Friedrich Carl von Moser : De l’esprit national allemand
Texte intégral
- 1 Il est né le 18 décembre 1723 à Stuttgart et est le fils d’un autre grand juriste, Johann Jakob Mos (...)
- 2 Il faut rappeler que le Saint-Empire Romain Germanique s’appelle en Allemagne « Das Heilige Römisch (...)
1Le petit écrit de Friedrich Carl von Moser Von den deutschen Nationalgeist paraît en 1766, c’est-à-dire trois ans après la fin de la guerre de Sept Ans. Ce juriste éclairé d’Allemagne du Sud1 avait vu avec peine la Prusse de Frédéric II déclarer la guerre à l’Autriche, divisant ainsi l’Empire en deux camps ennemis, le Nord contre le Sud, et entraînant dans son sillage l’intervention armée des principales puissances européennes qui transformèrent le territoire allemand en un vaste champ clos où elles réglèrent directement ou indirectement leurs conflits personnels. Une fois de plus, l’unité du Saint-Empire romain germanique avait été mise à mal et l’autorité impériale n’était plus qu’un souvenir lointain. Fallait-il se résigner, accepter le dualisme austro-prussien, la coupure entre le Nord et le Sud et considérer que celle-ci n’était que le prélude d’un morcellement encore plus conséquent, puisque les princes allemands de quelque importance développaient alors, à l’exemple de la Prusse, un absolutisme de plus en plus indépendant vis-à-vis de la cour de Vienne ? Moser ne s’y résigne pas et son ouvrage est une protestation véhémente contre cet abandon progressif de tout ce qui faisait jusque-là au moins l’unité symbolique de la nation2. Il en recherche les causes et propose des remèdes. Mais il reste un isolé, et son ouvrage, considéré déjà par les contemporains comme une sorte de combat d’arrière-garde, essuiera les critiques de Justus Moser et devra s’effacer devant une autre conception de l’unité allemande que développeront, à la suite de Herder, les écrivains de la génération des années 70. Pour plus de clarté, rappelons d’abord ce qu’était la réalité du Saint-Empire au moment où parut l’écrit de Moser.
2Le Saint-Empire a, en 1766, un empereur élu, François 1er, l’époux lorrain de Marie-Thérèse d’Autriche. Traditionnellement, sauf le court épisode de Charles VII, duc de Bavière (1742-1745) imposé par Frédéric II, les empereurs sont choisis depuis le xve siècle dans la maison des Habsbourg. Ils sont élus à Francfort-sur-le-Main par huit princes électeurs, le roi de Prusse, les ducs d’Autriche, de Saxe, de Bavière, de Brunswick et les princes-évêques de Mayence, de Cologne et de Trêves.
3Avec des frontières assez mal définies, l’Empire se compose de plus de trois-cent-cinquante États souverains de dimensions très variables allant de grands royaumes comme la Prusse ou les territoires des Habsbourg jusqu’aux minuscules villes libres ou aux fiefs de chevaliers d’Empire en passant par toutes sortes d’intermédiaires.
4Chaque État envoie ou est censé envoyer un représentant à la Diète de Ratisbonne (Reichstag) qui comprend trois collèges (Kurien) : celui des Électeurs présidé par l’archevêque de Mayence qui porte le titre de Grand Chancelier d’Empire, celui des princes et celui des villes libres. À la veille de la Révolution française, la Diète comptait vingt-neuf représentants ; autrement dit, elle n’avait plus aucune signification et avait perdu, comme l’Empereur, tout pouvoir effectif.
5Afin de régler des conflits de différentes natures qui pouvaient survenir à l’intérieur de l’Empire, un tribunal impérial (Reichskammergericht) avait été créé au xve siècle et installé à Wetzlar. Ses juges étaient nommés par les trois collèges et le président par l’Empereur. Mais au xviiie siècle, cette instance judiciaire a perdu toute signification. Les juges sont corrompus, les procès traînent en longueur et les princes qui ont quelque importance ne tiennent aucun compte de ses décisions. Parce que déjà, à l’époque de la création de ce tribunal, l’Empereur avait eu les plus grandes difficultés à obtenir des jugements rapides et équitables, il avait créé, dès le xvie siècle, une instance parallèle, le Conseil judiciaire impérial (der Reichshöfrat) qui ne dépendait que de lui et siégeait à Vienne. Mais là encore, ce tribunal n’avait plus aucun pouvoir sur les princes territoriaux de quelque importance.
