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Shakespeare en dialogue avec la philosophie et la politique

La pensée en scène : Shakespeare ou le philosophe

Hélène Garello

Résumés

Que signifie lire Shakespeare en philosophe ? Analyser le contenu philosophique supposément atemporel de cette œuvre présente le risque de se prêter à une reformulation qui suggère que le théâtre shakespearien n’est pas philosophique immédiatement, tel quel. À l’inverse, chercher des éléments pour comprendre la remise en cause du système de vérité de l’époque peut conduire à ne trouver que les effets d’un esprit d’époque dont Shakespeare serait le témoin historique sans être l’initiateur. Nous soutiendrons que ces deux démarches aboutissent paradoxalement à désamorcer la charge philosophique du texte. Nous défendrons au contraire l’idée que lire Shakespeare en philosophe, ce n’est pas le lire comme s’il était un philosophe mais bien comme dramaturge. C’est par sa forme théâtrale que le texte shakespearien relève le défi qui se pose alors à la raison philosophique, et participe à une nouvelle voie d’accès à la compréhension du monde. Se trouve ainsi mise en scène l’opposition, mais aussi l’articulation, entre deux façons de comprendre le discours rationnel et réflexif. On cherchera ainsi à comprendre comment le texte shakespearien entre en dialogue avec la philosophie, et comment ce dialogue peut être un lieu de développement d’une expression théâtrale de la rationalité.

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Texte intégral

  • 1 Voir notamment Craig Bourne et Emily Caddick Bourne, éd., The Routledge Companion to Shakespeare an (...)
  • 2 Voir Stanley Stewart, Shakespeare and Philosophy, Londres, Routledge, 2011.
  • 3 Voir John Joughin, Philosophical Shakespeares, Londres, Routledge, 2000 et Pascale Drouet et Philip (...)

1Que peut attendre le philosophe des pièces de Shakespeare ? Les vingt dernières années ont vu se multiplier les références concernant le rapport de la philosophie et de Shakespeare. Si certains critiques y voient le lieu d’expression d’idées philosophiques1, ou la possibilité d’un dialogue entre les philosophes et le dramaturge2, des études récentes mettent également en avant l’importance d’une approche interdisciplinaire de ces textes, en insistant sur le lien qui existe entre la pensée à l’œuvre dans les pièces de Shakespeare et la forme qu’il a choisie pour cette expression3. On soutiendra ici que, si la philosophie peut trouver dans ces textes des idées qui intéressent son travail, les ressources dramaturgiques qui y sont à l’œuvre déterminent leur rationalité et la manière dont le philosophe pourra les lire. Deux approches semblent permettre d’étudier la présence d’une pensée philosophique dans cette œuvre dramatique. La première consisterait à penser que le texte shakespearien est philosophique, parce que Shakespeare était lui-même un peu philosophe, qu’il a saisi sur le monde certaines vérités encore d’actualité. La seconde pourrait nous amener à appréhender le texte shakespearien en historien de la philosophie, en faisant de Shakespeare le porteur d’un esprit d’époque, son témoin et non son initiateur. Mais dans les deux cas, on n’aboutit qu’à désamorcer la charge philosophique du texte, en supposant qu’elle n’est qu’un accident du texte théâtral, et que le texte ne fait que présenter les idées, sans y trouver véritablement l’occasion d’une élaboration conceptuelle. Ce n’est pas le texte de Shakespeare qui serait philosophique, mais la lecture que l’on en ferait.

2 Nous soutiendrons au contraire qu’il faut lire Shakespeare comme un dramaturge, et non comme un philosophe, parce que c’est l’utilisation du médium dramaturgique qui conditionne le caractère philosophique de son œuvre. Il s’agit ainsi à la fois de comprendre comment on peut trouver chez Shakespeare une expression théâtrale de la rationalité, et d’éclairer également le travail du philosophe. Si la forme théâtrale est en effet inséparable de la valeur philosophique des textes de Shakespeare, ainsi que nous le soutiendrons, il se peut donc que la théâtralisation ait aussi sa place, de manière plus générale, dans le travail philosophique du concept. La question se pose dès lors : que peut apprendre le philosophe de Shakespeare ? Que signifie lire Shakespeare en philosophe ? 

3 Nous verrons tout d’abord que le texte de théâtre ne peut être vu comme exemplification des idées philosophiques, avant de souligner l’efficacité d’une approche théâtrale dans la démarche philosophique.

Le texte de théâtre comme exemplification des idées philosophiques

4 Commençons par examiner les deux approches qui considèrent le caractère philosophique du texte shakespearien, sans cependant le conditionner à son caractère théâtral. Elles sont en effet symptomatiques d’une certaine forme de travail philosophique, et de la lecture que ce travail peut occasionner. Rend-elle véritablement justice au texte shakespearien ? Et rend-elle respectivement service à la pensée philosophique qui se déploie à partir de ces textes ?

  • 4 Clive S. Lewis, A Preface to Paradise Lost, Oxford, Oxford University Press, 1942, p. 62-63.
  • 5 Sur la critique historique que l’on peut trouver chez Shakespeare, voir aussi Richard Marienstras, (...)

5 La première possibilité qui s’offre à nous consiste à considérer que les textes shakespeariens sont porteurs d’idées philosophiques, atemporelles, et qu’il faudrait les dégager du contexte historique dans lequel elles sont écrites, mais aussi de leurs conditions formelles d’écriture. C’est la doctrine du « Unchanging Human Heart », telle que la présente C. S. Lewis dans la A Preface to Paradise Lost : il serait possible de séparer ce qui relève des caractéristiques historiques, contingentes, d’un personnage ou d’une idée, et ce qui demeure le même, et qui constituerait l’essence même de cette chose4. Évidemment, relève Lewis, une fois supprimé ce qui est susceptible de changer, il ne peut demeurer que ce qui ne change pas, mais cela ne nous apprend pas grand chose. Les idées ne peuvent que s’inscrire dans une historicité. Shakespeare lui-même a écrit des passages critiques sur cette prétention à croire que ce que l’on dit peut être reçu plus tard à l’identique5. Lorsque Brutus s’enduit les mains du sang de César, il s’imagine héros de la reconstitution théâtrale de l’acte qu’il vient de commettre. Accompagné de Cassius, il décrit l’action qu’ils viennent de commettre sous la perspective d’un héritage historique. Pourtant, la mise en scène échappe déjà à Brutus, le sens de son action ne lui appartient déjà plus et ne pourra plus être compris avec les mêmes critères que les siens. En témoigne la manière dont la figure de Brutus, et l’assassinat de César, ont été transmis à la postérité. Loin d’être devenu un héros, ainsi qu’il le pensait alors, Brutus est avant tout resté dans les mémoires comme celui qui a assassiné son père. Les motifs même de cette action, les raisons pour lesquelles elle a été (selon Brutus, hautement morale), sont souvent ignorées ou peu mises en avant. Le spectateur contemporain de Shakespeare sait que ce n’est pas ainsi que les générations futures dépeignent cet événement historique, précisément parce que des événements historiques postérieurs en ont modifié la portée et la signification.

