- 1 PETITOT (1977a, p. 347). L’auteur souligne. Le contexte « sémio-esthétique » dans lequel s’inscrit (...)
1Dans le champ de la sémiotique visuelle, le questionnement des liens entre vision et connaissance reste crucial pour définir les choix méthodologiques dans nos rapports à l’œuvre d’art. Que s’agit-il effectivement de voir dans le tableau ? Que nous offre-t-il au regard ? Comment définir ce qui nous est montré ? Qu’en est-il de la connaissance du tableau telle qu’elle peut s’offrir au travers des approches sémiotiques ? Nous voudrions montrer comment la théorie des catastrophes et ses morphologies archétypes permettent de s’affranchir de certains travers psychologisants qui traversent les discours qui traitent de la peinture. Nous mettrons en relation l’approche sémiotique actantielle et l’approche topologique pour dégager un savoir qualitatif concernant l’organisation de l’image de peinture et proposer quelque savoir assuré quant au sens que nous pouvons donner aux choix d’agencement spatiaux orchestrés par les peintres. En 1977, Jean Petitot écrivait qu’introduire le modèle topologique des catastrophes en sémiotique constituait « une décision quant au sens »1. À partir des œuvres de Van der Weyden, Rubens, Poussin et Memling nous tenterons de dégager quatre modes de l’espace pictural et donc quatre modes de l’énonciation.
- 2 THOMAS-FOGIEL (2003, p. 85).
2On pourrait résumer la difficulté qui se pose à la sémiotique de l’art en disant que celle-ci n’est pas une sémiotique de l’image sous peine de manquer la question même de l’art et réduire cette question de l’art à une question d’image. Comme l’écrit Isabelle Thomas-Fogiel de Kandinsky, « peindre [est pour lui] dissocier la peinture de l’image »2. Le choix méthodologique que nous faisons veut aborder la question à partir de la plasticité ou picturalité du tableau. Nous ne pouvons donc nous contenter ni d’une approche du tableau par les formes ou figures de l’image, ni d’une approche se limitant à la description de la scène ou de l’action représentée. La sémiotique littéraire nous est souvent d’un grand secours parce qu’elle se place d’emblée sur le plan de la dimension poétique de l’œuvre de même que nous voulons aborder le tableau selon sa dimension plastique.
3Il y aurait comme deux mondes parallèles dans toute peinture : d’une part la juxtaposition, le découpage des formes de l’identification et d’autre part le glissement côte-à-côte, continu, comme souterrain, métonymique qui livre les passages d’un cheminement possible dans le tableau. Le découpage des formes, leur reconnaissance est de l’ordre du visible. La continuité quant à elle n’est pas donnée, elle est de l’ordre d’une reconstruction qui réclame du spectateur comme une vision involontaire, un oubli de la reconnaissance, une omission du découpage de la Gestalt – Greimas va jusqu’à parler de la nécessité d’un « dérèglement de la perception »3, nous dirons plus loin une “réduction” au sens phénoménologique.
4Greimas estime encore qu’il faut, pour que la sémiotique visuelle réussisse « à proposer une interprétation cohérente de la double lecture – iconisante et plastique […], pour rendre compte du fait esthétique », qu’elle propose, allant au-devant des « gestalten iconisables », « une lecture seconde, révélatrice des formes plastiques », et qu’ainsi se dégage une « “déformation cohérente” du sensible » (Merleau-Ponty), « “normalement” invisibles », des « formants plus ou moins “défigurés” » pour qu’ainsi, « la peinture se met[te] à parler son propre langage »4. Lorsque Jean-Marie Floch, deux ans plus tôt, en introduction à ses Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, écrit tout au contraire qu’« il serait vain d’attendre que la sémiotique soit cette théorie qui, enfin, rendrait compte de la “picturalité” », il réduit considérablement le champ d’action de la sémiotique picturale et abandonne les ambitions que, par exemple, Louis Marin, Jean Louis Schefer ou Hubert Damisch ont pu développer avant lui.
- 5 MARIN (1971, pp. 25-26, 28, 36 et 37).
5On peut mettre en parallèle la remise en cause des notions de formes et de découpage avec la position de Louis Marin dans ses Études sémiologiques qui rejette « l’isolement du signe figuratif hors du contexte de la figure » et estime que le niveau d’analyse doit être la figure, produit de la « labilité » de la lecture, produit du « parcours du regard », ce qu’il nomme « le syntagme pictural » comme « nœud » ou « noyau », « condensation » (au sens freudien) ou encore « forme génératrice productrice »5.
- 6 ESCOUBAS (1991, p. 190).
- 7 (Ibid., pp. 200-201). Souligné par l’auteur.
6Éliane Escoubas, en suivant la lettre de Husserl à Hofmannsthal, écrit que l’on pourrait « voir dans l’épokhè le fil conducteur de toute l’histoire de la peinture »6. Il faut comprendre par cela, non que l’histoire de la peinture serait la réduction de la réalité aux deux dimensions du plan du tableau, mais qu’elle est la réduction du discontinu du monde et de la reconnaissance de ses événements et objets à la continuité de l’espace du tableau et de sa dimension picturale. Eliane Escoubas analyse chez Cézanne, Braque et Picasso l’ épokhè de l’espace. Parmi les « modes de l’épokhè picturale », il y a « la réduction de la transcendance de l’espace ». La représentation de la profondeur de l’espace disparaît au profit du plissement. Nous pouvons dire que l’espace est réduit au pli. Comme l’écrit Escoubas, « le pli est ce qui reste après la réduction » et « le pli ne sera jamais réduit »7.
7Nous voulons postuler, du fait du travail de René Thom, que la pensée du pli peut être prise à la lettre dans les domaines des sciences humaines et de l’esthétique, c’est-à-dire de façon non métaphorique. Les différents types de plis possibles d’une surface sont dénombrés par René Thom comme étant ce qu’il a désigné sous le nom des sept catastrophes élémentaires. Il n’y a mathématiquement, topologiquement, pas d’autres types possibles de surfaces pliées, du moins jusqu’à cinq dimensions au maximum.
Fig. 1
- 8 Les graphes et projections des sept catastrophes élémentaires sont reproduits d’après WOODCOCK & DA (...)
