Le mythe national dans les textes de la querelle des gluckistes et des piccinnistes
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1Le xviiie – est-il nécessaire de le rappeler ? – est jalonné de querelles musicales dont les enjeux ne sont pas toujours clairs, pour les querellants eux-mêmes, mais qui se cristallisent de façon assez nette sur l’opposition entre Français et Italiens. Il n’a certes pas fallu attendre le xviiie pour assister à des tiraillements entre Italiens et Français : la papauté d’Avignon, l’installation de la dynastie angevine sur le trône de Naples, les guerres d’Italie, l’alliance de la couronne de France avec les Médicis, avaient largement contribué à diffuser d’un côté et de l’autre des Alpes quelques stéréotypes dont on peut reconnaître encore aujourd’hui la descendance. Ce qui fait peut-être l’originalité du xviiie en la matière est la relative retenue des débats. L’objet des discussions, l’opéra, pour passionnant qu’il pût être demeurait suffisamment anodin pour ne pas susciter un déferlement de haine et d’arguments frelatés.
2Suffit-il qu’un débat s’instaure entre tenants d’une esthétique française et d’une esthétique italienne pour que ce soit là une question de nationalité et au-delà une question de Nation ? Nous ne pouvons faire l’économie de cette interrogation. L’obstacle qu’il nous faut certainement éviter est celui d’une vision anachronique et gallocentrique. Il est difficile de nous départir d’une conception de la Nation qui ne s’accompagne d’une vision de l’histoire européenne des deux derniers siècles, comme celle de l’installation et des vicissitudes d’États-nations plus ou moins bien définis. Mais dans le même temps est-il possible de nier totalement une lecture du passé si fortement ancrée dans nos schémas culturels ? Ne s’agit-il pas plutôt de s’accommoder de cette vision, nécessairement réductrice, mais pas forcément fausse, pour mieux la contourner ? Qu’une nation s’organise autour d’institutions étatiques, d’une administration, d’une monnaie commune, d’une ou plusieurs langues officielles, ne suffit pas à expliquer l’existence ou l’apparition d’un sentiment national. Nous voici devant la question de la poule et de l’œuf et confronter France et Italie en ce domaine est fort enrichissant tant le cheminement des deux pays est différent. L’Italie – géographiquement déterminée très précocement – n’a jamais connu de monarchie dominante et unifiante avant le Risorgimento, n’a jamais connu non plus l’équivalent de l’ordonnance de Villers-Cotterêts ; tout dans son histoire s’oppose à la construction d’un État-nation de type français. Pourtant au xviiie siècle on voit se dessiner un sentiment national qui, en France comme en Italie – mais plus en France qu’en Italie – se détermine par opposition à l’autre. Il s’agit là d’un sentiment lié à la conscience d’une identité culturelle indépendante de simples questions territoriales ou dynastiques.
- 1 Nous partageons l’opinion de Robert M. Isherwood qui souligne cet état de fait dans son article « N (...)
3Lorsque nous disons « Français » et « Italiens », il est bien entendu que nous parlons d’une étroite fraction de la population, la seule certainement à se poser la question d’une spécificité nationale en termes culturels. Il peut sembler curieux d’ailleurs que la quête de l’identité nationale, en un temps où ne se pose pas encore véritablement la question des nationalités, passe par l’opéra. Ceci explique peut-être pourquoi les deux grandes querelles (Bouffons, gluckistes-piccinnistes) apparaissent encore trop souvent comme des épisodes un peu anecdotiques aux yeux des historiens de la musique, de la littérature, à ceux des historiens tout court1. Comme il a été dit plus haut, les enjeux de ces querelles ne sont pas nécessairement ceux qu’on imagine et pour bien saisir ce en quoi elles intéressent notre propos, il convient de prendre préalablement en compte le paysage culturel européen et la place qu’y tiennent les cultures française et italienne.