6 Qui plus est, une telle approche supposerait de chercher, par-delà les textes écrits par Shakespeare, sa voix propre, qui s’exprimerait par le biais de ses personnages. Mais comment faire pour décider entre toutes les voix qui font le théâtre shakespearien ? Ou faudrait-il lisser le texte, le reconstruire en lui prêtant une intention unique et plus cohérente ? On ne saurait entendre la voix de Shakespeare dans celle de Brutus, dans le passage que nous venons de mentionner, mais faut-il pour autant lui prêter celle de Marc Antoine ? On voit bien dans ce désir d’extraire une pensée unique d’un texte nécessairement plurivoque, la tentation philosophique d’une vérité qui serait univoque et  définitive, et qui se trouve précisément remise en cause à l’époque de Shakespeare par le doute sceptique.

  • 6 Voir notamment Michel de Montaigne, Essais, Paris, Garnier, 1962, vol. 1, II, 12, « Apologie de Rai (...)

7 On voit ici se rejoindre deux interrogations. Celle, philosophique, sur la possibilité de trouver une vérité ultime et incontestable, que l’on retrouve par exemple chez Montaigne6 ; et celle, théâtrale, sur l’impossibilité de réduire le discours à une seule de ses significations. Au théâtre de Shakespeare, de fait, toutes les perspectives peuvent et doivent se compléter, sans que l’une ne prévale jamais sur les autres : ainsi de Jules César, qui, quasi absent de la pièce dont il est éponyme, n’est jamais totalement cerné par le point de vue d’un autre personnage.

8 Ces deux premières objections montrent à quel point est pernicieuse la tentation de séparer un prétendu fond philosophique de la forme théâtrale des pièces de Shakespeare. Vouloir séparer l’un et l’autre, c’est finalement se priver des moyens de comprendre ce que dit véritablement le texte shakespearien. Reprenons la scène dans laquelle Brutus croit s’adresser aux générations futures, et leur dicter la réception de son action historique. On y trouve une réflexion inhérente à la pratique de Shakespeare en tant que dramaturge. La scène fait explicitement référence au théâtre : Brutus imagine comment sera mise en scène sur les planches futures l’action des conjurés. Le théâtre sert donc ici de symbole pour penser une vérité historique, sur le passage du temps et la signification des actions dans l’histoire. Bien sûr, on pourrait souligner que cette même idée peut très bien être reformulée dans un langage philosophique, explicatif. Et pourtant, ce n’est pas là le sens de la mise en abyme fictive à laquelle se livre Shakespeare. L’intérêt de ce passage n’est pas seulement qu’il rend plus parlant une leçon de la philosophie de l’histoire, mais que la représentation théâtrale y acquiert un rôle opératoire. L’horizon d’une mise en scène montre en effet la distance existant entre un acteur (historique ou scénique) et son personnage (c’est-à-dire ce qu’il a vraiment fait, et ce que l’on retient de lui), mais aussi entre un individu et la manière dont il se représente à lui-même ses propres intentions. Toute action est alors exhibée comme étant l’objet d’une construction et d’une interprétation, de la part de l’acteur comme du spectateur. C’est parce que Brutus passe son acte à l’épreuve du théâtre que son ironie nous apparaît, et c’est parce que Shakespeare écrit la scène en utilisant les catégories propres au théâtre que ce jugement peut être formé à ce moment précis de la pièce. Le symbole qu’est la représentation au théâtre permet ici de donner à un événement une profondeur conceptuelle en problématisant sa situation d’énonciation. Il permet également d’interroger ce que l’on peut entendre par la compréhension « vraie » d’un événement, dès lors que celui-ci, dès son origine, est montré dans sa complexité.

  • 7 William Shakespeare, Hamlet, II.ii.388-396 et 492-548, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, tex (...)
  • 8 William Shakespeare, op. cit., V.i.181-258.
  • 9 William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, V.ii.212-217, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, t (...)
  • 10 « […] I shall see / Some squeaking Cleopatra boy my greatness / I’th’posture of a whore », ibid., V (...)

9 Il n’est donc pas accidentel que l’on s’interroge dans le cadre du théâtre de Shakespeare sur le rapport entre théâtre et philosophie. Dans son œuvre, la métaphore théâtrale surgit bien souvent, comme dans le cas que nous venons de voir, dès qu’est remise en cause la faculté à se concevoir comme auteur de ses pensées. Le cas de Brutus n’est d’ailleurs pas isolé. En proie au dilemme consistant à savoir s’il doit ou non tuer son oncle, Hamlet va également avoir recours à ce procédé. Alors que la décision qu’il doit prendre remet en cause les principes fondateurs de son identité, il choisit de jouer le « fol » plutôt que de continuer à endosser son rôle de prince. Ce rôle lui permet certes de masquer à Claudius son dessein véritable, mais Hamlet s’y investit pleinement. C’est en observant l’un des acteurs jouer Priam qu’il prend conscience de sa propre incapacité à agir. La définition du jeu « juste » qu’il livre aux acteurs à leur arrivée au palais devient alors une réflexion sur la manière dont tout individu doit s’investir dans son action et dans sa pensée7. La métaphore resurgit également lorsqu’il observe Laertes exprimer son chagrin à la mort d’Ophélie, et qu’il décide de l’imiter8. Elle est également présente dans Antoine et Cléopâtre : peu avant de décider de se donner la mort, la reine égyptienne imagine le triomphe auquel César veut la faire participer si elle se soumet à son autorité9. Il s’agit là d’une crise aiguë de la conscience, dans laquelle Cléopâtre doit se demander qui elle veut ou peut être, à quel personnage elle veut bien prêter son nom. Or ce personnage lui apparaît sous les traits d’un « boy », un acteur qui singerait sa grandeur en lui donnant l’apparence d’une « putain »10. La médiation du rôle lui permet de concevoir en elle une potentialité qu’elle n’aurait pas voulu voir, mais qui existe bel et bien. De fait, son expression, par l’emploi verbal du terme « boy » suggère un entrelacement d’identités entre elle-même et l’acteur. Le rôle (fictionnel) de la Cléopâtre-putain est mis en avant par rapport aux deux réalités physiques que sont le corps de Cléopâtre au moment où elle s’imagine la scène, et celui de l’acteur qu’elle imagine. Dans tous ces cas, la métaphore théâtrale est donc bien le moyen par lequel la déconstruction de l’identité et de la pensée se donne à voir aux personnages.

