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Dossier
5. Degrés de complexification paradigmatique

Le paradigme entre système et procès. La question de la reformulation

Marion Colas-Blaise
p. 221-246

Résumés

Envisageant comme paliers de complexité non seulement le morphème et la lexie, mais aussi le texte et le discours eux-mêmes, cet article mobilise, pour l’essentiel, les cadres théoriques de la sémiotique de l’énonciation. Il cherche à préciser le rôle que le paradigme joue dans l’élaboration textuelle et discursive en s’intéressant, d’une part, aux pressions modélisantes exercées par le paradigme et, d’autre part, au mouvement de la paradigmatisation interne au texte et au discours, qui fait émerger des paradigmes discursifs. Ainsi, l’article vise non seulement à réinterroger le principe de rationalité qui sous-tend la décision de mettre en avant le paradigme, mais à capter une dynamique. D’un côté, il s’agit de dépasser une vue statique du paradigme au profit d’une conception qui accepte l’idée du continu et de la gradualité des oppositions. De l’autre, il importe de montrer en quoi le paradigme peut intégrer les produits de l’usage (praxis énonciative). Quant au mouvement de la paradigmatisation, il est abordé sous l’angle de la reformulation.
L’auteur met en avant les termes suivants : dynamicité, gradualité, énonciation, modélisation, paradigmatisation, paradigme discursif.

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Texte intégral

  • 1 La condition de substitution « à la même place d’une chaîne » constitue notre point de départ. En m (...)
  • 2 Pour une distinction entre « substitution » et « commutation », cf. Rabatel ici-même.

1En remettant le paradigme sur le chantier, on est frappé, d’entrée, par la polysémie du terme. Comme on sait, la linguistique, en particulier structurale, définit le paradigme comme une classe d’éléments identiques pour une part, différents pour une autre part. L’interdépendance avec la chaîne syntagmatique est affirmée d’emblée : « un paradigme d’éléments est une classe d’éléments qui peuvent être placés à la même place d’une chaîne », écrit Hjelmslev (1966, p. 56)1. Greimas et Courtés (1979, p. 267) y consacrent une entrée dans le Dictionnaire : ils reprennent les termes de Hjelmslev presque à la lettre, avant d’ajouter que le paradigme est « un ensemble d’éléments substituables les uns aux autres dans un même contexte. Les éléments ainsi reconnus par le test de commutation entretiennent entre eux des relations d’opposition que l’analyse ultérieure peut formuler en termes de traits distinctifs »2. En même temps, selon Aristote, le paradigme est un cas exemplaire, qui se présente dans une structure narrative, tout en ayant un caractère métadiscursif. Enfin, dans une perspective plus sociologique, un paradigme peut correspondre à un ensemble de représentations collectives partagées, d’assomptions, de valeurs, en rapport avec un contexte socioculturel, historique ou économique, auxquelles il est possible de conférer une forme d’identité.

2Un de nos objectifs sera de faire entrer les trois acceptions, qui se partagent un même champ définitionnel, en résonance. Dans les limites de cet article, nous focaliserons toutefois notre attention sur les sciences du langage, l’ancrage théorique principal étant fourni par la sémiotique. Plus particulièrement, nous chercherons à préciser l’intérêt d’une réflexion sur le paradigme pour une théorie sémiotique de l’énonciation. Plutôt que de cibler un aspect en particulier, nous tracerons un certain nombre de pistes.

3On conçoit d’entrée les enjeux sémiotiques de toute réflexion sur le paradigme et les défis qu’il importe de relever. Ils sont au moins au nombre de cinq :

4i) instaurer un dialogue entre la sémiotique et d’autres disciplines autour de la notion de paradigme suppose contribuer à la réflexion sur tous les changements qui, pour le dire de manière très cavalière, négocient le passage des linguistiques structurales à la sémantique interprétative de Rastier (1987) ou encore aux linguistiques de l’énonciation et à toutes ces approches relevant du courant qu’on peut appeler « dynamiciste » et mettant dans le jeu l’articulation du discontinu et du continu. Eu égard à cette articulation — déterminante, ainsi que nous allons le montrer —, les apports de la sémiotique sont multiples : la sémiotique de « deuxième génération », selon l’expression de Coquet (1991), développe une pensée du continu dès les années 80 (cf. notamment l’aspectualité discursive qui est à la fois continue et discontinue). Elle trouve une forme particulièrement aboutie au niveau du modèle de la structure tensive de Fontanille et Zilberberg (1998), qui prévoit que la valeur se définit à partir des gradients de valence intense et extense. Enfin, un des défis majeurs est lancé par l’articulation de la sémiotique greimassienne avec la sémiotique des pratiques selon Fontanille (2008) et avec une théorie de l’énonciation conçue comme une pratique située ;

  • 3 On distinguera au moins des paradigmes dérivationnels, flexionnels, catégoriels, fonctionnels et dé (...)

5ii) il s’agit de s’interroger sur la possibilité de distinguer différents types de paradigmes3, à partir d’un nombre limité de critères : au moins des critères de forme (fini vs infini), de nature (paradigmes en langue et en co(n)texte), de palier de complexité (morphème, lexème, lexie, énoncé, texte/discours…), de structure (modes de structuration interne des classes d’éléments) ;

  • 4 Nous conférons au terme de discours son acception en analyse du discours (en prenant en compte la d (...)

6iii) on y ajoutera une interrogation sur les modalités de l’articulation du système de la langue ou de classes lexicales avec le déploiement du texte et du discours4. Nous nous intéressons à la visée par projection hors des cadres supposés statiques de la langue qui commandent au déploiement d’une dynamique textuelle ou discursive débouchant sur des moments et des lieux de stabilisation, mais aussi de déstabilisation du sens et de relance du processus de la construction du sens. Il s’agit ainsi de penser ensemble la signification au niveau du système de la langue et du sens au niveau de son actualisation ou réalisation dans le texte/discours.

7Eu égard aux échanges entre le paradigme et le texte ou le discours, deux types de constructivisme se font l’écho d’une double conjoncture scientifique, selon Visetti (2004a) : le constructivisme dit « assembleur », qui conjugue deux types de relations élémentaires, celle, spatio-temporelle, de « juxtaposition ou succession ponctuelle le long d’échelles discrètes » et celle de la relation logique entre deux termes ; enfin, le constructivisme dit « génétique », qui vise, écrit Visetti, la « croissance, la différenciation, la complexification d’un potentiel qui est déjà organisé dès le début, sans pour autant déterminer de façon immanente le procès qui s’engage ». La question est alors celle, fondamentalement, du poids des déterminations et de la marge de manœuvre à la base de la singularisation d’un projet de sens. Dans une perspective dynamiciste, nous nous demandons dans quelle mesure il faut miser sur la complémentarité des deux mouvements constructivistes, au delà d’un différend herméneutique, et sur une double rationalité scientifique, notre hypothèse étant celle d’une interdépendance entre les déterminations locales, tributaires d’un processus programmé, et le déploiement textuel ou discursif qui gère des fluctuations auxquelles une communauté socioculturelle et historique fournit un soubassement ;

  • 5 Cf. aussi Dahlet (1996, p. 112) au sujet du « métamorphisme », défini par Benveniste comme le « pro (...)

8iv) nous concevons l’intérêt d’une saisie modélisante comme a posteriori, d’une déhiscence interne au niveau discursif, qui fait apparaître le niveau métatextuel, métadiscursif, voire métaénonciatif. Il faut considérer le retour, à partir du texte ou du discours, vers le système. Plus exactement, il s’agit de statuer sur le progrès réalisé discursivement à travers la mise en regard, au delà même de l’accaparement de la durée et de l’étendue par le texte ou le discours, de deux états du système. Comme le note Dahlet (1996, p. 111), en s’appuyant sur le parcours de Benveniste, « l’assomption énonciative de la langue correspond […] à la possibilité d’une remarquable inversion du cheminement méthodologique : non pas projection de la langue en discours, mais projection du discours en langue, comme garantie de son existence et de la consistance de ses descriptions »5. Mais le terme de « paradigmatisation » servira aussi à renvoyer à une stratégie textuelle, voire à une activité constitutive du texte qu’on peut aborder sous l’angle de la reformulation ;

9v) fondamentalement, ce qui se joue ainsi, de la langue au texte et au discours, du paradigmatique au syntagmatique, et retour, c’est le principe de rationalité qui sous-tend la décision théorique de mettre en avant le paradigme. Nous dirons, en première approximation, que le paradigme est un ensemble cohérent d’hypothèses de sens ou de possibles, pourvu de frontières qui le constituent en un tout offrant au scientifique — au linguiste, au sémioticien, au philosophe du langage, mais aussi au sociologue — un point de vue unificateur sur les phénomènes étudiés. Une question se fait alors insistante : d’un point de vue épistémologique, est-il pertinent de prévoir une alternative à l’artefact paradigmatique, des modèles enserrant l’hétérogénéité, des assemblages plus ou moins lâches qui maintiennent vives la fracture, l’inégalité, la tension ? Cette question constitue comme l’horizon de cet article.