6Autrement dit, seuls de tout petits seigneurs comme les comtes ou les chevaliers d’Empire ou encore les villes libres particulièrement nombreuses dans le sud de l’Allemagne reconnaissent encore une certaine autorité à l’Empereur. Sinon, l’Allemagne est alors une mosaïque d’États où grands, moyens et même petits souverains se piquent d’imiter Louis XIV, s’entourent d’une cour où la noblesse est réduite au rôle de courtisans, dirigent le pays à l’aide d’une hiérarchie de fonctionnaires qui leur sont entièrement dévoués et ne réunissent même plus leurs assemblées d’états. On est Prussien avant d’être Allemand et quand on a la chance de servir un souverain aussi prestigieux, on n’éprouve que mépris pour les autres États allemands. L’Empire apparaît dès lors comme un édifice vermoulu, relevant d’un autre âge et qui n’a plus rien à voir avec la réalité politique du moment.
7C’est ce que constate Moser au début de son ouvrage :
« Nous sommes un seul peuple par le nom et la langue, sous l’autorité d’un chef commun et de quelques lois fixant notre constitution, nos droits et nos devoirs…, en puissance et en force intérieures le premier Empire d’Europe et pourtant, tels que nous sommes, nous sommes déjà depuis des siècles une énigme de constitution politique, une proie pour nos voisins, l’objet de leurs moqueries, un cas dans l’histoire du monde ; divisés entre nous, sans force à cause de nos divisions, mais suffisamment forts pour nous faire du mal à nous-mêmes impuissants à nous sauver, insensibles à l’honneur de notre nom, indifférents à la dignité des lois, jaloux du pouvoir suprême, méfiants les uns envers les autres… un grand peuple, en même temps méprisé, un peuple qui a la possibilité d’être heureux, mais qui, en réalité, est bien à plaindre » (p. 5-6).
En effet, la guerre de Sept Ans a mis à jour d’une manière particulièrement évidente tout ce qui ne va pas dans le Saint-Empire. Partout règne l’égoïsme, chacun ne pense qu’à soi ; et en refusant l’arbitrage du chef suprême, c’est la loi du plus fort qui finit par triompher à tous les échelons, au mépris des intérêts communs. Non seulement la grande masse du peuple allemand est indifférente aux intérêts nationaux, ignore ce patriotisme national que possèdent les Anglais, les Hollandais ou les Suédois, mais c’est aussi le cas de ceux qui sont à la tête des différents États. Aucun, du plus grand au plus petit, ne se préoccupe de l’Empire. Autrefois, les princes emmenaient leurs fils à la Diète impériale afin de leur enseigner l’amour de la patrie. Aujourd’hui, ils trouveraient cela ridicule et ne songent qu’aux moyens de ravager les territoires de leurs voisins. L’esprit militaire triomphe au mépris des lois communes et la haute noblesse impériale refuse d’assumer les charges qui lui revenaient autrefois dans les assemblées ou les tribunaux de l’Empire. À l’égard de celui-ci, la plupart des Allemands n’éprouvent que mépris et indifférence.