  • 11 Sur les caractérisations des cyniques comme diseurs de vérité, voir notamment Michel Foucault, Le C (...)
  • 12 « Noble philosopher », William Shakespeare, Le Roi Lear, III.iv.146, éd. Michel Grivelet et Gilles (...)
  • 13 Voir son bilan de conscience un peu plus tôt dans la même scène, idem, III.iv.74-85.

10 De la même manière, les références à la philosophie, ou à une discipline conditionnant la formation d’une pensée juste, peuvent être mises en lien avec un caractère théâtral, la capacité à jouer un rôle ou à mettre en scène une action intervenant comme un test pour évaluer la pensée des personnages. Ainsi, Apémantus dans Timon d’Athènes, est explicitement désigné comme « philosophe cynique » dans le registre des personnages. Suivant le précepte de cette philosophie, il met en avant la recherche d’un franc-parler qui se caractérise par le dépouillement. Le philosophe cynique doit avoir un langage aussi transparent que son mode de vie, aucune modélisation telle que la rhétorique, la politesse, mais aussi toute marque de culture comme les vêtements, ne devant s’interposer entre lui-même et sa pensée ou son discours. Et pourtant, Apémantus échoue à dire le vrai, et à voir la vérité concernant sa relation avec Timon. Cela s’explique par le fait qu’il prétend se dépouiller de tout, y compris de son identité, alors même qu’en réalité sa filiation cynique lui attribue un personnage – même s’il semble vouloir l’ignorer. Le bâton, la besace, la pauvreté, le franc-parler : autant de caractéristiques reconnaissables du cynique, qui constituent presque un déguisement11. C’est parce qu’Apémantus veut ignorer cette dimension actée de son personnage qu’il échoue en tant que philosophe. Edgar, dans le Roi Lear, fait l’expérience inverse. Lui se trouve qualifié par Lear de « noble philosophe »12 au moment même où il se présente sous les traits d’un autre, et pas n’importe lequel : Tom Bedlam, le pauvre fou qui n’est même pas tout à fait une personne. La corrélation semble être la même que dans le cas d’Apémantus : pour philosopher, il faut laisser de côté un peu de ce que l’on est. Mais contrairement au philosophe cynique, Edgar n’oublie pas qu’il ne joue qu’un rôle. Lui, Edgar, n’est ni philosophe, ni Tom. Il parvient d’ailleurs à sortir de son rôle, pourtant intimement vécu, pour plaindre Lear. C’est par ailleurs à l’occasion de ce jeu d’acteur qu’Edgar réalise la vérité sur son identité, et sur le monde qui l’entoure13. À partir du moment donc où Edgar accepte cette médiation du rôle entre lui et lui-même, il parvient à trouver une posture juste, depuis laquelle il pourra penser authentiquement. La représentation théâtrale ne renvoie pas alors à une facilité de représentation, mais bien à une manière de modéliser une aspérité dans la pensée, de la rendre intelligible : qui suis-je quand je pense ?

  • 14 Stanley Cavell, Disowning Knowledge in Seven Plays of Shakespeare, Cambridge, Cambridge University (...)
  • 15 Idem, p. 31.
  • 16 Voir Catherine Gallagher et Stephen Greenblatt, Practising New Historicism, Chicago, The University (...)
  • 17 Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur » in Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 2017.

11 Et force est de constater que ce problème est bien l’un de ceux qui occupent l’époque de Shakespeare, ce qui nous renvoie à la deuxième approche que nous nous proposons d’étudier. Il est incontestable que l’histoire de la philosophie a un rôle à jouer dans l’interprétation de Shakespeare, parce que son théâtre partage les interrogations de son temps. Il se peut tout à fait que le choix de passer par le théâtre, que la réalisation de la richesse des ressources dramaturgiques, soit due à des effets d’époque, ou coïncide en tout cas avec des interrogations plus largement portées à une époque donnée. Dans le premier cas, Shakespeare serait influencé, dans son traitement dramaturgique, par des idées empruntées au monde philosophique, et n’en donnerait donc que la retraduction. Dans le second, sa propre pensée, soumise certes aux mêmes influences que les philosophes, coïnciderait avec les leurs, sans leur devoir directement ses réflexions, et sans les influencer en retour. Dans les deux cas, il n’y aurait pas lieu de s’interroger sur la spécificité théâtrale du texte shakespearien. Dans Disowning knowledge, S. Cavell voit ainsi chez Shakespeare la préfiguration du cogito cartésien, et dans la tragédie et le scepticisme l’interprétation d’un même problème, celui de la possibilité de vivre dans un monde sans fondement14. Bien sûr, le doute sur la rationalité du monde est bel et bien présent dans le théâtre shakespearien, il explique même en partie, nous l’avons dit, l’utilisation shakespearienne de la métaphore du théâtre du monde. Le problème de la proposition de Cavell n’est donc pas qu’il explique Shakespeare en fonction d’un contexte, mais qu’il le fait depuis la philosophie, en se demandant ce que les idées philosophiques font au théâtre shakespearien, au lieu de privilégier la démarche inverse. Il admet bien que le théâtre soit un motif particulièrement puissant dans l’expression du doute métaphysique qu’il prête à Descartes15. Mais il n’accorde que trop peu d’attention à la manière dont le théâtre formule le doute sceptique, et dont il interroge le rôle de l’illusion et sa capacité paradoxale à délivrer une vérité. De manière assez révélatrice, Cavell n’étudie de Shakespeare que ses tragédies, comme si l’apparaître dont est fait le théâtre était nécessairement une condamnation, comme si la difficulté que met en scène l’illusion théâtrale était indépassable. En d’autres termes, Cavell fait de Shakespeare un sceptique parce que son approche lui interdit de voir dans la forme théâtrale une forme spécifique de conceptualisation, de compréhension du monde. On peut opposer à cette approche la méthodologie néo-historiciste, qui, partant du principe que toute grande œuvre est le résultat d’influences qui la déterminent, et inversement laisse une trace dans la société qui l’a vue naître, propose d’étudier la culture dans son ensemble avec des méthodes d’analyse de texte16. Cette approche permet d’une part d’inclure dans l’étude textuelle des éléments qui ne seraient pas considérés comme des œuvres d’art. Dans notre cas, il convient d’étudier les effets d’intertextualité qui ont pu exister entre les pièces shakespeariennes et les découvertes scientifiques ou les différents éléments de la culture baroque. Qui plus est, l’approche néo-historiciste revendique, après Foucault, la déconstruction de la figure de l’auteur17, et permet ainsi de se demander non pas « ce qu’a bien voulu dire Shakespeare » mais « comment la pensée manifestée dans ses textes a participé à sa manière propre à l’émergence d’idées historiquement marquantes ».

