1L’histoire théorique de la compétition pour la manifestation commence avec la multiplication des modes d’existence.
2Aussi longtemps qu’on ne distingue en linguistique et sémiotique que deux modes d’existence, le mode virtuel du système ou de la langue, ou le mode réalisé du procès ou de la parole, on dispose d’un modèle dual qui permet de situer sans hésitation l’axe paradigmatique du côté du système virtuel et l’axe syntagmatique du côté du procès réalisé. Mais, de fait, cette dualité n’est qu’un produit des simplifications didactiques (ou idéologiques) qui ont accompagné et soutenu la diffusion du structuralisme. Par exemple, pourquoi les formes syntagmatiques n’appartiendraient-elles pas au système de la langue ? Du point de vue de Chomsky (1969 [1957]), qui se garde bien de parler de système de la langue, elles participent pourtant de la compétence potentielle et disponible, sinon virtuelle. Les formes syntagmatiques ne pourraient pas faire l’objet de choix paradigmatiques ? Du point de vue de Jakobson (1963), la « projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique » est bien pourtant une manière de constituer des paradigmes de syntagmes.
3Par conséquent, la dualité des modes d’existence était une position intenable. Ils se sont multipliés en sémiotique (ils étaient déjà plus nombreux chez Gustave Guillaume) : le virtuel, l’actuel, le potentiel et le réel. Au moins quatre modes d’existence : il devient impossible de les affecter à la seule dichotomie entre système et procès, entre langue et parole, entre immanence et manifestation. Ces modes d’existence multiples deviennent alors des degrés que le processus d’élaboration du discours (et plus généralement de la sémiose) doit franchir pour réaliser la manifestation.
4Mais déjà, chez Saussure (1986 [1916]), on pouvait observer une dialectique subtile, et parfois contradictoire, entre les systèmes de valeur virtuels, les effectuations individuelles et collectives réalisantes, l’évolution portée par la masse parlante, qui resterait potentielle, les usages que l’on pourrait considérer comme actualisants et leurs effets en retour sur le système. Et que l’on lise Saussure, Guillaume ou Greimas, on peut comprendre que la profondeur des modes d’existence, du virtuel qui est le plus éloigné de la manifestation réalisée, jusqu’à l’actualisé qui la précède immédiatement, est la solution produite par le principe d’immanence, en substitution d’une implantation « réaliste » et hors de l’immanence : par exemple, les structures profondes chomskiennes implantées dans l’esprit humain (l’idée même d’un ancrage biologique de ces universaux voudrait que cette implantation soit neuronale), ou bien le système de la langue en évolution implanté dans le « temps de la masse parlante » pour Saussure (encore que Saussure semble considérer ce temps social comme immanent à la langue). À cet égard, la profondeur des modes d’existence est le simulacre qui permet de représenter le processus de la sémiose sans hypothèses réalistes et transcendantes supplémentaires. Une ontologie immanente et proprement sémiotique, en somme.
5L’histoire continue avec la réflexion sur les aléas du cours d’énonciation, sur les lapsus, les bifurcations et les perturbations diverses (Fontanille 2012), qui impliquent des conflits entre deux ou plusieurs manifestations possibles. Elle se prolonge avec la réflexion sur la diversité et la labilité des sémioses, et notamment des formes de vie, qui ne se donnent à saisir que dans la confrontation et la compétition entre deux ou plusieurs options (Fontanille 2015). C’est cette histoire que je reprends aujourd’hui, pour tenter de comprendre comment des formes syntagmatiques, et même des sémiotiques-objets à part entière peuvent constituer des « paradigmes » qui n’appartiennent pas pour autant à ce qu’on considère traditionnellement comme « le système ».
- 1 La notion de « manifestation générée », qui n’apparaît pas chez Hjelmslev, est bien entendu le prod (...)
6Dans notre propre interprétation de Hjelmslev (1968 [1943]), l’immanence est le lieu où l’analyse peut générer les structures propres au texte, et cette génération par l’analyse doit aller jusqu’à la manifestation, pour pouvoir en confronter le résultat avec les données textuelles : ce parcours de l’analyse est le lieu même des paradigmes, car de son côté la manifestation se réalise finalement sous la forme des procès. La manifestation ainsi générée par l’analyse peut alors être confrontée à la manifestation attestée, c’est-à-dire aux données textuelles, et cette confrontation est soumise aux deux principes de l’adéquation et de l’exhaustivité. Il en résulte que les propriétés prêtées à la manifestation par l’analyse ne sont pas les propriétés de la manifestation attestée (les données textuelles), mais celles de la manifestation générée1, c’est-à-dire de la construction proposée par l’analyse.
