1« La découverte est d’abord un discours » (Fabbri & Bastide, 1985). À partir de cette citation qui stipule que la découverte est d’abord un procès sémiotique (Greimas & Courtés, 1993), nous proposons de l’interroger à partir d’exemples issus de notre recherche en thèse sur la découverte botanique. Pour cela, la notion d’objet sera au cœur de notre réflexion, considérant que c’est la production d’un ensemble d’objets issus d’objets biologiques du monde naturel qui formera un discours, comme celui de la découverte en sciences naturelles. Pour alimenter notre réflexion, nous choisissons de travailler à partir de dessins de nouvelles espèces de plantes. Nous verrons que c’est par l’élaboration sensible et normée d’un énoncé visuel qu’il est ensuite possible de valider l’existence de nouvelles plantes.
2Cependant, si c’est l’objet construit qui fait la découverte et qui est à la base d’un discours, comment l’envisager avec l’objet du monde naturel, la plante ? Comment cette dernière devient-elle un énoncé visuel, in fine, comment participe-t-elle à l’élaboration du discours de la découverte ? Revenons aux propos de Bastide et de Fabbri pour qui c’est une relation de contradiction qui lient ces objets (celui du monde naturel et celui qui est construit sous la forme d’un énoncé) : « Il existe une contradiction entre la nature particulière de l’objet à découvrir, qui doit être doté d’une existence virtuelle avant la découverte pour être crédible, et la construction qui préside à sa découverte »1. C’est en partant de cette relation que nous souhaitons interroger la découverte botanique et sa transformation en un objet construit. Si l’objet phénoménologique est doté d’une existence virtuelle, sa formalisation en un énoncé visuel le dote d’une existence qui est à présent actualisée, et surtout, elle le rend signifiant (Greimas, 1970).
- 2 Cet établissement est éditeur de publications scientifiques depuis 1804.
3Afin d’apporter une réponse à nos questions, nous travaillerons à partir d’exemples de dessins de plantes issus d’articles scientifiques du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN)2. Ces images, représentatives des publications qui retiennent notre attention, nous permettrons d’appréhender les transformations qui s’opèrent entre le passage de l’objet du monde naturel en un objet construit et signifiant. Nous verrons comment ce dernier formalise les nouvelles connaissances acquises. Dans notre contexte d’étude, notons que cette activité discursive est essentielle afin de constituer une encyclopédie du vivant, et de partager un monde commun.
4C’est donc en portant notre attention sur l’activité perceptive du chercheur et sur son activité discursive que nous aborderons notre problématique. Résumons-la de la façon suivante : comment s’articulent l’objet phénoménologique perçu et l’objet construit, devenu énoncé ? Nous l’aborderons en deux temps. Nous nous intéresserons en premier lieu au passage de l’objet du monde naturel à sa manifestation en un énoncé. Nous le ferons à partir de la phénoménologie transcendantale d’Husserl (Husserl, 1950) et des réflexions de Petitot (2008). Puis, à partir des écrits de différents auteurs tels que Greimas, le Groupe µ, Beyaert-Geslin, Fontanille ou Goodman, nous nous attacherons à discuter son élaboration en un discours, cela, à partir des énoncés produits. Nous verrons comment s’expose la découverte : comment la plante devient-elle intelligible ? Devenue énoncé visuel, c’est-à-dire un tout organisé, hiérarchisé et signifiant, nous interrogerons son statut scientifique, entre description exhaustive et interprétation de l’objet du monde naturel.
5Dans cette perspective, ce n’est pas tant la plante phénoménologique qui est au centre d’un enjeu cognitif que son énoncé, élément de base pour construire le discours de la découverte botanique, et valider ainsi la nouvelle espèce.
6Produire de nouvelles connaissances à partir de la découverte d’une espèce végétale, et sous la forme d’un article, suppose de considérer ses conditions de création. De fait, avant d’en venir à la manifestation de la plante, en un dessin notamment, il convient d’envisager le processus préalable à sa mise en forme. Nous devons comprendre comment le chercheur en sciences naturelles en vient à la production d’un énoncé. Avant toute chose, nous considérons ce dernier comme un phénoménologue, au sens donné par Husserl (Husserl, 1950). En effet, sa démarche est celle de quelqu’un qui
ferait un voyage d’études dans une partie inconnue du monde : il décrit soigneusement ce qui s’offre à lui sur les chemins non frayés et non pas toujours les plus courts qu’il emprunte. Il peut avoir l’assurance que ce qu’il énonce c’est ce qui devait être dit étant donnés le temps et les circonstances ; ses descriptions conserveront toujours leur valeur, parce qu’elles sont une expression fidèle de ce qu’il a vu – même si de nouvelles études doivent donner le jour à de nouvelles descriptions considérablement améliorées3.