  • 18 Jean-Pierre Cavaillé compare ainsi la philosophie de Descartes et le théâtre baroque, afin de montr (...)
  • 19 René Descartes, Dioptrique, discours huitième, éd. F. Alquier, Paris, Classiques Garnier, 1997, p.  (...)
  • 20 Idem, p. 758.

12 On voit donc que l’approche historiciste du texte shakespearien, si elle est en partie nécessaire, néglige la manière dont l’étude de ce théâtre permet d’éclairer l’évolution de la pensée entre la fin de la Renaissance et l’âge classique. De fait, comme le souligne J.-P. Cavaillé dans son article « Descartes et les sceptiques modernes, une culture de la tromperie », le doute qui occupe l’époque shakespearienne, puis cartésienne, est aussi fondateur18. Si l’illusion, comme le découvre Descartes, est à la fois ce qui trompe, et ce qui révèle la vérité de l’être, ce dont on peut faire une loi rationnelle, l’apparaître théâtral lui-même devient un modèle dans la constitution de l’idée vraie. Dans la Dioptrique, Descartes s’interroge ainsi sur la meilleure façon de rendre compte d’un phénomène, et en particulier du phénomène pour le moins curieux qu’est l’arc-en-ciel19. Cette apparition, souligne Descartes, a interrogé nombre de savants, et semble être le paradigme même d’un apparaître pur : un objet visuel que rien ne semble soutenir. Pour l’expliquer, Descartes passe par plusieurs phases de reconstruction, avec une fiole, puis un cristal, et surtout celle de la fontaine. Il précise alors la manière dont il envisage l’apparaître phénoménal : « Et je ne saurais douter de la distinction des philosophes, quand ils disent qu’il y a [des apparences] qui sont vraies, et d’autres qui ne sont que fausses ou apparentes. Car toute leur vraie nature n’étant que de paraître, c’est, ce me semble, une contradiction de dire qu’elles sont fausses ou qu’elles paraissent »20. Il est donc inutile de réfuter les apparences comme mensongères, mais il faut bien plutôt prendre acte de leur statut d’apparaître, et les expliquer en fonction de ce caractère, et non en dépit de lui. Cette explication exige alors non une clarification, mais bien une reconstruction : l’expérience de la fiole, celle de la fontaine, ne reproduisent pas le phénomène à l’identique, mais créent un nouvel objet qui repose sur les mêmes lois. Il s’agit donc d’analyser l’arc-en-ciel, en tenant compte de son statut d’apparaître, pour finalement accéder à une rationalité qui était cachée en premier lieu. Le fait que celle-ci doive être débusquée, reconstruite, ne signifie pas qu’elle n’était pas là, et appelle à une modélisation qui dépasse le simple stade de l’apparence sans l’annihiler.

13 De la même façon, il peut être nécessaire d’en passer par la méfiance que nous enseigne le théâtre (tout peut n’être que jeu) pour remettre en cause les phénomènes, et chercher à en voir plus qu’ils ne le montrent spontanément. La  « culture de la tromperie » dont Cavaillé relève l’existence n’est pas ainsi seulement présentée par les textes théâtraux et elle n’est pas un simple effet d’époque. Elle montre que l’attitude du spectateur, ou du personnage, devant une scène de théâtre, peut être le paradigme d’une attitude philosophique, qu’il y a donc à apprendre au théâtre à la fois concernant la posture que doit adopter celui qui cherche la vérité, et la nature de cette vérité qu’il peut espérer trouver. Le théâtre, comme métaphore, sert donc de catalyseur à la recherche d’un nouveau concept de vérité. Le théâtre ne fonctionne pas ici comme simple image, mais bien comme un dispositif opératoire, qui permet de concevoir ce qui ne se laisserait pas penser sans elle.

L’efficacité d’une approche théâtrale dans la démarche philosophique

14 En conséquence, le philosophe qui lit le texte de théâtre se trouve confronté à un type particulier de mise en scène des idées, qui engage à redéfinir ce que nous pouvons entendre par l’idée de vérité.

  • 21 René Descartes, Discours de la méthode, éd. F. Alquier, Paris, Classiques Garnier, 1997, p. 570-571 (...)