I. Graphe de la catastrophe du Pli ; II. Graphe de la catastrophe de la Fronce ; IIIa. Vue tridimensionnelle du graphe de la catastrophe Queue d’aronde ; IIIb. Autre vue tridimensionnelle du graphe de la catastrophe Queue d’aronde ; IV. Vue tridimensionnelle du graphe à cinq dimensions de la catastrophe du Papillon ; V. Projection faite par ordinateur du graphe de la catastrophe Ombilic hyperbolique ; VI. Projection faite par ordinateur du graphe de la catastrophe Ombilic elliptique ; VII. Projection faite par ordinateur du graphe de la catastrophe Ombilic parabolique8.
8Ce que les mathématiques appellent tour à tour singularités, bifurcations ou catastrophes sont différentes manières d’analyser l’apparition des discontinuités dans des organisations continues et à l’inverse de retrouver la continuité par-delà les manifestations discontinues. Si la surface de circonscription des figures est la dimension imaginaire du tableau, le lieu de déport et de lecture de cette image, le pictural, constituera sa dimension symbolique.
- 9 PETITOT (1985, p. 66). La citation est extraite de DELEUZE (1973).
Le symbolique. – “Le premier critère du structuralisme, c’est la découverte et la reconnaissance (à côté de l’imaginaire et du réel et plus profond qu’eux) d’un troisième règne : celui du symbolique” (p. 301). Le symbolique (dégagé pour la première fois par la linguistique structurale) est l’“élément” de la structure. S’il est si difficile à repérer comme tel, c’est qu’il est toujours recouvert par les propriétés des substrats où s’actualisent les structures9.
9La dimension symbolique n’est pas donnée, elle est recouverte, comme l’écrit Petitot, par ce qui se donne à voir. Ces deux ordres – appelons-les figural (l’ordre de l’image) et pictural (l’ordre du continu). L’invention, sous la discontinuité des figures du tableau, sous le découpage des Gestalten, de la surface continue du symbolique ne pourra, selon René Thom, rien produire de plus que des variations topologiques continues selon l’un de ces sept modes possibles du pli.
Fig. 2
Schéma de la structure du tableau : le registre symbolique est représenté sous forme de catastrophe, en l’occurrence ici une vue tridimensionnelle du graphe de la catastrophe du Papillon.
- 10 THOM (1980, pp. 163 à 241) et THOM (1977), chap. 13, “De l’animal à l’homme : pensée et langage”, p (...)
10L’outil de lecture que nous offre Thom nous semble d’autant plus précieux qu’à chaque type de catastrophe élémentaire il associe une morphologie archétype de type linguistique. Thom élabore une classification sémantique des verbes et à chaque type de phrase il propose, en parallèle, un graphe élémentaire d’interaction. Il classe ainsi les verbes, les actions verbale et définit dix-huit morphologies « archétypes » qui regroupent des interactions, autrement dit des phrases topologiquement équivalentes10. La catastrophe instaure donc un lien tangible entre données de l’espace et énonciation verbale. Le verbe ne nous est pas donné par la reconnaissance de l’action représentée par le tableau, mais par la correspondance d’une action verbale à la modalité du pli du registre pictural de l’œuvre.
Fig. 3
D’après THOM (1980, pp. 188-189)
- 11 Voir par exemple GREIMAS (1986), « Réflexions sur les modèles actantiels », pp. 172-191.
- 12 DELEUZE & GUATTARI (1991, p. 159).
- 13 THOM (1980, pp. 163 à 189).
11La phrase implique un processus spatio-temporel. Thom reprend ainsi une conception linguistique proche de Greimas qui considère la phrase nucléaire comme constituant un conflit, une interaction entre des actants11. Le verbe fournit un espace d’interaction. Les substantifs renvoient aux actants du domaine : sujets et objets se situent dans cet espace d’interaction. Ce sont, faut-il s’en étonner, approximativement les mêmes verbes qui sont avancés par Deleuze pour caractériser les grands types de ce qu’il nomme les « “variétés” de composés de sensation » – en l’occurrence les verbes vibrer, accoupler (étreindre), ouvrir (fendre, évider, diviser)12 – et par René Thom pour rapporter syntaxe et morphologies archétypes – il s’agit chez lui des verbes durer, unir (coudre, lier), ouvrir (vider)13.
- 14 DELEUZE (1986, p. 92).
- 15 (Ibid., p. 91).
12Opérer, faire voir, penser le « ré-enchaînement par-dessus les coupures et les discontinuités »14, c’est ce que font les catastrophes et c’est la définition que donne Deleuze du diagramme. La catastrophe permet en outre de relier le discursif et le spatial. Elle expose un discours du spatial et présente une spatialité du discours. Le tableau nous offre ses différentes strates historiques, sociales, politiques, stylistiques, iconographiques et la catastrophe dans son fonctionnement diagrammatique communique « par-dessus, par-dessous ou entre les strates respectives »15.
13La mise en relation de deux ordres, de deux registres – les ordres imaginaire et symbolique de la structure – n’a aucun rapport avec les distinctions traditionnelles de contenu et de forme ou de thème et expression qui dans le domaine pictural donnent la distinction entre le sujet de l’œuvre d’une part et son aspect technique, formelle ou picturale de l’autre. Se produit ainsi un renversement structural qui, d’une part, fait de l’image, de la représentation, la dimension imaginaire du tableau considérée comme pur artifice de la surface. Ceci est très explicitement démontré par le fonctionnement de la perspective qui se construit mathématiquement par simple élaboration géométrique dans le plan. La matérialité du tableau, de la peinture, à laquelle on donne habituellement le statut de picturalité, fait alors partie de ces artifices de l’image. D’autre part, l’approche du tableau en tant que tableau, sa lecture, par le spectateur aussi bien que par le peintre, nécessite la mise en œuvre d’un autre espace, que nous appelons la dimension symbolique ou encore l’espace de déport des figures.
- 16 ESCOUBAS (1985, p. 11).
14Plutôt que voir le tableau comme pur agencement de surfaces, ce renversement structural nous conduit à envisager, selon les termes d’Éliane Escoubas, « la mise-en-relief d’une surface […] la mise-en-relief de la planéité »16.
- 17 PETITOT (1979, pp. 95-96). Le texte présente « une version mixte » rassemblant la communication du (...)
