Le sentiment national dans les Lettres marocaines de José Cadalso
Texte intégral
1Le xviiie siècle a longtemps été l’objet de controverses au sein de la critique espagnole. D’aucuns comme le philosophe José Ortega y Gasset déploraient la cruelle absence des Lumières en Espagne alors que les tenants de l’orthodoxie, à l’instar du critique Marcelino Menéndez y Pelayo, ne virent qu’une « époque sans gloire », un siècle d’imitateurs serviles des idéaux étrangers, accusés de trahir l’essence même de la nation incarnée dans la production intellectuelle des siècles d’or ainsi promue au rang d’archétype de la tradition hispanique. Depuis une trentaine d’années, les travaux des hispanistes et des historiens ont contribué à replacer le débat dans une perspective plus sereine et plus nuancée qui a permis une réhabilitation de ce siècle éclipsé par les splendeurs du passé espagnol.
2La problématique des Lumières en Espagne ne saurait se comprendre si on la réduit à un affrontement entre tradition et modernité car la crise de conscience qui secoue l’Espagne de la deuxième moitié du xviiie siècle se double d’une crise de conscience identitaire. En effet, pour une majorité des Espagnols de cette époque la modernité est associée à l’étranger, à la France en particulier, et donne lieu à une double réaction de rejet ou d’émulation. On en voudra pour preuve la polémique sur la culture espagnole qui met en effervescence les milieux intellectuels et politiques de l’époque. Montesquieu, Voltaire figurent au nombre des auteurs français qui fustigèrent le marasme intellectuel de l’Espagne mais la polémique fut relancée par la publication, en 1782, d’un article de Nicolas Masson de Morvilliers dans l’Encyclopédie méthodique, intitulé : « Que devons-nous à l’Espagne ? », dans lequel l’auteur souligne les carences de ce pays notamment dans le domaine scientifique. Encouragé par le ministre Floridablanca qui craignait que l’article ne déclenche des critiques à l’encontre de la politique réformatrice jugée par certains trop timide, l’écrivain Juan Pablo Forner publie une réponse Oración apologética por la España y su mérito literario (1788). Mais cette défense de la nation espagnole suscite de vives réactions d’une frange des intellectuels espagnols qui estimaient nécessaire d’affronter la réalité du retard de l’Espagne par rapport à ses voisins européens.
3Cette réponse duelle est significative de l’attitude des Espagnols face aux reproches venus de l’extérieur. Certains répondent sur le mode de la défense ulcérée en rédigeant des apologies aussi maladroites que peu convaincantes de la tradition espagnole et en rejetant agressivement toute innovation étrangère. D’autres esprits plus fins et plus lucides voient dans ces controverses le prétexte idéal pour relancer le débat sur la décadence du pays et dénoncent les panégyriques stériles qui masquent les problèmes cruciaux. Mais la situation de ces derniers est délicate car ils encourent le risque de se voir accuser de trahison par les tenants de l’orthodoxie nationale. C’est dans ce contexte que José Cadalso rédige Les Lettres marocaines.
- 1 José Cadalso, Cartas Marruecas, Édition de Lucien Dupuis et Nigel Glendinning, Londres, Tamesis Boo (...)
4José Cadalso y Vázquez (1741-1782) est issu d’une famille de la moyenne noblesse. Son éducation est laissée aux soins d’un oncle jésuite qui l’envoie, dès l’âge de neuf ans, à Paris faire ses études à Louis-Le-Grand. Il effectue plus tard des séjours à Londres et en Hollande. C’est donc un jeune homme polyglotte, à l’éducation raffinée et cosmopolite qui revient en Espagne où, de son propre aveu, il se sent d’abord un peu étranger. Il embrasse la carrière militaire tout en fréquentant les salons madrilènes où il fera la connaissance d’intellectuels et d’hommes d’État qui composeront ce qu’il est convenu d’appeler l’équipe des Lumières au service de la politique éclairée de Charles III. Il rédige et publie diverses œuvres poétiques et théâtrales mais ce sont ses écrits satiriques qui lui valent sa réputation. Les Lettres marocaines furent composées entre 1773 et 1774 mais, bien qu’accepté par la censure, le manuscrit ne sera pas publié par Cadalso ; une réaction où se mêlent sans doute une part d’insatisfaction personnelle mais également, comme le suggère la correspondance privée, les pressions de la hiérarchie militaire qui goûte fort peu ses talents de plume. Le texte sera partiellement publié dans la presse, en 1789, après sa mort et régulièrement réédité par la suite1.