10Les réponses aux questions posées seront déclinées en quatre temps. Dans une première partie, nous nous interrogerons sur la possibilité d’établir une typologie qui prenne en compte le morphème, la lexie et l’énoncé et intègre l’idée du continu et de la gradualité des oppositions. Dans une deuxième partie, l’accent sera mis sur la praxis énonciative alimentant le texte et le discours eux-mêmes. Le paradigme sera ensuite considéré comme un ensemble de représentations. Dans une troisième partie, le paradigme sera approché du point de vue de l’énonciation. Enfin, l’accent sera mis sur la paradigmatisation et les régimes de la reformulation.

1. Du morphème à la lexie et à l’énoncé : paliers de complexité et dynamisme

11Afin de caractériser le paradigme davantage, nous commencerons par rappeler les critères permettant de distinguer les paradigmes en langue et en co(n)texte ; nous nous demanderons dans quelle mesure il est possible d’introduire le principe de dynamicité dans le paradigme lui-même ou du moins d’articuler le discontinu avec le continu ; enfin, nous nous interrogerons sur une extension possible du palier de complexité du paradigme au delà du morphème et de la lexie.

12Dans un article intitulé « La microsémantique », Rastier (2005) distingue trois degrés de systématicité : i) le système fonctionnel de la langue dont relèvent l’inventaire des morphèmes et les règles de leur combinaison ; les classes sont fortement finies ; ii) les normes sociales, dont relèvent les lexies et leur référenciation ; les classes sont faiblement finies ; iii) les normes idiolectales, dont relève l’usage privé du langage.

13Il est ainsi significatif que la nature du taxème selon Rastier, défini sur une base différentielle comme une classe de sémèmes qui se distinguent par des sèmes spécifiques inhérents et partagent au moins un sème générique, invite — sans doute plus que les classes sémantiques du domaine, du champ et de la dimension — à explorer les frontières entre deux logiques : le système de la langue et le lexique (le mot « comme contexte » — les normes sociolectales — et le « mot en contexte » — les normes idiolectales).

14Ainsi, quand Salanskis plaide dans Herméneutique et cognition (2003, p. 164) pour une conception « contextuelle » du taxème, cela lui permet de dégager l’« élaboration herméneutisante de la sémantique interprétative », sur la base de la double inclusion dans la sémantique de la dimension pragmatique, à travers le sème afférent, et de la conception encyclopédiste du sens. Il écrit ainsi qu’à rebours d’une « compositionnalité universelle et ultime du sémantique », qui régirait l’« assemblage d’un “mot” à partir d’atomes sémantiques une fois pour toutes donnés », « le contexte est celui du taxème, c’est-à-dire de la petite batterie de mots (de sémèmes) composant l’univers pertinent dans la situation (textuelle, sociale, subjective) » (ibid., p. 166). Cherchant à résoudre l’épineuse question de la circularité — les sémèmes équivalent à des ensembles de sèmes qui, pour leur part, sont définis sur la base des écarts entre sémèmes —, il ajoute, au titre d’une des réponses possibles, que les sèmes sont l’« explicitation des écarts entre les sémèmes, et [que] les sémèmes sont interprétés dans chaque contexte comme la somme des sèmes qu’ils portent », rendant ainsi compte d’une dynamique d’instauration ou d’effectuation du sens dans un contexte à partir d’une mémoire différentielle du possible, qui s’en trouve alimentée en retour. Nous retrouverons ce point plus loin.

15En somme, ce n’est pas tant la possibilité de la constitution de taxèmes en contexte qui est sujette à discussion que la forme qu’ils revêtent, le degré de leur ancrage dans l’immanence, et le degré de systématisation, d’abstraction, voire — pour certains — d’idéalisation, qui les caractérise.

16Il est significatif que le critère de distinction soit celui de la norme. Si les normes (sociales) — et parmi elles, le système fonctionnel lui-même — constituent autant de formes de systématisation du contenu linguistique, elles sont « portées », d’abord, par les traits afférents. Dans ce cas, comme le montre Badir (1999), il s’agit de déplacer la ligne de partage entre les sèmes afférents qui, par définition, mettent en contact des sémèmes appartenant à des taxèmes distincts, et les sèmes inhérents, certains des traits dits afférents pouvant être assimilés aux sèmes inhérents sur la base du critère de leur « fonction déterminante » (plutôt que déterminée) dans l’analyse du sens textuel (par exemple le sème /faiblesse/ dans : « Mon père, je suis femme et je sais ma faiblesse » [Corneille, Cinna]).

17Au terme de cette rapide incursion dans les terres de Rastier, retenons, pour l’instant, i) qu’en tant que forme de systématisation et de codification du sens, le paradigme peut être défini au niveau du système (morphèmes) et du lexique ; ii) que les types de paradigmes peuvent se caractériser par ce que Rastier appelle dans Sens et textualité (1989, p. 50) différents « degrés de systématicité » ; iii) que le co(n)texte est un facteur discriminant (système fonctionnel de la langue, normes sociales, normes idiolectales).

18Mais poursuivons sur notre lancée en soulevant le problème, fondamental, d’une modélisation dynamique de la conception différentielle, contre une vue statique du paradigme.

  • 6 Le rapport associatif s’appuie sur une communauté non seulement de contenu, mais de forme, de fonct (...)

19Considérons, à cet effet, l’organisation hiérarchique interne du paradigme telle qu’elle se distingue des groupements associatifs selon Saussure (1916 [1972])6. On songe à la classes des substitutions selon Jakobson (1963, p. 62), qui ne distingue pas seulement entre la similarité sémantique (ou contraste) (pour hutte : cabane, palais, antre, terrier) et la contiguïté sémantique (chaume, paille ou pauvreté), mais subdivise la première en tautologie (hutte), en synonymes (cabane, cahute), en antonymes (palais) et en métaphores (antre, terrier).

  • 7 Cf. chez Rastier (2005) les oppositions entre contraires (mâle, femelle), entre contradictoires (po (...)

20Il semblerait que l’organisation demeure largement statique. Le « modèle continu du sens » selon Victorri (2004), qui prévoit un « espace sémantique continu, multidimensionnel, muni d’une structure topologique », permet alors de franchir un pas7.

  • 8 Une des questions fondamentales est celle de l’organisation des paradigmes. Ainsi, Manguin et Victo (...)

21Trois aspects méritent une attention particulière. Soit, tout d’abord, la multidimensionnalité. Ainsi, pour reprendre un exemple de Hjelmslev (cité par Victorri), il ne suffit pas de dire que le mot « bois » évoque tantôt « Wald », tantôt « Holz », mais il faut rendre compte de la synonymie partielle de « bois » et de « forêt », en même temps que d’autres dimensions (ramure des cervidés, instruments de musique). Ensuite, il faut envisager le franchissement des frontières des régions de sens : pour rendre compte des phénomènes de polysémie et de synonymie, Victorri avance que les unités synonymes définissent un « recouvrement avec chevauchement des frontières »8. Enfin, la correspondance entre ce qu’il appelle l’espace sémantique et l’espace phonétique est graduelle, une unité étant plus ou moins « pertinente » pour évoquer tel sens ; elle est énoncée phonétiquement de manière plus ou moins « efficace ».

22Dans quelle mesure la sémiotique permet-elle de faire avancer la réflexion ? La complexité du carré sémiotique, tel que le conçoit la sémiotique greimassienne, est due aux degrés dans la génération des termes (termes, métatermes contradictoires et métatermes contraires, terme complexe et terme neutre), mais aussi à la dissymétrie forte, dans la version du Dictionnaire (Greimas & Courtés 1979), liée à une relation entre un avant et un après (d’abord A, ensuite A nié), entre une constante et une variable (si A nié, alors non-A). On y constate une première dynamisation du paradigme.

  • 9 Cf. aussi la modélisation morphodynamique du taxème par Rastier (2003), issue de la théorie des var (...)

23Celle-ci se renforce avec la sémiotique tensive : dans « Note sur la structure des paradigmes » (La Structure tensive, 2012), Claude Zilberberg propose de « traverser » le paradigme. Prévoyant une opposition graduée, qui se déploie en quatre positions de s1 à s4 (sur-contraire atone, sous-contraire atone, sous-contraire tonique, sur-contraire tonique), il montre comment la suite de termes /avoir peur/, /appréhender/, /craindre/, /redouter/ s’organise selon une série ascendante scindée en [relèvement vs redoublement], qui est analysée par les couples [amorce-progression] et [amplification-saturation] (ibid., p. 89). La suite des termes est alors tendue entre conservation ou synonymie et non-synonymie. Le paradigme se profile sur le fond de la complémentarité des notions de hiérarchie et d’analyse, un niveau dominant analysant un niveau dominé, et de la solidarité de la morphologie et de la syntaxe. Zilberberg propose ainsi des définitions tensives des grandeurs constitutives du paradigme : /avoir peur/ est plus ou moins équivalent à « modération de la non-peur + amorce de la peur » ; /appréhender/ à « diminution de la non-peur + progression de la peur » ; /craindre/ à « réduction de la non-peur + amplification de la peur » ; et /redouter/ à « exténuation de la non-peur + saturation de la peur/ (ibid., p. 103). On peut alors se demander si le paradigme selon Zilberberg contient en puissance des parcours concurrents (par exemple, pour le paradigme des pronoms personnels, dans le sens de la (dé)singularisation — du « je » au « on », ou inversement —, du débrayage et de l’embrayage)9.