7Cela dit, il reste à identifier comment sa posture de phénoménologue le guide sur le chemin de la production d’un article à partir de ce qu’il a vu dans la « nature ». En tant que tel, le chercheur s’engage dans un processus de réduction phénoménologique de l’objet en un noème. De la sorte, il appréhende le monde à partir d’un retour aux choses mêmes. Il s’inscrit dans une intention créatrice. Toutefois, il ne s’agit pas d’envisager l’objet créé comme un simulacre, une copie, ou même une image de l’objet du monde naturel, mais plutôt comme un objet individuel et autonome pris dans un système clos. Dans cette perspective, le chercheur vise à proposer un « accès » au domaine de son expérience phénoménologique. Cet accès est possible à partir d’une mise « hors circuit » qui permet de dépasser l’expérience même des choses. Husserl parle alors de réduction phénoménologique4. Cet acte constitue alors une condition d’intelligibilité de ce qui peut être connu. C’est en cherchant ainsi à saisir l’essence de son vécu que le chercheur s’ouvre un accès au champ de la connaissance. La phénoménologie transcendantale vise de la sorte à dépasser l’exigence phénoménologique fondée sur les choses mêmes. Elle les met en suspens pour interroger la manière dont elles se donnent à voir, à sentir… Le chercheur pourra ainsi passer d’une « chose même » du monde naturel à une ou des formes de cette chose, interrogeant par là la manière dont les articles donnent à les voir, et les connaissances noématiques dont elles sont porteuses.
8À partir des propos d’Husserl, observons que ce n’est pas l’immédiateté des intuitions qui livre un donné absolu et indubitable, mais plutôt la découverte d’un ensemble de vérités, nécessaires et apodictiques qui conditionne la possibilité même d’une conscience du monde. De la sorte, l’article, en tant qu’objet de manifestation de la plante, conditionnera la possibilité d’expression même d’un monde et d’une conscience à celui-ci. Il donnera à voir et à comprendre la plante. Pour le chercheur, il s’agit donc de produire une structure expressive « idéale » du nouvel objet biologique, et cela selon différentes formes expressives (visuelles et linguistiques) qui s’agencent au sein de l’article. Notons qu’elles sont toutes dépendantes des objectifs suivants : (i) offrir une forme fidèle à l’objet ; (ii) permettre de clarifier son intuition. Ces conditions sont au cœur de la problématique sémiotique du chercheur quand il réalise son article.
- 5 Ibid., p. 23.
- 6 Ibid., p. 23-24.
9Observons que la question de la perception d’un objet du monde est également présente chez Petitot (Petitot, 2008). Bien qu’il ne parle pas de réduction, il observe lui aussi le passage d’un objet perçu à son image mentale à partir d’une « synthétisation », d’une « géométrisation » de l’objet. Ainsi, d’une forme sensible et globale, l’objet construit devient une forme structurée, faite de lignes, de points, de bords et de surfaces. Elle devient intelligible. Petitot parle d’une « architecture fonctionnelle des aires visuelles »5. Elle engendre des propriétés géométriques. L’objet construit se présente ainsi comme une deuxième réalité qui est, cette fois-ci, structurée à partir d’un travail d’intégration et de mise en cohérence6. Précisons qu’il ne s’agit pas de subordonner une réalité par rapport à l’autre, mais de les envisager dans leur relation (de contradiction en l’occurrence).
10Fruit d’une activité complexe ayant subi une réduction phénoménologique, ou une synthétisation, la plante débute son parcours sémiotique de transformations signifiantes dans la perception. Maintenant que nous avons envisagé la saisie de l’essence de l’objet, comment le chercheur opère-t-il la transformation de sa perception en une forme de l’expression signifiante ? De façon plus pragmatique, le chercheur doit prendre en compte la matière, élément « indispensable dans la première description de tout système » (Groupe µ, 1992).
11Une fois l’objet du monde naturel perçu (son essence), comment devient-il signification (ou sens articulé) ? En effet, quelque chose nous manque entre la saisie de l’essence de l’objet (en un noème) par réduction et sa manifestation signifiante. Revenons pour cela à Husserl.