5Le texte se présente comme une suite de lettres échangées par trois correspondants : Gazel, un jeune Marocain voyageant en terre espagnole afin de parfaire son éducation, soumet ses impressions à son vieux maître Ben Beley ; à leurs voix vient se mêler celle de Nuño Nuñez, le mentor espagnol de Gazel. La fiction du regard étranger autorise ainsi une relecture, faussement ingénue, de la réalité espagnole que Cadalso s’attache à décrire de façon critique dans la perspective didactique et réformatrice caractéristique du siècle.
6Ces Lettres furent longtemps considérées comme une pâle imitation des Lettres persanes et l’influence de Montesquieu est incontestable dans la mesure où l’œuvre du Français constitue une référence pour la plupart des intellectuels espagnols de l’époque. La structure épistolaire, le titre et certains concepts disent clairement la dette de Cadalso, mais son propos diffère cependant de celui de son illustre prédécesseur. Cadalso, en effet, ne prétend pas faire œuvre de théoricien des institutions humaines ; en outre sa vision de l’Espagne est une vision douloureuse car, à l’inverse de Montesquieu, l’identité de son pays est problématique et constitue, à ce titre, un des axes majeurs de son écriture ainsi qu’en témoigne son propos liminaire : « ces lettres traitent du caractère national, tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il fut » (Introduction).
7L’auteur articule sa démarche sur une triple temporalité : pour comprendre la décadence qui afflige l’Espagne contemporaine, il entreprend d’établir les spécificités du caractère espagnol, préalable qu’il juge indispensable à la recherche de solutions adaptées. Mais l’insistant rappel à la prudence, dont doit faire montre l’étranger qui veut se garder des jugements hâtifs sur une réalité nouvelle, révèle une autre motivation. Sans les nommer, il met en cause les observateurs étrangers coupables de légèreté dans leurs propos sur l’Espagne. Aussi certaines Lettres sont-elles consacrées à réfuter les critiques formulées contre la barbarie de la conquête américaine ; sans nier les faits. Cadalso discrédite les reproches en faisant valoir qu’ils proviennent de nations qui pratiquent l’esclavage sans états d’âme (Lettre III). Accuse-t-on l’Espagne de végéter sous l’emprise de la scolastique que Cadalso rétorque que c’est là une importation étrangère particulièrement nocive. Avec plus ou moins de bonheur l’auteur se livre à un travail de relativisation, fruit d’un amour-propre blessé car ce patriote sincère a une conscience douloureuse des problèmes du pays et l’image renvoyée par l’étranger le pique au vif.
- 2 José Cadalso, Defensa de la nación española contra la Carta Persiana LXXVIII de Montesquieu. Éditio (...)
8Cadalso est également l’auteur d’un opuscule intitulé Défense de la nation espagnole contre la Lettre Persane LXXVIII de Montesquieu2, réfutation méthodique des flèches mordantes décochées par Montesquieu contre un pays où « celui qui reste assis dix heures par jour obtient la moitié plus de considération qu’un autre qui n’en reste que cinq, parce que c’est sur les chaises que la noblesse s’acquiert ». Si la charge est parfois méritée comme en conviendra implicitement Cadalso en développant ailleurs les mêmes critiques, elle est cependant de nature à altérer le patriote le plus serein. La Défense présente de nombreuses affinités thématiques avec les Lettres marocaines mais accuse un caractère nettement plus défensif et nationaliste qui relève d’une réaction impulsive de patriote blessé. Les Lettres sont loin de se réduire à un panégyrique nationaliste mais l’auteur sait que l’on ne peut pas laisser aux étrangers le soin de stigmatiser les faiblesses de l’Espagne car les tenants de l’orthodoxie idéologique assimilent modernité et étranger et toute tentative innovante est alors dénoncée comme un crime de lèse-patrie, une trahison des valeurs nationales. Pour ne pas être accusé d’être un afrancesado, c’est-à-dire un « francisé », un traître à la nation, Cadalso doit, si l’on peut dire, renationaliser sa critique de l’Espagne, ramener le débat à l’intérieur des frontières nationales afin d’éviter le brouillage idéologique qui amalgame volonté de réforme et perte de l’identité nationale.
9Dans les Lettres marocaines, les termes de nation et de patrie sont utilisés de manière récurrente alors que le mot État est pratiquement inexistant. État est un terme plus objectif et technique désignant l’appareil et les mécanismes du gouvernement alors que nation et patrie renvoient d’emblée à une dimension axée sur les hommes, sur une communauté partageant des valeurs communes.