24Dans la foulée, une première question est alors celle de la variabilité interne et intrinsèque du paradigme, grâce au fond continu. Dans quelle mesure la variabilité constitue-t-elle un trait identitaire ? Le rapprochement avec la forme schématique selon Culioli peut être intéressant. La forme schématique d’un item lexical propose en effet une organisation et une interprétation sur la base de pôles de régulation des interactions de l’item avec les éléments de son environnement textuel. En ce sens, comme l’écrivent Franckel et Paillard (1998, pp. 61-62), la forme schématique mobilise trois plans de variation : une variation interne à l’unité elle-même ; une variation qui tient aux items lexicaux du co-texte ; la variation des constructions syntaxiques. Passant de la forme schématique de l’item lexical au paradigme, nous en retiendrons, pour notre propos, que l’identité de ce dernier ne suppose plus une stabilité donnée une fois pour toutes, mais qu’elle est par définition non seulement différentielle, mais variationnelle.

25Mais on considère dans ce cas la réalisation co(n)textuelle. Il faut envisager à nouveaux frais un palier de complexité au delà du morphème et de la lexie : celui du texte/discours. Comment penser un tel élargissement du champ paradigmatique au texte/discours occurrentiel, qui peut être à la base d’une systématisation de type paradigmatique ? C’est prendre parti pour une « linguistique de la parole ». Ici-même, Rabatel cite Rastier (2015, p. 84) : « Les oppositions “en langue” revêtent alors le statut de reconstructions hypothétiques établies à partir des différences observées “dans la parole” ».

2. Le paradigme « textuel/discursif »

  • 10 Cf. Ouellet (2000, p. 362) : « [...] c’est un énoncé qui parle moins des faits qu’il rapporte que d (...)

26La deuxième acception du terme « paradigme » permet d’aller dans ce sens : le paradeigma selon Aristote est un cas exemplaire, un exemplum pour les latins, instaurant une relation de particulier à particulier. On saisit bien l’enjeu, le paradigme, qui se présente dans une structure narrative, introduisant l’empirique (l’expérience), l’occurrence, la circonstance, le plus familier et l’éventualité comme supports du type, de la règle, du concept et de la nécessité. Il est métadiscursif, la structure narrative ne valant qu’en tant que cas exemplaire et exemplifiant au regard du principe, du concept, du « discours systématique » exemplifiés. Le paradigme est échafaudé à partir du fait raconté lui-même, par le biais du schéma d’action10.

  • 11 D’un point de vue linguistique, la réflexion sur la typicalité nous conduit à nous tourner vers Vic (...)

27Mobilisant un tout autre cadre théorique, on peut renvoyer à Kuhn (1962, 1970), qui distingue dans le paradigme la « matrice disciplinaire » et le « modèle exemplaire » (exemplar). Il considère le paradigme comme la catégorie décrivant ou construisant des pratiques scientifiques typiques singulières exemplaires. Mais on peut aussi rappeler que, dans La Critique de la raison pure, Kant reconnaît la typicalité de l’exemple paradigmatique, mais qualifie ce dernier de secondaire, voire de dangereux eu égard à la compréhension de la règle ou de la loi dans leur universalité11.

28S’il n’est pas question de rabattre l’acception aristotélicienne du mot « paradigme », bien spécifique, sur celle que nous avons considérée dans la première partie, on retiendra de ce détour la possibilité d’une approche empirique, inductive. De ce point de vue, la distinction, en sémiotique, entre le système et la praxis énonciative ouvre de nouvelles perspectives.

29Dans « L’impersonnel de l’énonciation. Praxis énonciative : conversion, convocation, usage » (1993), Denis Bertrand confie au « primitif », c’est-à-dire au produit de l’usage, repris et stabilisé, le soin d’alimenter en retour le schéma, c’est-à-dire le système ouvert des relations disponibles dont l’usage cristallise, en les réalisant textuellement ou discursivement, certaines des potentialités. Les primitifs acquièrent ainsi, « à titre d’éléments constitutifs, des propriétés comparables à celles du système » (ibid., p. 29).

30On se donne ainsi les moyens de distinguer non seulement le paradigme au niveau des morphèmes (le système de la langue formé de virtualités et de disponibilités) et le paradigme au niveau des lexies (cf. le taxème selon Rastier), mais encore le paradigme qui intègre les « primitifs » frappés d’historicité.

31Dans ce cas, quel est le mode de structuration interne du paradigme « textuel/discursif » ? Interrogeons, plus spécifiquement, le lien entre le paradigme et cette classe de textes ou de discours qu’est le genre : notre hypothèse est, en effet, que le paradigme lui confère son assise et, qu’en retour, en dégageant la structure interne du genre, on cerne mieux celle du paradigme en discours.

  • 12 L’espace tensif est marqué par les « modes sémiotiques » selon Zilberberg (2012) qui rendent compte (...)
  • 13 Fontanille (1999) souligne le fait que les genres sont des actes de langage.

32En ce qui concerne le genre, on conçoit l’intérêt de l’approche sémiotique qui met l’accent sur un ensemble de sélections congruentes opérées dans différentes composantes non seulement syntaxiques, mais catégorielles, à différents niveaux d’un parcours génératif du sens. De ce point de vue, le genre repose sur l’articulation perspective — selon des points de vue déterminant des « régimes » de la catégorie — d’espaces : l’espace tensif, qui correspond à la corrélation de variations en sens inverse ou converse sur les axes de l’intensité (acuité perceptive ou conceptuelle…) et de l’étendue (manifestations du nombre, de la localisation spatio-temporelle, etc.) (Zilberberg 2006)12 ; l’espace thymique ; l’espace aspectuel : la saisie-arrêt et le balayage homogénéisant ; l’espace des valeurs ; l’espace modal ou encore l’espace interactionnel13.

33Prenons l’exemple de l’auto-sociobiographie d’Annie Ernaux : sous quelles conditions rend-elle visible le paradigme dont elle est une forme de manifestation ? On peut en retenir quatre, dont il faudra mesurer les implications sur la définition même du paradigme en discours. D’abord, il faut que le genre valide, sinon la récurrence d’un certain nombre de choix solidarisant le plan de l’expression et le plan du contenu, du moins leur exemplarité (différence entre le type et l’occurrence). Ensuite, il faut que l’auto-sociobiographie maintienne vives des tensions, externes, quand les choix toujours dissidents s’affirment sur le fond d’une opposition (l’auto-sociobiographie contre le récit de vie traditionnel), et internes : elle est traversée par une dialectique s’exerçant à différentes strates du sens. Voyons, en guise d’exemple, le jeu sur les pronoms. Il s’agit d’éviter tant le « je » — « Il y a dans le “je” trop de permanence, quelque chose de rétréci et d’étouffant », écrit Annie Ernaux — que le « elle », qui comporte « trop d’extériorité, d’éloignement » (2008, p. 179). Le « je transpersonnel » correspond à une « forme “impersonnelle”, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de l’“autre” qu’une parole de “moi” » (1994). Comme le note aussi Rabatel (not. 2013), une subjectivité prend forme, tendue entre l’intersubjectivité et le confortement d’une identité grâce à cette excursion en direction de l’autre (mieux dire une intériorité grâce à l’extériorité et au partage). On associera ainsi au genre auto-sociobiographique comme paradigme une oscillation entre le « nous » inclusif et le « on », forme de compromis, puisque le pronom indéfini cumule sur lui plusieurs acceptions (Fløttum et al. 2005). Mieux, du point de vue des cinétismes mis en œuvre, on peut considérer le mouvement — l’opérativité — qui conduit du « je » au « nous » et au « on » et qui peut être intercepté à travers une saisie précoce (Guillaume), sur le « nous », par exemple. On ajoutera une troisième condition : les choix effectués dans différents espaces doivent s’enlever sur, et interagir avec un continuum qui ne serait autre que la praxis énonciative au sens large. Fontanille (2014) qualifie cette dernière de « diffuse, multiple et plastique ». Il écrit ainsi :

[…], chaque énonciation particulière est considérée comme l’une des occurrences d’une praxis énonciative plus vaste, plus diffuse, et impersonnelle. La praxis énonciative « navigue » entre des strates textuelles potentielles, entre diverses formes immanentes, entre des isotopies qui sont en compétition, entre plusieurs devenirs possibles des trames narratives, pour les conduire vers la manifestation.