15 Tout d’abord, parce que tout ce qui se passe sur scène est fictif. Il est vrai que cela n’est pas nécessairement propre au théâtre. Dans le Discours de la méthode, Descartes envisage le travail de la fable en général. Il en souligne la portée pédagogique, en se proposant de présenter son parcours « comme un tableau », de faire comme si son histoire n’était « qu’une fable », afin d’en évaluer la richesse et de laisser la possibilité au lecteur d’y prendre seulement ce qui lui convient21. Dans ce cas-là, il semble que la fiction a pour intérêt qu’elle produit une perspective modale, c’est-à-dire qu’elle permet d’envisager différentes figures du possible. Cela peut certes être dangereux : les fables font imaginer des événements comme possibles alors qu’ils ne le sont point, ce qui conduit à se fourvoyer sur la nature du réel lui-même. En d’autres termes, la fable permet de prendre une certaine distance par rapport au réel, de l’interroger comme étant un simple possible et donc comme pouvant être différent, et en même temps comme bénéficiant par rapport au simple possible du privilège de l’existence, le possible n’excédant pas le réel chez Descartes. La fiction invite donc à interroger le réel dans une perspective modale, à l’éprouver en un sens comme réel.

  • 22 William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte angl (...)
  • 23 Idem, V.i.212, p. 754-755.
  • 24 Idem, V.i.126-150, p. 750-753.
  • 25 Descartes, Discours de la méthode, op. cit., p. 574.

16 Si Descartes tire cette leçon de toute fable, ou de toute fiction, l’application de cette démarche au théâtre shakespearien permet de pousser plus loin l’interrogation sur le réel. Le théâtre, nous l’avons dit, invite son lecteur ou son spectateur à remettre en cause son rapport au réel, à l’appréhender sous un rapport de méfiance, attendu qu’il pourrait être constitué d’apparences équivoques. Mais l’expérience théâtrale va au-delà d’une simple injonction à la méfiance. Elle peut mettre en scène et faire vivre la richesse du réel comme constitué d’une multitude de possibles. Elle propose une expérience du réel en tant que tel, puisque l’on va y éprouver ce qui fait qu’un événement possible peut être figuré comme réel, que chaque possible est bien mis en acte, et donc en un sens réalisé, par la représentation. Ce phénomène est particulièrement visible dans le dernier acte du Songe d’une Nuit d’Été22. Lors de la représentation montée par les artisans, Shakespeare insiste, par la bouche de ses personnages, sur la différence entre ce qui relève du réel et de la fiction : bien idiot celui qui croirait que l’on peut vraiment prendre Snug pour un Lion23 ! Et pourtant, ce n’est pas non plus une simple convention : il ne suffit pas, comme Snout, de se désigner comme Mur pour que le subterfuge fonctionne24. Le théâtre fait surgir un espace modal particulier, dans lequel le rapport entre le réel et le possible est pensé d’une manière spécifique. Le possible n’y est pas simplement pensé comme le contingent, mais comme quelque chose qui se passe effectivement, bien que pour de faux, et qui donc arrive. Le possible est vécu comme l’éventuel, le germe de l’événement, et en même temps virtuel (ou le praticable, qui subit le test du passage à l’action). La représentation théâtrale rend patente l’existence de différentes échelles de réalité, entre la fiction qui peut faire l’objet du travail d’imagination en général, dans un roman par exemple, et la présence corporelle, matérielle des acteurs qui nous rappelle que quelque chose est bien en train de se passer. Les spectateurs vivent le spectacle, le corps des acteurs l’incarne, il y a une dimension événementielle que l’on ne retrouve pas dans le simple récit. En cela, l’expérience théâtrale se distingue de la simple fiction, dans laquelle le lecteur de roman peut avoir l’impression de vivre une expérience réelle, mais qui n’est pas partagée (avec les autres spectateurs, avec les acteurs), et qui ne fonctionne réellement en un sens que quand elle acquiert, par la force de l’imagination, cette étoffe théâtrale. Celui-ci permet de concevoir les différents possibles, non comme de simples fables, qui peuvent nous égarer sur la nature de la réalité (ainsi que le craignait Descartes25), mais en les développant comme des potentialités ancrées dans un récit et dans une temporalité, et donc comme ayant une réalité que le caractère fictif n’annule pas.

  • 26 William Shakespeare, La Tempête, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous (...)
  • 27 Idem, II.ii.1-14, p. 454-455.
  • 28 Idem, I.ii.332-367.
  • 29 Idem, I.ii.365-367.

17 On voit dès lors que le théâtre permet de rendre visibles les différents degrés de réalité, et permet aussi de ce fait de produire chez le penseur l’attitude nécessaire à une pensée juste du réel. Il met en scène une conception spécifique de la vérité, parce qu’il fait apparaître un type inédit de possible dans le réel et la réflexion. La représentation repose sur une illusion propre à l’apparaître phénoménal et la mise en scène d’une narration. De ce fait, elle suppose de voir dans la vérité non pas simplement un rapport factuel avec le réel, mais bien une construction de l’esprit, plurivoque et non définitive. La méfiance devant le caractère illusoire du monde, dont nous parlions précédemment, n’est pas seulement un écueil au théâtre, mais elle ouvre la porte à une certaine lecture du réel. C’est dans le travail des apparences, dans leur confrontation parfois conflictuelle, que la position juste de celui qui veut penser le monde apparaît. L’illusion ne dissimule pas ainsi la vraie nature des choses : elle montre que celle-ci n’est pas accessible de manière directe, ou depuis la position universaliste, hors-sol, que l’on peut prêter au philosophe, mais comme un drame qui doit être construit et qui a besoin d’être raconté. La dimension narrative de la mise en scène est ainsi essentielle au travail du possible que nous mentionnions plus tôt. Contre une élaboration souvent abstraite des idées, la nécessité de scénariser des concepts et de les éprouver par la mise en scène permet d’ancrer leur élaboration dans une dimension temporelle et concrète. Cela est particulièrement visible dans le traitement fait par Shakespeare de l’homme à l’état de nature. Dans la Tempête, ce personnage conceptuel peut être représenté par deux individus : Miranda et Caliban. Tous deux sont « naturels » au sens où ils sont naïfs et ont peu, ou pas, connu la sociabilité en dehors de l’île. Mais la tentative de les ramener à une simple nature est un échec dans les deux cas : Caliban, le monstre, est toujours en-deçà de la nature, et Miranda, la merveille, au-delà26. Surtout, tous les deux s’ancrent en réalité dans une histoire, même si elle ne nous parvient qu’indirectement. Miranda est héritière de Prospéro et de ses aspirations, Caliban de Sycorax et des mauvais traitements, réels ou reçus comme tels, qui ont été infligés à lui-même et à sa mère27. Le texte de la pièce nous laisse d’ailleurs accéder à cette histoire, puisqu’on y entend racontée la rencontre de Caliban avec Prospéro et Miranda, et la tentative d’éducation qui s’ensuit28. On apprend à cette occasion que l’humanité de Caliban elle-même est construite, même si son caractère de monstre pourrait être naturel. Prospéro et Miranda lui ont appris à parler, à comprendre le monde. Ils incriminent, au contraire, sa nature monstrueuse, pour expliquer la tentative de viol dont il s’est rendu coupable. Mais ce récit, qui semble accepter l’idée d’une naturalité de Caliban, par opposition à son humanité, n’est pas neutre : il nous est communiqué à travers une dispute entre Miranda et son père d’une part, et Caliban d’autre part, et il n’est pas certain que le récit des uns et des autres soit impartial. Si Miranda et Prospéro estiment charitable l’enseignement prodigué à Caliban, lui au contraire rejette ce progrès, en soulignant qu’il lui a appris à maudire, en d’autres termes qu’il l’a peut-être rendu plus violent qu’il ne l’était déjà, ou en tout cas qu’il lui a donné accès à une autre forme de violence29. Autrement dit, non seulement l’être qu’est devenu Caliban est construit, mais le récit de cette éducation lui-même est l’objet d’une construction, de la part cette fois-ci du dramaturge. À travers le dialogue entre les personnages, on voit comment l’histoire peut être réécrite, et à quel point il faut se méfier des discours qui prétendraient n’en donner qu’une version, ou l’annihiler.