8Il importe donc de réagir au plus vite et, après ce constat de déliquescence de toutes les institutions impériales, Moser en cherche d’abord les causes, puis examine les conséquences de cette situation et propose enfin les remèdes qui lui semblent appropriés pour restaurer un véritable esprit national en Allemagne. Il distingue trois sortes de raisons qui sont à l’origine de l’indifférence et de l’ignorance de ses compatriotes pour tout ce qui touche à la nation. La première tient à la façon dont le droit et la constitution de l’Empire sont enseignés ou présentés dans les différents ouvrages. La plupart des juristes et des professeurs d’université sont au service des princes qui les emploient. Ils sont des « conseillers auliques » avant d’être des enseignants intègres qui domineraient leur sujet en toute indépendance d’esprit. Aussi ne montrent-ils jamais les avantages de la constitution impériale, l’équilibre des pouvoirs qui est le véritable garant des libertés et un rempart contre l’anarchie. La seconde cause est due à la Réforme qui a divisé l’Allemagne en deux camps, dont chacun conçoit à sa manière les intérêts de la patrie. Désormais, les Allemands ont en quelque sorte deux patries qui se haïssent mutuellement. La conséquence en a été l’impitoyable guerre de Trente Ans. La troisième raison est d’ordre politique. La puissance acquise par certaines maisons princières a renforcé l’esprit de division et le particularisme. Le voyageur étranger qui se déplace à travers l’Allemagne a l’impression de traverser une mosaïque d’États particuliers, sans aucun lien entre eux. Quant aux princes, ils ne se soucient que de leurs ambitions personnelles aux dépens mêmes de l’intérêt national. Aucun n’entrevoit la nécessité d’un souverain commun, respecté de tous, qui veillerait à la sécurité et à la paix de l’ensemble.
9Les conséquences de cette situation peuvent se résumer en un seul mot : l’égoïsme ; les Allemands s’éloignent chaque jour davantage les uns des autres ; les différentes provinces n’éprouvent qu’indifférence pour les autres ; la Diète impériale s’occupe de futilités au lieu de la défense commune et l’on se moque que tel ou tel État allemand soit menacé par des ennemis extérieurs. Les principes du bien public sont donc de plus en plus bafoués. Les liens qui unissaient autrefois les membres de l’Empire entre eux deviennent de plus en plus lâches et certains États envisagent même de les rompre définitivement. Aussi les jeunes princes sont-ils élevés dans le mépris de la loi commune et tout ce qu’entreprend l’Empereur est reçu avec méfiance. On le considère comme un rival et chaque souverain ne voit aucun inconvénient à transgresser ses ordres, tout en exigeant par contre une obéissance aveugle de la part de ses sujets. Le droit du plus fort triomphe à tous les échelons, partout régnent l’arbitraire et une fausse conception de la liberté. Mais rien ne sert de se lamenter, il faut au contraire envisager des remèdes et faire en sorte que le mal ne s’étende pas davantage.
10Moser envisage trois sortes de mesures qui se complètent les unes les autres. Il faut en effet éviter l’excès de médicaments, car c’est précisément d’un excès de prétendus remèdes que souffre actuellement la nation allemande. Au contraire, il faut à l’Allemagne un « régime de continence », lui apprendre à se contenter de la simple nourriture de ses lois existantes et l’y réhabituer. Il nous faut refaire connaissance avec nous-mêmes écrit Moser, « de nouveau à l’unité de la patrie, tout comme nous croyons à celle de l’Église chrétienne » (p. 40-41). C’est dans ce sens qu’il faut former les volontés et « amener les maîtres et les chefs de notre patrie à vouloir ce qu’ils doivent vouloir » (p. 40).
11Aussi le premier remède sera-t-il d’ordre prophylactique : il faut réformer notre système d’enseignement du droit public et faire en sorte que les professeurs cessent d’enseigner l’égoïsme ou la nécessité de l’obéissance aveugle à des princes particuliers. Il en existe d’ailleurs déjà quelques-uns qui, à l’inverse de leurs collègues, font montre dans leurs cours d’un véritable sens national et de l’amour de la patrie commune. Mais pour que ces derniers puissent exercer une réelle influence, il faudrait qu’ils puissent s’unir, se mettre au-dessus des intérêts particuliers et à l’abri des intrigues. Ce ne sera possible que si leurs souverains respectifs décident de les soutenir. Il serait d’ailleurs souhaitable d’associer étroitement la pratique et la théorie. Pour bien faire, il faudrait que les ministres qui gouvernent les différents États se lient avec ces enseignants, leur fassent part de leur expérience des affaires et n’aient d’autre souci que l’intérêt du bien commun et non le renforcement du particularisme. Certes, Moser sait pertinemment que c’est beaucoup demander, mais il cite quelques exemples du passé – la correspondance du ministre de Mayence, le Baron von Boineburg avec le juriste Conringen – et du présent comme les relations étroites qui unissent le ministre du Hanovre, von Munchhausen, avec les professeurs de l’exemplaire université de Göttingen.