4Trop souvent enfermés dans une vision excessivement gallo-centrique nous admettons comme une vérité première que le xviiie siècle européen fut culturellement français. Ceci est vrai à la condition de postuler que tout ce qui ne relève pas de la culture française est secondaire ou n’existe pas. Il faut rappeler constamment qu’en réalité au xviiie il n’y a pas en Europe une culture transnationale mais deux. Les arts du spectacle sont en effet largement dominés par la culture italienne présente de Londres à Saint-Pétersbourg, et de Madrid à Vienne. Rappelons pour exemple que Métastase, poète impérial en titre, put vivre et exercer ses talents à Vienne pendant cinquante-trois ans sans avoir à se donner la peine d’apprendre l’allemand. Rappelons aussi que la plupart des cours européennes, grandes ou petites possédaient un théâtre italien, que la commedia dell’arte et l’opéra étaient partout présents et qu’à ce titre la langue italienne n’était pas moins cosmopolite que le français. Au moment où éclatent en France les querelles sur l’opéra, les langues française et italienne sont en compétition serrée au niveau européen. La question de la suprématie est loin d’être secondaire dans la querelle gluckistes-piccinnistes. Du Roullet fait véritablement de Gluck le champion d’une langue française dont l’hégémonie n’est pas assurée sur les planches :
- 2 Du Roullet, « Révolution de la musique, lettre à M. D. un des directeurs de l’opéra de Paris », dan (...)
« Vous verrez donc avec plaisir – écrit-il – et comme homme de talent et comme bon citoyen, qu’un étranger aussi fameux que M. Gluck, s’occupe à travailler sur notre langue, et la venge, aux yeux de toute l’Europe, des imputations calomnieuses de nos propres auteurs2 ».
C’est que la musique est souvent secondaire dans l’affaire. La compétition entre langue française et langue italienne affleure à tout instant. Ce même du Roullet ne craint pas de blesser Gluck en le proclamant simple instrument du développement du français dans un territoire culturel occupé par les Italiens :
- 3 Ibid.
« Je serai bien flatté de partager avec vous, Monsieur, l’avantage de faire connaître à notre Nation tout ce qu’elle peut se promettre en faveur de sa Langue, embellie par l’Art que vous professez3 ».
Gluck, dans un premier temps se défend d’ailleurs de choisir une langue plutôt que l’autre. Il reste musicien avant tout et le concept de musique nationale n’a pas de sens à ses yeux :
- 4 « Lettre de M. le Chevalier Gluck à l’auteur du Mercure de France », février 1773, dans Querelle de (...)
« Quelqu’étude que j’aie pu faire de la Langue italienne ainsi que de la Langue française, je ne crois pas qu’il me soit permis d’apprécier les nuances délicates qui peuvent faire donner la préférence à l’une des deux, et je pense que tout étranger doit s’abstenir de juger entre elles4 […] ».
On le voit Gluck renvoie dos à dos les antagonistes. Il adopte en cela une position commune en Europe. On se souviendra que l’émergence des théâtres nationaux, hors d’Italie et de France, se fait en opposition à ces deux cultures hégémoniques.
5Pour ce qui est de l’opéra, la question ne se pose pas encore de façon aiguë : en dépit de la charge de John Gay et de son Beggar’s Opéra au début du siècle, en dépit des velléités beaucoup plus tardives de Joseph II, l’opéra est et reste italien. Il est omniprésent, quelles que soient les conditions de production : mécénat, comme dans les cours allemandes ou entreprise commerciale comme à Venise ou à Londres. Il s’adapte à ces conditions en offrant des productions et donc des styles sensiblement différents en fonction des publics, mais il demeure italien.
6Dans ce paysage européen, la France fait exception. C’est qu’en France l’opéra a toujours été (et reste encore) une véritable affaire d’État. Il est le pur produit du centralisme monarchique. On ne peut parler de mécénat à son propos. L’opéra à Paris est le fait du Prince, sa chasse gardée. Il se présente comme un monopole jalousement protégé. Rappelons que sur l’ensemble du territoire du royaume, nul ne pouvait donner l’opéra sans en avoir obtenu l’autorisation (monnayée) de l’Académie Royale de musique. On ne risquait pas dans ces conditions de voir apparaître des écoles locales comme cela était le cas à Rome, Naples ou Venise. Une des constantes dans l’histoire de l’opéra en France est le véritable colbertisme dont il est l’objet. Le directeur de l’Opéra est depuis Lully une figure de grand prestige au service exclusif de l’intérêt monarchique. Il a la haute main sur toute la musique du royaume. Il faut bien saisir que l’opéra français, fondé de toutes pièces par un Italien, est le fruit d’un volontarisme culturel centralisateur qui ne se démentira jamais. Il naît, se développe et se maintient grâce à un protectionnisme constant. Hors des frontières il n’existe quasiment pas. S’il importe volontiers ses compositeurs, il ne parvient pas à exporter ses compositions. C’est un opéra décrété et sa fonction première depuis Louis XIV est la glorification du souverain et de la cour. Pour cette raison son esthétique est foncièrement protocolaire. Elle est faite d’obligations et d’interdits : obligation, par exemple du ballet, plus rituel que spectacle et qui prolonge le rituel du ballet de cour, mais aussi interdits : on ne parle pas à l’opéra, domaine réservé à la Comédie française. On ne mêle pas chanté et parlé, pratique bâtarde réservée à la plèbe. Tout est fondé sur la majesté et la distinction, la grandeur et la retenue.