7S’il y a deux types de manifestations, il y a donc deux procès à confronter : le procès « engendré » et le procès « attesté ». Le premier serait « actualisé » par l’analyse, le second serait « réalisé ». La confrontation fait alors apparaître un différentiel de principe, qui doit être contrôlé par l’adéquation et l’exhaustivité. Car le procès de la manifestation attestée est par définition, eu égard à la manifestation générée, incomplet et imparfait : il n’en exploite qu’une partie du potentiel.
8C’est à ce point qu’intervient la catalyse. Dans le court chapitre des Prolégomènes consacré à la catalyse (Hjelmslev 1968 [1943], pp. 129-131), et en s’appuyant sur quelques exemples d’abréviations, de troncatures ou d’aposiopèses, Hjelmslev montre comment l’analyse peut reconstituer les chaînons manquants de la manifestation textuelle. Il définit la catalyse comme la substitution d’un chaînon manifesté de manière incomplète par ce même chaînon augmenté de toutes les connexions reconstruites en immanence. Supposer l’absence d’un chaînon implique nécessairement une comparaison entre deux procès, l’un de référence (le procès généré) et l’autre, le procès attesté.
9Sur la base de cette comparaison entre deux procès de statut différent, la catalyse opère ensuite entre le système immanent et le procès manifesté, en reconstruisant à partir du premier des formes absentes dans le second. Elle identifie ou postule des lacunes dans les données textuelles, et fait apparaître (« actualise ») la possibilité d’une manifestation alternative.
10Dans l’aposiopèse, par exemple, on suppose que le « ne pas dire » n’est pas seulement un « dire » non manifesté, mais au contraire une manifestation d’un « ne pas dire » qui serait intentionnel. L’interruption manifeste du procès en cours signale qu’un autre procès aurait pu être manifesté. Cela implique une propriété dynamique du procès sans laquelle rien ne justifierait de déclencher la catalyse : un arrêt simple n’est qu’une fin, alors qu’un arrêt dynamique est une interruption plus ou moins volontaire. L’arrêt simple n’implique aucune alternative, alors que l’arrêt dynamique résulte d’un choix entre deux ou plusieurs options.
11Cette propriété dynamique du procès est d’abord une tension vers la suite (cf. Guillaume 1968, dans son analyse tensive du déroulement du procès, ou Jakobson 1963, dans son analyse de l’attente frustrée par le discours poétique), une tension qui installe une attente, suscitée par le procès lui-même : la lacune ou le hiatus ne sont que l’effet constaté a posteriori d’une suspension de la dynamique et d’une attente frustrée. En d’autres termes, une promesse de continuation n’est pas tenue. Le procès est donc sélectionné entre plusieurs options, et au moins entre continuer ou ne pas continuer, entre la persistance et la contre-persistance.
12À la dynamique du procès s’oppose une interruption, un incident de parcours, qui manifeste l’efficience d’une contre-dynamique syntagmatique, un autre procès sous-jacent qui interfère avec celui qui était engagé. Nous serions alors conduits, pour comprendre ce qui est en jeu dans la catalyse, à concevoir le système immanent comme composé de plusieurs couches de procès potentiels, et pas seulement de relations systémiques virtuelles. Toutes pourraient accéder à la manifestation, mais, en application des règles spécifiques de la manifestation et des genres de sémioses, une seule d’entre elles pourrait y parvenir en un même segment de la chaîne. D’où les incidents et les interférences, qui invitent à la catalyse.
- 2 C’est la raison pour laquelle nous sommes conduits à prêter à Hjelmslev un concept qu’il ne revendi (...)
13Hjelmslev s’en tient à la définition de la catalyse comme substitution, opérée par l’analyste, d’un chaînon manquant par un chaînon engendré2. En revanche, dans le prolongement interprétatif que nous venons de suggérer, une multitude de voix différentes se feraient entendre, un potentiel de procès alternatifs. Mais pour cela, il faudrait accepter notamment que des alternatives syntagmatiques puissent fonctionner de manière paradigmatique : c’est une autre voie, empruntée naguère, chacun à sa manière, aussi bien par Jakobson (1963), Bakhtine (1975), et Ducrot (1969).
