Avant-propos
Texte intégral
1En 1780, le critique littéraire Edward Capell publiait une courte note, dans Notes and Various Readings to Shakespeare, dans laquelle il indiquait que Shakespeare s’était inspiré des propos de Montaigne dans l’essai « Des Cannibales » (i, 31) pour composer le discours de Gonzalo, sur un état idéal, dans La Tempête (ii.ii.143-52) : « The speech that offers these changes, and one after it, prove the writer’s acquaintance with one he has not been trac’d in by any, annotator or editor ; for then old Montaigne, speaking of the Indian discovery and of the new peoples’ manners C’est une nation… Essais 3, vol. 12, 1659, Bruxelles, vol. i, p. 270. The person who shall compare this passage with the translation of it that were extent in Shakespeare’s time, will see reason to think he read it in French. » Capell ne parle pas d’influence de Montaigne sur Shakespeare. Cette notion apparaîtra plus tard. En revanche, il indique implicitement que le discours de Gonzalo est plus proche du texte français que de la traduction de Florio et il en conclut que Shakespeare a lu Montaigne dans le texte.
2Cette découverte resta sans conséquence jusqu’à l’acquisition, en 1838, par le British Museum, d’un exemplaire de la traduction de Florio dont la page de garde portait la signature Shakspere. Cela fit grand bruit. Une exposition publique fut organisée et elle eut beaucoup de succès. Dans une « lettre » intitulée « Observations on an autographe of Shakspere » et publiée dans Archaeologia (vol. 27, p. 113-23, 1838), Sir Frederic Madden indiquait que le volume avait appartenu au Révérend Edward Patterson de East Sheen dans le Surrey. Il garantissait l’authenticité de la signature. Selon lui, il ne pouvait s’agir d’un des faux d’Henry Ireland parce qu’il était attesté que le volume en question se trouvait déjà dans la bibliothèque du père de Patteson à l’époque où Henry Ireland était encore enfant. Il ajoutait encore que le nom du grand poète s’orthographiait correctement SHAKSPERE. Enfin, il concluait que : « it is also well known that this book was consulted by Shakspere in the composition of his plays… ». Ici, Madden présente comme un fait admis et reconnu que Shakespeare consulta les Essais pour l’ensemble de ses pièces. Cependant, Shakespeare lut Montaigne dans la traduction de Florio et les notes, en marge du texte dans le volume acquis ne sont pas de sa main. La même année, John Sterling répondait à Madden dans la London and Westminster Review (Juillet 1838, p. 321). Sterling refusait l’orthographe Shakspere. En revanche, écrivait-il, en effet, il serait très improbable que Shakespeare n'eût pas lu Montaigne, mais dans la traduction de Florio. Sterling fut le premier à voir un parallèle entre le type nouveau de personnage que représente Hamlet, et notamment dans le célèbre soliloque de l’Acte iii scène un, et la tonalité nouvelle des propos tenus dans les Essais. Il en concluait : « The Prince of Denmark is very nearly a Montaigne. » La polémique à propos de l’influence possible de Montaigne sur Shakespeare était lancée.
3La recherche s’engagea dans deux directions, celle du contexte historique et culturel ; et celle des parallèles entre les deux œuvres. En ce qui concerne le premier axe, et sur les plans politiques et diplomatiques, la France représente une préoccupation majeure pour les Tudor. Les guerres de religion en France inquiètent les Anglais et le Massacre de la Saint Barthélemy (août à octobre 1572) choque profondément tout le pays. Cependant, en dépit de quelques guerres, de la perte de Calais en 1558, du soutien discret à la cause des Huguenots, de la conversion d’Henri de Navarre au catholicisme, les relations entre les deux pays restent bonnes dans l’ensemble. D’autre part, la France est un modèle de bon goût. Les membres de l’aristocratie se doivent de faire le « Grand Tour » dont un séjour en France. Francis Bacon et son frère Antony s’installent à Paris pour quelque temps. Antony Bacon rend visite à Montaigne et les deux hommes se lient d’amitié. Henry viii voit en François ier un modèle. Les deux hommes rivalisent d’apparat lors de leur rencontre au Camp du Drap d’Or, près de Calais, en 1520 ; scène décrite par le duc de Norfolk dans le Henry viii (i.i.7-45) de Shakespeare. Henry viii fait construire Nonesuch après avoir vu Fontainebleau. La langue française est aussi en vogue. Pour une carrière dans la haute administration, la maîtriser est une obligation. Henry viii écrit en français à Anne Boleyn lorsque celle-ci se trouve en France. Devenue reine, Anne Boleyn fait tout en son pouvoir pour promouvoir les belles lettres françaises. Elizabeth ie s’entretient volontiers dans cette langue avec ses visiteurs de marque. Il ne faut pas oublier qu’il y a de nombreux Huguenots réfugiés en Angleterre et notamment à Londres. Shakespeare ne craint pas de dérouter l’auditoire lorsqu’il inclut des scènes entières composées en français dans Henry v. Au cours de la leçon d’anglais que reçoit Catherine de France, les fautes de prononciation commises par cette dernière permettent des jeux de mots entre les deux langues et aboutissent à des sous-entendus licencieux lorsque la princesse veut connaître les mots anglais pour le « pied » et la « robe »; ce qu’elle souligne : « Le foot, et le count ? O Seigneur Dieu ! Ils sont les mots de son mauvais, corruptible, gros, et impudique, et non pour les dames d’honneur d’user. Je ne voudrais prononcer ces mots devant les seigneurs de France, pour tout le monde. Foh ! le foot et le count ! », (iii.iv.52-57).