15En 1979 paraît, dans la Bibliothèque Médiation chez Denoël/Gonthier, le volume Sémiotique de l’espace qui comprend le texte de Jean Petitot, « Saint Georges. Remarques sur l’espace pictural ». Dans ce texte, qui est pour lui, écrit-il, « d’une importance théorique stratégique » (Thom y fera référence) et a « essentiellement une valeur de témoignage », Petitot écrit vouloir tester « le lien entre les modélisations combinatoires (greimasiennes) et topologiques (thomistes) des structures narratives élémentaires » ou, dit autrement, « l’introduction en sémantique structurale des catastrophes élémentaires »17.
Fig. 4
« Carré » sémantique et schéma de la surface Fronce proposés in PETITOT (1979, pp. 99 et 107).
- 18 (Ibid., p. 97). Nous soulignons.
16L’hypothèse serait que les représentations picturales de Saint Georges et le dragon ne se limitent pas à nous fournir la représentation d’un mythe, mais la représentation d’une structure narrative, d’une « structure élémentaire pure » écrit Petitot. Il oppose ici et articule « scène » et « lieu », la scène relevant « d’une théorie générale de la narrativité » et le lieu « d’une théorie générale de la spatialité ». « Un dire conforme [un] site »18.
Fig. 5a
Les deux registres de la structure.
17Un sens, un savoir s’offrent en relation étroite avec un espace spécifique. La structure narrative présente l’organisation et la génération de la signification qui se donne, se manifeste dans un énoncé singulier. Comme y insiste François Wahl, rien ici n’est « pré-identifié, ni pré-organisé ». L’enquête (et/ou la création) avance « avec ses essais et ses repentirs », « appelés à se rectifier et s’affiner »19. La lecture (et la construction) du discours figural n’échappe pas à la logique de supposition, d’antécédence et d’après-coup de l’ordre signifiant.
Fig. 5b
18Il n’y a ici que des places, aucunement un ordre. L’entrée dans la boucle rétro-progrédiente peut se faire par l’un quelconque des quatre repérages. Aucun n’est premier. Chacun nécessite la présupposition des trois autres pour se constituer, et encore, seulement comme hypothèse.
- 20 MORAZE (1970, pp. 58-67). Charles Morazé venait de publier, en 1967, La Logique de l’histoire chez (...)
19Il faudrait revenir en détail sur la démonstration de Petitot, comme il vaudrait la peine de revenir au texte de Charles Morazé20 qui constitue l’une des sources du parcours historique et stylistique où puise ce travail de Petitot et qui développe les homologies avec le mythe de Persée.
Fig. 6
Rogier Van der Weyden, Saint Georges et le Dragon, 1432-1435, peinture sur bois, 14.3 × 10.5 cm, National Gallery of Art, Washington et sa représentation schématique proposée par PETITOT (1979, p. 121).
- 21 PETITOT (1979, p. 105).
- 22 (Ibid., p. 107).
20Au lieu de mettre l’accent sur la temporalité, sur le récit c’est-à-dire sur le « schème syntaxique du conflit et de la capture »21, Petitot fait remarquer que les représentations picturales suspendent la diachronie22 et présentent les différents actants de façon synchronique.
Fig. 7
Schéma de la surface Fronce dans PETITOT (1979, p. 105) et rotation, par nos soins, à 180° de la surface plissée.
- 23 PETITOT (1977a, p. 370). L’auteur souligne.
21Or le schéma topologique utilisé par Petitot pour rendre compte de la capture tantôt d’un actant par un second et tantôt du second par le premier prend comme point de départ de l’analyse le récit et non la singularité d’organisation du tableau de Van der Weyden. Petitot note pourtant lui-même que la « coupure disjoignant deux sites [Ville/Ailleurs], sous la forme d’un clivage spatial », que « cette coupure, cet événement pur » pourrait se « placer en structure profonde au niveau sémantique »23. Au lieu de prendre comme point de départ le graphe élémentaire d’interaction qui rend compte du récit, nous proposons d’envisager prioritairement le lieu du tableau, c’est-à-dire les positions des actants et leurs interactions. Partant de là, nous sommes amenés à tourner la Fronce de 180° et à tenir compte ainsi, dans le tableau de Van der Weyden – par la discontinuité de la catastrophe –, de la mise en évidence de la différence Nature / Culture et donc Ville / Ailleurs.
22Pour ce faire, nous nous appuyons sur le très bel ouvrage de Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux24 qui met en évidence le rôle de la déesse Artémis dans la règlementation de la chasse sur la frontière perméable entre deux mondes : le civilisé et la sauvagerie. La nappe de continuité du bas dans le tableau de Van der Weyden est vue ainsi comme lieu périphérique à la ville, à la culture où se joue le face à face avec l’Autre. On conçoit alors cet avant-plan, et l’affrontement de Saint Georges et du dragon, comme lieu de passage. La confrontation devient lieu de contamination : ensauvagement du héros et prise de la culture sur le monstre.
Fig. 8
« Carré » sémantique inséré dans le schéma de la surface Fronce.
- 25 BENJAMIN (1977, pp. 13-15).
23Jean Petitot prend également comme exemple la gravure sur bois bien connue d’Escher, Air et eau I de 1938. Benjamin dirait qu’il s’agit d’une question de Zeichen et non de Mal, de signe graphique et non de peinture25. Ce passage de la figure au fond, du poisson à l’oiseau et vice versa constitue un problème de psychologie de la perception à rapprocher de l’ambiguïté de la figure du canard-lapin ou du vase de Rubin, problèmes qui ne suffisent pas à la prise en compte des fonctionnements propres à l’œuvre d’art.
24Nous savons qu’en nous plaçant du côté de la réception du spectateur, la preuve a été faite par la psychologie expérimentale de la définition du tableau comme parcours du regard. L’expérience de A.L. Yarbus26 est bien connue. Sans insister ici sur les relations entre enregistrement des mouvements des yeux et questions posées au spectateur, nous voulons retenir la récurrence des parcours du regard du spectateur devant le tableau d’Ilya Répine : le trajet réitéré sans guère de changements et les lieux par lesquels le regard ne passe jamais. Le regard n’est ni libre ni errant dans l’espace du tableau. Peindre consiste à inventer ce parcours possible pour le regard, à imprimer dans l’image ce pli où le regard du spectateur ira se couler.