14La difficulté à traiter augmente, puisque le principe même de la catalyse présupposerait dans cette perspective que dans l’immanence en général, et pas seulement dans le système lui-même, il y ait déjà un potentiel de manifestations multiples : si des « chaînons manquants » peuvent être reconstitués en puisant dans les ressources immanentes, alors on doit en conclure que cette dernière ne comprend pas seulement des réseaux de différences paradigmatiques, mais qu’elle comporte aussi des chaînes alternatives, des « options » syntagmatiques disponibles. C’est cette difficile cohabitation que la théorie des modes d’existence sémiotique s’efforcera de résoudre en distinguant les « virtualités » du système paradigmatique et les « potentialités » des solutions syntagmatiques.
15Si on se réfère à l’entrée « Immanence » de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, on note que Greimas et Courtés (1979) introduisent deux principes nouveaux et décisifs pour notre propos : le principe de la véridiction, et celui de l’interruption du parcours génératif en vue de la manifestation.
- 3 Greimas est lui-même responsable de cette exploitation « utilitaire » de la véridiction : de toutes (...)
- 4 « C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage que les hommes s’a (...)
16La distinction entre immanence et manifestation est ici reprise pour fonder (Ibid., p. 181) la catégorie de la véridiction : l’immanence équivaut à l’être, et la manifestation, au paraître. Le modèle de la véridiction a connu une grande postérité, mais dans des applications, notamment narratives et tactiques, qui ont presque entièrement occulté sa définition princeps3. En effet, la véridiction greimassienne repose d’abord sur la différence de mode d’existence entre les structures virtuelles et leur manifestation en procès et en discours, et non sur le « dire vrai », comme c’est le cas chez Wittgenstein en philosophie analytique (2004 [1953], § 241)4, ou chez Berendonner (1981), en linguistique. Chez Greimas, le « dire vrai » n’en est qu’un effet secondaire de la confrontation entre l’immanence virtuelle ou potentielle et la manifestation actualisée ou réalisée.
17Il n’y a donc « véridiction » qu’en raison de la dissociation entre les structures formelles et leurs multiples occurrences manifestées. En reprenant le raisonnement hjelmslevien, on dirait que la véridiction confronte la manifestation attestée, et observable dans les discours, à une manifestation générée et hypothétique. Greimas ajoute ensuite que le déploiement de la catégorie véridictoire permet de qualifier ce rapport de « vrai », « mensonger », « secret » ou « faux » ; c’est très précisément de cette confrontation que naissait chez Hjelmslev le besoin éventuel d’opérer des catalyses.
18De cette conception de la véridiction, on peut déduire que la confrontation entre ce que génèrent les structures immanentes et ce que manifestent les discours aboutit par principe à une équivalence imparfaite. Ce qui implique encore que la manifestation est toujours un choix entre des solutions syntagmatiques alternatives. Véridiction greimassienne et adéquation hjelmslevienne procèdent de la même problématique.
19C’est dans l’entrée « Manifestation » du même Dictionnaire que l’on trouve la définition et la description d’un autre principe, celui du processus d’interruption de la génération. Il faut citer ici in extenso l’exposé du problème par les auteurs :
Les différents niveaux de profondeur que l’on peut distinguer sont des articulations de la structure immanente de chacun des deux plans du langage (expression et contenu) pris séparément, et jalonnent leur parcours génératif ; la manifestation est, au contraire, une incidence, une interruption et une déviation, qui oblige une instance quelconque de ce parcours à se constituer en un plan des signes. […] Lorsqu’il analyse les structures profondes et veut en rendre compte à l’aide d’un système de représentation quelconque, le linguiste arrête, fixe, à un moment donné, le parcours génératif, et manifeste alors les structures immanentes monoplanes à l’aide d’un enchaînement de signes biplanes (ou de symboles interprétables). De même, la distinction entre le discours abstrait et le discours figuratif peut être établie, compte tenu de l’interruption, suivie de manifestation, du parcours génératif à deux moments distincts du processus de production (Greimas & Courtés 1979, p. 220, point 4, c’est nous qui soulignons).
- 5 Cette place ne sera pas occupée dans un premier temps par les développements parallèles du concept (...)
20En bref, il n’y a de manifestation, et surtout de variations dans la manifestation que s’il y a interruption du processus génératif. L’interruption n’appartient pas à l’immanence, et son statut n’est pas ici précisé ; mais comme elle semble participer d’un acte volontaire et « incident », elle prépare en quelque sorte une place pour l’énonciation, et notamment les opérations du brayage5.
21On observe notamment que la production d’un discours de description (par l’analyste) ne procède pas autrement que celle de tout autre type de discours (par exemple : figuratif). L’interruption de la génération en vue de la manifestation est donc l’acte par lequel la production de tous les discours est envisageable.