10Il subsiste quelques emplois classiques du terme nation appliqué à une communauté de personnes partageant les mêmes usages et occupant un territoire réparti sur plusieurs pays. À ce titre un des narrateurs redoute que les nobles européens finissent par former une nation fondée sur le partage des mêmes coutumes, langues, vêtements et mœurs ; fondation condamnée dans la mesure où elle provoque une rupture du tissu social traditionnel : en se coupant des autres classes du pays, la noblesse trahit son rôle dirigeant et concourt à la perte de l’identité nationale. La crainte de la fracture nationale se manifeste également à un autre niveau. Lorsque le narrateur marocain entreprend de connaître l’Espagne, il se donne pour méthode d’examiner « non seulement la Cour mais toutes les provinces de la péninsule » qui forment une authentique mosaïque au sein de laquelle, constate-t-il, « un Andalou ne ressemble en rien à un habitant de Vizcaye », rappelant que la nation espagnole s’est forgée en intégrant « des nations autrefois séparées » qui possédaient chacune leurs propres caractéristiques en matière de lois, langues et monnaies (Lettres, I, II, XXVI).
11Le mot nation désigne pour Cadalso un territoire variable quant à son extension mais il renvoie à un même critère fondateur : le partage d’institutions déterminées qui créent une culture commune. La nation espagnole telle que la contemple Cadalso dans les dernières décennies du xviiie siècle apparaît ainsi comme l’agrégation de communautés possédant une identité autonome et préalable à la constitution du tout national.
12Cette structure héritée du passé a été fortement homogénéisée au cours du xviiie marqué, en Espagne, par une rupture dynastique qui s’accompagne d’un changement institutionnel. Succédant à la maison d’Autriche, la monarchie unitaire des Bourbons s’impose aux royaumes qui avaient gardé leurs personnalités juridiques et politiques. Par les décrets dits de la Nueva Planta (nouveau Plan), Philippe V soumet les régions à une réorganisation politico-administrative qui va dans le sens de l’uniformisation. Cette démarche qui n’est pas sans comporter une part de vindicte contre les provinces alliées de l’archiduc Charles d’Autriche pendant la Guerre de Succession (les royaumes de Valence, Catalogne, Aragon et Majorque) répond cependant à une volonté d’homogénéisation bien antérieure qui correspond à la première tentative d’unification réalisée par les Rois catholiques. Les mesures s’appliquent à tous les secteurs de la société : fiscalité, service militaire, développement des infrastructures routières, suppression des barrières douanières intérieures, création d’un système éducatif national, imposition du castillan dans les actes officiels mais maintien des langues régionales, présence accrue de la Couronne dans les instances politiques et administratives régionales. Nombre de ces tentatives resteront à l’état de projet ou seront fortement amendées selon les régions mais toutes témoignent d’une volonté d’uniformisation nationale et particulièrement sensible au cours du règne de Charles III, le « despote éclairé » qui s’est entouré de grands commis de l’État ouverts aux innovations et soucieux de la régénération d’un pays accablé de retards et de carences.
- 3 L’historien José Antonio Maravall fait état de plusieurs de ces projets plus ou moins utopiques dan (...)
13Cette affirmation unitaire prendra parfois des formes plus radicales qui frôlent la caricature ; ainsi Cadalso dénonce dans la Lettre XXXIV le « délire » d’un faiseur de projets qui envisage d’effacer le découpage historique des provinces espagnoles et de lui substituer une répartition arbitraire en quatre grandes régions désignées par des points cardinaux ou des numéros. Un projet qui ne doit que peu de choses à l’imagination littéraire de notre auteur car il ne fait que reprendre les propositions de certains de ses contemporains3. Dans leur excessivité même ces projets traduisent cependant l’attachement des hommes des Lumières à l’uniformisation, un des mots-clés de leur programme, considérée comme le préalable nécessaire à toute mise en œuvre d’une authentique politique de réforme dont pourrait bénéficier l’ensemble du pays en vertu de la solidarité des intérêts. Ce souci d’homogénéisation trouve son aboutissement idéologique dans l’emploi massif des mots nation et patrie qui deviennent fort courants au cours du siècle.
- 4 Apéndices sobre la Educación popular, 1775- 1777, Madrid, 1775.
14Car l’union parfaite n’est pas encore atteinte comme en témoigne Cadalso lorsqu’il déplore la survivance de différences voire d’inimitiés entre les régions en ce qu’elles freinent la création d’une dynamique nationale propre à relancer la bonne marche du pays. La plupart des politiques ne jugent pas incompatibles l’unité nationale et la diversité régionale historique ; Campomanes, ministre et Président du Conseil de Castille, utilisera à cet effet l’image d’une machine pourvue de plusieurs pièces différentes mais mue par une commande unique qui est l’impulsion nationale4. Il s’agit moins de détruire les identités particulières que de les intégrer dans un projet fédérateur : la modernisation de l’Espagne et le bénéfice public.