Fig. 9
- 27 Voir GANDELMAN (1986, pp. 98 et 99).
Ilya Répine, On ne l’attendait plus, 1884-1888, huile sur toile, 160,5 × 167,5 cm, Moscou, Musée Trétiakov. Recordings of saccadic eye movements scanning Ilya Repin’s The unexpected visitor27.
- 28 MALDINEY (1973, p. 63).
25Nous tenterons de montrer comment le peintre part d’un continu, cette continuité venant de tableau en tableau inscrire, actualiser différemment ses interruptions, ses écarts, ses fragmentations, ses différences. Le spectateur est amené à reconstruire la continuité à l’œuvre en deçà des formes. Maldiney écrit que les linéaments que constituent le premier coup de pinceau – « le premier trait qui nous force à le suivre, dans une esquisse de Rubens, [nous livre à] tout l’espace surgissant avec lui » – ne sont pas une forme au sens de la Gestalttheorie mais des structures de perception qui chiffrent l’image28. Pour conforter cette approche, regardons encore ce dessin préparatoire de Delacroix, pour son tableau la Mort de Sardanapale. Nous sommes dans la fabrique du peintre. Regardons comment Delacroix cherche une continuité par delà les figures de la représentation, comment le trait et le regard cherchent leurs parcours, comment Delacroix construit la surface de ces parcours.
Fig. 10
Eugène Delacroix, Étude pour la Mort de Sardanapale, 1827-1928, plume, aquarelle et crayon, 26 × 32 cm, Paris, Musée du Louvre, Cabinet des dessins.
Fig. 11
Ombilic dans Peter Paul Rubens, La Chute de Phaëton, 1636, peinture sur bois, 28,1 × 27,5 cm, Bruxelles, Musée royaux des Beaux-Arts.
26Nous avons à différentes reprises impliqué nos étudiants dans l’expérimentation de l’hypothèse des catastrophes en les confrontant aux œuvres conservées aux Musées royaux de Bruxelles. L’un des premiers résultats probants de ces recherches fut leur proposition de choisir l’“ombilic hyperbolique” pour rendre compte de l’organisation de l’esquisse La Chute de Phaëton de Rubens. Cette esquisse nous offre l’une des nombreuses représentations picturales inspirées à nombre de peintres par les différents épisodes de ce récit. Le graphe de l’“ombilic hyperbolique” rend pleinement l’impression de désordre caractéristique de l’esquisse de Rubens et du retournement du char et de Phaëton. L’“ombilic hyperbolique” assurera également la correspondance de l’organisation de l’espace à l’énoncé linguistique. En effet, René Thom associe cette catastrophe à l’espace de la vague et à ce moment où la vague se retourne, se brise, s’effondre. Le repérage des actants ne laisse guère de doutes : le sujet : c’est Jupiter ; l’instrument : la foudre ; l’objet : Phaëton et son char, Phaëton objet de la colère de Jupiter, Phaëton que son arrogance mène à vouloir à toute force s’emparer des attributs et des prérogatives d’un Dieu, Phaëton qui se brise, s’effondre. L’on dira donc que la figure du retournement est à la fois l’objet de la représentation et le mode pictural selon lequel l’espace du tableau s’organise. Cette figure rend compte, comme nous allons le découvrir, d’une mise en œuvre récurrence de l’espace chez Rubens.
Fig. 12
- 29 Les graphes et projections des différentes catastrophes élémentaires associés aux tableaux sont rep (...)
En tournant et inversant l’on obtient ces huit vues de la projection du graphe de la catastrophe “ombilic hyperbolique”29.
Fig. 13
Ombilic dans Peter Paul Rubens, Toilette de Vénus, vers 1615, huile sur bois, 123 × 98 cm, Vienne, Collection du Prince de Liechtenstein.
- 30 MALABOU (1999, p. 185).
27Tout dans cette Toilette de Vénus, comme dans La chute de Phaëton, est un jeu de retournements multiples, version et rétroversion : visage détourné, jeu de renvois successifs de cette quadruple torsion. Serions-nous ici devant la vérité du portrait : « vérité qu’il n’est pas possible de regarder en face puisqu’elle se dérobe à la vue dans son évidence même »30 écrit Catherine Malabou. On peut relire l’ensemble de cet échange entre Catherine Malabou et Derrida à propos du renverser, inverser, permuter, de la réversibilité, la volte-face, la catastrophe, Socrate/Platon, la carte postale, l’image/le texte.
Fig. 14
Ombilic dans Peter Paul Rubens, L’Enlèvement des filles de Leucippe, vers 1818-1820, huile sur toile, 224 × 210 cm, Munich, Alte Pinacothèque.
Fig. 15
Ombilic dans Peter Paul Rubens, L’Enlèvement de Ganymède, vers 1611-1612, huile sur toile, 203 × 203 cm, Vienne, Palais Schwarzenberg.
- 31 MASSAERT (2010, pp. 194-219).
- 32 SEGUIN (1978, p. 12).
- 33 NASSIF (1970, p. 225). MASSAERT (1993) et (2010).
- 34 PETITOT (1977b, pp. 127-128).
28Nous avons par ailleurs analysé plus en détail de très nombreuses œuvres de Rubens31, par exemple L’Enlèvement des filles de Leucippe et L’Enlèvement de Ganymède, version de Vienne. Le retournement emporte d’un tenant la continuité des figures et de l’espace, soit la surface du symbolique. Ces scènes mythologiques d’enlèvements rendent compte du passage du domaine terrestre au domaine des Dieux. Pensée chrétienne et mythologique, amours profane et sacré s’interpénètrent dans l’élaboration des sujets des œuvres. Au contraire de La Chute de Phaëton, ici l’ombilic hyperbolique indique ou prélude à l’ascension. Qu’il s’agisse de personnages qui s’effondrent, qui défaillent ou qui s’élèvent, ce qui retient Rubens dans le choix de ces sujets a trait au retournement d’un monde dans un autre. Louis Seguin attire notre attention chez Rubens sur « ce qu’il excède et ce qu’il transgresse »32. On se rappellera que l’inconscient ne connaît pas la négation. Pour l’approche de la dimension symbolique, qui ne peut qu’être postulée inconsciente, l’opposition entre élévation ou chute n’a donc pas de raison à être prise en compte. Rubens ne représente pas un espace ; ses représentations sont prises par un espace. Il s’agit des variations possibles pour le sujet particulier qui peint dans les limites de la contrainte fantasmatique. Au delà de la question généralement traitée de la lettre du fantasme, il faut prendre en compte celle de son déploiement spatial, « retraduire la logique dans le lieu »33. Petitot confirme qu’il n’existe pas de modèle autre que catastrophique de la relation de « poinçonnage » qui lie le sujet barré et l’objet cause du désir dans le fantasme tel que Lacan en donne la formule34.