  • 30 Idem, II.i.137-157.
  • 31 Idem, II.i.63-79.
  • 32 « By contraries », idem, II.i.137.

18 De fait, la possibilité d’envisager un état de nature, dans lequel aucune construction historique n’aurait pris part, est réfutée (à son corps défendant) par Gonzalo, lorsqu’il décrit l’âge d’or qui pourrait avoir lieu sur l’île. Il décrit en effet à Antonio, Sébastien et Alonso la société qu’il édifierait s’il en était le roi. Cette société abolirait toute hiérarchie sociale, mais aussi toute domination, tout travail, et même toute technique moderne, bref, elle annihilerait le passage du temps et les différenciations entre individus et situations sociales que celui-ci entraîne30. Déjà, dans l’échange qui le précède31, Gonzalo s’étonnait que les habits des naufragés semblent teints à neuf, comme s’ils n’avaient pas subi de naufrage. On peut y voir une manière métaphorique d’exprimer l’espoir qu’eux aussi pourraient recommencer leur vie sur l’île, y effacer l’histoire récente. Et pourtant, lui-même ancre également le phénomène dans une double historicité : celle, proche, du mariage de Claribelle, et celle, plus lointaine, de l’histoire de Tunis, l’antique Carthage. Cela a beau surprendre Adrien, l’histoire ne disparaît pas si aisément, et même le vêtement qui ne paraît pas en garder trace en reste la preuve vivante. Comment comprendre alors la référence à l’âge d’or ? C’est que Gonzalo, croyant renvoyer l’histoire, la convoque indirectement : toute sa société est construite, dit-il, « à rebours »32. Là encore donc, il n’y a pas effacement de l’histoire, bien au contraire : elle est reconduite par le jeu de négation sur lequel repose l’utopie de Gonzalo. Bien loin de permettre d’échapper à l’histoire, le travail fictionnel s’appuie sur elle et en découle. Aucune « pure nature » n’existe donc, car tout individu est toujours déjà constitué d’une histoire, mais aussi parce que tout personnage est l’objet d’une mise en scène, et qu’aucune mise en scène parfaitement neutre ne peut exister.

  • 33 Michel Foucault, Il faut défendre la société, éd. Mauro Bertani et Alessandro Fontana, dir. Françoi (...)
  • 34 Idem, p. 256.
  • 35 Idem, p. 255.
  • 36 Idem, p. 151.

19 On voit ici indirectement révoquée l’idée même de cette fiction de l’état de nature qui, de l’aveu même de certains philosophes, notamment Foucault, procède d’un désir de concevoir l’humain d’une manière universaliste afin de fonder l’absolu du pouvoir politique, et en niant que les relations humaines sont le produit d’un conflit. Dans Il faut défendre la société, Foucault explique ainsi que s’il on peut penser que le pouvoir découle d’une forme de droit appuyée sur une conception absolue de la nécessité, il n’en est rien. Le pouvoir est le résultat de tensions, de luttes, d’une détermination historique progressive. Il ne réside pas en une propriété, mais en un ensemble de relations hétérogènes et non binaires33. Cette construction du pouvoir est notamment visible par son apparition sous l’effet de « résistances locales, imprévisibles, hétérogènes »34, coextensives du pouvoir mais échappant par définition à la légalité. Le problème consiste alors à savoir par quel type de discours rendre compte d’une telle formation contingente et non a priori déductible de la forme de la souveraineté35. Foucault trouve cette logique dans le discours de l’histoire, et plus particulièrement dans le récit de conquête. Il reprend ainsi les récits de conquêtes faits par Boulainvilliers, et distingue ce travail historique de celui de Machiavel. Pour ce dernier, explique Foucault, l’histoire est une compilation d’exemples stratégiques. Pour Boulainvilliers, l’histoire est le produit des rapports entre les individus, et en particulier des rapports de force et de l’élaboration du pouvoir, et se situe dans la continuité du calcul politique. Si ces deux formes de rationalité n’ont pas la même fin, elles se situent dans la même logique et la même dynamique36.

  • 37 Idem, p. 151.
  • 38 Idem, p. 155.
  • 39 Idem, p. 157. J’analyse de manière plus précise l’articulation entre la forme de la tragédie et le (...)

20 Le « continuum historico-politique »37 dont Foucault révèle l’existence montre que le calcul politique repose sur la conception de divers scénarios possibles, de différentes réalités éventuelles. En d’autres termes, il est aussi l’œuvre d’une forme de fiction, qui permet de ce fait rétrospectivement de concevoir l’histoire comme l’effectuation d’un de ces scénarios possibles, mais en sachant que d’autres l’étaient aussi – et le sont encore. Ce n’est ainsi pas un hasard si Foucault identifie dans la tragédie shakespearienne un lieu de débat des problèmes de droit public qui se posent à son époque38. La tragédie classique montre l’envers du décor, décrit l’homme derrière le roi, précisément parce que son caractère fictionnel et dramatique permet de montrer la formation contingente des formes de pouvoir au lieu de les renvoyer à une forme essentielle de la souveraineté39. La fiction, et en particulier la fiction théâtrale qui met en acte sur scène les constructions historiques, constitue un outil essentiel dans la genèse et la compréhension des concepts.