34Nous entrevoyons une quatrième condition : le genre tient son assise, notamment axiologique, du paradigme tel qu’il est possible de le penser dans un contexte historique, social et culturel donné, à propos d’une sphère d’activités déterminée. En l’occurrence, le genre auto-sociobiographique se déploierait le long des lignes de fracture du paradigme post-moderne (la déconstruction d’une subjectivité émiettée, éparse, mobile, qui s’abîme dans le collectif, fût-ce pour se (re)construire in fine).

35C’est franchir le pas entre les deux premières acceptions du mot « paradigme » et la troisième, strictement complémentaire : le paradigme peut en effet être défini comme une structure gérant, à un niveau d’englobement supérieur, un ensemble de représentations collectives, historiques, culturelles et sociales, d’assomptions, de croyances.

36Prenons comme exemple le paradigme de l’art contemporain, bien étudié par Nathalie Heinich d’un point de vue davantage sociologique : un paradigme est

une structuration générale des conceptions admises à un moment donné du temps à propos d’un domaine de l’activité humaine : non tant un modèle commun — car la notion de modèle sous-entend qu’on le suive consciemment — qu’un socle cognitif partagé par tous. (2014, p. 43.)

37Les conséquences d’un tel élargissement de la définition du paradigme sont au moins doubles.

38D’une part, l’exemple du paradigme de l’art contemporain nous met d’emblée face à un problème. En effet, vérifier le type d’organisation interne multistrate que nous avons pu projeter à partir du genre, c’est considérer non seulement la « structuration générale des conceptions admises », mais,dans la perspective d’une sémiotique des pratiques (Fontanille 2008), d’autres niveaux de pertinence que celui des structures textuelles ou discursives : le support (par exemple la feuille de papier, la toile) et l’objet (par exemple le livre, le tableau), mais aussi le contexte institutionnel, qui détermine des formes de médiatisation et des pratiques. Ainsi, si les Combine paintings de Rauschenberg — des assemblages empruntant à la sculpture, à la peinture, voire à l’installation — sont emblématiques d’une rupture et d’un renouvellement des valeurs de l’art moderne, c’est grâce, entre autres, à l’instanciation à travers des matériaux hétérogènes, mais aussi, plus largement, à une scénarisation des œuvres dans des galeries qui, telles la galerie new-yorkaise de Leo Castelli ou la galerie Iris Clert à Paris, accueillent l’art d’« avant-garde ».

39Ainsi, ce détour par le non verbal invite à reposer avec force la question de la légitimité de l’artefact « paradigme » ou, du moins, celle des implications du choix du principe de rationalité correspondant. Parler de paradigme de l’art contemporain, n’est-ce pas à la fois tendre vers l’horizon de l’unification d’un ensemble de sélections (sur la base de la résolution dialectique par intégration des différences) et, dans le même temps, contre cet imaginaire, déclarer la vanité de ce geste ? N’est-on pas amené à proclamer la différence irréductible, l’hétérogénéité maintenue ? Nous reviendrons sur ce point.

40D’autre part, retenir cette troisième acception du terme « paradigme », c’est considérer que le paradigme cautionne, mais aussi détermine un type de comportement et d’action : dans une perspective plus nettement praxéologique, les normes et les règles pratiques en assurent une efficience maximale. Elles s’assortissent d’instructions et garantissent l’établissement de relations intersubjectives, propices à différentes formes de collaboration.

3. Le paradigme du point de vue de l’énonciation

41Précisément, le terme d’instruction mérite d’être commenté davantage. Il est lié à la conception du paradigme a priori, supposé déjà donné avant l’actualisation, sous différentes formes, dans le texte/discours. Il correspond, ainsi que nous l’avons avancé, à une manière de penser le paradigme (à un point de vue sur le paradigme).

42Dans ce cas, il faut comprendre comment le paradigme a priori (système de la langue, lexique, primitif) influe sur la sémiosis, comment s’opère le passage du paradigme en langue ou en co(n)texte à la textualisation et à la discursivisation.

43À cet effet, précisons la notion, nodale, de modèle. De l’ordre du virtuel, il précède, oriente ou régit ce qui relève dès lors de la réalisation concrète. Qu’il soit défini en langue ou en co(n)texte, le paradigme a priori semble en effet s’assortir d’un devoir-dire contraignant. Très chargé axiologiquement, le paradigme définit, dans sa version la plus forte, comme une rectitude du dire. Cette idée est promue par la sémantique lexicale de Victorri, par exemple, qui utilise avec Gilles Col et al. (2010) l’expression « forme schématique » (en prenant appui sur les travaux de Culioli) : celle-ci caractérise chaque unité hors contexte, décrivant « comment l’unité doit se comporter dans le processus de construction du sens ».

44Dans un tout autre cadre théorique, la notion d’exemplification véhicule l’idée du devoir-faire. Wittgenstein écrit dans Le Cahier brun (1996, pp. 257-258) :

Il est vrai que je peux entendre jouer un air et dire : « Ce n’est pas ainsi qu’il faudrait le jouer, mais comme cela » : et je le siffle sur un tempo différent. Ici on est enclin à demander « A quoi correspond le fait de savoir sur quel tempo un morceau de musique devrait être joué ? » Et l’idée vient tout de suite à l’esprit qu’il doit y avoir un paradigme [paradigm] quelque part dans notre esprit, et que nous avons changé le tempo afin de nous conformer à ce paradigme.

45Le commentaire de Narboux (2005, p. 257) est particulièrement éclairant :

Il n’y a donc pas de paradigme en dehors du thème au sens d’un modèle abstrait, mental ou idéal, auquel l’expression particulière avec laquelle la mélodie doit être jouée correspondrait, mais il y a bien un paradigme en dehors du thème au sens d’une exemplification explicite de cette expression (d’un certain mode d’articulation, de ponctuation, d’accentuation), qui est susceptible de me faire comprendre comment la mélodie doit être jouée. […] cela signifie que le paradigme n’exemplifie l’aspect qu’en tant qu’il ne peut lui-même en aucun cas être abstrait d’une culture et qu’en un sens l’aspect exemplifié est immanent à rien moins qu’au champ entier de nos jeux de langage, de nos formes de vie, de notre culture.

46On notera enfin que selon Kuhn (1970 [1962], p. 10) :

[…] some accepted examples of actual scientific practice — examples that include law, theory, application, and instrumentation together — provide models from which spring particular coherent traditions of scientific research. […] Men whose research is based on shared paradigms are committed to the same rules and standards for scientific practice.

47Mais il faut introduire une distinction supplémentaire. Comme Schaeffer (1986, p. 186) le fait remarquer pour le genre, on opposera à une relation verticale prescriptive une relation horizontale, basée sur des ressemblances, des répétitions, des réécritures, des transformations. En somme, c’est mettre l’accent non seulement sur le devoir-dire, mais sur un pouvoir-dire. Pour expliquer le phénomène de la polysémie, Victorri associe au devoir-dire l’idée du « potentiel » inhérent à l’unité considérée, qui a le statut d’un type donné en langue.

48L’idée que le système et la praxis énonciative correspondent à des ensembles de virtualités convocables, qui à la fois constituent un réservoir de formes dans lequel le sujet d’énonciation peut puiser et régissent le déploiement du texte ou du discours, est récurrente et diversement théorisée. On songe, immédiatement, à la notion de « parallélie » selon Saussure (2002, p. 61) :

Nous appelons syntagme la parole effective,
– ou la combinaison d’éléments contenus dans une tranche de parole réelle,
– ou le régime dans lequel les éléments se trouvent liés entre eux par leur suite et précédence.

Par opposition à la parallélie ou parole potentielle, ou collectivité d’éléments conçus et associés par l’esprit, ou régime dans lequel un élément mène une vie abstraite au milieu d’autres éléments possibles.

49On songe aussi à la psychomécanique guillaumienne telle qu’elle est à la base de l’étude du lexique et, plus particulièrement, de la polysémie par Jacqueline Picoche (1986, p. 8) :

La notion de signifié de puissance, quoique rarement théorisée, est fondamentale chez Guillaume […].
Un signe totalise en lui-même un signifiant et un signifié de puissance qui lui est attaché de façon permanente. Le signifiant est le médiateur entre le signifié de puissance et le signifié d’effet qui résulte momentanément de l’emploi qui en est fait dans le discours.

  • 14 Comme le notent Fuchs et Le Goffic (1992), la position de Guillaume est intermédiaire entre les str (...)

50On sait que selon Guillaume (1971), le flux de la pensée met à contribution le potentiel de signification lié aux unités lexicales, tout en accueillant des « coupes », des points de fixation, d’arrêt du flux, que le cinétisme est prompt à unifier14.

51En même temps, quels sont les présupposés d’une telle pensée du paradigme ? Il apparaît que la possibilité même d’avoir des unités discrètes avec une signification plus ou moins stabilisée et figée, donnée en amont de la textualisation, voire un continu linguistique autonome, à la base de la praxis énonciative, met dans le débat l’opposition entre deux formes de la langue, intérieure et extérieure. Or, Visetti (2004b) oppose à ce qu’il appelle la dissociation entre la langue et la thématisation la « co-générativité, où chaque terme participe à la génération de l’autre, et subsiste en lui comme en filigrane ». Il écrit encore :

Une fois déconstruite l’opposition entre forme intérieure et extérieure de la langue, la langue n’apparaît pas seulement comme un système ou un répertoire de formes, mais comme une activité formatrice, et un milieu constitué, jusqu’en ses couches les plus « internes » ou les plus « fonctionnelles », par une nécessaire reprise à travers des mises en place thématiques.