- 35 TRNEK (2002, pp. 58-59). Le tableau final de grand format est considéré par l’auteur comme étant « (...)
29La figure de l’ombilic hyperbolique, du fait du balancement deux par deux de ses pans, préserve une continuité tout en donnant droit à cette figure du retournement qui fait sa violence. Même si elle ne prétend évidemment pas épuiser l’analyse du tableau, la réflexion morphodynamique permet de retrouver dans la peinture, ce qui est si souvent répété au sujet des esquisses, un accès au processus créatif, à la pensée en acte, à la transposition directe d’« idées formelles […] par le geste »35.
Fig. 16
Ombilic dans Peter Paul Rubens, La Marche du Silène, entre 1617 et 1626, huile sur bois, 205 × 211 cm, Munich, Pinakothek.
- 36 ALPERS (1996, pp. 75-119), ch. II, « La création incarnée : le Silène ivre ». Nadeije Laneyrie-Dage (...)
- 37 WAHL (1996, pp. 47 et 114). « L’extase, écrit Louis Seguin, reconstitue une scène primitive de la t (...)
30Approchant l’œuvre de façon thématique, Svetlana Alpers place au centre de sa réflexion la figure du Silène ivre et titubant36. Nous ne prétendons pas minimiser le travail que nécessite la mise en œuvre des programmes religieux, mythologiques ou allégoriques. Prendre en compte en outre l’aspect diagrammatique de la catastrophe permet de s’affranchir des réflexions psychologisantes qui s’interrogent sur l’ambivalence de Rubens vis-à-vis des scènes bachiques. Espérer départager ce qui dans son œuvre tient de la leçon de morale ou de la fascination pour la figure du Silène est pure spéculation. Pourrait-on par contre avancer que Rubens, de tableaux en esquisses et d’esquisses en dessins, dit cela et rien que cela, ce basculement : « basculement d’un discours [pictural] au point où il est près de faire advenir […] ce qu’il ne peut tolérer »37 ?
Fig. 17
Ombilic dans Pierre Paul Rubens, Paysage d’orage avec Jupiter, Mercure, Philémon et Baucis, vers 1620-1625, huile sur bois, 147 × 208 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
- 38 Thom associe spatialement le mode d’organisation du pli au bord et aux verbes commencer et finir. D (...)
31Contrairement à la catastrophe nommée « pli » par René Thom, que l’on pourrait associer par exemple à la Vue de Haarlem du nord-ouest peinte par Jakob van Ruysdael vers 167038, dans les paysages de Rubens, le ciel et la terre ne viennent pas naître ou mourir à l’horizon. Les paysages de Rubens sont eux également, comme les autres œuvres mentionnées, sujets au retournement. Ils jouent la continuité entre ciel et terre et le renversement de l’un dans l’autre.
32Si nous revenons au mythe de Saint Georges, nous pouvons confirmer que ce n’est pas la structure du récit qui informe l’œuvre, mais les actants plastiques qui, d’un artiste à l’autre, s’organisent selon des topologies différentes. Dans le Saint Georges de Rubens, il n’y a plus de continuité de l’avant-plan comme chez Van der Weiden, plus d’opposition ville / nature. L’imaginaire de Rubens est informé inéluctablement par son espace fantasmatique de retournement. En examinant dans le détail les mouvements de la plume et du pinceau dans le dessin conservé au Louvre, on aperçoit encore plus clairement combien le tracé est pris très précisément dans le mouvement de la projection du graphe de la catastrophe « ombilic hyperbolique ».
Figs. 18-19
À gauche, Pierre Paul Rubens (école), Saint Georges et le Dragon, encre brune, lavis brun, plume, 33,7 × 26,7 cm, Paris, Le Louvre.
Àdroite, Ombilic dans Pierre Paul Rubens, Saint Georges et le Dragon, 1606-1608, huile sur toile, 309 × 257 cm, Musée du Prado, Madrid.
- 39 Pour une présentation plus détaillée de notre analyse de Poussin, voir MASSAERT (2015, pp. 83-95).
33Tout autre que la « structure de renversement » chez Rubens, nous est apparue, chez Poussin dans Thésée retrouvant l’épée de son père, la mise au jour de la catastrophe ombilic elliptique39 qu’il serait possible d’appeler « structure de recouvrement ». La catastrophe ombilic elliptique se présente comme un triple pli : un premier, recouvert par un second qui lui-même se retourne en un troisième. Ce retournement correspond à l’espace englobant. Les deux premiers plis correspondent aux figures principales qui elles-mêmes recouvrent une première figure ou un premier élément dissimulé, occulté ou forclos.
Fig. 20
Ombilic dans Nicolas Poussin, Thésée retrouvant l’épée de son père, vers 1633-1634, huile sur toile, 98 × 134 cm, Chantilly, Musée Condé.
- 40 Le mode, poursuit Poussin, « n’est autre qu’une certaine manière ou ordre déterminé et ferme, dedan (...)
- 41 (Ibid., p. 136). David Freedberg insiste sur la différence entre l’émotion attribuée aux figures du (...)
- 42 THUILLIER (1994, p. 64).