15Pour Cadalso, la nation repose sur l’unité des régions et l’addition des qualités propres à chacune mais subordonnées à une structure nationale qui dépasse les particularismes :
« Des provinces aussi diverses se sont incorporées à deux couronnes, celles de Castille et d’Aragon, et celles-ci se sont unies par le mariage de Ferdinand et d’Isabelle, princes qui seront immortels pour tous ceux qui sont entendus en matière de gouvernement. La réforme des abus, le développement des sciences, l’humiliation des orgueilleux, la protection de l’agriculture et d’autres opérations semblables formèrent cette monarchie » (Lettre III).
- 5 Archives de l’Académie Royale d’Histoire, textes cités par Fernando Baras Escolé, El reformismo pol (...)
Son modèle de gouvernement est représentatif de la pensée politique des Lumières espagnoles. Le règne des Rois catholiques est à cet égard la figure de référence car en eux on salue la consolidation du pouvoir monarchique contre les prétentions d’une noblesse dont l’action s’exerçait au détriment du peuple et de la Couronne. Bien que la monarchie des Rois catholiques ait davantage juxtaposé que véritablement unifié les divers royaumes d’Espagne, la référence au passé établit ici une continuité entre les idéaux unitaires du xvie siècle et ceux du xviiie qui enracine le modèle politique dans une tradition revendiquée en tant que fondatrice de l’identité nationale. À l’appui de cette théorie, Cadalso, comme ses contemporains, fait valoir l’incidence favorable de l’union politique sur la prospérité économique du xvie siècle. Un contemporain de Cadalso, Danvila y Villarasa, célèbre lyriquement une autorité royale accrue qui « en établissant de justes limites aux dépositaires du pouvoir subalterne » a favorisé la naissance d’une nation florissante « où l’on méprisait l’oisiveté et où l’on estimait le travail comme compagnon de la vertu5 ».
16La nation se définit donc par des critères géographiques, politiques mais surtout par tout ce qui distingue et individualise et que Cadalso nomme « les coutumes propres à chaque nation ». L’histoire est, dans cette perspective, le facteur essentiel de la constitution du caractère national et l’auteur répète à l’envi que la connaissance du passé est une étape essentielle dans la recherche des solutions pour les problèmes du présent. Mais pour cela il faut une redéfinition de l’histoire en tant qu’instrument de connaissance. La Lettre LIX constitue un bon exemple des débats suscités à l’époque par une historiographie en pleine mutation.
17Dénonçant une vision traditionnelle de l’histoire conçue comme une suite de récits de hauts faits d’armes plus proches de la fable que du document digne de foi, les narrateurs des Lettres marocaines aspirent à une histoire qui soit « une relation exacte des faits principaux des hommes et un exposé de la formation, expansion, décadence et ruine des États qui, en peu de pages, donneraient au prince des leçons sur ce qu’il doit faire, tirées de ce que d’autres ont fait ». On observe dans le texte de Cadalso comment le propos de l’histoire s’attache désormais à la dimension civile de la société et non plus aux actions des guerriers et religieux qui ont perdu leur rôle hégémonique ; il s’agit désormais de s’intéresser aux règles de fonctionnement d’une société dans son ensemble car, à cet égard, l’Histoire peut offrir des modèles de comportements utiles pour le progrès de la nation.
18S’attachant à établir les causes des problèmes de l’Espagne du xviiie siècle, Cadalso met en exergue la tradition guerrière pluriséculaire qui a ainsi forgé le « mépris de l’industrie et du commerce » et créé une noblesse héréditaire imbue de ses seuls titres et parfaitement inutile au reste de la nation ; une tendance encouragée par l’omniprésence de la religion qui, envahissant autant la sphère privée que publique, paralyse la liberté intellectuelle. L’histoire conçue comme « la clé précise pour la connaissance de l’origine de tous les usages et coutumes » permet de chercher le caractère propre à chaque nation, son comportement particulier, mais par là même on intègre le passé dans une tradition qui fonde le caractère d’une nation.
19Dans une perspective analogue, les Lettres sont une revendication des productions littéraires ou artistiques d’un passé que l’on qualifie de national. La démarche de Cadalso s’inscrit dans un large mouvement de récupération des auteurs espagnols du xvie siècle.
« Si l’on comprend bien et l’on pratique correctement notre langue ainsi que l’ont fait nos maîtres que j’ai cités, il n’est nul besoin de la gâter par les traductions, bonnes ou mauvaises, de ce qui s’écrit dans le reste de l’Europe. » (Lettre XLIX).
- 6 Francisco Sánchez-Blanco, La prosa del siglo XVIII, Madrid, Ediciones Júcar, 1992, p. 146.
- 7 L’Académie Royale de la Langue fut créée en 1712, celle d’Histoire en 1736.
- 8 José Antonio Maravall, « Mentalidad burguesa e idea de la historia en el siglo xviii », Revista de (...)