12Le chercheur-phénoménologue qui découvre une nouvelle plante doit en faire une description. Il va ainsi lui donner sens en s’appuyant sur le contenu du noème (la noèse). Selon Husserl, la saisie conceptuelle permet de former un système clos de variables, ce qu’il nomme les « prédicats ». Ensemble, ces derniers déterminent le contenu du noyau objectif du noème (le « pur X »). Ainsi, pour manifester la plante, la rendre signifiante, le chercheur doit manifester ces prédicats. En tant qu’acte d’expression du noème, l’article ne « montre » pas directement la plante (le pur X), mais ses variables qui la caractérisent. Il fait cela à partir de différents moyens de formalisation comme le dessin que nous étudions ici (l’une des possibilités d’expression du chercheur dans les articles du MNHN). De la sorte, le chercheur articule et manifeste non pas la plante phénoménologique, mais son sens (conceptuel). Avec le dessin, observons l’une de ces formes de manifestation de la découverte (cf. Figure 1). Elle s’opère en plusieurs propositions, avec une vue du port général puis des vues de détails de la fleur. La planche de dessins est ainsi le reflet du sens noématique du chercheur. En passant de l’essence au sens, et du sens à la signification grâce à l’expression des prédicats, le chercheur peut donner une forme théorique à sa découverte. Cela lui permet de « l’embrasser en un système de concepts et d’énoncés de lois qui n’ait pas d’autre source que la pure intuition des essences » (Husserl, p. 454).
Fig. 1
Planche de dessins issue de l’article « Two new species of the genus Benthamia A. Rich. (Orchidaceae) from Madagascar, B. boiteaui Hervouet, sp. nov. and B. bosseri Hervouet, sp. nov. », Jean-Michel Hervouet, Pascal Descourvières, Félicitée Rejo Fienena, Jaona Ranaivo, Adansonia, sér. 3, 36 (2), 2014.
13L’enjeu sémiotique de la découverte s’inscrit dans la continuité de l’enjeu phénoménologique, et cela à partir de la notion de « sens ». Quand l’un donne un sens opératoire à la plante, l’autre investit son sens éidétique (Rastier, 2009). Ces deux dimensions du sens ne se situent pas au même niveau d’analyse. Nous considérons l’un sur un niveau n, quand l’autre se situe sur un niveau n - 1. Si la sémiotique s’intéresse principalement au sens opératoire (le niveau n), il est cependant nécessaire de prendre en compte que l’un impacte l’autre, d’où l’intérêt pour nous ici de comprendre leur lien.
- 7 Nous reprenons les éléments de la perception (les percepts) décris par Groupe µ, 1992, p. 91.
14D’un point de vue pragmatique, nous pouvons formaliser le passage d’une réalité à l’autre à partir des trois percepts définis par le Groupe µ (cf. tableau ci-dessous)7. Soulignons que ces réalités (ou niveaux) doivent, dans notre contexte de recherche scientifique, toujours rester en relation afin de permettre le passage de l’une à l’autre sans difficulté (cette relation est matérialisée par la double flèche dans le tableau).
Tableau
- 8 Ibid., Partie I, chap. 3, § 17.
15Comme nous l’évoquions précédemment, nous sommes en présence du « même » spécimen, mais selon deux « réalités » (éidétique et opératoire). Ce tableau nous conduit à nous interroger sur le mode de présence de l’objet construit (ici le dessin). De l’intuition qui relève du champ du sensible et qui est au fondement de la monstration de la plante, n’oublions pas que notre étude se situe sur un corpus relevant d’un contexte de recherche scientifique. Ce dernier suppose des conditions de scientificités fondées notamment selon des seuils de pertinence. Ainsi, la mise en présence de la découverte scientifique s’effectue selon un double rapport entre, d’une part, un « faisceau » de sensations (Fontanille, 2011), et d’autre part, des normes scientifiques. Le chercheur doit actualiser sa découverte par rapport à une « présence à soi »8, mais le contexte de la recherche impose un cadre régi par le collectif. Ce dernier permet de maintenir une continuité et une cohérence des faits entre les chercheurs d’hier et ceux d’aujourd’hui (cf. Figure 2). Nous sommes en effet dans le cadre d’une activité collective qui a pour but d’enrichir l’encyclopédie du vivant, commencée dès le xviiie siècle. C’est dans cet ajustement de point de vue, individuel et collectif, que la découverte acquerra une corporéité intelligible et sensible. Elle prendra « corps ». Elle invitera à une démarche réflexive.
Fig. 2
À gauche : une planche de dessins datée de 1805.