34Les tableaux de Poussin qui vont nous retenir ne seront pas nécessairement ceux décrits habituellement comme relevant de formes triangulaires ou de géométries pyramidales. La dynamique topologique mise en œuvre ici est celle d’une organisation en triple pli : double recouvrement et inversion qui constitue le versant visuel du registre symbolique du tableau. Sur le versant sémantique, nous retrouvons l’équivalent lexical de la catastrophe qui dit l’enveloppement, le recouvrement, l’enfouissement, l’occultation, la perte. On pense aux “modes” des anciens repris par Poussin qui déterminent, comme il l’écrit, la « forme de laquelle nous nous servons »40. On pense plus précisément au mode lydien. Les anciens « voulurent [que celui-ci] s’accommodât aux choses lamentables »41 écrit encore Poussin. Jacques Thuillier choisit d’en donner pour exemple La Lamentation sur le Christ mort42.
Fig. 21
Ombilic dans Nicolas Poussin, La Lamentation sur le Christ mort, 1657-58, huile sur toile, 94 × 130 cm, National Gallery of Ireland, Dublin.
- 43 MARIN (1977, pp. 113 et 80).
35Pour Louis Marin, dont l’analyse rappelle la définition que donne Freud de la mélancolie, le mode d’organisation et d’inscription des Bergers d’Arcadie attire notre attention sur « l’ombre du berger déchiffreur-lecteur [projeté] sur la paroi du tombeau [sur ce] tableau dans le tableau qu’est la paroi lisse et opaque du tombeau ». Une « quasi-synthèse spatio-temporelle s’opère entre deux index pointés, entre deux mains charnelles et une ombre, entre des figures et des signes, sur le signe même de la mort »43.
Fig. 22
Ombilic dans Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie, vers 1638, huile sur toile, 121 cm × 85 cm, Paris, Le Louvre.
- 44 MARIN (1983, p. 124).
- 45 MARIN (1977, pp. 80-81).
- 46 (Ibid., p. 107). Voir MASSAERT (1996, pp. 243-253).
36La mélancolie de Poussin s’inscrirait là, sur le tombeau, « comme ces trois lettres, EGO, [qu’il] peint sur la paroi du sarcophage [et qui] l’assignent lui-même au lieu de peinture lorsqu’il les peint et moi, spectateur, lorsque je les lis ainsi iconographiées sur la toile »44. Le registre imaginaire du tableau, déporté dans le registre symbolique, est identifié comme singularité : « un tableau, ce tableau, une singularité dans ces généralités : parce qu’il y a, en son centre, un sème, un tombeau et au centre de ce centre, quatre signes écrits, et parmi ces signes, le signe dernier, signifiant vide »45. Voici l’objet, reconnaissable dans l’image, l’objet : (EG)O sans référent, tout comme le mazzocchio chez Jean Louis Schefer dans son ouvrage consacré en 1976 au Déluge d’Uccello. Suivant donc en cela Louis Marin, nous pouvons désigner « (eg)o » comme le « signifiant flottant »46 du tableau.
Fig. 23
Ombilic dans Nicolas Poussin, La Mort de Saphire, vers 1654-1656, huile sur toile, 122 × 199 cm, Paris, Le Louvre.
- 47 LOJKINE (1996, p. 105).
37Stéphane Lojkine suit une voie qui n’est guère différente dans son analyse de La mort de Saphire. Après avoir noté la double courbe formée par le groupe des personnages de gauche – superposons-y notre double pli –, l’auteur présente Saphire comme signifié « affalé sur l’avant-scène », comme soustraite47.
Fig. 24
Ombilic dans Nicolas Poussin, Le Christ et la femme adultère, 1653, huile sur toile, 122 × 195 cm, Paris, Le Louvre.
- 48 (Ibid., p. 108).
- 49 (Ibid., p. 99).
38Tout comme pour l’inscription difficilement lisible dans Les Bergers d’Arcadie, Stéphane Lojkine note, dans Le Christ et la femme adultère, une autre inscription indéchiffrable, celle tracée par le Christ sur le dallage de la toile48. Paraphrasant Lacan, Lojkine écrit : « ce que je veux voir dans la peinture, la peinture ne me le montre jamais »49.
- 50 Voir PONTEVIA (1986, pp. 11-23).
39Dans les deux célèbres autoportraits, Poussin reprend l’une des conventions du portrait quant à la façon d’occuper, de rendre significatives, de mettre en valeur la position des mains du personnage. La main se dépose et recouvre l’objet livre. L’espace fantasmatique de Poussin s’impose également dans l’organisation de ces autoportraits échappant ainsi à la configuration du minimum simple que l’on peut associer au lieu et à l’énonciation du portrait en général. Thom associe les verbes « être » et « durer » à cette catastrophe qu’il intitule « minimum simple ». Le portrait généralement énonce le fait que X était là, en l’année Y, portraituré par le peintre Z ou encore qu’il semble vraisemblable qu’un X ait pu exister, ressemblant à la représentation que nous en avons sous les yeux50. Si nombre de portraits, du fait des contraintes du genre, échappent ainsi à l’organisation récurrente des œuvres d’un artiste, ce n’est donc pas le cas pour ces deux autoportraits.
Fig. 25
Ombilic dans Nicolas Poussin, Mars et Vénus, vers 1630, huile sur toile, 155 × 213,5 cm, Boston, Museum of Fine Arts.
- 51 Très différents en cela des rideaux flottants qui ont fonction d’écran dans ce que Stéphane Lojkine (...)
40On ne compte plus chez Poussin le nombre de corps, comme jetés à l’avant-plan, le plus célèbre étant sans doute le Narcisse – que l’on aurait pu s’attendre à trouver penché au-dessus de la fontaine comme chez Caravage ou tant d’autres –, ou d’enfants dans la même situation de vulnérabilité, nus à l’avant du tableau. Comment comprendre la présence de ces corps penchés en signe d’affliction, de désolation, de commisération, de compassion, de pitié ? Le plus significatif, parce que hors de sens, se situe sans doute dans ces tissus, comme chus au premier plan, comme objets délaissés51, premier pli de la catastrophe qui dans ce cas est pur recouvrement, c’est-à-dire qu’il ne recouvre rien ou recouvre le rien. Ce trou dans l’image, ce noyau vide, répond au tableau comme Figure et en l’occurrence le pli (ombilic elliptique) de la Figure comme recouvrement, recueil, protection ou occultation de l’objet manquant. Ces tissus sans finalité constituent des figures dissemblantes dont la puissance de figuration est inversement proportionnelle à leur apparente insignifiance. Voir par exemple La nourriture de Bacchus (vers 1628) de Londres, Mars et Vénus de Boston, la Sainte Famille dite aussi Le repos pendant la fuite d’Egypte (vers 1629-1630) de New York, ou encore Le jugement de Salomon (1649) du Louvre.