Cadalso prône un retour à la langue et à la stylistique des grands auteurs du xvie siècle, période glorieuse de lettres espagnoles. Le xviiie siècle redécouvre les œuvres de Cervantès, remet à l’honneur les poètes de la Renaissance qui acquièrent ainsi le statut d’œuvres classiques, références de la littérature nationale. Les franciscains Pedro et Rafaël Rodriguez Mohedano ouvrent la voie avec leur Histoire de la Littérature espagnole (1766-1791) à une série d’ouvrages à caractère encyclopédique et critique. Si on ne prononce pas encore le terme de littérature nationale, le propos de Mohedano est significatif en ce qu’il souhaite tout à la fois exalter la tradition espagnole, afin qu’elle serve de modèle aux jeunes générations, mais également œuvrer en critique afin d’en amender les imperfections. Sans tomber dans le nationalisme aveugle puisqu’ils invitent à la fréquentation des ouvrages étrangers, ils sont conscients, comme le souligne Francisco Sánchez-Blanco que « l’histoire littéraire a pour fonction politique de fomenter l’esprit de l’identité nationale6 ». Ce mouvement est relayé, et fomenté, au niveau institutionnel par la création de diverses Académies Royales7 par lesquelles le pouvoir entend contrôler la culture conçue comme un des facteurs de la réforme du pays. On assiste ainsi à une confluence des intérêts du pouvoir et des intellectuels, tous également désireux d’œuvrer pour le bien public et à cette fin « ils s’installent dans le cours de l’histoire » pour reprendre les termes de Maravall qui cite à ce propos une déclaration programmatique du dramaturge Leandro Fernández de Moratin : « il serait inconvenant pour un auteur, un orateur ou un poète de ne pas souscrire aux qualités de style, langue, versification et intelligence du génie et des coutumes de la patrie dans laquelle et pour laquelle il écrit ». Ce même auteur, signale encore Maravall, est le premier à utiliser la formule de « littérature nationale8 ».
- 9 José Antonio Maravall, « De la Ilustración al Romanticismo : el pensamiento político de Cadalso » d (...)
20L’histoire, au sens large du terme, est pour Cadalso le facteur de création de l’identité nationale car elle individualise un processus. Il ne s’agit pas d’un regard passéiste ou d’un refuge dans la tradition, mais plutôt de faire du passé un modèle dynamique et de le percevoir comme un processus en devenir, de créer une tradition vivante qui fonctionne comme ciment de l’unité nationale. « Chaque nation possède un caractère qui est un mélange de vices et de vertus » et à ce titre Cadalso assume les défauts de sa nation en tant qu’éléments constitutifs de l’identité nationale car « si Voltaire conçoit une Europe unie par les principes fondamentaux d’une culture commune, pour Cadalso c’est la différence qui doit primer9 ».
21C’est dans cette perspective qu’il fustige la gallomanie, l’épidémie de l’imitation de modes de vie et de pensée empruntés à l’étranger incarné dans la figure de l’afrancesado, le xénophile épris de modernité. La faiblesse de l’industrie et de la culture espagnoles, en déclin depuis le milieu du xviie siècle, rendent le pays vulnérable aux influences extérieures, et française en particulier. Il est de bon ton alors, dans les salons madrilènes, de dénigrer son propre pays jugé par trop en retard et démodé au regard des modes parisiennes. Cette attitude dédaigneuse est incarnée dans la figure du « petimetre » qui apparaît ainsi défini dans les dictionnaires de l’époque : « jeune personne trop occupée de son apparence et des modes » et Cadalso les fustige en connaisseur puisque, de son propre aveu, il fut dans sa jeunesse un de ces dandys plus soucieux de ses vêtements que de la situation de son pays. La critique de l’imitation se projette à plusieurs niveaux : en assujettissant le pays aux normes dictées par l’extérieur elle concourt à la perte de l’identité nationale et Cadalso en veut pour preuve la corruption de la langue qui, envahie de mots étrangers, ne permet plus de « penser par soi-même mais par l’entendement d’autrui » (Lettre XLI). En outre les caprices de la mode créent une dépendance économique dans la mesure où l’industrie espagnole ne peut répondre à la nouvelle demande en raison de son retard ; il s’ensuit un gaspillage sans précédent qui ne profite pas à l’économie nationale, sans compter la frivolité qu’elle engendre dans toutes les sphères de la vie, une frivolité à l’opposé de la traditionnelle austérité des mœurs espagnoles. Enfin l’imitation engendre un sentiment d’infériorité qui pousse certains à renier leur patrie au nom d’une modernité mal comprise car elle n’affecte que les aspects les plus superficiels de la vie du pays : alors que celui-ci souffre de cruelles carences dans les domaines des sciences, de l’industrie et de l’éducation qui réclament des réformes urgentes, les jeunes xénophiles réduisent la notion de modernité à la dernière mode vestimentaire et créent de la sorte une confusion nocive entre les termes.