- 5 Essai sur les révolutions de la musique en France dans Querelle des Gluckistes et des piccinnistes (...)
7Le code esthétique est donc d’abord politique et donne des ouvrages où règne une certaine ostentation et une componction certaine. L’opéra français est aussi ambitieux et inconfortable que Versailles. Or qu’on le veuille ou non, le spectateur, s’il accepte, par déférence et par souci de distinction, de se plier au cérémonial bien balisé de l’opéra, n’en recherche pas moins son plaisir. Or le plaisir ne se décrétant pas c’est souvent l’ennui qui saisit une partie du public français. Marmontel n’hésite pas – de façon partisane, il est vrai – à parler d’« un Théâtre languissant, d’où l’ennui chassait le monde » ; et d’ajouter plus loin parlant des Français : « Cette Nation ne demandait qu’une musique moins monotone et moins traînante que celle de son Opéra : elle n’avait pas le droit d’être difficile, elle ne l’a pas été5 ».
8Selon un principe facile à saisir, le public va chercher ailleurs ce plaisir, là où le système le tolère, par périodes : aux Italiens, à l’Opéra-Comique. Les Comédiens italiens considérés souvent à tort comme le troisième pôle du théâtre en France n’obtiendront jamais le privilège qui les aurait alignés sur la Comédie française et l’Académie Royale de Musique. Quant à l’Opéra-Comique, il ne doit son existence instable qu’aux franchises des foires, et à l’intérêt financier de l’Opéra qui lui monnayait son privilège. Il doit malgré cela subir régulièrement les brimades du pouvoir. La fusion entre Italiens et Opéra-Comique en 1762 sanctionne l’existence semi-officielle d’une sorte de maison de plaisir théâtral, exutoire à la gourme de l’Opéra. Cette scène de tradition bâtarde est appelée presque indûment « les Italiens » dans la seconde moitié du siècle alors que l’Opéra-Comique y tient la plus grande place et que les Italiens eux-mêmes abandonnent leur langue au profit du français. C’est Marivaux et Favart qui y tiennent le haut du pavé. En somme dans le paysage théâtral parisien s’opposent non pas une esthétique nationale italienne et une esthétique nationale française, mais une culture d’état officielle, dite française, et une culture officieuse dite italienne sans que l’Italie et les Italiens soient réellement partie prenante dans l’affaire.
9Dans les querelles, et singulièrement dans celle des gluckistes qui éclate alors que le paysage est désormais bien dessiné, on voit s’opposer moins les tenants des Italiens et des Français que des légitimistes, champions de la culture officielle, dressés contre des « libéraux » soutenant une pratique bâtarde de la scène. Ce sont les promoteurs d’un théâtre réglementé et décrété d’en haut contre ceux d’un théâtre de pratique spontanée né dans les interstices de la réglementation. Encore une fois : il ne faut pas se laisser abuser par l’emploi des adjectifs « français » et « italiens ». Il est devenu presque banal de rappeler qu’à Paris on connaissait bien peu de choses de la réalité de l’opéra italien interdit de séjour en France. Les Italiens de Paris n’existaient qu’à Paris.
10On pourrait, forts de ces constatations, clore la discussion et admettre que la question de la nationalité n’a pas de pertinence dans la dernière grande querelle, et qu’il ne s’agit au fond que d’un litige franco-français. Pourtant, de cet affrontement interne émerge de manière tout à fait empirique, une certaine forme de conceptualisation de ce que pourrait être une nation. Le nez sur leurs débats les querellants sont bien incapables du recul dont nous bénéficions. Nous pouvons prétendre aujourd’hui qu’il n’existait pas un opéra national italien, mais un opéra européen de langue italienne ; pour l’intellectuel parisien de la seconde moitié du xviiie siècle, confronté à l’exception française, la réalité apparaissait différemment. S’il nous semble erroné de placer sur le même plan opéra français et opéra italien, ce n’était pas le cas alors et dans l’un et l’autre camp on en était conduit à chercher des fondements premiers à deux univers artistiques mis en confrontation.