Fig. 26
Ombilic dans Nicolas Poussin, Le jeune Pyrrhus sauvé, vers 1636-1637 ?, huile sur toile, 116 × 160 cm, Paris, Le Louvre.
- 52 Stéphane Lojkine commentant La mort de Germanicus (1627 – Minneapolis). LOJKINE (1996, p. 99).
41Lorsque le tissu est noué comme dans Le jeune Pyrrhus sauvé du Louvre, il n’en demeure pas moins énigmatique. Corps, enfants ou tissus à chaque fois constituent le premier pli de la catastrophe, recouvert par les personnages du second plan qui « se disposent comme en un écrin »52.
Fig. 27
Ombilic dans Hans Memling, Le Martyre de Saint Sébastien, vers 1475 ?, peinture sur bois, 67,3 × 67,7 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.
42Ce sont également mes étudiants qui ont attiré mon attention sur Le Martyre de Saint Sébastien de Hans Memling aux Musées royaux à Bruxelles. En notant la congruence de l’espace du tableau avec l’ombilic parabolique, il leur semblait, à juste titre, pouvoir rendre compte de l’espace de rencontre, de liaison qu’offre le tableau. Il est à noter que pour qu’il y ait lien, il faut également qu’il y ait différence donc séparation, si pas opposition ou affrontement. Nous parlerons d’une rupture qui est liaison.
- 53 PETITOT (1985, pp. 138 et 187). Souligné par l’auteur.
43On peut comparer les fonctionnements très différents des projections des graphes de l’ombilic hyperbolique et de l’ombilic parabolique : il s’agit dans les deux cas d’un étagement en quatre pans, mais les modalités de croisement et retournement, de passage de l’intérieur à l’extérieur, de continuités et discontinuités ne sont en rien pareilles. Rappelons, en suivant Petitot, que les « actants doivent être conçus comme des valeurs positionnelles […], comme des entités de nature topologique et relationnelles » : ils doivent être « définis de façon configurationnelle » par des positions. Les places, les positions « ont en elles-mêmes une signification les unes par rapport aux autres »53. Ces modes de croisement et retournement, de passage de l’intérieur à l’extérieur, de continuités et discontinuités correspondent donc à différentes organisations du déport de l’espace et des figures et à différentes articulations du sens. Tout comme l’ombilic hyperbolique venait résoudre la contradiction entre élévation et chute, l’ombilic parabolique permet de penser conjointement l’union et l’affrontement.
Fig. 28
Ombilic hyperbolique – Ombilic parabolique
44La prise au sérieux de cette proposition concernant le Saint Sébastien nous a entrainé à faire, plus largement, des constatations analogues dans l’ensemble de l’œuvre de Memling.
Fig. 29
Ombilic dans Hans Memling, Vierge à l’Enfant entourée de quatre saints, panneau central du Triptyque de saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Evangéliste, 1474-1479, peinture sur bois, 173,6 × 173,7 cm, Bruges, Memling-Museum.
- 54 DE VOS (1994, p. 403).
- 55 PHILIPPOT (1994, p. 47-51).
- 56 PHILIPPOT (1990, p. 81).
45L’organisation centrale, symétrique des œuvres facilite évidemment la mise en relation avec l’ombilic parabolique. La symétrie est, chez Memling, système de répartition, écrit très justement Dirk De Vos54. Il est possible d’en multiplier les exemples comme avec la Vierge à l’enfant sur le trône et deux anges, de la Galerie des Offices. Paul Philippot insiste sur la conjonction, dans l’œuvre de Memling, entre la tendance narrative et l’unité spatiale. Son œuvre se détache, écrit-il, de celles de Petrus Christus, Bouts ou Van der Weyden par un effort de réduction des contrastes, par la continuité établie entre les personnages et l’espace. C’est, selon Philippot, l’« équilibre symétrique des diagonales » qui permet la condensation dans la surface, la « traduction de l’espace dans le plan », de la profondeur dans l’« étendue latérale »55. Cette unification spatiale en surface a pour corollaire, selon les termes de Philippot, une « perte de densité ontologique des figures »56. Plus que la chronologie, c’est l’analyse esthétique qui doit nous retenir ici chez Philippot. Les figures ont en effet perdu leur hiératisme, leur nécessité d’être circonscrites. La continuité entre figures et espace permet la circulation en continu du regard dans la surface et ainsi l’action, la narration se condense spatialement dans la surface.
- 57 (Ibid., p. 173).
- 58 MASSAERT (2010, pp. 194 et 217).
46L’on retrouve plus étonnamment ce jeu de diagonales dans deux grandes compositions narratives horizontales où de toutes autres logiques plus aléatoires étaient envisageables. Vu l’agglomérat complexe, le nombre stupéfiant d’épisodes rassemblés dans le Panorama de l’Avènement et du triomphe du Christ de Munich, dit également Les sept joies de la Vierge et dans le Panorama avec la Passion de Turin, la répartition rigoureuse en quatre pans symétriques ne s’imposait pas de prime abord. Pour ce qui concerne le tableau de Munich, la proposition avancée par Dirk De Vos « d’une donnée décisive quant à la composition spatiale » sous forme d’« agencement symétrique en forme de u » induit par les « scènes [qui] se succèdent le long du bord du tableau »57, est contredite dès le premier regard porté sur l’œuvre du fait de la présence de différentes scènes dans la partie centrale. Ainsi que nous l’avions relevé dans La Bataille des Amazones de Rubens où les quatre pans de la catastrophe se présentaient à leur tour sous forme d’ombilics hyperboliques, s’offrant comme une torsion de torsions58, dans les deux tableaux précités de Memling, toutes les scènes s’organisent sous forme d’ombilics enchâssés dans la structure générale qui se présente dès lors comme un ombilic d’ombilics.
Fig. 30
Ombilic dans Hans Memling, Triptyque du jugement dernier, panneau central, 1467-1471, peinture sur bois, 221 × 161 cm, Gdansk, Muzeum Narodowe.