22À l’opposé du snobisme xénophile se tient le « patriotisme mal compris » également dénoncé car il se confond avec un nationalisme étroit et tout aussi stérile. Les Lettres marocaines déchirent rageusement tous ceux qui, sous couvert de défendre l’essence de la nation, cherchent surtout le confort de la routine qui leur évite de se remettre en question ou de perdre leurs privilèges. Ainsi les défenseurs de la scolastique pour qui toute autre forme d’enseignement n’est que « folie mentale et athéisme pur » tournent en dérision les sciences nouvelles en les comparant à des tours de magie, incapables de percevoir l’application pratique de la physique ou de la mécanique à l’industrie civile (Lettre LXXVIII). Si Cadalso conjure les xénophiles de « ne pas avoir honte d’être nés espagnols », il recommande la prudence dans l’appréciation des valeurs traditionnelles en donnant l’exemple des militaires qui, sous prétexte de respecter la spécificité nationale de l’Armée, refusent sa modernisation. Or, à y regarder de plus près, la discipline si patriotiquement défendue fut copiée sur celle des armées de Louis XIV. Cadalso suggère que ce sont les intérêts personnels de la hiérarchie qui, en réalité, motivent pareille attitude. Par leurs préjugés égoïstes et leur ignorance, ces Espagnols « rances » contribuent eux aussi au déclin de l’Espagne en refusant toute innovation utile sous le fallacieux prétexte qu’elle provient de l’étranger. En réalité, dit Cadalso, xénophobes et xénophiles travaillent tous à la ruine de la nation et la menace identitaire semble moins venir de l’étranger que de l’Espagne elle-même et des défauts qu’elle cultive.
- 10 François Lopez, Juan Pablo Forner et la crise de la conscience espagnole, Bordeaux, Institut d’étud (...)
23Cadalso les renvoie dos à dos, car il partage le sentiment des intellectuels espagnols tel que l’analyse François Lopez : « solidaires, en tant qu’Espagnols, d’un peuple que l’on bafoue indignement, mais en tant qu’intellectuels ils ne peuvent dissimuler que les critiques qu’on lui adresse ont pourtant un fondement10 ». Cadalso vit douloureusement ce conflit mais refuse d’adopter une position dogmatique et de choisir radicalement un de deux partis, car aucun n’offre une solution totalement satisfaisante. C’est la notion de patrie qui va résoudre, de son point de vue, la tension idéologique. La revendication identitaire face aux nations hégémoniques ne peut se réduire à un nationalisme défensif mais s’articule sur deux autres notions : l’utilité et la patrie qui définissent son idéal du cosmopolite utile à la nation : « ceux qui cherchent à imiter et à apprécier tout ce qu’il y a de bon dans toutes les parties du monde » (Lettre LXXX). Cadalso opte pour la seule solution qui lui paraît viable entre deux extrêmes stériles : l’adaptation pragmatique de ce qui peut contribuer au redressement du pays sans altérer son identité profonde forgée au cours des siècles.
- 11 On peut à cet égard remarquer que Cadalso utilise selon la perspective adoptée le mot décadence ou (...)
24Avant le xviiie siècle, on utilise fréquemment en espagnol le terme de compatriote pour désigner des personnes appartenant au même pays. Patriote est d’un emploi rare et ne figure pas dans les dictionnaires. C’est au cours du xviiie que le vocable se répand, abondamment utilisé par les esprits éclairés mais chargé de connotations nouvelles comme en témoigne cette phrase dans la bouche d’un des narrateurs des Lettres marocaines : « travaillons pour que notre patrie soit l’égale des autres nations » (Lettre XXXIV). La variation lexicale est significative de l’attitude de Cadalso qui en appelle au sentiment patriotique pour inciter ces concitoyens à l’action, au sursaut face à la décadence11. Le mot revêt une connotation émotionnelle et renvoie à une relation singulière entre l’individu et le groupe. L’utilisation faite par Cadalso est représentative d’une nouvelle conception politique de l’idée de patrie, conception intimement liée à la vision réformatrice et à une action concrète.