21 L’espace imaginaire que constitue l’île de la Tempête permet donc le travail de l’expérience fictionnelle, mais celle-ci est toujours exposée comme une construction du réel et non simplement une variation virtuelle à son sujet. Le possible qui est envisagé est ainsi développé dans une profondeur temporelle et narrative, qui permet de le mettre concrètement à l’épreuve. En cela, l’expérience théâtrale se distingue des expériences de pensée philosophiques, que l’on peut faire varier pour s’assurer la possibilité empirique de ce qui est envisagé. Elle se distingue aussi des hypothèses, qui elles sont soumises à la vérification de l’expérience. Dans l’expérience théâtrale, on peut voir développer un possible, en lui prêtant plus de contraintes que dans une expérience de pensée (il faut après tout que cela soit jouable, c’est-à-dire que les acteurs puissent rendre le drame suffisamment vraisemblable pour entraîner les spectateurs) et en même temps rester dans cette modalité fictive qui est toujours en passe de s’annuler dans la simple hypothèse.

22 C’est donc bien la rationalité de l’apparaître comme apparaître que met au jour la représentation théâtrale. L’artifice scénique fait apparaître la multiplicité des perspectives différentes par lesquelles on peut appréhender le réel, supposant qu’il y a toujours plus à en dire, non parce qu’il se dissimule derrière des apparences trompeuses, mais parce que c’est nous qui le construisons. La représentation théâtrale permet ainsi de se tenir à la juste distance entre une simple description empirique qui n’appréhenderait rien, et une universalisation qui pourrait toujours être biaisée par la recherche d’un absolu. En d’autres termes, le passage sur scène est fondamental dans la formation des idées au théâtre, parce qu’il montre la nécessaire scénarisation, au moins fictive, des idées philosophiques. Le besoin de représentation scénique de l’idée vraie montre à quel point celle-ci est construite, jouée, élaborée par une artifice de la pensée, et qu’elle peut donc se prêter à l’articulation de plusieurs perspectives possibles et concomitantes.

  • 40 William Shakespeare, Comme il vous plaira, III.ii.167-173, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, (...)

23 Le travail théâtral éclaire donc bien en cela la recherche philosophique, parce qu’il force à réfléchir au rapport que l’on entretient avec sa propre pensée. Comme dans l’expérience du rôle, que l’on assume authentiquement sans cependant s’y trouver limité, la pensée doit faire l’expérience d’un jeu. On entend par là le fait que la pensée doit s’essayer, se mettre à l’épreuve, mais aussi qu’elle n’est jamais définitive, à l’abri d’une remise en question. En témoigne l’expérience que fait Edgar, que nous avons déjà mentionnée, mais aussi celle que peuvent faire les jeunes filles des comédies lorsqu’elles se déguisent en garçons. En particulier, Rosalinde, dans Comme il vous plaira, assume le rôle de Ganymède. Le jeu théâtral est alors rendu manifeste par le changement de sexe occasionné par le rôle. Une jeune actrice (ou un jeune acteur, à l’époque shakespearienne), qui assume déjà le rôle d’une femme, se trouve en plus de cela transformée en jeune garçon. Rosalinde témoigne de la manière dont cela la pousse à enrichir sa propre pensée. À l’acte III, scène 1, émue des vers d’Orlando qu’elle vient de trouver, elle fustige la rougeur qui lui vient aux joues et espère trouver dans son déguisement d’homme la force de s’opposer à ce caractère féminin40. Et pourtant, Rosalinde est, pendant la pièce, un des personnages les plus capables et les plus lucides. On peut donc envisager que ce déguisement, loin de s’opposer à sa nature véritable, lui permet de l’affermir face à des fluctuations émotionnelles qu’elle hérite contre son gré de son rôle (social) féminin. Dans ce cas-là, endosser un rôle masculin lui permet de révéler sa vraie nature, en envisageant ce qu’elle aurait pu être si elle avait été elle-même, femme, dans un contexte où elle pouvait jouer depuis la posture d’un homme. C’est donc la superposition des identités autorisée par le jeu qui lui permet d’exprimer son individualité dans toute son entièreté, et de découvrir aussi qui elle a le potentiel d’être. La pensée que l’on veut juste doit ainsi être sienne, procéder d’une individualité, mais aussi être capable de se projeter vers l’universalité. C’est dans la friction entre ces deux injonctions, dans cette articulation sans cesse à reconstruire, que peut se situer le recul critique.

24 Il ne s’agit finalement pas ici d’opposer philosophie et théâtre, comme si le théâtre devait contester la légitimité de la philosophie, ou la philosophie jalousement garder ses acquis. Nous nous sommes attaché à étudier ce en quoi peut consister exactement la charge philosophique du texte shakespearien, en partant du principe qu’il ne peut pas être philosophique de manière accidentelle, indépendamment de son statut dramaturgique. Pour répondre à cette question, il faut donc voir comment les idées fonctionnent sur une scène de théâtre, ce que leur fait la représentation théâtrale. La présentation des idées sous la forme de fiction, mais aussi leur figuration sur scène, permettent de mettre au jour un travail de la rationalité propre au théâtre, qui s’appuie sur une approche critique de la vérité. Si la philosophie a des choses à apprendre du texte shakespearien, ce n’est pas seulement parce que celui-ci forme des idées nouvelles, mais parce qu’il les conçoit grâce à une approche spécifique. Le travail de l’illusion, la plurivocité des voix et des perspectives, l’artificialité de l’apparaître sont autant de moyens qui permettent de remettre en cause l’univocité de la voix philosophique, mais aussi de l’enrichir. Le texte shakespearien philosophe bien, parce qu’il produit un spectacle qui s’adresse à nous, afin d’interroger notre pouvoir de connaître. Ce que cherche le philosophe chez Shakespeare, en ce sens, c’est donc bien le drame de la philosophie.