12Comme deuxième remède, Moser invite les princes à consacrer une infime partie de l’argent qu’ils dépensent en fêtes et en distractions de toutes sortes, à envoyer de jeunes gens doués faire un voyage d’études dans les différentes cours de l’Allemagne, afin qu’ils puissent voir et comparer ce qui se fait ailleurs et acquérir ainsi une idée plus juste de la nation. L’expérience montrerait aux protestants du nord qu’« il existe encore parmi les prêtres catholiques des hommes sensés instruits et équitables » (p. 50) et qu’on « peut parcourir des provinces entières où catholiques et protestants vivent en bonne intelligence » (p. 51). Débarrassés de leurs préjugés particularistes, ils trouveraient que l’esprit national a encore un sens et finiraient par souhaiter « que leur patrie appartienne, elle aussi, à l’Empire allemand » (p. 52). Rentrés chez eux, ils pourraient ensuite se mettre au service de leur souverain et faire profiter leur État de ce qu’ils ont appris au cours de leur voyage. Ils ne feraient pas de celui-ci le centre du monde, mais sauraient lui donner la place qui lui revient dans l’ensemble de la nation et tout le monde y trouverait son compte. En effet, rien n’est plus faux que de croire que le bien général n’est pas compatible avec les intérêts particuliers. Au contraire on peut constater que les pires moments de l’histoire allemande correspondent exactement à ceux où cette erreur a triomphé.
13Mais Moser ne se fait guère d’illusions. Les princes ne sont pas encore disposés à dépenser leur argent pour former des ministres qui seraient de vrais patriotes allemands et placeraient les intérêts de la nation avant ceux des provinces qui la composent. Ils veulent au contraire des serviteurs zélés, appliqués à la seule défense des intérêts particuliers de leur maître. Aucun n’a encore su tirer les leçons de la dernière guerre qui a pourtant bien mis en évidence les dangers et les inconvénients de toute politique particulariste. Il faut donc que des hommes éclairés, honnêtes et qui ne sont pas contaminés par cet esprit sectaire et partisan les persuadant qu’ils ont intérêt à abandonner leurs œillères et à se comporter autrement.
14C’est, de l’avis de l’écrivain, le remède le plus nécessaire, le plus efficace et le plus immédiat. Moser a en effet sous les yeux l’exemple de la Suisse où s’était développée, sous l’impulsion du Bâlois Isaak Iselin, la Société helvétique. Celle-ci rassemblait, depuis 1760, des patriotes suisses qui s’étaient donné pour mission de vaincre tous les abus nés du particularisme forcené de l’aristocratie et de donner à leur pays une nouvelle forme de constitution qui, sans toucher aux principes de celle qui était à la base de la Confédération helvétique, lui permettrait de retrouver ses bases nationales et de mettre fin au despotisme de certains patriciens. Ces hommes éclairés avaient fait faire de réels progrès à leur pays, au moins en ce qui concernait l’esprit national, et permis à leurs concitoyens de comprendre que déjà la conscience de faire partie d’une nation commune était un excellent moyen pour venir à bout des excès du pouvoir local.
15Enthousiasmé par l’œuvre de la Société helvétique, Moser avait inscrit en exergue de son ouvrage cette citation d’Iselin :
« Un patriote est trop grand pour être l’esclave d’un autre, il est trop juste pour en être le maître. C’est pourquoi il ne sera ni le membre ni la tête d’un parti. Il déteste l’esprit d’agitation ; il est guidé et dominé seulement par la loi et la grande idée du bien public ; seules ces pensées remplissent son âme ; il leur sacrifie tous les autres désirs, tous les autres penchants de son cœur » (p. 3).