22Mais c’est surtout par la réalisation de la sémiose que l’interruption de la génération et la manifestation qui en découle préfigurent l’instance et les actes d’énonciation. À ce point, le raisonnement de Greimas et Courtés est typiquement saussurien : le plan de l’expression et le plan du contenu peuvent être analysés séparément, tout comme les signifiants et signifiés abstraits et formels chez Saussure, mais il n’accèdent à la manifestation que par la réunion des deux plans du langage (chacun étant une structure monoplane), par la sémiose qui leur confère un nouveau mode d’existence (le mode réalisé, tout comme, chez Saussure, la « réalité » des signes constitués de la réunion du signifiant et du signifié). Les deux plans saisis et étudiés séparément sont immanents, et une fois réunis, la sémiose les « réalise », c’est-à-dire les instaure comme des existants à part entière dans le mode d’existence de la réalité (sociale, culturelle, etc.).
23La « sémiose » est donc la réunion de deux plans de manifestation, qui sont eux-mêmes obtenus, chacun de leur côté, respectivement par l’interruption de la génération de l’expression, et par l’interruption de la génération du contenu. On mesure alors toute la diversité des solutions potentielles, en cumulant les paramètres en jeu :
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à chaque niveau du parcours génératif, une interruption est envisageable,
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à chaque niveau, le déploiement des catégories offre un potentiel de choix disponibles,
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le nombre de niveaux où des interruptions sont possibles n’est pas définitivement fixé,
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le modèle de la véridiction prévoit des distorsions possibles entre ce qui est issu du parcours génératif et ce qui est manifesté, et
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- 6 La seule contrainte, en l’occurrence, tient au fait que les deux plans doivent être à la fois « iso (...)
rien dans les structures de chacun des deux parcours génératifs (celui de l’expression et celui du contenu) ne motive a priori, avant leur réunion et la réalisation de la sémiose, la nature et les propriétés de ce qui sera réuni6.
24On peut noter au passage l’importance qu’il y aurait, pour traiter convenablement de ce problème, de disposer d’un parcours génératif de l’expression, doté de paliers successifs, et eux-mêmes susceptibles d’être sélectionnés, comme les paliers du contenu, par une interruption en vue de la manifestation. L’hypothèse portant sur l’existence d’un potentiel de couches syntagmatiques se complète donc chez Greimas, à partir du principe de l’interruption des deux processus génératifs, d’une combinatoire d’options qui, sans être probablement infinie, est néanmoins indéterminable.
- 7 On en trouve une mention et une mise en œuvre, sans définition explicite, dans Greimas & Fontanille (...)
25Chez Greimas, enfin, l’enrichissement et l’exploitation de ce potentiel seront ultérieurement imputés non pas à l’énonciation énoncée, mais à la praxis énonciative7, dont on peut noter la parenté avec la masse parlante de Saussure, puisque la praxis en question n’appartient à personne (elle est impersonnelle, écrit Denis Bertrand 2000), et, s’agissant des discours en général, et même au-delà, de toutes les sémiotiques-objets possibles, elle n’est pas même strictement assignable à une communauté linguistique stable et précisément déterminée. On peut au moins supposer aujourd’hui que les formes de vie sémiotiques et les modes d’existence sociaux, et plus largement, les sémiosphères, pourraient procurer des cadres de référence pour identifier les conditions d’exercice de cette praxis énonciative, qui, du point de vue d’une sémiotique générale, jouerait le même rôle que la masse parlante de Saussure, du point de vue strictement linguistique.
26Un lapsus se manifeste comme une substitution par intrusion. Ce chaînon intrus serait le contraire, en somme, du chaînon manquant de Hjelmslev. Si on conçoit le lapsus comme une expression prenant la place d’une autre, on présuppose que cette autre expression était attendue, prévisible, voire programmée, ou même encore identifiable à travers celle qui fait irruption.
27L’opération de substitution est soumise au critère de pertinence : une substitution qui se produit dans la chaîne du procès est pertinente si elle affecte à la fois l’expression et le contenu, et mieux encore si elle produit des effets en d’autres places de la chaîne (selon le principe de l’isotopie). La substitution pertinente devient alors une commutation. Or, le lapsus est une substitution qui n’accède pas au statut de commutation : si c’était le cas, il tournerait au jeu de mots, à la « petite blague », au discours à double entente ou à la digression. Mais cette extension est toujours possible, au moins pour le destinataire interprète. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il ne parvient pas à se déployer que le procès de manifestation sous-jacent n’est pas potentiellement formé : il est empêché de se manifester en entier.