25La patrie ne se confond pas avec le lieu de naissance, ainsi le narrateur espagnol déclare aimer sa patrie car « elle est digne de son affection et son estime » mais il considère accidentel le fait d’être né à cet endroit précis (Lettre III). Le patriotisme renvoie à la citoyenneté qui est « une véritable obligation de celles que contracte tout homme en entrant dans la république s’il veut que celle-ci l’estime et surtout s’il ne veut pas y être considéré comme un étranger » (Lettre LXXI). On ne naît pas patriote mais on le devient en souscrivant un contrat avec la république. Il s’agit là d’une appartenance volontairement consentie et non d’une condition héritée ou d’un sentiment abstrait. Le patriotisme est en soi un acte, un élan intégrateur de l’individu dans la communauté. Attitude intellectuelle, le patriotisme est également un sentiment, « un des enthousiasmes les plus nobles » qui mène à l’action de défense du pays. Mais il n’est plus seulement question de le défendre face aux agressions militaires extérieures mais bien de veiller à sa prospérité économique et intellectuelle. La société a changé de signe et le patriotisme n’implique plus le sacrifice du héros sur les champs de bataille mais le sacrifice des intérêts personnels au bénéfice de la société civile. La Lettre LXX commente les différentes professions qui permettent aux individus de servir la collectivité : la toge, la milice, l’administration et les sciences. Dans tous les cas l’individu ne doit pas poursuivre ses ambitions personnelles mais un idéal supra-individuel ainsi que le proclame, non sans fierté le correspondant espagnol, conscient de se démarquer de l’attitude commune à dédaigner ces nobles élans : « qu’ils fassent ce qu’ils veulent, je ferai ce que je dois » (Lettre LXV). L’opposition des verbes devoir et vouloir renvoie à une morale personnelle déterminée par l’action et les obligations de l’individu par rapport à sa communauté.
- 12 José Antonio Maravall, « El sentimiento de la nación en el siglo XVIII : la obra de Fomer » dans Es (...)
26Dans les Lettres, on dénonce pourtant l’usage galvaudé de ce terme aux résonances parfois sacrées. Le terme est devenu un concept à la mode que chacun emploie à sa guise ; les modernistes en saupoudrent leurs discours frivoles et sont prompts à renier leur patrie jugée trop démodée et les traditionnalistes s’en servent comme d’un rempart contre les changements. Cadalso, qui fustige les uns comme les autres, avance un critère, l’utilité, qui permet de faire la part des choses et de tempérer les excès autour d’un « patriotisme mal compris qui, au lieu d’être une vertu, se change en défaut ridicule y souvent préjudiciable à la patrie » (Lettre XXI). Le véritable souci du bien de la patrie se mesure à l’aune de l’utilité de l’individu. C’est le citoyen, autre terme-clé des Lumières, qui cristallise les vertus du patriote. Le jeune marocain est enthousiasmé par sa rencontre avec un homme paré de toutes les vertus : instruction, tolérance, bonté, vertu, générosité, le portrait est un catalogue des idéaux des Lumières, mais le mentor espagnol tempère l’admiration du jeune disciple en regrettant que ce personnage ne mette pas ses talents au service de la communauté tout entière et si sa bonté n’est pas en doute, il est cependant un mauvais citoyen car « il ne suffit pas d’être bons pour nous-mêmes ou pour un petit nombre ; il faut l’être ou chercher à l’être pour la totalité de la nation » (Lettre LXX). Le patriote, qui appartient à l’élite sociale, apparaît au fil des Lettres, animé d’une volonté de rédemption sociale qui implique le dépassement de la sphère privée et individuelle et, dans ce sens, l’écriture de Cadalso peut se concevoir comme un appel à un patriotisme actif, véritable levier au service de la nouvelle conception de la nation telle que la conçoivent certains hommes du xviiie siècle qui se sentent « unis mutuellement pour mener à bien un vaste répertoire d’actions communes qui constitue la vie sociale, unis sous ce système d’interdépendance qu’est la nation12 ».
27Le sentiment de la nation et de la patrie fonctionne dans les Lettres marocaines comme un facteur de réactualisation du rôle de la noblesse dans l’Espagne de la fin du siècle. Parce qu’il appartient à la noblesse, Cadalso se fait un devoir de la critiquer car elle ne lui paraît plus correspondre à son rôle essentiel dessiné en creux dans cette définition mordante de la noblesse héréditaire :
« C’est l’orgueil que je tire du fait que, huit cents ans avant ma naissance, est mort un homme qui portait mon nom et qui fut un homme utile alors que moi je ne suis utile à rien » (Lettre XIII).