À droite : la planche de dessins datée de 2014.
La planche de gauche est issue de l’article « Extrait d’un mémoire lu à la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut, sur un nouveau genre de plantes nommé Candollea » de Labillardière, Annales du Muséum d’histoire naturelle, vol. 6, 1805.
La planche de droite est issue de l’article « Two new species of the genus Benthamia A. Rich. (Orchidaceae) from Madagascar, B. boiteaui Hervouet, sp. nov. and B. bosseri Hervouet, sp. nov. », Jean-Michel Hervouet, Pascal Descourvières, Félicitée Rejo Fienena, Jaona Ranaivo, Adansonia, sér. 3, 36 (2), 2014.
16Comme nous pouvons l’observer sur les planches de la figure 2, à travers son traitement formel (texture, forme et couleur), la plante est soumise à des contraintes de représentation. Devenue figure, elle est ce que le chercheur soumet à une attention impliquant « un mécanisme cérébral élaboré de scrutation locale » (Groupe µ, 1992). Il montre ce qu’il faut voir. La multiplication des dessins (port général, détails internes, externes des fleurs, des fruits…) augmente les points d’attention et propose plus qu’une simple mise en présence de l’objet. Le chercheur propose un parcours de manipulation éprouvé depuis longtemps. Nous pouvons en effet observer ce procédé depuis le début des publications scientifiques du Muséum, soit depuis 1804.
17Cette mise en présence constitue l’enjeu de la médiation scientifique de l’objet découvert. En effet, soulignons que dans notre contexte d’étude, nous sommes dans l’une des premières restitutions de la plante : c’est la première image d’elle qui est faite, celle qui sera communiquée et qui la validera. Les articles que nous étudions incarnent donc le processus de passage d’un objet ayant le statut d’occurrence non dénommable, à celui d’objet ayant le statut de type dénommable9. Il convient de porter davantage notre attention sur cet objet construit, entre manifestation d’un corps sensible et d’un corps contraint.
18Enregistrer la découverte suppose, comme nous venons de le suggérer, de faire voir la plante, et cela, selon une démarche d’actualisations. Cela suppose de lui donner une corporéité. Ainsi, pour opérer la mise en présence scientifique de la plante, le chercheur doit ajuster deux points de vue, celui d’un corps « sensible » et celui d’un corps « contraint ». L’un relève davantage de l’individu, l’autre du collectif.
19Discutons en premier lieu le corps sensible.
20Comme envisagé, la découverte botanique trouve son terreau dans le vécu pur du chercheur. Ces propos nous ramènent à la phénoménologie transcendantale d’Husserl. Selon le philosophe, l’appropriation des essences et les connexions entre les essences de l’objet du monde doivent d’abord être saisies à partir de l’« imagination » (Husserl, 2013) pour qu’elles puissent être ensuite actualisées dans un énoncé. Ce travail de l’esprit est étroitement lié aux sens sensori-moteurs. À chaque moment, l’objet du monde naturel est cerné par une aire de propriétés sensorielles à déterminer. C’est un processus individuel d’extraction des caractères qui composent la plante. Selon Husserl, il s’agit d’un processus de « désenveloppement »10.
- 11 Ibid., Partie II, chap. 4, § 3.
- 12 Ibid., Partie II, chap. 4, § 3.
- 13 Ibid., Partie II, chap. 4, § 6.
21Dans cette perspective, la découverte scientifique deviendra un « corps constitué » (Fontanille, 2011). Il y a une nécessaire corrélation entre l’objet, en tant que corps, et le mouvement de l’observateur qui découvre et accumule l’expérience procurée par les « facettes »11 (ou prédicats) de l’objet. Ces dernières constituent le parcours d’exploration cumulatif de la plante, permettant ainsi d’en reconstituer sa totalité12. Fontanille s’inscrit dans le prolongement des propos d’Husserl, où le corps constitué n’est que le fait d’un parcours sensoriel. N’oublions pas cependant que nous sommes dans le cas d’une nouvelle plante qu’il faut valider et faire connaître dans son entièreté auprès de la communauté des chercheurs. Le parcours d’exploration est donc d’abord un parcours de scrutation individuelle, la perception de l’objet supposant une « loi d’organisation dynamique » par laquelle il s’offre en une « forme-enveloppe cohérente »13. Dès sa perception sensori-motrice, la découverte s’ancre dans un parcours exploratoire qui est au fondement de son actualisation. La plante s’envisage selon une pratique de composition de nouvelles connexions entre les parties de l’objet.