28Si le lapsus peut être défini comme une substitution dont la pertinence serait incomplète, une commutation émergente mais empêchée, et qui tourne court, alors il révèle la présence potentielle d’une alternative au procès en cours, une alternative que le corps énonçant (Fontanille 2012) porte jusqu’à la manifestation, mais que le même corps énonçant inhibe aussitôt après l’irruption, au bénéfice du procès qui était déjà en cours de manifestation. Tout se passe comme si une force manifestante s’exerçait pour parvenir à une commutation complète, mais une force insuffisante pour produire la réaction en chaîne qu’on pourrait attendre, car elle rencontre alors une force supérieure. Le lapsus est un moment de renversement des rapports de forces entre couches syntagmatiques, une victoire de l’implicite et du potentiel, mais une victoire éphémère, immédiatement remise en question, à laquelle s’oppose le cours déjà engagé de la manifestation.
29Deux notions reviennent sans cesse dans les discussions sur le lapsus : l’intention et l’attention. Il s’agit par exemple de savoir si l’abaissement de l’attention compromet ou pas la valeur intentionnelle du propos. Ou inversement, si le conflit et les tensions entre deux intentions perturbent et détournent l’attention. Attention et intention sont deux types de « guidage » du procès de manifestation. Le premier, l’attention, préserve le cours d’énonciation contre des forces alternatives ou adverses, et lui permet de se maintenir et de persister ; le second, l’intention, procure au cours d’énonciation une direction et une intensité d’engagement, une force de persistance propre qui lui permet de traverser les aléas et les altérations auxquels il résiste.
30Pour Freud (1997 [1901]), dans une première approche, le relâchement de l’attention libère des intentions concurrentes :
C’est précisément à la suite du relâchement de l’action inhibitrice de l’attention ou, pour nous exprimer plus exactement, grâce à ce relâchement, que s’établit le libre déroulement des associations (Ibid., p. 74). [...] ces conditions sont utilisées volontiers par l’intention de l’idée refoulée d’acquérir une expression consciente. (Ibid., pp. 307-308.)
31L’intention de l’idée refoulée désigne très précisément la formation potentielle d’un autre procès de la manifestation, qui vise, dans les termes de Freud, à acquérir une expression consciente. C’est pourquoi, parti des travaux des linguistes et psychologues de son époque, Freud commence par évoquer ici un trouble de l’attention, au début de l’ouvrage, pour finir, en conclusion, quelques centaines de pages plus loin par lui substituer un trouble de l’intention.
32En effet, la conception qui repose sur le trouble de l’attention supposerait que le cours d’énonciation est en butte à des forces indéterminées et plus ou moins chaotiques, agissant dans un espace informe, dont il faudrait le protéger pour éviter accidents et aléas : il n’y aurait alors qu’un seul cours d’énonciation disponible, celui qui est engagé, et menacé par un désordre insignifiant.
33En revanche, en postulant un trouble de l’intention, on suppose la coexistence de plusieurs procès de manifestation, l’un étant en cours de réalisation, et les autres seulement potentiels, mais suffisamment organisés pour pouvoir prendre la place du premier. Le trouble de l’intention, c’est donc la compétition entre deux ou plusieurs intentions. Freud prend clairement parti pour la deuxième solution : « Le lapsus résulte de l’interférence de deux intentions différentes, dont l’une peut être qualifiée de troublée, l’autre de perturbatrice. » (Ibid., p. 308.)
- 8 Le débat sur les relations entre attention et intention, tel que Freud le pose, trouve un écho inat (...)
34Nous retrouvons alors notre hypothèse de départ, selon laquelle il n’existe pas de procès de manifestation solitaire, mais une stratification de procès potentiels, qui interagissent et s’affrontent pour accéder à la manifestation réalisée8. La tension entre ces différentes chaînes syntagmatiques, les variations de rapports de forces entre procès potentiels est au cœur de la sémiose. La sémiose est de ce fait à la fois tension et compétition. Et les réglages de la manifestation disposent ces procès concurrents dans la profondeur des modes d’existence : en un même segment de la manifestation, coexisteraient alors des sémioses virtuelles, potentielles et actuelles. Une sémiose virtuelle participe seulement de l’ouverture du champ des possibles manifestables. Une sémiose potentielle dispose d’une force propre (un affect, un marquage laissé par des énonciations, des expériences ou des interactions antérieures) pour advenir à la manifestation. Une sémiose actuelle s’impose et se présente immédiatement pour accéder à la manifestation réalisée (et attestée).