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Notes

1 Voir notamment Craig Bourne et Emily Caddick Bourne, éd., The Routledge Companion to Shakespeare and Philosophy, Londres, Routledge, 2019 et Margherita Pascucci, Philosophical Readings of Shakespeare, New-York, Palgrave Macmillan, 2013.

2 Voir Stanley Stewart, Shakespeare and Philosophy, Londres, Routledge, 2011.

3 Voir John Joughin, Philosophical Shakespeares, Londres, Routledge, 2000 et Pascale Drouet et Philippe Grosos, dir., Shakespeare au risque de la philosophie, Paris, Hermann, 2017, dont l’introduction porte explicitement sur l’approche interdisciplinaire auquel peut se prêter le texte shakespearien.

4 Clive S. Lewis, A Preface to Paradise Lost, Oxford, Oxford University Press, 1942, p. 62-63.

5 Sur la critique historique que l’on peut trouver chez Shakespeare, voir aussi Richard Marienstras, Shakespeare et le désordre du monde, textes édités par Dominique Goy-Blanquet, Paris, Gallimard, 2012, p. 81-88.

6 Voir notamment Michel de Montaigne, Essais, Paris, Garnier, 1962, vol. 1, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », p. 479-681 et Richard Popkin, The History of Scepticism from Savonarola to Bayle, Oxford, Oxford University Press, 2003.

7 William Shakespeare, Hamlet, II.ii.388-396 et 492-548, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor (Oxford University Press), coll. Bouquins, Paris, Laffont, 1995, et Michel de Montaigne, Essais, III, X, Paris, Garnier, 1962.

8 William Shakespeare, op. cit., V.i.181-258.

9 William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, V.ii.212-217, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor (Oxford University Press), coll. Bouquins, Paris, Laffont, 1995.

10 « […] I shall see / Some squeaking Cleopatra boy my greatness / I’th’posture of a whore », ibid., V.ii.212-217.

11 Sur les caractérisations des cyniques comme diseurs de vérité, voir notamment Michel Foucault, Le Courage de la Vérité, édition établie sous la direction de François Edwald et Alessandro Fontana, par Frédéric Gros, coll. Hautes Etudes, Paris, Seuil / Gallimard, 2009, p. 157.

12 « Noble philosopher », William Shakespeare, Le Roi Lear, III.iv.146, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi par Stanley Wells et Gary Taylor (Oxford University Press), coll. Bouquins, Paris, Laffont, 1997.

13 Voir son bilan de conscience un peu plus tôt dans la même scène, idem, III.iv.74-85.

14 Stanley Cavell, Disowning Knowledge in Seven Plays of Shakespeare, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 3-5.

15 Idem, p. 31.

16 Voir Catherine Gallagher et Stephen Greenblatt, Practising New Historicism, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, p. 12-13.

17 Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur » in Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 2017.

18 Jean-Pierre Cavaillé compare ainsi la philosophie de Descartes et le théâtre baroque, afin de montrer comment dans les deux cas on « érige dans l’espace clos du moi un théâtre spéculatif de la tromperie, un spectacle dont le ‘je’ est acteur et auteur », Jean-Pierre Cavaillé, « Descartes et les sceptiques modernes : une culture de la tromperie », in Moreau, Pierre-François, dir., Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, II, Paris, Albin Michel, 2001, p. 347.

19 René Descartes, Dioptrique, discours huitième, éd. F. Alquier, Paris, Classiques Garnier, 1997, p. 749-758.

20 Idem, p. 758.

21 René Descartes, Discours de la méthode, éd. F. Alquier, Paris, Classiques Garnier, 1997, p. 570-571.

22 William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor (Oxford University Press), coll. Bouquins, Paris, Laffont, 2000.

23 Idem, V.i.212, p. 754-755.

24 Idem, V.i.126-150, p. 750-753.

25 Descartes, Discours de la méthode, op. cit., p. 574.

26 William Shakespeare, La Tempête, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor (Oxford University Press), coll. Bouquins, Paris, Laffont, 2002. Miranda est ainsi présentée au début de la pièce comme la fille de Prospéro, avec une insistance sur son ascendance (I.ii.56-58, p. 410-411), puis comme une « goddess » (déesse) et « wonder » (merveille), ainsi que le rappelle d’ailleurs son prénom, par Ferdinand (I.ii.424 et 429, p. 432-433), même si elle-même insiste pour n’être définie que comme une jeune fille (« maid », I.ii.431, p. 432-433), laissant ainsi entière la plurivocité de sa nature. Caliban, lui, est né d’une sorcière, et est décrit par Prospéro comme un « chiot tavelé, rejeton du diable » (« a freckled whelp, hag-born »), qu’Ariel ne compte pas en premier abord au rang des humains de l’île (I.i.284-287, p. 424-425). Il instancie dans toute la pièce le débat entre une nature sauvage, et une culture qui aurait pu le conduire à l’humanité mais ne prend jamais vraiment chez lui.

27 Idem, II.ii.1-14, p. 454-455.

28 Idem, I.ii.332-367.

29 Idem, I.ii.365-367.

30 Idem, II.i.137-157.

31 Idem, II.i.63-79.

32 « By contraries », idem, II.i.137.

33 Michel Foucault, Il faut défendre la société, éd. Mauro Bertani et Alessandro Fontana, dir. François Ewald et Alessandro Fontana, coll. « Hautes Études », Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 150.

34 Idem, p. 256.

35 Idem, p. 255.

36 Idem, p. 151.

37 Idem, p. 151.

38 Idem, p. 155.

39 Idem, p. 157. J’analyse de manière plus précise l’articulation entre la forme de la tragédie et le genre historique dans mon article, «‘I am determined to prove a villain’ : Tragédie et histoire dans Richard III », Philonsorbonne 9, 2015, accessible en ligne sur https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philonsorbonne/709.

40 William Shakespeare, Comme il vous plaira, III.ii.167-173, éd. Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor (Oxford University Press), coll. Bouquins, Paris, Laffont, 2000.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Garello, « La pensée en scène : Shakespeare ou le philosophe »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 40 | 2022, mis en ligne le 29 juin 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/7207 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.7207

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Auteur

Hélène Garello

Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Centre d’histoire des philosophies modernes de la Sorbonne

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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