  • 15 Culioli fait un pas de plus : des propriétés formelles spécifiques peuvent être dégagées à partir d (...)

52Et il ajoute que celles-ci « se présentent comme des formations inextricablement langagières et sémiotiques : formations qui sont anticipées par la langue et le lexique à des niveaux très variables de spécificité et de stabilité »15 (ibid.).

53Anticipation : il nous semble que l’hypothèse de l’anticipation, entre autres par la langue et le lexique, de continus du sens se développant au niveau du texte/discours est alors particulièrement propre à dynamiser la pensée du paradigme et à concilier une certaine conception de l’intériorité et de l’extériorité de la langue avec celle du devenir à chaque fois relancé et renégocié du texte et du discours.

54Dans ce cas, penser le paradigme dans le cadre d’une théorie sémiotique de l’énonciation comme pratique située oblige à réinterroger la frontière entre le noyau linguistique et lexical (cf. Victorri) et le déploiement textuel ou discursif, en prise à l’innovation.

55Sur le plan épistémologique, nous plaidons pour une conception dynamique ou dynamiciste, plutôt que pour une conception que Rastier (2006) appelle « logico-grammaticale » et qui, sur la base d’éléments alimentant le « vocabulaire » textuel et d’une syntaxe gouvernant des enchaînements, met en œuvre différentes formes de compositionalité et de détermination du local sur le global. Rastier propose de « dépasser la conception distributionnelle du texte par une conception morphosémantique qui tienne compte des inégalités qualitatives entre formes ».

56Dans ce cas, comment concilier la discrétisation des unités avec un flux de transformations textuelles continu ? On peut envisager une modélisation « intégrative » rendant compte d’un va-et-vient entre espaces de sens. Plusieurs étapes se dégagent :

  1. Les unités qui sont en compétition dans un paradigme en langue ou en co(n)texte, sur un fond continu (par exemple des textes se regroupant sur la base d’un ensemble de choix congruents et devenant des potentialités pour d’autres textes qui les transforment, ou, en sémantique lexicale, les différentes acceptions d’une unité polysémique avec les possibilités de recouvrement, d’ordonnancement, etc.) anticipent sur et sont dans l’attente des réalisations textuelles ou discursives possibles. Elles appellent ou projettent un contexte ;

    • 16 La notion de convocation sera précisée infra.

    simultanément, dans le meilleur des cas, ou de manière différée, les unités discrètes, liées à des parcours potentiels, sont convoquées16 en retour dans le cadre d’un projet de textualisation et déterminent le déploiement textuel (l’actualisation en contexte peut être plus ou moins complète et plus ou moins saillante ; elle est soumise à différents « types de normativité » (Rastier 2005)). En même temps, à travers les relations co(n)textuelles — d’abord isotopiques — qui se nouent, aux niveaux micro- ou macroscopique, le déploiement textuel opère des sélections et des extractions (tri) ou, au contraire, enrichit le paradigme dont on a supposé l’antécédence ;

    • 17 Victorri (1999, p. 96) recourt au principe de convocation/évocation de manière un peu différente, e (...)

    simultanément, grâce à l’épaisseur textuelle ou discursive, les unités équivalentes ou les valeurs non sélectionnées sont potentialisées et restent accessibles à l’arrière-plan, dans l’attente d’autres convocations ; c’est par ce biais, dirons-nous, que chaque entité textualisée évoque d’autres unités, d’autres acceptions et emplois possibles17.

  • 18 Cf. aussi Visetti (2004b) : la performance est « comprise comme une simple prise de possession (mêm (...)

57En effet, sensible à la dialectique de l’externe et de l’interne, nous sommes attentive à la construction du sens textuel et discursif négociant le passage entre le continu et le discontinu, à la performance18, à travers des réinvestissements des unités, des ajustements, et, plus largement, à une remise incessante dans le jeu des structures qui prennent forme, entre prise, dé-prise et reprise.

58La singularité et la diversité font émerger, à la suite d’observations et de découvertes, des régulations internes (plutôt que des règles) et des invariants (provisoires), à rebours de catégories préexistantes. Cette conception dynamique est en accord avec une mise en avant de la notion de textualisation, du devenir-texte en tant qu’il met en œuvre l’énonciation en acte qui permet à Fontanille (2003 [1998]) de proposer une voie alternative par rapport à celle de l’énonciation énoncée (repérage des marques de l’énonciation constituant le simulacre de l’énonciation dans l’énoncé). Une conception des ensembles se configurant de proche en proche permet d’échapper à l’idée d’une totalité de sens close sur elle-même.

  • 19 En même temps, cf. Col, Aptkman, Girault et Victorri (2010) au sujet du « caractère dynamique de la (...)

59Cependant, un tel modèle ne laisse pas de soulever des problèmes. Le terme de « convocation » mérite d’être commenté. Ce qui se décide, c’est le statut même de l’instance d’énonciation. Parler de « convocation », c’est, en effet, supposer l’existence non seulement d’unités discrètes, mais celle d’un sujet (singulier) constitué (par exemple, Col Aptekman, Girault et Victorri (2010) considèrent que la « notion d’assemblage » repose sur une « activité du sujet qui recherche l’information à traiter »19). Or, il nous semble qu’il faut prévoir — également à la suite des travaux de Fontanille (2014) — un mouvement impersonnel d’instauration qui fournit comme un substrat à la convocation, les paradigmes en langue et en co(n) texte étant une manifestation de la praxis énonciative (au sens large). Fontanille (2014) demande à la praxis énonciative de gérer l’actualisation, la virtualisation, la potentialisation et la réalisation de contenus associés à des formes de l’expression, en deçà même de l’apparition d’un sujet a posteriori :

Nous avons affaire […] à une « analyse en immersion » (embrayée), dont le caractère subjectal n’apparaît qu’a posteriori, par la mise en œuvre de la pratique et de son analyse. […] la difficulté apparaît alors du fait même qu’en l’absence de sujet posé a priori, il devient impossible de caractériser l’instance qui « construit » le sens pratique ou stratégique. Or la sémiotique est elle-même une pratique « constructiviste », pour laquelle le sens n’est pas déjà donné et à découvrir, mais au contraire à extraire des données observables et à construire par reformulation dans un métalangage.

60Se précisent alors, à la faveur d’une cristallisation des forces qui correspond à ce que Bordron (2002) appelle la « prise énonciative », les contours d’une instance sensible qui fait l’expérience du sens et se constitue de proche en proche en sujet d’énonciation, au fil des complexifications du « devenir un texte/discours ». Il est sans doute avantageux de mobiliser la notion culiolienne d’épilinguistique dont Jacques Fontanille a montré le rendement — cette « activité permanente, notent Culioli et Normand (2005, p. 111), dont nous n’avons pas conscience et qui nous fournit ses représentations qui s’entrecroisent, s’entrechoquent, etc. et qui vont faire que vous avez parfois de ces sens ». On peut en effet supposer que la « convocation » d’unités du paradigme se fonde sur le « geste mental » à la base de l’épilinguistique, la « rationalité silencieuse » qui, écrit Normand (2012, pp. 36, 37), est « à l’œuvre dans des processus à la fois cognitifs et affectifs, inséparables d’un engagement corporel, moteur de toute énonciation ».

61Ainsi, considérer le devenir-texte, les phénomènes de glissement, de modification, voire de métamorphose, allant de l’instable vers un degré de stabilité (avant une nouvelle déstabilisation), c’est envisager la possibilité non seulement d’une collectivisation du sujet singulier, d’une instance sensible et percevante affleurant à la surface d’un mouvement impersonnel d’instauration, mais du déploiement d’une force — d’une energeia au sens aristotélicien du terme : plus ou moins anonyme, elle prépare l’émergence d’une figure de sujet à la fois caisse de résonance et cristallisation de voix multiples, et responsable in fine d’un dire singularisant, qu’elle assume.

62En termes sémiotiques, le débrayage présuppose ce que, à la suite de Denis Bertrand (2005), on peut appeler un proto-embrayage, dans l’entrelacement d’une instance avec le langage : la prise de position dans le monde et au contact du langage d’une instance sensible encore diffuse. Cette instance sensible anticipe la réalisation proprement textuelle ou discursive d’un sujet qui est ressaisi et identifié a posteriori.

63On peut chercher, sur ces bases, à rendre compte de l’évolution, lente ou brusque, heurtée ou lisse, du paradigme.