- 59 WAHL (1996, p. 175). Les italiques sont de l’auteur
47L’ombilic parabolique est mis en relation par Thom avec les verbes relier, unir, réunir. L’on pourra également parler d’enveloppement et de protection, d’accord, de rencontre jusqu’à l’intimité d’un unisson, d’une fusion. Pour ce qui concerne le Jugement dernier, tant le sujet que l’organisation du tableau conjoignent le mouvement de séparation des damnés et des élus et le rassemblement des apôtres, de la Vierge et de Jean-Baptiste autour du Christ. « Stratégie du hiatus » écrit François Wahl au sujet du Diptyque de Maarten van Nieuwenhove. L’expression s’applique non seulement à ce diptyque, mais rend compte parfaitement de l’ensemble de l’œuvre de Memling ; chaque tableau se présente comme une « conjonction disjonctive ». Il s’agit toujours de « relier sans […] lier »59.
Figs. 31-32
À gauche, Ombilic dans Hans Memling, Châsse de Sainte Ursule, petit côté, Sainte Ursule, les saintes vierges sous son manteau et une flèche à la main, avant 1489, peinture sur bois, 57,5 × 18 cm, Bruges Memlingmuseum.
À droite, Ombilic dans Hans Memling, Vierge avec l’Enfant sur un coussin, vers 1467-1472, peinture sur bois, 41,2 × 30 cm, Londres, National Gallery.
48Le plus parlant pourrait être ce portrait – il me semble que l’on peut qualifier à proprement parler de portrait cette Vierge et enfant sur un coussin – qui ne répond pas au paradigme du minimum simple que nous avons évoqué précédemment pour les portraits en général. Le tissu enveloppe le corps à la façon dont la catastrophe se retourne. L’« équation picturale » du dispositif des quatre pans s’énonce alors selon Wahl comme « deux Un fermés […] clivant un Deux »60 : deux pans enveloppants qui clivent deux pans opposés.
- 61 ARASSE (1983). En outre, l’épisode de la vie de Sébastien telle que rapportée dans La légende dorée(...)
49Remarquons que dans Le Martyre de Saint Sébastien de Memling ce n’est pas, comme dans les nombreuses autres représentations de cette scène, comme chez Barocci ou Holbein par exemple, le saint qui constitue l’actant principal, mais l’espace de séparation entre le Saint et les archers. Nous renvoyons également à l’étude de Daniel Arasse consacrée au Saint Sébastien d’Antonello da Messina61, peinture dans laquelle le spectateur est placé face au corps du saint comme s’il occupait la position de l’archer. Pour passer de la scène telle que représentée par Memling à celle d’Antonello notre regard se déplace de quatre-vingt-dix degrés. La vue de l’une est comme la vue depuis les coulisses de l’autre.
Fig. 33
Hans Memling, Le Martyre de Saint Sébastien, le lieu séparateur.
- 62 On retrouve cette même organisation dans l’un des panneaux de la Châsse de Sainte Ursule, un archer (...)
- 63 In VLIEGHE (2004, p. 226).
50Si Memling, au contraire de sa façon de procéder avec d’autres sujets, ne fait pas de la figure de Saint Sébastien la figure centrale du tableau62, c’est bien parce que l’espace est le lieu d’échange et le lieu séparateur de la scène et en constitue ainsi l’actant principal. De même, par exemple, chez Rubens, dans le Christ mis au tombeau de Cambrai, chacun des groupes correspond à l’une des positions actantielles dans la projection du graphe et « la noire béance du tombeau », sur laquelle insiste très justement Hans Vlieghe63, revendique radicalement elle aussi sa place, occupant au même titre que les personnages son rôle d’actant plastique du tableau.
Fig. 34
Ombilic dans Peter Paul Rubens, Le Christ mis au tombeau, 1615, huile sur toile, 398 × 290 cm, Cambrai, Eglise Saint-Géry.
51En plus de garder le contact avec le voir et procéder à la réduction phénoménologique de l’image en continuités de parcours, il nous faut donc accepter que le tableau soit vu comme passage et continuité et non comme découpe et reconnaissance. Nous pourrions alors penser l’histoire et la théorie de la peinture, non plus comme récit iconologique, mais comme l’invention toujours recommencée des différentes modalités possibles de l’enchaînement, du glissement continu d’une forme à sa voisine. Il nous faut en outre accepter ou convenir que le graphe de la catastrophe de la Fronce et la projection des graphes des trois Ombilics tels que proposés par Woodcock et Davis gardent dans leur représentation quelque chose des différences topologiques des catastrophes elles-mêmes. Pour faire un rapide retour sur la Fronce et nos trois Ombilics, il nous faut encore préciser que nous restons fidèles à Thom pour associer à la fronce le verbe changer, à l’ombilic parabolique le verbe lier et à l’ombilic elliptique le verbe anéantir. À partir de notre lecture de Rubens, nous préférons associer l’ombilic hyperbolique au reversement, au retournement, qui précède l’effondrement de la vague évoqué par Thom.
Fig. 35
Quatre modes de la plasticité.
52Questionnant l’affliction, la désolation, la compassion et la pitié, ces passions évoquées par la peinture de Poussin, nous rappelions sa référence, dans sa lettre à Chantelou du 24 novembre 1647, aux modes des anciens et plus précisément au mode lydien. Il ne serait pas absurde de poursuivre ce rapprochement de façon plus générale avec les aspects rythmiques de la pensée morpho-dynamique des catastrophes. L’espace plastique de l’ ombilic parabolique de Memling renverrait ainsi à la « douceur » du mode hypolydien, la « sapience » du mode dorique à la fronce analysée avec Van der Weiden et enfin la « véhémence » du mode phrygien à l’ombilic hyperbolique associé à l’espace de Rubens.
53Si nous reprenons notre question de départ, notre réponse est qu’il ne s’agit pas seulement de voir dans le tableau la représentation d’une histoire, d’un récit, d’une action ou d’un mythe, mais la présentation d’une structure spatiale et d’une structure de sens. Cette structure se donne immanente à l’image. Lorsque nous visons à énoncer la phrase du tableau, nous prendrons en compte les actants plastiques du tableau et les positions actantielles et chercherons ainsi à énoncer une phrase spatiale, une phrase espace.