11Cette démarche allait prendre les allures d’une quête de l’identité nationale. En d’autres termes, de l’erreur d’optique initiale allait naître la construction imaginaire, mythique de deux identités nationales dont l’opéra serait une des manifestations les plus spectaculaires.
12Nous avons vu comment cette situation était engendrée par une norme française de nature fondamentalement politique. La démarche identitaire va consister à transformer cette norme en caractère, à affirmer que la culture d’état est en réalité innée et propre à la nation française. Ainsi va-t-on faire de la norme une caractéristique, cette caractéristique devenue caractère sera identifiée au goût. Marmontel lucide sur le procédé s’insurge contre l’idée qu’il existe un goût français inné. Le goût français n’est pour lui qu’une déformation imposée par les normes de l’Académie Royale de musique :
- 6 Ibid. p. 153.
« La question élevée depuis quelques temps, sur le genre de Musique théâtrale qu’il s’agit d’adopter en France ne sera bien décidée, que lorsque le goût de la Nation, éclairé, formé par l’usage, aura fait dans cet Art, presque nouveau pour elle encore, ce qu ’il a fait en poésie […] L’état actuel de notre goût doit être le doute, l’inquiétude, l’examen, et une sage défiance contre les illusions de l’esprit de système et les séductions de la nouveauté6 ».
Mais pour les tenants du goût français, ce dernier relève bien du sang bleu et devient signe distinctif et discriminatoire. L’esthétique française, fondée sur le paraître, est sublimée en façon d’être. La nation française s’identifie aux gens bien nés, se pliant par nature, par naissance, aux codes esthétiques de Versailles. L’altérité dans ces conditions s’impose d’elle-même comme la marque d’une infériorité. Le fantasme d’une nation italienne se cristallise autour de la figure de quelques artistes exerçant à Paris. Piccinni fait les frais de l’opération. À son corps défendant on l’oppose à Gluck qui, venu d’Allemagne en passant par l’Italie est présenté par ses partisans comme l’incarnation d’un art qui, émergeant de la barbarie germanique, dévoyé par le mirage italien, a fini par trouver la voie du salut à Paris.
- 7 Gazette de politique et de littérature, février 1774, dans Querelle des gluckistes […], p. 12.
13Le concept de nation qui se met ainsi en place est assez flou. Il n’est le fait que des Français bien décidés à imposer leur hégémonie culturelle au reste de l’Europe. Ce n’est pas sans acrimonie et sans esprit revanchard que l’auteur anonyme de l’Annonce de l’opéra d’Iphigénie en Aulide rappelle la place tenue par les Italiens : « un peuple jaloux de sa musique et accoutumé à servir de modèle à cet égard aux autres Nations7 ».
14Le plus intéressant pour nous dans cette démarche est la quête de l’essence nationale. On va au-delà de la définition du goût pour atteindre à ce qui serait l’âme prétendue d’une nation. Encore une fois c’est dans l’opéra qu’on va en chercher les éléments premiers et toujours en sublimant la norme française. Tout se joue autour des rapports entre parole et musique. L’opéra français, tout entier au service d’un endoctrinement, adopte les éléments techniques propres à assurer la clarté du message linguistique. La syllabation est de rigueur ainsi que le respect de l’accentuation ; le phrasé musical se plie à une logique linguistique. On évite tous les éléments susceptibles de brouiller le message. On condamne en particulier toute exubérance vocale qui, faisant éclater le syntagme obère le sens du discours au profit d’un hédonisme auditif ou de ce qui est perçu comme tel. L’ornementation elle-même fait sens. C’est bien entendu tout le contraire de la logique italienne techniquement fondée sur la vocalise, sur l’emploi de formes régulières, sur la périodicité, sur les jeux d’alternance entre récitatifs et airs, sur l’exultation vocale et l’ornementation libre.
15On décèle chez les détracteurs de la musique italienne des reproches qui semblent adressés à une Italie postridentine et baroque que résume bien le qualificatif ultramontain. Ainsi l’Abbé Arnaud fait-il dire à l’un de ses personnages :
- 8 La soirée perdue à l’Opéra, dans Querelle des gluckistes, op. cit. p. 51.
« […] Ah ! Monsieur, au nom d’Apollon et de toutes les Muses, laissez, laissez à la Musique ultramontaine, les pompons, les colifichets et les extravagances qui la déshonorent depuis trop longtemps ; gardez-vous de porter envie à de fausses et misérables richesses8 […] ».