64Il se présente en effet comme une formation qui est signifiante, pourvue d’une identité, mais aussi éminemment précaire, toujours tendue entre le ne… plus et le ne pas… encore, si l’on admet que sa réalité est d’abord interstitielle, ou entre le encore et le déjà. Globalement, si le paradigme peut évoluer, c’est pour une triple raison : grâce au fond continuiste et grâce à la variabilité interne dont nous avons fait état ; grâce aux variations co(n)textuelles ; grâce au progrès réalisé par la textualisation et la discursivisation (après la convocation des unités, leur actualisation sous diverses formes, l’exploitation des parcours que le paradigme contient en puissance). Si le global l’emporte sur le local, les choix paradigmatiques sont placés sous l’autorité du syntagmatique.

65Mais quelles sont les opérations concrètes ? Plusieurs modélisations sont possibles, en fonction des cadres théoriques sollicités. On peut en retenir quatre qui, malgré leurs différences évidentes, traitent, chacune à sa manière, l’articulation du continu et du discontinu. Elles se distinguent par la place accordée à l’invariant (rendant possibles la rupture, la discontinuité) et au principe de la variation intrinsèque, de la déformation.

66Soit d’abord, au palier des classes lexicales et de leur évolution diachronique, la modélisation morphodynamique de Rastier (2003). Une modélisation morphodynamique du taxème permet de mettre en relation la dynamique sur l’espace interne (l’espace des textes et discours où, en fonction des contextes attestés, un terme a un bassin d’attraction plus ou moins grand) et un point sur l’espace externe (des discontinuités sémantiques « en langue » à un moment donné). L’évolution diachronique est alors représentée à travers un vecteur sur l’espace externe.

67Culioli (1990, pp. 129-130) écrit pour sa part :

La déformation est une transformation qui modifie une configuration de sorte que certaines propriétés restent invariantes sous transformation, tandis que d’autres vont varier. […]
Pour qu’il y ait déformabilité, il faut que l’on ait affaire à une forme schématique (telle qu’il puisse y avoir à la fois modification et invariance), que l’on ait des facteurs de déformation et que l’on ait une marge de jeu, un espace d’ajustement muni de propriétés topologiques.

68Nous considérons que les « facteurs de déformation » sont tributaires de variantes co(n)textuelles et que « l’espace d’ajustement » correspond a minima à une structure prédicative et, plus largement, au texte/discours.

69Ensuite, dans une perspective textualiste dynamiciste, il s’agit de comprendre comment le déploiement du texte ou du discours peut donner lieu à une ressaisie à la fois globale, exemplifiante et/ou généralisante, sous forme de paradigme, comment les formes textuelles se prêtent à la discrétisation et à la configuration catégorielle, en faisant accéder, par le biais de la reconstruction, à un nouveau « système » (qu’il serait possible de confronter avec le « système » initial). L’évolution du paradigme serait alors fonction du passage de l’occurrentiel au type, voire à la règle, en tout cas au modèle métadiscursif ou métaénonciatif, par le biais de l’abstraction, de la généralisation et de la systématisation.

70Enfin, adoptons, fût-ce brièvement, le point de vue sociologique ou philosophique : le détour confirme la malléabilité du paradigme et ouvre sur d’autres modèles explicatifs. S’appuyant sur Kuhn, Heinich écrit :

Car un paradigme n’a pu s’imposer qu’au prix d’une rupture avec l’état antérieur du savoir, et il sera probablement supplanté un jour par une autre conception : c’est ainsi que procèdent les « révolutions scientifiques », non pas par une progression linéaire et continue de la connaissance, mais par une série de ruptures ou, en d’autres termes, de « révolutions ». (2014, p. 43.)

71Même si le paradigme selon Kuhn et l’épistémè selon Foucault diffèrent eu égard à la réalité décrite, on peut mettre en parallèle la « révolution » scientifique de l’un avec la « discontinuité » de l’autre. Y opposera-t-on un autre modèle, restaurant la continuité par rapport à la discontinuité ? Comme le suggère d’ailleurs Heinich, on peut confronter la notion de « révolution scientifique » avec celle de « refonte épistémologique » de Bachelard (1951). L’intérêt du concept de refonte, c’est-à-dire de réaménagement du savoir, est de rendre compte d’une rupture épistémologique, alors même que la discontinuité historique n’est ni totale, ni immédiate, mais met en œuvre un processus ponctué de rectifications.

4. La paradigmatisation et la reformulation

72Enfin, adoptant toujours le point de vue d’une conception dynamiciste du « devenir un texte ou un discours », qui mise plus ou moins sur le principe de la variabilité interne, déplaçons l’accent du paradigme vers le processus de la paradigmatisation envisagée comme une stratégie textuelle/discursive et comme une activité énonciative interne, indépendamment même de la constitution d’un paradigme.

73Le processus de la paradigmatisation peut être abordé sous l’angle de la reformulation.

74On sait que, depuis les années quatre-vingt, la reformulation, souvent concurrencée par la paraphrase, a suscité, en linguistique, une production importante. Corinne Rossari (1990, 1994) distingue les reformulations paraphrastiques, à la base d’une relation d’équivalence avec la première formulation (dont témoignent les marqueurs « c’est-à-dire », « en d’autres termes », « autrement dit »…), des reformulations non-paraphrastiques, qui donnent lieu à un changement de perspective énonciative (opérations de récapitulation, d’invalidation ou reconsidération). Précisément, c’est la reformulation de reconsidération qui retient davantage notre attention, par la tension, plus ou moins conflictuelle, entre formulations qu’elle introduit — sur la base d’un hypothétique « mieux-dire » — et par l’effet de rétroaction de la reformulation sur la première formulation. Dans ce cas, la prise de distance par rapport à la première formulation est plus ou moins forte suivant qu’il s’agit d’une opération de récapitulation (« en somme », « bref », « en un mot »…) ou d’invalidation (« enfin »…) et de reconsidération, par introduction d’un point de vue nouveau (« de toute façon, en fait, en réalité, en tout cas, tout bien considéré, somme toute »…).

75Sur cette base, il paraît utile de rappeler, eu égard à l’équivalence, que, selon Fuchs (1982, p. 53), il faut prévoir l’existence de « sémantismes communs et de sémantismes différents/différentiels », il faut « établir des degrés d’équivalence entre les [formulations] selon le type et le nombre d’éléments sémantiques communs ».

76Notre objectif est de distinguer quatre régimes — les régimes de la coïncidence, de la divergence, de la variance et de la co-variance — d’un point de vue tensif, en prévoyant des corrélations inverses ou converses entre les axes de l’intensité (acuité perceptive ou conceptuelle…) et de l’étendue (manifestations du nombre, de la mesure, de la localisation spatio-temporelle…). Pour mettre nos hypothèses à l’épreuve de cas concrets, nous convoquons La Belle Captive de Robbe-Grillet, mais aussi des tableaux de Paul Klee.

77Le régime de la non-coïncidence se définit par l’entrée en contact et en tension de deux expressions localisées dans La Belle Captive de Robbe-Grillet (1975) entre lesquelles s’esquisse une relation d’équivalence (étendue et intensité faibles, l’intensité étant mesurée en degrés de « reconsidération ») :

Fraîche rose couleur chair, pendue la tête en bas dans l’embrasure de la fenêtre grande ouverte… Déchirant soudain le silence, on entend alors un cri de femme, tout proche, qui paraît venir de la chambre à côté, à travers une cloison sans doute très mince. […] Ou bien, ça ne serait pas à travers la cloison, mais par la fenêtre ouverte à deux battants, là aussi, sur une mer blanche et bleue.

78Les modalisateurs épistémiques indiquent que les lexèmes « cloison » et « fenêtre » ne s’insèrent pas dans des énoncés assertifs et que, grâce au choix marqué par « ou bien », qui ouvre sur une énumération de possibles, dans un régime de sens qui relève de l’hypothèse et de la proposition, la loi de la « consistance narrative » n’est pas mise à mal. L’ouverture qui est ainsi pratiquée, le suspens du sens, permet de rester en deçà du réajustement proprement dit.

79Il en va différemment du régime de la divergence. Il se caractérise par une intensité forte, en relation avec une étendue restreinte. La Belle Captive met aux prises, localement, les expressions verbales complexes « poisson-femme » et « femme-poisson », que Robbe-Grillet associe à deux tableaux de René Magritte : L’Invention Collective (1934, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen) et L’Univers interdit (1943, Liège, Musée d’Art Moderne). La ressaisie paradigmatisante exhibe l’inversion des contenus sous une forme concentrée.

80Mais passons au troisième régime, celui de la variance : l’étendue forte — développement dans le texte — est corrélée avec une intensité (invalidation ou reconsidération) faible. Prenons comme exemple le tableau Rythme plus strict et plus libre de Paul Klee (1930, Munich, Lenbachhaus Museum).

81Plus précisément, les sept bandes pourraient sans doute être comparées à sept isotopies entrant en interaction les unes avec les autres. Nous dirons plutôt que les deux bandes en bas du tableau fournissent comme un soubassement développé dans l’étendue, qui propose un principe de composition à travers des modules binaires formés sur l’alternance de rectangles noirs et rouges, d’une part, bleu-violet et blancs, d’autre part, et fonde un principe de variation sur des correspondances termes à termes, alternées et décalées.