C’est par une initiative semblable que Moser envisage une possibilité réelle de salut pour la nation et, en bon Aufklärer, il est persuadé que cet exemple finira par être imité en Allemagne et que des hommes connus pour leurs travaux et leur intégrité, non seulement des ministres, mais des juristes ou encore des écrivains montreront l’exemple et la voie à suivre à leurs compatriotes. La Société helvétique n’avait été à l’origine que la réunion de quelques hommes qui se rencontraient le soir chez un médecin. Puis les dirigeants avaient fini par prêter l’oreille à ce qui se disait autour de la table d’Iselin. Ne peut-il pas en être ainsi pour l’Allemagne ? Moser en est persuadé.
16On le voit, le patriotisme de Moser a une forme très concrète. La nation allemande s’inscrit exactement dans les limites du Saint-Empire romain germanique dont il suffit de réactiver la constitution et les institutions. Tout est là, il n’est pas question d’innover, mais seulement de prendre conscience que le particularisme actuel qui tend de plus en plus vers la dissolution d’un empire considéré comme obsolète est la cause directe de la décadence de l’Allemagne, du mépris où la tiennent ses puissants voisins. Du jour où elle aura compris cela – et l’impulsion ne peut venir que d’un groupe de patriotes éclairés au-dessus des préjugés actuels – elle retrouvera sa grandeur passée.
17Mais même si Moser n’a pas d’autre ambition que de rendre vie au vieil Empire germanique moribond, la façon dont il entend s’y prendre est à la fois utopique et bien caractéristique de l’esprit de l’Aufklärung : on s’imagine que les Lumières engendreront la lumière et l’on a une confiance absolue dans les vertus de l’éducation. L’Allemagne n’était pas la Suisse et il était bien peu probable que les princes se laisseraient convaincre – fût-ce par leurs ministres ! – de sacrifier leurs ambitions personnelles au profit d’un empire qui avait perdu toute signification à leurs yeux.
- 3 En français dans le texte.
18C’est exactement ce qu’a compris un autre Aufklärer, lui aussi homme de terrain, Justus Moser, administrateur du diocèse d’Osnabrück. Dans un compte rendu de l’écrit de Friedrich Carl von Moser, paru en 1766 dans l’Allgemeine Deutsche Bibliothek de Nicolaï, il reproche à l’auteur de n’avoir pas compris ce que pouvait être la nation allemande. En effet, s’il est assez simple de concevoir ce qu’elle pouvait être dans un lointain passé, il n’en va pas de même aujourd’hui dans cette mosaïque d’États qui porte encore le nom de Saint-Empire. Où est-elle cette nation ? Certainement pas dans les cours où, comme Moser l’a souligné, domine l’esprit particulariste ; dans les villes non plus qui n’en sont que « les copies ratées et corrompues » ; encore moins dans l’armée où l’on ne trouve que des automates conçus pour obéir sans réfléchir ; certainement pas non plus à la campagne où les paysans ont perdu leur indépendance. En ce sens, Moser aurait mieux fait d’intituler son écrit : « De l’esprit des cours allemandes », car il est incapable d’élever ses regards au-delà des cours, même si, de temps à autre, il jette un coup d’œil sur les juristes qui épaulent par leurs travaux les serviteurs de l’État particulariste. Le vrai patriote allemand ne peut exister à la cour où il n’y a place que pour des serviteurs souples d’échine et des caméléons qui prennent la couleur qu’on leur demande. Quant à ces savants juristes, ils ont un tel « air étranger3 » que le caractère national finit par s’y perdre presque complètement.
