilement dans un laboratoire chimique professionnel.

53 Un logiciel comme Powerpoint (pourtant non destiné à l’image mais au traitement des présentations orales) permet de retoucher très rapidement des images grâce à des filtres préfabriqués et à libre disposition des utilisateurs du logiciel.

54 Dondero (2005).

55 Qui sont tous trois considérés, pour la photographie chimique, comme les aléas négatifs des réactions des procédés et produits utilisés : le sépia est la couleur d’une pellicule périmée ; le grain : d’une exposition à la lumière trop faible ; et le vignettage : un objectif trop petit pour la pellicule, ou pare-soleil trop petit pour l’objectif.

56 Métadonnées destinées aux photographies de presse (lieu de prise de vue, description de l’image etc.).

57 Standard universel de documentation des images numériques (type d’appareil, détails de la prise de vue etc.).

58 Une photographie enregistrée au format RAW (brut) n’est lisible que par certains logiciels.

59 L’œil humain est limité dans sa distinction des images pixélisées, à l’heure où certains fabricants proposent des capteurs à 50 millions de pixels (bien au-delà de la limite de l’œil).

60 Eliseo Véron (1995) : « par sémiosis sociale [nous soulignons], j’entends la dimension signifiante des phénomènes sociaux : l’étude de la sémiosis est l’étude des phénomènes sociaux en tant que processus de production de sens ».

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Table des illustrations

Titre Fig. 1
Légende Le triptyque de l’image photographique
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/docannexe/image/2335/img-1.png
Fichier image/png, 49k
Titre Fig. 2
Légende Schéma sommaire des paramétrages chimiques depuis l’industrialisation des pellicules
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/docannexe/image/2335/img-2.png
Fichier image/png, 109k
Titre Fig. 4
Légende Exemple d’échantillonnage très simplifié d’une image en noir et blanc
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/docannexe/image/2335/img-3.png
Fichier image/png, 65k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Maxime Fabre, « Pour une sémiosis du devenir photographique : du régime chimique au régime numérique »Signata [En ligne], 10 | 2019, mis en ligne le 30 juin 2019, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/2335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/signata.2335

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Auteur

Maxime Fabre

Maxime Fabre est doctorant contractuel au CELSA – Sorbonne Université (dont il est diplômé), ainsi qu’en cotutelle internationale de thèse avec l’Université de Liège. Il donne des cours d’Histoire et de Sémiotique de la Photographie en Master Journalisme au CELSA et encadre les étudiants dans l’élaboration de leur mémoire. Il poursuit une thèse sur « l’image exposée, la représentation des photographies de l’Agence France-Presse sur les réseaux sociaux numériques » sous la direction de Madame Adeline Wrona et de Monsieur Sémir Badir.
En 2013 il a reçu le prix de l’Excellence à l’International décerné par les membres du CCE de Paris dans le cadre de son D.U « Sociétés, Cultures et pratiques professionnelles » effectué en Roumanie. Ses thématiques de recherches portent sur le photojournalisme, la sémiotique et les médias informatisés.
Courriel : fabre_maxime[at]live.fr

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