82Enjambant à chaque fois une bande horizontale « tampon », et créant même un effet de tridimensionnalité, une verticalité s’esquisse où le module binaire est reproduit. Toutefois, même si la règle de composition et de variation semble se dégager assez aisément, elle fonde d’emblée l’irrégularité : celle-ci est due à la dimension variable des rectangles, aux changements affectant les formes géométriques, tantôt carrées, tantôt plus ou moins oblongues ou étirées en hauteur, aux lisières tantôt droites, tantôt obliques, parallèles ou non, aux bords crantés, effrangés, linéaires ou légèrement ondés, mais aussi, bien sûr, aux variations de transition entre les plages chromatiques, liées à des densités et des vitesses de transition variables dues à des différences de potentiel entre les pages chromatiques (Fontanille 1994). On note que, parfois, une plage blanche garde des traces d’un fond rouge ou noir ; le degré de saturation est inégal ; le blanc désaturé peut être alourdi de noir.

83Les bandes qui se partagent l’espace supérieur (de fait, à partir de la quatrième bande, qui transforme le module binaire en module ternaire – noir – blanc – bleu – violet) finissent par imposer un principe de variation défiant progressivement toute prévisibilité. Ainsi, si le quadrillage de l’échiquier est censé contrôler toutes les variations, l’irrégularité — le désordre — finit par triompher.

84De fait, cet exemple appelle deux lectures concurrentes : une première lecture met en avant des formes de compositionalité, d’assemblage d’unités, comme en vertu d’une fin préassignée, le local commandant au global ; les unités discrètes simples, préalablement identifiées, se regroupent à un premier niveau d’organisation et mènent à des complexifications ultérieures, hiérarchiquement supérieures. Cette lecture est déceptive et immédiatement concurrencée par celle, « dynamiciste », que la tableau appelle : cette deuxième lecture privilégie un point de vue génétique et met en avant l’émergence des variantes, chaque variante se substituant aux autres. Elle est en accord avec l’idée de la Gestaltung chère à Klee (« La théorie de la Gestaltung se préoccupe des chemins qui mènent à la Gestalt [forme]. C’est la théorie de la forme mais telle qu’elle met l’accent sur la voie qui y mène », écrit Klee [1964, p. 17]). Dans ce cas, parler de paradigmatisation suppose un certain point de vue, non narratif et non orienté, « a-historique », qui privilégie non pas les formulations qui se suivent in praesentia, mais les substitutions à la « même place d’une chaîne », en courant le risque du non-achèvement.

85Cela vaut également pour le quatrième régime, celui de la co-variance, qui combine des valeurs fortes sur l’axe de l’étendue dans l’espace du texte/discours avec une intensité, un contraste, une irrégularité, un degré de « reconsidération » forts. Il est illustré par le tableau Fugue en rouge de Paul Klee (1921, Collection particulière, en dépôt au Centre Paul Klee, Berne) qui donne à voir un certain nombre de bandes superposées à la manière des lignes (souvent interrompues, aléatoires) d’une partition.

  • 20 Il est significatif que le titre du tableau oriente vers une lecture synesthésique (la collaboratio (...)

86Chaque isotopie fait à la fois valoir son autonomie et entre en compétition avec les autres, sans qu’il soit possible de dégager un soubassement commun. C’est la variation elle-même qui est érigée en principe et moteur de construction, la reformulation non paraphrastique, qui se nourrit d’irrégularités et de différences, l’exhibant comme telle (passage à un niveau métadiscursif, voire métaénonciatif)20.

  • 21 À ce sujet, cf. plus particulièrement Dondero (2016, p. 244).

87En même temps, au delà même des régimes de la reformulation, le choix des exemples suscite une dernière question, elle-même centrale pour une pensée renouvelée du paradigme : est-il légitime de mobiliser la notion de paradigme au sujet du langage visuel ? S’il est sans doute vain de parler d’un « système en langue » à propos de la peinture21, a-t-on raison de considérer que le devenir du texte visuel est alimenté par des paradigmes construits sur le principe de la différenciation entre formes, degrés de densité, couleurs (cf. la sphère de couleurs de Runge dont Klee s’est inspiré) ou tonalités ? La question est épineuse. On se contentera ici de dire que les dominantes chromatiques, la saturation et l’intensité renvoient, selon Bordron (2011, pp. 169-170), à la catégorie de la qualité, la densité à celle de la matière, les formes (extension spatiale et/ou temporelle, limite et direction) à celle de la relation, faisant accéder ainsi à la strate qu’il appelle iconique. Cette strate se distingue de la strate symbolique, où s’organisent les structures symboliques conventionnelles, gouvernées par des règles (de grammaire). On mesure les conséquences d’un tel recours à la notion de paradigme : la paradigmatisation échapperait-elle, sous certaines conditions, au poids de la règle, de la systématicité et de la norme associées à la strate symbolique ?

Conclusion

88Pour conclure, considérons les enjeux et implications de la pensée du paradigme du point de vue épistémologique.

89Que la notion de paradigme réponde à un impératif de théorisation et de systématisation, d’abstraction, peut-être de généralisation et garde, à ce titre, tout son intérêt, a pu se confirmer. Un impératif d’ordre et d’ordonnancement, même, si l’on associe au paradigme un devoir-dire. Approcher le paradigme à la lumière de la distinction entre l’occurrence et le type a fait émerger l’idée de la règle, même s’il est sans doute opportun de ne pas confondre prescription et instruction (dans une perspective pragmatique ou praxéologique).

90On n’en peut pas moins revoir les modalités concrètes, voire penser à des modélisations concurrentes.

91Nous avons essayé de renouveler la pensée du paradigme en considérant le paradigme comme un espace continu et comme le lieu d’une variation interne et intrinsèque. Il s’agissait ainsi de dépasser l’idée de l’objectivation à travers la segmentation, la discrétisation, la stabilisation des formes sémantiques soumises à la localisation stricte, à la substitution, à la catégorisation formelle.

92Cependant, l’hypothèse du paradigme a priori est coûteuse, si elle pérennise la distinction entre l’extérieur (le « système » décontextualisé) et l’intérieur de la langue comme espace de mise en œuvre de la langue. Nous nous sommes donc demandé dans quelle mesure, plutôt que de postuler un modèle préconstruit hors contexte, qui détermine le faire sens, il faut mettre l’accent sur les possibles et les potentialités de sens qui entrent en concurrence. L’idée de l’interaction dynamique nous a ainsi conduite à déplacer l’accent vers le déroulement textuel/discursif, d’un point de vue dynamiciste, au fur et à mesure que des formes sémantiques se stabilisent et se déstabilisent, entre prises, mais aussi reprises et dé-prises énonciatives et que des instances d’énonciation se profilent sur le fond de la praxis énonciative.

93Mais est-il possible — opportun — de prévoir une modélisation alternative ? Le détour par l’art a fait surgir une double question : la notion de paradigme garde-t-elle sa pertinence dès lors qu’on se tourne vers l’amont du langage symbolique ? Mais aussi, l’impératif d’unification du point de vue du scientifique (de résolution dialectique) résiste-t-il devant l’hétérogénéité qui peut paraître irréductible (par exemple dans le cas du paradigme de l’art contemporain) ? Une hétérogénéité d’un autre ordre, déjà due au fait que la réalité prise en considération n’est plus seulement lexicale ou textuelle/discursive, mais fait intervenir le support-objet et l’institution elle-même. Dans ce cas, ne faut-il pas questionner l’imaginaire de stabilisation, de maîtrise, par rapport auquel se déclarent les ruptures, plus ou moins bien négociées, et se détermine toute évolution ? Le principe de la variation généralisée, interne et intrinsèque, sur un fond continuiste, a fait franchir un premier pas. Mais il faut sans doute aller plus loin et prévoir un autre type de modélisation, concurrente. On peut proposer, comme alternative au paradigme, le dispositif selon Foucault (1977, p. 299). Articulant du dit et du non-dit, le dispositif fait passer à un niveau plus général que l’épistémè :

Ce que j’essaie de repérer sous ce nom [de dispositif] c’est […] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit […].

94Reprenant les paramètres qui nous ont permis de rendre compte du paradigme, nous dirons que l’intérêt du dispositif tient à son ancrage historique, socioculturel, économique, au mode d’organisation interne plus lâche et, enfin, à la prise en considération de paliers de complexité au delà des signes et du texte/discours, vers l’objet-support et l’institution elle-même.

95Une telle modélisation, il est vrai, confirme, en dernière instance, l’idée de la constitution, sinon d’une totalité, du moins d’une globalité cohérente, sur la base d’une mise en perspective et en accord d’un ensemble de sélections. Peut-être la discussion gagne-t-elle à prendre en considération le rhizome qui, selon Deleuze et Guattari (1976), rend possibles des proximités inattendues, mais aussi creuse la distance entre des éléments proches.