19Pour Justus Moser, seule l’étude de l’histoire peut éveiller le développement de la conscience nationale parmi de larges couches de la population. « Le temps où chaque Franc, chaque Saxon cultivait ses « paterna rura », c’est-à-dire son franc-alleu sans la moindre servitude, en assurait la défense et se rendait de son domaine à l’assemblée commune, le temps où celui qui ne possédait pas de tel domaine, même s’il était le plus riche boutiquier, appartenait à la classe des pauvres et des hommes sans honneur, seule cette époque était en mesure de nous montrer ce qu’était une nation. » Seul le libre Germain, propriétaire terrien indépendant est, aux yeux de Moser, le représentant de la vraie nation allemande et doit être pris comme point de départ pour toute considération de l’histoire allemande. En vrai disciple de Montesquieu, Moser se refuse à réduire celle-ci à des énumérations de batailles ou à des biographies d’empereurs ou de rois. La décadence commence, pour l’historien d’Osnabrück, avec Charlemagne, elle s’accentuera autour du iie siècle avec l’installation du féodalisme où peu à peu l’ancien droit saxon disparaîtra au profit de l’argent et de l’arbitraire seigneurial. La paix d’Augsbourg (1555) consacrera le despotisme territorial qui scellera définitivement la fin de l’esprit national allemand. Pour Moser, celui-ci n’est qu’un souvenir, mais ce souvenir à lui seul dénonce l’illégitimité au féodalisme contemporain, l’illégitimité du despotisme même éclairé et du militarisme de certains souverains allemands – et ici l’Aufklärer Moser vise directement Frédéric II de Prusse – et rappelle qu’on ne pourra parler véritablement de nation allemande que le jour où la liberté, l’indépendance et l’honneur du paysan allemand, propriétaire de sa terre, seront assurés. Son Histoire du pays d’Osnabrück qu’il publie entre 1768 et 1780, le démontre à chaque page. L’histoire n’est pas, comme l’avaient cru certains partisans des Lumières, une progression continue de l’humanité, mais démontre au contraire une perversion continuelle des droits primitifs de l’homme : la liberté et la propriété.
20Herder qui partageait les idées de Moser sur le despotisme des princes allemands en général et sur celui du roi de Prusse en particulier, qui pensait comme lui que l’histoire d’un peuple ne peut se résumer aux hauts faits de ses souverains, a été tellement fasciné par cet ouvrage qu’il a reproduit de larges extraits de l’introduction de l’Histoire du pays d’Osnabrück dans le recueil Von deutscher Art und Kunst en 1773.
- 4 Dans Fragmente über die neuere deutsche Literatur, Königsberg, 1766 et 1767.
21Pourtant Herder part d’autres prémisses que Justus Moser ; il est vrai que son propos est aussi d’ordre différent. Constatant la stérilité de la critique littéraire contemporaine et jugeant que la littérature allemande des années 60 est en train de se désincarner à force de rationalisme et d’imitation servile de modèles étrangers, notamment français, il rappelle à ses contemporains4 que la poésie n’est pas le résultat laborieux de la culture ou de la raison, mais qu’elle doit être directement l’expression du génie d’une nation. Or le génie littéraire d’un peuple, c’est avant tout sa propre langue. L’inspiration ne peut donc pas venir de l’étranger, mais de ce que nous éprouvons, de ce que nous ressentons et exprimons à l’aide de notre langue maternelle. Les modèles ne seront donc ni les Grecs, ni les Français, mais les chants populaires de nos ancêtres. Il ne peut y avoir de véritable littérature que si celle-ci est nationale, c’est-à-dire l’expression propre d’une nation à un certain moment de son histoire. Homère a été un grand poète pour les Grecs de son temps ; Sophocle et Shakespeare, de grands dramaturges pour leurs compatriotes respectifs. Nous pouvons certes les admirer encore aujourd’hui en essayant de nous replonger dans le pays, la langue et la civilisation qui furent les leurs, mais nous ne devons en aucun cas les imiter : ce serait une trahison envers le génie de notre nation. Autrement dit, Herder conseillait à ses compatriotes de redevenir eux-mêmes et voyait dans les différentes littératures nationales la même idée d’humanité réalisée de manière certes dissemblable, mais toujours authentique.