Ainsi la question du caractère national se double-t-elle d’un revers religieux. L’imagination mythifiante travaille ferme et Gluck, malgré lui, mais profitant tout de même de l’aubaine, est présenté comme un véritable prophète qui après avoir erré de l’autre côté des Alpes a trouvé enfin la lumière de ce côté-ci. Il est investi de la mission d’éclairer l’Europe et d’annoncer le règne de l’opéra français. Parlant de lui du Roullet écrit :
- 9 Op. cit. p. 1-2.
« […] M. Gluck, si connu dans toute l’Europe, a fait un Opéra français, qu’il désirait qui fût donné sur le Théâtre de Paris. Ce grand homme, après avoir fait plus de quarante Opéras italiens qui ont eu le plus grand succès sur tous les Théâtres où cette langue est admise, s’est convaincu par une lecture réfléchie des Anciens et des Modernes et par de profondes méditations sur son Art, que les Italiens s’étaient écartés de la véritable route dans leurs compositions théâtrales ; que le genre français était le véritable genre dramatique musical9 […] ».
- 10 Ibid.
Le chemin de Paris est assimilé à celui de Damas. Dans son anti-rousseauisme foncier, du Roullet n’hésite pas à mettre en cause la langue italienne dont « l’avantage […] était même destructif du véritable genre dramatique musical10 […] ».
16Le chauvinisme des gluckistes n’est pas à une contradiction près, et l’on remarque que si pour du Roullet c’est Gluck qui se convertit à l’esprit musical français et y trouve son salut, pour l’anonyme détracteur de l’Essai sur les révolutions de la musique en France de Marmontel, c’est à Gluck que la France doit enfin une musique nationale appelée à des destinées prestigieuses :
- 11 Annonce de l’Essai sur les révolutions de la musique en France, Journal de Paris, 3 juin 1777, dans (...)
« Nous déclarons en même temps que nous admirons profondément M. Gluck qui nous a donné une musique tragique vraiment nationale, un Orchestre et des Acteurs, et dont les ouvrages suffiraient pour faire de notre Opéra le premier théâtre du monde11 »
- 12 Du Roullet, Révolution de la musique, dans Querelle, op. cit. p. 3.
Gluck est présenté à la fois comme conquérant et rédempteur face à la perdition que représente la présence italienne sur les scènes européennes. C’est pourquoi l’on sent percer un certain dépit lorsqu’il s’agit d’évoquer son séjour viennois où il s’est plié à l’italianisme ambiant. L’orgueil national contrarié par ce constat tient à rappeler que le français a aussi droit de cité à Vienne, « cour où elles [les deux langues] sont également familières, quoique le français y soit préféré pour l’usage12[…] ».
17Le messianisme des gluckistes se double d’une démonisation de tout ce qui relève de la séduction italienne. Marmontel irrité par ce processus le dénonce en termes très clairs :
- 13 Essai sur les révolutions de la musique en France, dans Querelle, op. cit. p. 164.
« On se hâte de nous prémunir contre cette séduction ; dans les journaux, dans les gazettes, dans la feuille du soir, on ne cesse de déclamer contre la musique italienne, de commenter celle de M. Gluck avec la même profondeur qu’on a commenté l’Apocalypse, et d’annoncer que cette musique, renouvelée des Grecs est la seule expressive, la seule dramatique. On voudrait, s’il était possible, nous persuader de n’en jamais entendre d’autre, et nous engager à suivre l’exemple d’Ulysse, pour nous préserver du chant des Sirènes13 ».
Ainsi voit-on, du côté « français » se mettre en place des stéréotypes nationaux fondés sur une opposition entre lumière et ténèbres, entre profondeur et superficialité, entre rigueur et volubilité, où la nation française est naturellement située du côté positif. On affuble les Italiens des attributs de l’oiseau. Par une série de syllogismes, l’argument rousseauiste pro-italien de l’abondance des voyelles est retourné. La voyelle qui permet la libre vocalisation est opposée à l’articulation qui elle s’appuie sur la consonne. Sans articulation point de discours, et donc point de sens. La vocalise à l’italienne, est fioriture, luxe, elle ramène le chant au ramage. L’Italien chante, certes, mais comme l’oiseau et comme l’oiseau il est volage.
18De là à lui attribuer des qualités féminines, il n’y a qu’un pas vite franchi. Marmontel lui-même concède que lorsque la musique italienne s’abandonne à trop de débordements vocaux elle se féminise par là même :
- 14 Ibid. p. 184.