35à ce stade de l’analyse, on est donc conduit à imaginer un espace constitué de plusieurs couches de procès manifestables, et traversé par les rapports de force en vue de la manifestation. Cette présentation en appelle deux autres :
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cette profondeur stratifiée appartient non pas à l’immanence du texte proprement dit, mais à celle de la pratique de son énonciation-manifestation. Les forces et les opérations dont nous faisons l’hypothèse seraient purement spéculatives si elles étaient considérées comme d’ordre textuel. Les accidents et péripéties de la pratique en question sont parfaitement observables dans les erreurs et les corrections, les ajouts et les digressions, les bifurcations et les reprises, qui constituent non seulement le lot de nos discours quotidiens, mais aussi celui de toutes les productions écrites, littéraires ou pas ;
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si les chaînes alternatives sont prises dans des rapports de force et sont susceptibles d’être préférées, choisies, défendues ou refoulées, c’est qu’elles sont affectées chacune d’une pondération et de marquages affectifs, idéologiques et ou axiologiques qui les différencient. Dès lors, on pourra considérer que les formes syntagmatiques qui adviennent à la manifestation constituent pour une part les expressions de ces contenus affectifs ou axiologiques les plus prégnants ou les plus intenses. Il s’agit donc bien des processus qui réunissent des expressions et des contenus, c’est-à-dire qui conduisent à la sémiose.
36On donne une forme à la vie, et à l’existence en général, en donnant une forme au cours d’existence. De ce point de vue, qui n’engage aucune position métaphysique sur les relations entre être et exister, exister, c’est persister (Fontanille 2015). Et se poser la question en ces termes, c’est supposer que cette persistance n’est pas acquise, et qu’elle doit justement être construite par la forme qu’on lui donne. Ainsi se constitue le plan de l’expression des formes de vie : c’est le schème syntagmatique dominant qui donne forme à la persistance.
37Mais donner forme à la vie, c’est aussi l’impliquer dans des systèmes de valeurs ; a minima : au nom de quoi persister ? Pourquoi de tels efforts de persévérance ? Pourquoi tel mode de persistance plutôt que tel autre ? Même si on se suffit d’une réduction radicale au seul principe de persistance — ce qui existe persiste, exister n’est rien d’autre que persister — ce principe lui-même rencontre des axiologies et des contenus thématiques, passionnels, sensibles et figuratifs qui permettent de transformer un simple mode de persistance (une structure monoplane) en une forme de vie reconnaissable, c’est-à-dire en une sémiotique-objet biplane. La persistance réunie à l’axiologie : c’est la sémiose propre aux formes de vie.
38Greimas et Courtés écrivaient dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, à propos du schéma narratif canonique :
Le schéma narratif constitue comme un cadre formel où vient s’inscrire le ‘sens de la vie’, avec ses trois instances essentielles : la qualification du sujet, qui l’introduit dans la vie ; sa ‘réalisation’ par quelque chose qu’il ‘fait’ ; enfin la sanction — à la fois rétribution et reconnaissance — qui seule garantit le sens de ses actes et l’instaure comme sujet selon l’être. (1979, p. 245.)
39Le « sens de la vie » s’inscrit ici dans un « cadre formel » (la séquence des trois types d’épreuves). La schématisation syntagmatique est une expression, que rejoindra le contenu du « sens de la vie ». La forme de vie, en projetant sur le cours d’existence un schème syntagmatique déterminé, décide en somme de la nature, du nombre, de la taille et de la composition des segments et des agencements considérés comme pertinents pour pouvoir accueillir le « sens de la vie ».
40Parmi tous les agencements syntagmatiques possibles de la persistance, un seul d’entre eux parvient à la manifestation, comme structure d’accueil et expression du sens de la vie. Ce plan de l’expression est en attente de son contenu : les valeurs (investies dans des configurations modales, passionnelles, thématiques, etc.), qui réaliseront la sémiose. De ce point de vue, les actants narratifs eux-mêmes, en participant à la circulation et à la réalisation de ces valeurs, participent également à la manifestation du plan du contenu, et donc à la sémiose de la forme de vie.
41La manifestation des formes de vie n’est donc complète que si d’autres choix sont effectués pour constituer des contenus ; ces choix concernent alors l’axe paradigmatique : à chaque palier du parcours génératif, les différentes catégories font l’objet de pondérations, d’orientations et de sélections. Et pour que la forme de vie soit stabilisée et reconnaissable, ces pondérations, orientations et sélections doivent être congruentes entre elles. Dans un ensemble de propriétés sémiotiques congruentes, il y a donc un accord, des correspondances et des codéterminations, par exemple, entre un rôle narratif et des qualités sensibles, entre des valeurs sémantiques et des états passionnels, entre des manières de dire et des manières d’agir, etc.