- 14 Ibid., partie « La Présence et l’existence ».
22Mettre en présence un corps sensible suppose toutefois une prise de position du chercheur vis-à-vis de l’objet afin d’assurer « la sélection des informations et la prise en charge cognitive » (Beyaert-Geslin, 2017). Le cadre particulier de l’actualisation scientifique doit participer à diminuer le plus possible les incertitudes. L’extrayant de son contexte foisonnant, de sa multitude, le chercheur à l’obligation de présenter un « corps » valide afin qu’il puisse être observable selon les exigences requises. Dans ce contexte, les protocoles se présentent d’une grande aide. Leur usage se montre très avantageux, car ils incarnent « une possibilité de repos dans la mesure où [leur] connaissance autorise un relâchement relatif de l’attention qui garantit corrélativement une plus grande disponibilité à l’imprévu »14.
23Considérons le corps contraint.
24Même si la mise en présence d’une nouvelle espèce prend naissance à partir d’une perception individuelle sensori-motrice, elle doit toutefois se plier aux exigences de la recherche. En tant que telle, la découverte doit répondre à des attentes liées à un principe de pertinence et de rigueur. Sa formalisation (par son actualisation) doit donc souscrire à des règles de descriptions scientifiques où ne doivent être prises en considération, parmi les nombreuses déterminations ou traits distinctifs possibles, que celles qui sont nécessaires et suffisantes pour épuiser sa définition. De la sorte, l’objet ne pourra pas être confondu avec un autre ni surchargé de déterminations (Greimas & Courtès, 1993). Il pourra ensuite investir d’autres parcours sémiotiques dans d’autres contextes, scientifiques ou non.
25Dans cette perspective de monstration « contrainte » de la plante, le chercheur fait usage d’« étiquettes » (Goodman, 1990) préalablement constituées. Cette notion est intéressante dans le cadre de la découverte scientifique puisqu’elle sous-tend une base commune et partagée par une communauté (les botanistes notamment) soucieuse de valider la scientificité des critères d’actualisation de la plante. L’application d’étiquettes, préalablement établies au sein d’une terminologie, permet de déterminer les « bonnes » caractéristiques et propriétés à identifier et à définir. Ces étiquettes (qui décrivent le système floral, caulinaire, fructifère et racinaire) ont une dimension opératoire en segmentant la plante en éléments de plus en plus fins. En suivant une grille descriptive normative, la plante pourra être envisagée dans une démarche heuristique scientifique et collective. De la sorte, elle pourra être comparée, catégorisée ou encore classée par rapport aux autres espèces déjà découvertes et décrites par d’autres chercheurs, mais aussi en prévision des découvertes à venir. Un procès et une terminologie communs permettent de maintenir une continuité et une cohérence, entreprise qui a commencé, comme nous l’avons dit précédemment, il y a un peu plus de deux siècles. Le fait de clarifier et de rationaliser permet d’engager la nouvelle plante dans un « faire voir » et un « pouvoir voir » scientifique. Cette exigence déterminera largement le cadre sémiotique de représentation de la plante.
26En découle l’idée d’un corps contraint construit par la solidité des associations présentifiées et qui permet l’appréciation du degré de proximité d’un objet avec un autre. Notons que l’enregistrement d’un objet ne peut être efficace que s’il éclaire, ou intrigue le lecteur et selon une marche à suivre qui enregistre de façon systématique les nouveaux rapports signifiants. Présentifier la découverte implique donc une articulation étroite entre la représentation et l’objet du monde naturel perçu à partir d’un protocole à suivre qui fait en sorte d’actualiser la plante de manière vraisemblable et intelligible. Précisons que selon Nelson Goodman, la pierre de touche de la vraisemblance se situe dans la « facilité » avec laquelle on obtient une information15. Cette notion de facilité dépend du degré de stéréotypie du mode de représentation et de la trivialité atteinte par les étiquettes et leurs usages. Habitué à une certaine vraisemblance, le chercheur aura plus facilement accès aux sèmes actualisés qui donnent corps à la plante. La vraisemblance n’est donc pas l’affaire d’un quelconque rapport constant ou absolu entre une image et son objet, mais d’un rapport entre un système de représentation plus ou moins utilisé et le système qui sert de norme.