« Dans la Musique italienne, il y a des airs où le goût du pays a sacrifié la vraisemblance et l’intérêt de l’action au plaisir d’entendre une voix brillante badiner sur une syllabe. Nous consentons à écarter de notre chant ce luxe efféminé14 […] ».
En toute logique, la dévalorisation passant par la féminisation, la mise en valeur de ce qui fait le caractère national français s’appuie sur une virilisation :
- 15 Ibid. p. 184.
« Mais en France, où les voix des héros de Théâtre ont un caractère plus mâle, où les voix des femmes elles-mêmes sont plus sensibles que brillantes, l’Art n’est pas exposé aux mêmes séductions de l’habitude et du mauvais goût15 ».
Cette logique de sexualisation est si puissante que Gluck, s’insurgeant contre les adaptations en langue française d’ouvrages italiens, s’écrie :
- 16 Réponse de M. Le Chevalier Gluck à un écrit que le Sieur Framery a fait paraître dans le Mercure de (...)
« M. Framery, comme homme de lettres, pourrait bien faire quelque chose de mieux, que de confondre ainsi le caractère national des Français et des Italiens, et de mettre en usage une musique hermaphrodite […]16 » (Novembre 1777).
- 17 Lettre de M. Le Chevalier Gluck à l’auteur du Mercure de France, dans Querelle, p. 8.
- 18 Op. cit. p. 101.
Plus de quatre ans se sont écoulés depuis l’époque où ce même Gluck se proposait « de produire une musique propre à toutes les nations, et de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales17 » (février 1773). II fait désormais sienne la distinction française ente genre et bâtardise : ce qu’il reproche à Framery en dernier lieu c’est d’adapter des airs (italiens) « qui, quoique soufferts dans l’Opéra-Comique, ne sont pas convenables pour les grands Opéras18 ». Que les Italiens restent à leur place, c’est-à-dire dans le domaine inférieur du théâtre bâtard !
19Le tableau des traits nationaux se complète d’une autre distinction liée elle à la durée. Les « Français » proclament que le luxe efféminé propre à leurs antagonistes est, comme la mode, fondamentalement éphémère :
- 19 « Profession de foi, en musique, d’un amateur des beaux-arts, adressée à M. de la Harpe, (Anonyme) (...)
« Il faut aux Italiens des Opéras nouveaux tous les ans, comme il faut tous les ans à nos femmes des étoffes nouvelles ; […] en effet, ce qui est joli ne plaît qu’un moment, […] il appartient au beau seul de plaire éternellement19. »
Dans l’ignorance totale de ce que sont les conditions de production en Italie on insiste sur le fait que les ouvrages italiens ne gardent pas la scène, tandis que l’opéra français s’y installe. On oublie la différence entre un théâtre souvent commercial et une Académie Royale par nature conservatrice d’un répertoire officiel. Encore une fois le politique est sublimé en vertu première. De la sorte un certain opportunisme de Gluck est métamorphosé en signe des vertus bienfaisantes de sa conversion à l’académisme français :
- 20 Anonyme, Journal de politique et de Littérature, s. d. (février 1777 ?) dans Querelle, op. cit. p. (...)
« Il a senti [Gluck] que ce serait un art bien frivole que celui qui ne serait destiné qu’à faire des impressions si passagères et si peu profondes ; mais il a senti aussi que ce n’était pas la faute de la Musique […] Il manquait au Chevalier Gluck d’en faire l’essai en France20 ».
Paris est la Terre promise qui transforme le musicien en démiurge :
- 21 Ibid. p. 108.
« Prométhée secoua son flambeau et les statues s’animèrent21 ».
Les « Français » insistent beaucoup sur l’image de la statue, liée à la pérennité : c’est l’apothéose de Gluck commandée par le souverain :
- 22 Anonyme, Journal de Paris, 15 mars 1778, dans Querelle, op. cit. p. 415.
« Le buste du Chevalier Gluck [est] placé par ordre du Roi dans le grand Foyer de l’Opéra […] Le Roi a ordonné que ce buste soit posé dans le grand foyer de l’Opéra, où étaient déjà placés ceux de Quinault, Lulli et Rameau. Les ordres de Sa Majesté ont été exécutés hier, et celui de M. Le Chevalier Gluck a été posé à côté de celui de Rameau22. »
- 23 François Arnaud, La soirée perdue à l’Opéra, dans Querelle, op. cit. p. 54.