4En fait, à cette époque, sur le plan culturel, la France joue un rôle majeur dans la transmission de la Renaissance italienne et l’épanouissement de l’humanisme. La réputation des Essais de Montaigne traverse rapidement la Manche. On sait que l’œuvre eut immédiatement un grand retentissement en France et provoqua de nombreuses controverses. Elle fut soit copiée, soit attaquée et, bien sûr, défendue. En Angleterre, dès 1597, Francis Bacon publie ses premiers Essays. La même année, semble-t-il, Sir William Cornwallis commençait à rédiger les siens. Ils furent publiés en 1600. Dans cette œuvre, Cornwallis fait référence à la traduction des Essais de Montaigne en anglais ; probablement celle de Giovanni Florio. Ce dernier, dans sa préface, s’enorgueillit d’avoir réussi là où de nombreux traducteurs de Montaigne ont échoué. La popularité des Essais se mesure aussi au nombre d’emprunts dont ils font l’objet chez les dramaturges contemporains de Shakespeare. Dans Volpone (1605), Ben Jonson s’en amuse par le biais de Lady Would-Be. Alors qu’elle fait référence à Gian Battista Guarini, Lady Would-Be s’exclame :
All our English writers,
I mean such as are happy in th’Italian,
Will deign to steal out of this author, mainly ;
Almost as much as from Montagnié. (iii.ii.87-90)
5En clair, Montaigne est plus plagié que tout autre auteur. C’est le cas pour Marston qui recopie de nombreux passages des Essais dans The Dutch Courtesan (avant 1603), dans The Fawn (c. 1605) et dans Sophonisba (1606). Webster fait de même dans The White Devil (1612), dont la scène deux, de l’Acte i, contient à elle seule six emprunts à Montaigne ; dans The Duchess of Malfi (1614) ; et dans son Elegy upon the Death of Prince Henry (1613). Ben Jonson lui-même possédait la traduction des Essais faite par Florio. Le volume porte sa signature sur la feuille de garde et se trouve à la British Library. Il était peut-être possible, pour les contemporains de Shakespeare, de déceler l’influence des Essais dans certaines de ses pièces, mais nous n’avons aucun document à ce sujet. Cependant, de nombreux éléments biographiques ont été mis à jour qui accréditent la thèse selon laquelle Shakespeare ne pouvait pas ne pas connaître les Essais.
6Le deuxième type de recherches fut celui des rapprochements directs entre les deux œuvres. La traduction de Florio devint un sujet à part entière. Il s’agissait d’établir si Shakespeare avait lu Montaigne en français ou dans la traduction de Florio. Les critiques recherchèrent des parallèles tant sur le plan lexical que sur celui des concepts. En ce qui concerne le premier domaine, la contribution la plus remarquable est celle de George Coffin Taylor qui, dans son Shakspere’s Debt to Montaigne, publié en 1925, fait un relevé exhaustif des néologismes créés par Florio et présents dans les pièces de Shakespeare selon lui. Taylor écarte toute considération biographique pour ne s’attacher qu’à l’étude des textes. Cependant, conclut-il, Shakespeare n’est pas devenu le disciple de Montaigne mais trouva, dans les Essais, la réflexion philosophique sur la nature humaine qui lui convenait, et il la reprit à son compte. Taylor suggère donc que Shakespeare partageait avec Montaigne une sensibilité philosophique commune. Ce nouvel aspect fut immédiatement contesté. De nombreuses voix s’élevèrent pour souligner que Shakespeare pouvait trouver chez de nombreux autres auteurs ce qui semble provenir des Essais parce qu’il s’agit de lieux communs. Néanmoins, cet aspect du problème fut repris plus tard et notamment par Robert Ellrodt à propos de l’introspection chez les deux auteurs dans son article « Self-consciousness in Montaigne et Shakespeare » publié dans Shakespeare Survey, vol. 28, 1975. Robert Ellrodt recentrait ainsi l’ensemble du problème dans la perspective du développement des idées en Europe.
7Les études qui suivent s’inscrivent dans la continuité des voies de recherche décrites plus haut. Deux d’entre elles concernent Florio et sa traduction des Essais, quatre examinent le contexte historique et culturel et neuf reprennent le problème du rapprochement entre Montaigne et Shakespeare dans le cadre de l’évolution des idées.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-François Chappuit, « Avant-propos », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 21 | 2004, 3-6.
Référence électronique
Jean-François Chappuit, « Avant-propos », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2007, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/880 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.880
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