96Enfin, au delà du paradigme a priori et en deçà du paradigme a posteriori, il incombe à la paradigmatisation de garantir la fécondité du point de vue dynamiciste et, surtout dans le cas de la (co)variance, de maintenir ouvert l’éventail des possibles et des variantes.

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Notes

1 La condition de substitution « à la même place d’une chaîne » constitue notre point de départ. En même temps, Rabatel note ici-même qu’« à y regarder de près les types de paradigmes proposés, on ne peut que conclure qu’ils ne satisfont pas tous la condition de substitution “en un même point de la chaîne” ».

2 Pour une distinction entre « substitution » et « commutation », cf. Rabatel ici-même.

3 On distinguera au moins des paradigmes dérivationnels, flexionnels, catégoriels, fonctionnels et désignationnels.

4 Nous conférons au terme de discours son acception en analyse du discours (en prenant en compte la dimension de la contextualisation).

5 Cf. aussi Dahlet (1996, p. 112) au sujet du « métamorphisme », défini par Benveniste comme le « processus de transformation de certaines classes en d’autres » (1974 [1967], p. 161). Le passage suit cet autre : « La langue n’est pas un répertoire immobile que chaque locuteur n’aurait qu’à mobiliser aux fins de son expression propre. Elle est en elle-même le lieu d’un travail incessant qui agit sur l’appareil formel, transforme ses catégories et produit des classes nouvelles. » (ibid., p. 160.)

6 Le rapport associatif s’appuie sur une communauté non seulement de contenu, mais de forme, de fonction, de nature : « […] le mot enseignement fera surgir inconsciemment devant l’esprit une foule d’autres mots (enseigner, renseigner, etc., ou bien armement, changement, etc., ou bien éducation, apprentissage) ; par un côté ou un autre, tous ont quelque chose en commun entre eux. » (Saussure 1916 [1972], p. 171.)

7 Cf. chez Rastier (2005) les oppositions entre contraires (mâle, femelle), entre contradictoires (possible, impossible), les oppositions graduelles (ex. : brûlant, chaud, tiède, froid, glacial), les implications (démobilisé, mobilisé), les relations de complémentarité (ex. : mari, femme ; théorie, pratique ; faim, soif ; vendre, acheter). L’antonymie ne peut être érigée en règle universelle.

8 Une des questions fondamentales est celle de l’organisation des paradigmes. Ainsi, Manguin et Victorri (1999) prévoient des relations entre les termes d’un même champ sémantique qui mettent à contribution les notions de hiérarchie, de proximité et d’agencement topologique. Ainsi, ils montrent comment des verbes presque synonymes dans certains emplois et presque antonymes dans d’autres sont affectés à des régions d’un espace sémantique partagé par tous les termes du paradigme. Ils notent que « deux unités peuvent se recouvrir sur une partie de l’espace sémantique tout en restant distinctes sur d’autres zones de l’espace ».

9 Cf. aussi la modélisation morphodynamique du taxème par Rastier (2003), issue de la théorie des variétés différentiables et des systèmes dynamiques. Il utilise le concept de forme schématique et met en avant les inégalités qualitatives au sein du taxème.

10 Cf. Ouellet (2000, p. 362) : « [...] c’est un énoncé qui parle moins des faits qu’il rapporte que d’un autre énoncé illustré par les faits rapportés ». Il ajoute : « […] l’exemplum consiste […] en la construction même des classes d’équivalences appelées “concepts”, par l’exposition d’un fait typique, d’un fait paradigmatique, c’est-à-dire d’un fait qui vaille pour une classe de faits ».

11 D’un point de vue linguistique, la réflexion sur la typicalité nous conduit à nous tourner vers Victorri et Fuchs (1996, p. 14), d’une part, vers Nølke (1994, p. 43), d’autre part : tous opposent l’énoncé-type à l’énoncé-occurrence, en s’accordant à dire que l’analyste part de l’interprétation de l’énoncé-occurrence pour déboucher sur l’énoncé-type à la faveur d’un processus que Nølke qualifie d’abstraction et de généralisation.

12 L’espace tensif est marqué par les « modes sémiotiques » selon Zilberberg (2012) qui rendent compte de l’entrée des grandeurs dans le champ de présence : le mode dit d’efficience, qui oppose le tempo rapide du survenir au tempo lent du parvenir ; le mode d’existence, qui oppose la saisie et la visée ; le mode de jonction, qui oppose la concession, le bien que, à l’implication, au parce que.

13 Fontanille (1999) souligne le fait que les genres sont des actes de langage.

14 Comme le notent Fuchs et Le Goffic (1992), la position de Guillaume est intermédiaire entre les structuralistes classiques et les linguistes de l’énonciation : il maintient l’opposition entre la langue et le discours, la « représentation en langue » et l’« expression en discours » et il cherche à instaurer entre eux une dynamique.

15 Culioli fait un pas de plus : des propriétés formelles spécifiques peuvent être dégagées à partir de données empiriques, sans passer par des modèles préétablis. Les items lexicaux ne forment pas un matériau préconstitué mis en œuvre par lorganisation syntaxique des énoncés, mais ils constituent le lieu d’une « variation réglée ». L’identité des unités se caractérise par un fonctionnement (non par une valeur). On a affaire à une interaction dynamique. Cf. à ce sujet Franckel et Paillard (1998).

16 La notion de convocation sera précisée infra.

17 Victorri (1999, p. 96) recourt au principe de convocation/évocation de manière un peu différente, en adoptant la perspective des grammaires cognitives, de la psychologie cognitive et de la phénoménologie de Husserl à Merleau-Ponty : le mouvement de la convocation consiste à « déterminer ce qui doit être présent dans le champ intersubjectif (y compris la scène en train de se construire) pour que l’unité puisse jouer son rôle dans cette construction ». Le mouvement de l’évocation correspond à la « détermination de ce que l’unité apporte à la construction en agissant sur les éléments qu’elle a convoqués ».

18 Cf. aussi Visetti (2004b) : la performance est « comprise comme une simple prise de possession (même par actualisation dynamique) ».

19 En même temps, cf. Col, Aptkman, Girault et Victorri (2010) au sujet du « caractère dynamique de la scène » (la scène verbale constitue un espace intersubjectif) : elle « se déploie dans le temps de manière spontanée et irréversible, indépendamment de toute intervention du locuteur ». Pour interrompre le déroulement d’une scène dans le temps, il faut que ce dernier engage une opération langagière bien spécifique, par exemple, à travers l’utilisation de certains marqueurs comme dans « Le train quittait la gare quand soudain le signal d’alarme retentit ».

20 Il est significatif que le titre du tableau oriente vers une lecture synesthésique (la collaboration de la vue et de l’ouïe) et valide le modèle du contrepoint. Distinguant le sujet du contre-sujet et des développements (strettes), Bosseur (2006 [1998], pp. 99-100) commente Fugue en rouge en ces termes : « […] le contre-sujet est constitué de formes rectilignes géométriques qui s’opposent aux courbures du sujet ». Si l’on privilégie l’axe syntagmatique, on peut y voir une forme de narrativité embryonnaire, sur le fond des potentialités maintenues.

21 À ce sujet, cf. plus particulièrement Dondero (2016, p. 244).

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Pour citer cet article

Référence papier

Marion Colas-Blaise, « Le paradigme entre système et procès. La question de la reformulation »Signata, 8 | 2017, 221-246.

Référence électronique

Marion Colas-Blaise, « Le paradigme entre système et procès. La question de la reformulation »Signata [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2018, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/1407 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/signata.1407

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Auteur

Marion Colas-Blaise

Professeur de linguistique et de sémiotique à l’Université du Luxembourg, Marion Colas-Blaise a publié seule ou en collaboration plusieurs ouvrages collectifs et de nombreux articles en sémiotique littéraire et visuelle, en linguistique de l’énonciation, en stylistique, en pragmatique et en analyse des discours. Ses travaux ont pour objet la collaboration de différentes disciplines du champ des sciences du langage autour de questionnements communs sur le sens et la signification, dans la perspective de l’énonciation. Parmi ses publications récentes : La Question polyphonique ou dialogique en sciences du langage (2010, Metz, Université de Lorraine, Recherches linguistiques 31, dir. avec L. Perrin et al.), Médias et médiations culturelles au Luxembourg (2011, Luxembourg, Éditions Binsfeld, dir. avec G.M. Tore), Dire/montrer. Au cœur du sens (2013, Chambéry, Université de Savoie, dir. avec H. de Chanay et O. Le Guern), Parlons musée ! Panorama des théories et des pratiques (2014, Luxembourg, Éditions Binsfeld, dir. avec C. Schall et G.M. Tore), L’énonciation aujourd’hui. Un concept clé des sciences du langage (2016, Limoges, Lambert-Lucas, dir. avec L. Perrin et G.M. Tore), Sens et médiation (2016, Paris, afsemio.fr, dir. avec D. Bertrand, I. Darrault-Harris et V. Estay Stange). Elle codirige la revue de sémiotique Signata – Annales des sémiotiques. Annals of Semiotics et elle est membre du comité éditorial de la collection « Sigilla » (Presses Universitaires de Liège).

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