On insiste sur le fait que les Italiens, au contraire des Français ne gravent pas leur musique. La gravure, comme la sculpture devient métaphore de l’installation dans la durée. C’est dans cette logique que l’Abbé Arnaud cite Burney faisant de Gluck le Michel-Ange de la Musique23.
- 24 Ibid. p. 59 et 55.
- 25 Le souper des enthousiastes, dans Querelle, op. cit. p. 109.
20Enfin, on voit se dessiner une généalogie fantaisiste qui trouve des ancêtres aux Français chez les Grecs tandis que les Italiens sont présentés comme les héritiers de la décadence romaine. Arnaud, dans cette logique cite tour à tour le père Martini et Wieland : le p. Martini exprimant le vœu qu’apparaisse quelque musicien, « lequel fasse renaître, à l’imitation des Grecs, l’Art d’émouvoir les passions, et délivre enfin les Auditeurs de l’ennui que leur fait éprouver la Musique de nos jours » ; Wieland prédisant l’apparition d’une nouvelle Athènes « si quelque Souverain, de nos jours, voulait faire pour l’Opéra, ce que fit autrefois Périclès pour le théâtre d’Athènes24 ». Pour Arnaud cette nouvelle Athènes ne peut être naturellement que Paris. Et comme la Grèce n’existe que par opposition aux barbares, il se hâte d’opposer le binôme France-Grèce où règne la mélopée (porteuse de sens) à un héritage non plus italien, mais gaulois qui a contaminé la nation française dans ses goûts jusqu’à l’arrivée de Gluck le civilisateur. Ceux qui en France ne savent reconnaître ses talents le doivent à leurs « oreilles entièrement gâtées par notre Musique Gauloise25 […] ».
21Prenant du champ par rapport à l’histoire le concept de caractère national français ne se détermine plus seulement par opposition à un prétendu caractère national italien, mais par rapport à l’autre, le barbare, celui qui n’articule pas, dont la langue se confond avec la musique et dont la musique s’identifie à la vocalité. C’est l’italien mais c’est aussi tout ce qui n’est pas français.
22Ainsi, si dans les textes de la querelle des gluckistes et des piccinnistes les termes « nation » et « national » reviennent assez fréquemment, à aucun moment le fondement même de cette terminologie n’est pris en compte, sinon de la façon qu’on vient d’essayer de mettre en évidence : pour les tenants de Gluck et de l’opéra français le concept de nation est implicitement pris dans le sens biblique de nation élue. Ce qui caractérise et distingue cette nation est une façon d’être révélée par un certain goût, lequel se déploie dans le rituel suprême de l’opéra. Le foyer de l’opéra est une sorte de saint des saints où s’alignent les statues des prophètes. La nation française ainsi élue se considère en droit d’imposer sinon son goût du moins sa supériorité aux autres nations vautrées dans le luxe ou la barbarie. Elle seule détient la parole ritualisée dans un opéra où la musique a une fonction liturgique. C’est dire que le sentiment national se double d’un évident nationalisme que quelque spectateur de la querelle n’a pas manqué d’identifier et de dénoncer comme une tendance de fond chez certains intellectuels français :
- 26 « Lettre d’un gentilhomme allemand à qui on avait prêté l’essai sur les révolutions de la musique » (...)
« Mais il y a parmi les beaux esprits français un autre travers de présomption, aussi ridicule et plus grave dans ses effets ; c’est celui de mépriser les autres Nations et d’affecter sur elles une supériorité qui n’est pas prouvée, et qu’il serait malhonnête d’affecter, fût-elle réelle […] vous ne concevez pas combien ces sortes de réflexions nationales excitent et nourrissent les haines de peuple à peuple, et produisent souvent de grands maux […] En attaquant cet ancien ridicule, je ne fais que répéter ce que disent depuis longtemps tous les bons esprits et les gens sensés de votre Nation26 ».
L’auteur anonyme de ces remarques formule une distinction entre « beaux esprits » et « bons esprits ». Il établit ainsi une différence nette entre ceux qui revendiquent une prétention nationale hégémonique et ceux qui honorent leur propre nation par le respect qu’ils portent aux autres nations. Il fait ainsi preuve d’une grande lucidité en soulignant tout ce que le concept porte en lui de mérite identitaire et de danger totalitaire.