42Une forme de vie sélectionne des contenus particuliers dans l’ensemble des catégories disponibles (notamment dans le parcours génératif). La congruence entre toutes ces particularités procure un effet d’individuation du processus de production de sens, effet d’individuation susceptible de procurer une identité sémiotique, un ethos, à ceux qui l’adoptent. Les « sélections congruentes » en question pourraient être définies comme des commutations en chaîne, entre les différents niveaux d’analyse : une sélection opérée à un niveau quelconque du parcours génératif entraîne une chaîne de sélections sur les autres niveaux. à la différence du lapsus, qui résulte d’une commutation émergente et bloquée, la forme de vie bénéficie d’une commutation aboutie et largement étendue à de nombreuses catégories.
43Le raisonnement peut être bouclé par un retour sur la cohérence du schème syntagmatique (par exemple la « bonne forme » d’un schéma canonique) : cette cohérence-là déclenche un processus de stabilisation schématique et de reconnaissance, confirmé par la congruence des sélections du côté des contenus. Et réciproquement. En somme, la cohérence du plan de l’expression et la congruence du plan du contenu se confortent l’une l’autre dans le processus d’individuation et d’iconisation de la forme de vie, parce que leur réunion produit une sémiose. Elles se constituent séparément, mais les choix de cohérence syntagmatique et les choix de sélections congruentes doivent pour finir s’ajuster les uns aux autres, en bref, devenir isomorphes pour être réunis. C’est alors qu’apparaît un projet de vie : c’est la sémiotique-objet issue de la sémiose.
44Les formes de vie sont fondées, parmi d’autres déterminations, sur les régimes de croyance qui les caractérisent, et en particulier d’un régime de croyance qui leur est propre, qui les distingue des autres types de sémiotiques-objets : celui de l’« identification durable » à soi-même en tant qu’impliqué dans un cours d’existence, et à tous ceux qui le partagent. La croyance, en somme, en une possible persistance du cours de vie, sous cette condition d’identification.
45Mais cette croyance est soumise aux tensions et interactions entre les formes de vie que nous adoptons et celles qui font pression pour s’imposer à nous. L’identification est donc sans cesse remise en cause et menacée. Elle traverse des confrontations et des conflits, négocie des équilibres dans des rapports de force, et elle s’adapte, s’ajuste, résiste, ou se compromet, pour persévérer en soi-même.
46C’est pourquoi, plus généralement, aucune forme de vie ne peut être saisie comme un îlot formel, même provisoire. Isoler une forme de vie, c’est la priver d’une de ses propriétés décisives, la conflictualité. Isoler une forme de vie, c’est oublier, ou occulter qu’elle a été choisie parmi d’autres, que sa forme syntagmatique s’est imposée contre d’autres solutions, et que ces choix, en tant que choix, sont eux-mêmes des expressions pour des contenus notamment axiologiques. La sémiose des formes de vie, comme toutes les sémioses, est nécessairement contrastive et mouvante.
47C’est l’enseignement qu’il faut retenir du « beau geste » ; le beau geste n’est pas une forme de vie, mais est un commutateur entre deux formes de vie opposées, une ouverture instantanée sur des solutions alternatives. Pour qu’on reconnaisse une forme de vie comme susceptible de soutenir un cours de vie, et de lui donner sens, il faut qu’elle soit choisie parmi des alternatives axiologiques et que, dans cette confrontation, elle s’impose dans la manifestation. Le beau geste actualise immédiatement (sans aucune médiation) ces alternatives, les confrontations et les comparaisons qui en découlent.
48Une forme de vie qui serait isolée ne serait plus qu’une idéologie, et une idéologie n’est pas un principe d’organisation interne d’un cours de vie. Une idéologie est un principe de contrôle ou de programmation externe qui s’impose au cours de vie collectif, et qui ne participe donc pas au processus de construction d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu et de leur réunion. Pour rester une sémiotique-objet pleinement signifiante, chaque forme de vie se détache sur le fond de toutes les autres, qui sont refoulées en arrière-plan, mais prêtes à s’imposer à nouveau.
49Les formes de vie ne peuvent exister que stratifiées, confrontées et opposables les unes aux autres, et en mouvement les unes par rapport aux autres dans la profondeur de cette stratification. Elles peuvent faire irruption sans concession, et souvent sans lendemain. Mais elles peuvent aussi se manifester grâce à des compromis durables, ou des concessions instables avec d’autres formes de vie. Elles subissent enfin, selon les grandes tendances économiques et politiques qui leur sont contemporaines, des tentatives, insidieuses ou brutalement totalitaires, de réduction à une seule d’entre elles, ou à une typologie figée par l’idéologie.