22La leçon fut retenue par la jeune génération des années 70 qu’avaient précédée sur cette voie des écrivains plus anciens comme Klopstock, Lessing et Wieland. Le renouveau de la littérature allemande éclatera toutefois dans toute sa fraîcheur printanière avec le jeune Goethe et ses amis, ce groupe hétérogène qu’on appela plus tard le « Sturm und Drang ». Pour ces jeunes gens, la nation allemande n’est plus dans cet Empire dont ils ne veulent plus rien savoir, elle est dans sa langue et la littérature qu’ils sont en train de forger. Autrement dit, les idées exprimées par Friedrich Carl von Moser sont déjà bien loin. Dans des fragments laissés par Schiller et écrits sans doute au moment où les armées révolutionnaires françaises s’opposaient à l’Autriche et aux débris d’une armée impériale en Allemagne du Sud, on trouve ces paroles caractéristiques :
- 5 Friedrich Schiller, Sämtliche Werke, Munich, Hanser, 1965, 1.1, p. 476.
« La majesté et l’honneur de l’Allemagne
Ne reposent pas sur la tête de ses princes.
Même si l’Empire d’Allemagne
S’écroulait dans les flammes de la guerre,
La grandeur allemande se maintiendrait5 ».
En 1797, la nouvelle littérature allemande existe, elle est consciente de son originalité, consciente aussi que, quoi qu’il arrive, elle est bel et bien l’expression la plus adéquate de la nation.
23Napoléon mit fin au Saint-Empire en 1806. Aucun Allemand ne le regretta, car tous avaient conscience qu’il n’existait plus dans la réalité politique depuis longtemps. La nation allemande était ailleurs, elle était dans la langue, la littérature, dans un sentiment diffus d’appartenir à une même ethnie, une sorte de conscience d’une unité spirituelle inscrite dans la diversité géographique et politique.
- 6 Exactement : « Il y a des patries difficiles. L’Allemagne est l’une d’elles ».
24C’est encore Napoléon qui, à force d’avoir écrasé l’Allemagne de son mépris, provoquera un premier sursaut national avec les guerres de Libération de 1813-14. Mais très vite, après le Congrès de Vienne, la Confédération allemande tombera, comme au temps du Saint-Empire, dans le particularisme. Quant à l’unité de l’empire wilhelminien, elle a été en grande partie imposée par la suprématie militaire de la Prusse. Après 1945, l’Allemagne fut divisée en deux États, ces deux Allemagnes forment de nouveau, en théorie, une seule et même nation, mais, à part une extrême droite très minoritaire, tout le monde évite soigneusement de parler de sentiment national. Non seulement le souvenir du passé n’y incite pas, mais c’est un peu comme si l’on avait quelque peine à réaliser cette nouvelle unité nationale à laquelle personne ne croyait plus sérieusement depuis longtemps. Décidément, comme l’avait dit le président Heinemann dans son discours inaugural de 1969, l’Allemagne est une patrie difficile6.
Notes
1 Il est né le 18 décembre 1723 à Stuttgart et est le fils d’un autre grand juriste, Johann Jakob Moser, célèbre pour sa courageuse défense des États du Wurtemberg contre le duc Karl Eugen. En 1759, il avait déjà publié Le maître et le serviteur, décrit en toute liberté patriotique, où il vitupérait contre la tyrannie des petits princes et de leurs ministres et indiquait les fondements d’un gouvernement raisonnable.
2 Il faut rappeler que le Saint-Empire Romain Germanique s’appelle en Allemagne « Das Heilige Römische Reich Deutscher Nation ».
3 En français dans le texte.
4 Dans Fragmente über die neuere deutsche Literatur, Königsberg, 1766 et 1767.
5 Friedrich Schiller, Sämtliche Werke, Munich, Hanser, 1965, 1.1, p. 476.
6 Exactement : « Il y a des patries difficiles. L’Allemagne est l’une d’elles ».
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Référence papier
Jean Delinière, « Friedrich Carl von Moser : De l’esprit national allemand », Siècles, 9 | 1999, 89-100.
Référence électronique
Jean Delinière, « Friedrich Carl von Moser : De l’esprit national allemand », Siècles [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/siecles/12167 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123kq
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