27En outre, nous pouvons dire qu’une science n’est possible que là où les résultats de la pensée peuvent être conservés sous la forme d’un savoir et appliqués à la pensée ultérieure sous la forme d’un système de propositions énonciatives. Mais pour que ces propositions puissent être comprises, sans avoir à recourir à l’objet du monde naturel, il est nécessaire que les « mêmes » étiquettes et catégories conservent une corrélation univoque à certaines essences saisissables intuitivement. Pour que le système d’actualisation perdure, le rapport signifiant/signifié doit, de fait, s’inscrire dans la durée. Le corps contraint est une sécurisation de ce rapport constant entre signifiants et signifiés actualisés.
- 16 Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement.
- 17 Site internet du Cirad, page de présentation des recherches de Jacques Tassin : http://agents.cirad (...)
28Ajoutons cependant que ce corps contraint par la science, nécessaire dans les contextes de recherches, ne doit pourtant pas trop prendre le pas sur le corps sensible au risque de briser le lien qu’il possède avec l’objet du monde naturel. Jacques Tassin, écologue au Cirad16, souligne ce risque et la nécessité de maintenir un équilibre dans cet ajustement au risque de perdre notre lien « immédiat » avec la plante et de créer un effet de distance trop important qui créerait des « déformations culturelles », altérant notre représentation. Ceci pourrait également entraîner un déficit de « porosité sensible », ou encore, une « dis-connexion » préjudiciable dans la connaissance du vivant. Tassin insiste donc sur l’importance de l’intuition, de la perception et de l’expérience sensorielle, même dans une entreprise scientifique (Tassin, consultation le 24/11/2017)17.
29Mettre en présence un objet du monde naturel signifie produire, actualiser un énoncé, équilibrant les forces sensibles et normatives. Cet équilibre permet de souscrire aux conditions de mise en présence scientifique de la découverte. Représenter le vivant est ainsi le reflet de la manière dont la personne a abordé le monde en fonction d’une stratégie existentielle. Cela dépasse le seul fait de rendre seulement visibles les éléments nécessaires pour caractériser la plante. Une dimension réflexive les habite. Gian Maria Tore l’explique bien :
À chaque fois qu’on essaie d’approcher les faits de sens d’une manière un tant soit peu articulée […] on fait valoir une bipolarité, avec, d’une part, quelque chose qui est de l’ordre du direct, du visible, de l’immédiat et, de l’autre, quelque chose d’indirect, d’opaque, de médiat ; et que ce second ordre de phénomènes se réfère au premier, en est le reflet, le repli, l’envers en quelque sorte (Tore, 2013).
30Dans cette perspective, la représentation de la plante est une construction réflexive, un ensemble de relations complexes, d’autant plus complexes qu’il s’agit de montrer un objet nouveau. Cette dimension pousse à penser la découverte continuellement selon le monde dans lequel, elle et nous, nous nous situons. Son procès réflexif contribue à construire les nouvelles connaissances scientifiques, les nouvelles catégories d’espèces, mais aussi de genres, voire de familles végétales. Non seulement il l’interroge, mais aussi il questionne la « présentation de la représentation »18.
- 19 Ibid., p. 9.
- 20 Cf. schéma du modèle du signe iconique (Groupe µ, 1992, p. 136).
31Ce travail nous a permis d’interroger l’une des formes (le dessin) modélisant la découverte afin de la transmettre. N’oublions pas cependant que l’article intègre d’autres types d’énoncés, visuels et linguistiques (comme la photographie ou les herbiers numérisés, ou encore les diagnoses et les descriptions). Dans tous les cas, il s’agit de réaliser une modélisation ouverte à tous les possibles (à tous les parcours sémiotiques envisageables). Du dessein au dessin, le projet de connaissance scientifique du monde se construit selon un ensemble de relations complexes conceptuelles et manifestées à partir d’une « grille de lecture » (Greimas, 1984) sensible et contrainte. Celle-ci « nous rend le monde signifiant [et] permet d’identifier les figures comme objet, de les classer, de les relier entre eux, d’interpréter les mouvements comme des procès, attribuables ou non à des sujets […] elle sert de « code » de reconnaissance qui rend le monde intelligible et maniable »19. Cette grille de lecture est une « sorte de signifié du monde » qui permet d’envisager la relation de présupposition réciproque entre la forme d’une expression visuelle et de son contenu. L’objet construit, le type, doit cependant rester en relation étroite avec son référent, au sens défini par le Groupe µ, où celui-ci entre en relation avec le référent « par le jeu d’une mise en conformité et de sa stabilisation », et avec son signifiant, « par le jeu d’une mise en conformité permettant sa reconnaissance » (Groupe µ, 1992)20.