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1L’actualité du débat identitaire influença probablement le choix de ce thème par le groupe interdisciplinaire de dix-huitiémistes de l’U.F.R. Lettres, Langues et Sciences humaines de l’Université Blaise-Pascal. Le présent numéro de Siècles, fruit d’une collaboration du Centre des Entreprises et des communautés et du Centre de Recherches révolutionnaires et romantiques, publie l’état de ses réflexions.

  • 1 Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780 : Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1 (...)

2Il peut paraître banal de relater l’importance de la représentation à l’origine d’une prise de conscience identitaire nationale tant l’espace et les effectifs concernés dépassent de loin les apparences immédiates et directement tangibles, famille, communauté, paroisse, activité, par rapport auxquelles l’homme du dix-huitième siècle se définit. Certes, la religion ratisse plus large, mais sa fonction identitaire dépasse les cadres nationaux. Quant à la communauté des sujets, très présente dans le discours officiel, elle trouve parfois à s’exprimer, plus ou moins sur commande (pensons aux Te Deum), à l’occasion de grands événements. Quoi qu’il en soit cette notion de conscience identitaire, sortie de son contexte de proximité, ne saurait s’appliquer à une population nationale sans d’extrêmes précautions, au risque de commettre le péché capital de l’historien, celui de « … donner aux peuples des notes dans une langue qu’ils n’ont pas étudiée, ou à un examen qu’ils n’ont pas passé1 ». Il s’agira donc ici d’une réflexion sur l’existence et la nature de la nation, sorte de proto-identité nationale, avant la Nation que l’épisode révolutionnaire porta au pinacle et qui s’épanouit au xixe siècle.

3Comment une conscience plus ou moins forte d’appartenance put-elle surgir et se développer à partir des représentations et des images qui modelèrent l’idée que les hommes du siècle des Lumières se faisaient de leur pays ?

4L’Histoire est convoquée au premier plan quand Philippe Bourdin s’interroge sur la façon dont, en France, les hommes de la Révolution, héritant d’une histoire nationale traditionnellement mise au service de la Monarchie, balancèrent entre une mythologie des origines, largement développée par les académiciens clermontois (nos ancêtres les Gaulois) et la mythification d’un quotidien emblématique promettant la « félicité universelle ». Moment crucial et ambigu où coexistent, sous l’égide de la Nation, la recherche de racines historiques stabilisantes et l’enthousiasme d’une nouvelle identité, riche en idéaux et se fondant en marchant. En choisissant résolument le Roi contre la France en révolution les émigrés pouvaient-ils encore proclamer ou revendiquer un sentiment national ? Lucette Pérol interroge, pour ce faire, deux romanciers de l’immigration : Sénac de Meilhan et Mme de Genlis. Elle n’obtient qu’une réponse ambiguë et fort différente en fonction des intérêts, des engagements, des différentes façons de se sentir français selon le refus radical ou l’acceptation forcée de la Révolution.

5L’ambiguïté ou le dilemme ne fit qu’effleurer l’Espagne à la fin du xviiie siècle comme le montre Jean-Philippe Luis. L’idée nationale existait bien dans les rangs des Lumières, mais elle se confondit avec le despotisme éclairé et diffusa peu dans la population. À l’occasion de la lutte contre la Révolution française l’équipe des Lumières se disloqua, laissant le champ libre au mouvement réactionnaire, et la cause nationale se confondit alors avec les thèses contre-révolutionnaires. Il n’empêche que l’Espagne du xviiie siècle ne fut pas épargnée par le douloureux conflit identitaire dans lequel nous introduit Danielle Corrado à propos des Lettres marocaines de José Cadalso. Celui-ci chercha à « renationaliser » le débat entre xénophobes, qui défendent le respect du modèle passé des Siècles d’or, et xénophiles allant chercher leurs modèles à l’extérieur. Il s’agit, pour l’auteur castillan, de ne pas laisser aux seuls étrangers le soin de critiquer son pays. Il donne ainsi l’exemple d’un patriotisme lucide et volontaire qu’il voudrait fait d’engagement actif au service du bien public et de la nation.

6Dans le monde germanique, face à la déliquescence du Saint Empire qui ne saurait désormais figurer la nation allemande, en dépit des efforts d’un Fredrich Karl von Moser résolument à contre-courant d’une évolution quasi achevée, Jean Delinière met en évidence les progrès d’une nouvelle école qui va chercher un autre fondement à la Nation. Désormais l’histoire franque (Môser), mais surtout l’expression d’un fonds culturel original, linguistique, poétique, littéraire (Herder) permettront de prendre le relais de la conception impériale, totalement obsolète, de la Nation.

7Pierre Dubois dans le domaine culturel, mais à la fois très matériel lorsqu’il présente l’orgue anglais comme étroitement associé au sentiment national. Cet instrument, très différent de ceux du reste de l’Europe, incarna les valeurs patriotiques, défense de la religion anglicane et de la nation, qui se retrouvaient dans l’oratorio. Il devint la voix instrumentale du sentiment national qui s’exprima avec éclat dans les « Haendel commémoration » de 1784. Au siècle suivant, quand l’étroite union entre l’Église et l’État se modéra, l’orgue anglais qui lui était associé se transforma et perdit sa spécificité. Ainsi disparaissait un instrument chargé, à l’époque des Lumières, d’une haute valeur symbolique identitaire. Comme le remarque Jean-Louis Jam, l’époque des Lumières développa également un discours original sur les « musiques nationales » en voyant dans le petit peuple le dépositaire légitime d’une identité conservée grâce aux vertus mnémotechniques de ses chants. Cependant de telles musiques ne parviennent pas à témoigner d’une identité nationale revendiquée comme l’entendra le siècle suivant et il ne paraît pas forcé de parler de nation mythique à leur propos. Mythique encore pour Gérard Loubinoux la prétendue opposition « nationale » de l’opéra français à l’opéra italien. La question de la nationalité n’a aucune pertinence dans la querelle Gluckistes-Piccinistes, ne s’agissant que d’un simple affrontement franco-français entre légitimistes, partisans de la culture officielle du « grand goût », et libéraux soutenant une pratique bâtarde de la scène. Il n’empêche que de cet affrontement naquit une quête de l’identité nationale transformant progressivement une simple norme en caractère inné, propre à la nation française et débouchant sur un nationalisme méprisant.

8Cette approche aux multiples facettes confirme, s’il en était besoin, la fécondité de l’interdisciplinarité. Elle permet de dégager quelques pistes de recherche sur un thème peu exploré pour l’époque des Lumières : rôle et utilisation de l’Histoire qui semble, pour un temps, s’effacer devant le mouvement, important de la dimension culturelle dans la prise de conscience identitaire, interprétations mythiques (ou mystificatrices ?) d’expressions artistiques, variété des manifestations sur le plan européen, impact véritable sur les Populations, en attendant les grandes mobilisations des siècles suivants.

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Notes

1 Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780 : Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1990, p. 103.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Martin, « Présentation »Siècles, 9 | 1999, 3-6.

Référence électronique

Daniel Martin, « Présentation »Siècles [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 16 juillet 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/siecles/12075 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123kk

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Auteur

Daniel Martin


CHEC, Université Blaise Pascal

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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