50Entre (a) l’émergence soudaine et polémique, (b) les contradictions et les alliances paradoxales et malaisées, (c) les concessions et le compromis, ou (d) les accords imposés et réducteurs, on voit se mettre en place les principaux moments de ces confrontations entre formes de vie, dans la profondeur des modes d’existence. Dans chacun de ces quatre moments, leurs différences sont tour à tour (i) éclatantes et spectaculaires, (ii) atténuées mais pas annulées, (iii) internalisées et masquées, (iv) neutralisées et figées. Chacun de ces moments conjugue une position sur une valence graduable, c’est-à-dire d’un côté un réglage de l’intensité de la confrontation (forte ou faible) et, de l’autre côté, un réglage de la localisation du conflit (confiné ou généralisé) : une structure tensive semble ici se dessiner, et elle est susceptible de rendre compte précisément des mouvements et tensions en vue de la manifestation.
51Les deux valences sous-jacentes règlent le mode de manifestation compétitive des formes de vie : la première caractérise la force d’imposition et d’émergence, l’intensité de l’événement et de l’affect qui conduit une forme de vie à la manifestation, au détriment de toutes les autres ; la seconde caractérise la capacité d’extension, de diffusion et l’étendue des compromis et des combinaisons avec ces autres formes de vie. Il y a en quelque sorte, pour parler comme Claude Zilberberg (2011), des tris et des mélanges, des formes de vie d’« absolu » et des formes de vie d’« univers ». En développant les corrélations entre ces deux valences, on obtient le diagramme suivant :
Diagramme
52Dans le livre Formes de vie (Fontanille 2015), on étudie des cas de confrontations par provocation et émergence (d’où la reprise de l’étude du « beau geste »), des cas de cohabitations paradoxales (et de leurs effets de mauvaise foi), des solutions concessives (par exemple dans l’exigence d’une inaccessible « transparence »), et des tentations contemporaines de figement idéologique (notamment à propos des médias mondialisés).
53Le cœur du problème est l’instabilité de la sémiose. Saussure (1986 [1916] & 2002) insistait déjà sur ce point : les systèmes de valeur qui constituent la langue, aussi bien du côté du signifiant que du signifié, bénéficient d’une certaine stabilité, et le système de la langue est seulement soumis à une évolution massive, non consciente, et imperceptible. Les paradigmes bougent dans le temps, mais ce mouvement est sans effet observable sur les productions de la parole. En revanche, la réunion du signifiant et du signifié, le « signe », est le résultat de déplacements incessants (Saussure 2002, pp. 329-330), et d’une praxis individuelle et collective dont les effets sont directement perceptibles ici et maintenant.
54Les formes de vie, en tant que sémioses, justement, sont soumises à ces déplacements incessants qui les rendent à la fois mobiles et disponibles. Par comparaison, les langues sont constituées de vernaculaires, de registres et de classes d’usages : chacun appartient à une communauté linguistique, à l’intérieur de laquelle il a accès à tous les vernaculaires, tous les registres et toutes les classes d’usages, même s’il en utilise seulement une partie. De même, au sein d’un collectif déjà identifié, l’ensemble des formes de vie disponibles pour ce collectif sont accessibles à tous et à chacun, même s’il les assume inégalement. Chacun est donc susceptible de les convoquer à sa manière, de les pondérer et de les hiérarchiser, de les adopter, les détourner, ou les récuser. Nous construisons ainsi le sens de notre vie, par confrontation et sélection des formes de vie en compétition.
55Il y a donc des paradigmes de paradigmes, des paradigmes de syntagmes, des paradigmes de procès, et même des paradigmes de sémioses. Bien évidemment, chacun de ces types de paradigmes appartient à un niveau d’objet spécifique : la langue, le texte, le discours en acte, les formes de vie, voire la sémiosphère toute entière. Chacun de ces niveaux d’objet implique son propre plan d’immanence, à l’intérieur duquel peut être décidé de quels paradigmes il peut être question. Mais le principe général sera toujours le même : un paradigme n’est pas seulement une classe d’unités disponibles pour la manifestation, ce n’est qu’un des cas de figure possibles ; un paradigme n’est jamais vierge de tout usage antérieur ou concomitant, il est même profondément marqué, pondéré, différencié par ces usages et, de ce fait même, la « disponibilité » des unités qui le constituent est profondément contrastée. Il suffit alors de considérer que le mouvement vers la manifestation est une composition de forces d’énonciation qui s’emparent de cette diversité, pour comprendre pourquoi la manifestation est une compétition.