La formule renvoie à l’hostilité grandissante entre la noblesse de sang et la noblesse « de mérite » gagnée au service de l’État. Cadalso et ses contemporains ne remettent pas en cause la structure sociale mais ils questionnent les critères qui fondent la légitimité de la noblesse dans une société civile et non plus guerrière. Cadalso affirme la supériorité biologique du noble mais par contre il dénonce avec la dernière vigueur leur oisiveté, leur manque total d’implication dans le service de la nation, car on ne sert plus seulement le roi mais la patrie, conception nouvelle par laquelle la noblesse impliquée dans le mouvement réformateur entend inscrire sa mission et son autorité. Le noble idéal doit travailler, depuis les structures du pouvoir, à la félicité des peuples : telle est sa fonction qui se voit menacée, quoique timidement encore, par l’émergence de nouveaux groupes sociaux économiquement concurrents mais affligés des mêmes défauts que la noblesse qu’elle veut imiter : « ils cherchent par tous les moyens à se hisser dans les classes nobles, frustrant ainsi la République du produit de leur activité s’ils travaillaient » (Lettre XXIV). Si la pensée politique de Cadalso laisse percevoir ce que sera la définition libérale de la nation, elle demeure conservatrice en matière de structure sociale qui repose sur une claire discrimination entre les classes dirigeantes et les classes productrices. La menace n’est guère pressante en réalité mais Cadalso et ses contemporains voient se profiler des changements de l’ordre social qui heurtent leur conception politique. La critique de la noblesse vise une redéfinition de la fonction idéologique et sociale de la noblesse conçue comme une courroie de transmission entre le peuple et les dirigeants, fonction qui légitime la persistance de cette classe dans le cadre de la nation moderne.
28La problématique du sentiment national en Espagne se tient dans cette complexe tension entre modernité et tradition qui se double d’un débat sur l’identité nationale face aux nations européennes. Par-delà cette spécificité, le sentiment national est au cœur de tous les débats, de tous les enjeux et c’est dans le mouvement des Lumières que se concrétise une conception nouvelle de la nation en tant que produit mais aussi en tant que sujet de l’Histoire. Des débats de même nature se renouvelleront au cours du xixe siècle et à l’orée du xxe : la Génération dite de 1898 sera également confrontée à la nécessaire modernisation du pays qui engendrera les mêmes douloureux conflits identitaires.
Notes
1 José Cadalso, Cartas Marruecas, Édition de Lucien Dupuis et Nigel Glendinning, Londres, Tamesis Books, 1966. Dans cette édition très documentée, Dupuis et Glendinning mentionnent une première édition française, traduite par M. Froment Champ-La Garde, Paris, chez J. Gillié fils, 1808, sous le titre Aperçu moral, politique et critique de l’Espagne ou Lettres africaines.
2 José Cadalso, Defensa de la nación española contra la Carta Persiana LXXVIII de Montesquieu. Édition de Guy Mercadier, Toulouse, France-Ibérie Recherche, 1970.
3 L’historien José Antonio Maravall fait état de plusieurs de ces projets plus ou moins utopiques dans son article « La formula política del despotismo ilustrado » dans José Antonio Maravall, María del Carmen Iglesias Cano (dir.), Estudios de Historia del Pensamiento español. Siglo XVIII, Madrid, Mondadori, 1991, p. 443-459.
4 Apéndices sobre la Educación popular, 1775- 1777, Madrid, 1775.
5 Archives de l’Académie Royale d’Histoire, textes cités par Fernando Baras Escolé, El reformismo político de Jovellanos, Saragosse, Prensas de la Universidad de Zaragoza, 1993, p. 133-134.
6 Francisco Sánchez-Blanco, La prosa del siglo XVIII, Madrid, Ediciones Júcar, 1992, p. 146.
7 L’Académie Royale de la Langue fut créée en 1712, celle d’Histoire en 1736.
8 José Antonio Maravall, « Mentalidad burguesa e idea de la historia en el siglo xviii », Revista de Occidente, n° 107, 1972.
9 José Antonio Maravall, « De la Ilustración al Romanticismo : el pensamiento político de Cadalso » dans Mélanges à la mémoire de Jean Sarrailh, Paris, Centre de Recherches de l’institut d’Études hispaniques, 1966, tome II, p. 81-96.
10 François Lopez, Juan Pablo Forner et la crise de la conscience espagnole, Bordeaux, Institut d’études ibériques et ibéro-américaines, 1976, p. 60.
11 On peut à cet égard remarquer que Cadalso utilise selon la perspective adoptée le mot décadence ou celui de retard. Le premier terme conçoit les problèmes du pays en termes diachroniques, la décadence se mesure par rapport au passé prestigieux alors que le retard implique la comparaison synchronique avec des pays voisins.
12 José Antonio Maravall, « El sentimiento de la nación en el siglo XVIII : la obra de Fomer » dans Estudios de la Historia del pensamiento español. Siglo XVIII, Madrid, Mondadori, 1991, p. 45.
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Référence papier
Danielle Corrado, « Le sentiment national dans les Lettres marocaines de José Cadalso », Siècles, 9 | 1999, 115-130.
Référence électronique
Danielle Corrado, « Le sentiment national dans les Lettres marocaines de José Cadalso », Siècles [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 24 juillet 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/siecles/12182 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123ks
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