23Ainsi donc, sous l’aspect anodin d’une dispute d’esthètes parisiens, la querelle des gluckistes et des piccinnistes trahit-elle une démarche intellectuelle par laquelle un système politique largement dominé par une logique monarchique et dynastique, pour étayer une volonté d’hégémonie culturelle, met en place un mythe national foncièrement polémique. Le sentiment national diffus qui se dégage de cette démarche s’accompagne structurellement d’une opposition de nation à nation et d’une hiérarchisation inéluctable. La nation française, pour ceux qui s’en font les champions ne prend corps que par le mépris dans lequel elle tient ceux qui s’opposent à sa logique interne. C’est là, semble-t-il, l’enseignement que l’on peut tirer des textes que nous avons examinés.
Notes
1 Nous partageons l’opinion de Robert M. Isherwood qui souligne cet état de fait dans son article « Nationalism and the Querelle des Bouffons » dans Jean Gribenski, Marie-Claire Mussat et Herbert Schneider (dir.) D’un opéra à l’autre. Mélanges en l’honneur de Jean Mongrédien, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1996 : « Both historians and musicologists have treated the war of words incorrectly: historians of ignorance or disinterest, because they view music as frivolous and/or can not see connections between the arts (especially music) and they perceive to be the serious problems of politics, economy, and society; musicologists, because they are ignorant of history or believe the fundamental developments in musical style are not related to political and social changes. » p. 323.
2 Du Roullet, « Révolution de la musique, lettre à M. D. un des directeurs de l’opéra de Paris », dans Querelle des gluckistes et des piccinnistes, texte des pamphlets avec introduction, commentaires et index par François Lesure, Genève, Minkoff, 1984, vol. I, p. 5.
3 Ibid.
4 « Lettre de M. le Chevalier Gluck à l’auteur du Mercure de France », février 1773, dans Querelle des Gluckistes et des piccinnistes […]. p. 9.
5 Essai sur les révolutions de la musique en France dans Querelle des Gluckistes et des piccinnistes […], p. 162.
6 Ibid. p. 153.
7 Gazette de politique et de littérature, février 1774, dans Querelle des gluckistes […], p. 12.
8 La soirée perdue à l’Opéra, dans Querelle des gluckistes, op. cit. p. 51.
9 Op. cit. p. 1-2.
10 Ibid.
11 Annonce de l’Essai sur les révolutions de la musique en France, Journal de Paris, 3 juin 1777, dans Querelle, op. cit. p. 192.
12 Du Roullet, Révolution de la musique, dans Querelle, op. cit. p. 3.
13 Essai sur les révolutions de la musique en France, dans Querelle, op. cit. p. 164.
14 Ibid. p. 184.
15 Ibid. p. 184.
16 Réponse de M. Le Chevalier Gluck à un écrit que le Sieur Framery a fait paraître dans le Mercure de France au mois de septembre 1776, dans Querelle, op. cit. p. 101.
17 Lettre de M. Le Chevalier Gluck à l’auteur du Mercure de France, dans Querelle, p. 8.
18 Op. cit. p. 101.
19 « Profession de foi, en musique, d’un amateur des beaux-arts, adressée à M. de la Harpe, (Anonyme) », Journal de Paris, 28 octobre 1777, dans Querelle, op. cit., p. 401.
20 Anonyme, Journal de politique et de Littérature, s. d. (février 1777 ?) dans Querelle, op. cit. p. 107-108.
21 Ibid. p. 108.
22 Anonyme, Journal de Paris, 15 mars 1778, dans Querelle, op. cit. p. 415.
23 François Arnaud, La soirée perdue à l’Opéra, dans Querelle, op. cit. p. 54.
24 Ibid. p. 59 et 55.
25 Le souper des enthousiastes, dans Querelle, op. cit. p. 109.
26 « Lettre d’un gentilhomme allemand à qui on avait prêté l’essai sur les révolutions de la musique », Journal de Paris, 21 juin 1777 (Anonyme), dans Querelle, op. cit. p. 198. S’agit-il vraiment d’un Allemand, la question se pose, mais ne change rien à l’affaire. (Cf. Extrait d’une lettre d’un véritable Allemand à un autre qui fait semblant de l’être, ibid. p. 222-228).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Gérard Loubinoux, « Le mythe national dans les textes de la querelle des gluckistes et des piccinnistes », Siècles, 9 | 1999, 65-78.
Référence électronique
Gérard Loubinoux, « Le mythe national dans les textes de la querelle des gluckistes et des piccinnistes », Siècles [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 24 juillet 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/siecles/12118 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123ko
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