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AccueilActes des colloques40Introduction

Texte intégral

  • 1 Harold Bloom, Shakespeare : The Invention of the Human, New York, Riverheads Books, 1998.
  • 2 Emmanuel Levinas, Le Temps et L'autre, 1947, p. 60.

1Dans un grand élan hyperbolique, Harold Bloom, dont les analyses sont aujourd'hui tenues en suspicion par une critique littéraire largement acquise aux approches historicistes, affirmait que Shakespeare avait inventé l’humain1. Pourtant, il semblerait plutôt que Shakespeare ait été inventé par l’humain, chaque époque réinventant à son gré son Shakespeare, chaque critique, biographe, ou auteur qui se réclame de lui révélant par son entremise les préoccupations de son temps, sinon les siennes propres. Sous prétexte de son universalisme, Shakespeare est érigé comme le plus beau miroir de chaque personne humaine et de sa condition, mais aussi de chacune de nos sciences, apportant aux savoirs des uns et des autres un peu de chair, un peu de corps, un peu de chatoiement et d’aura, voire de prophétisme. Dans une de ses conférences, Emmanuel Levinas va jusqu’à dire, « Il me semble parfois que toute la philosophie n'est qu'une méditation de Shakespeare »2, comme si la philosophie avait besoin de cette source extra-disciplinaire.

  • 3 Thomas Carlyle, On Heroes, Hero-Worship the Heroic in History, s.l., J. M. Dent & Co [1841] ; Les h (...)

2Au XIXe siècle, Thomas Carlyle, fait de l’œuvre shakespearienne l’occasion d’une discussion politique sur l’impérialisme dans son ouvrage Les Héros, le culte des héros et l’héroïque dans l’histoire (1841)3. Avant lui, la réception romantique du dramaturge, notamment en Allemagne, avait ouvert la voie pour faire de son théâtre un objet philosophique, aussi bien chez Schiller que chez Hegel. Par la suite, Shakespeare est sans cesse présent dans le débat sur l’esthétique : lorsque, dans ses Causeries du lundi (1850), Sainte-Beuve se demande ce qu’est un classique, il érige le poète anglais—en compagnie de Dante—en « autorité primitive » de ce classicisme, alors que les Romantiques français en avaient fait le poète des passions humaines et Victor Hugo le fer de lance d’une bataille en faveur du sublime et du grotesque. Avec Freud, puis Lacan, Shakespeare est aussi devenu un objet psychanalytique. Les juristes américains y puisent encore aujourd’hui jusqu’à leur rhétorique et leur méthode, et de nombreux chercheurs s’intéressent à la place de Shakespeare dans le droit américain, depuis son apprentissage à l’université jusqu’aux arrêts de la Cour Suprême, suggérant que la connaissance de son œuvre aurait une incidence sur le contenu et l’étendue de cette discipline. Selon d’autres, il nous enseigne aussi la théologie, la musique, les arts martiaux… Aujourd’hui des thèses d’histoire ou de philosophie se soutiennent en France sur Shakespeare, comme si l’œuvre de ce poète – et la sienne plus qu’aucune autre – nourrissait ces mêmes disciplines, voire les légitimait.

3Quel metteur en scène, alors que Shakespeare est désormais le dramaturge le plus joué en France, bien plus que Molière, prétendrait le porter à nouveau à la scène dans le simple but de divertir son public ou d’en exposer une simple réalité historique d’ailleurs tombée en désuétude ? À la scène aussi bien que dans les milieux académiques, Shakespeare est politique, Shakespeare est psychologique, Shakespeare est psychanalytique, Shakespeare est esthétique, Shakespeare est pédagogique. Lorsque Peter Brook adapte pour le théâtre L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau d’Oliver Sacks, il compare l’œuvre de Shakespeare à la neurologie, car elle permet, dit-il, « de révéler l’invisible ». Le discours artistique de la mise en scène se rattache de fait à la question des disciplines, et se pose aussi en terme de légitimation : quel discours est-il légitime de tenir sur Shakespeare et sur son œuvre, en tant que metteur en scène ou en tant que chercheur ?

4La liberté de penser qu’accorde une œuvre que l’on peut s’approprier, transformer, retravailler, ré-imaginer, réécrire ou réviser permet aux disciplines de s’octroyer Shakespeare, comme un privilège ou une liberté du discours, et pourquoi pas, d’en faire le fondement d’une méthodologie. C’est dans cet esprit d’affranchissement par rapport à une œuvre parfois trop confinée dans un discours strictement littéraire qui se veut « le gardien du temple » que nous envisageons Shakespeare, dans ce quarantième numéro des Actes des congrès de la Société Française Shakespeare : non pas comme un prétexte, un peu comme un sujet, mais surtout comme un objet de recherche et un moyen de penser. Nous voudrions enquêter sur la malléabilité de l’objet Shakespeare et la possibilité d’une appropriation dans le contexte d’une réflexion sur les disciplines, les faisant dialoguer afin de cerner cet objet Shakespeare. Ce qui nous intéresse d’abord, c’est la manière dont Shakespeare nous fait penser et ce que nous en faisons au sein de nos disciplines, quelles qu’elles soient, et ce qu’il leur apporte.

5La Société Française Shakespeare a semblé être le lieu idéal pour un tel questionnement, que nous envisageons comme un dialogue entre toutes ces disciplines « shakespeariennes » : sciences, sciences politiques, histoire, philosophie, droit, études théâtrales, cinématographiques, chorégraphiques, musicologie, arts visuels… ainsi que les « nouvelles » disciplines, transdisciplinaires, comme les études de genre. Les sciences humaines et sociales peuvent-elles aussi « faire pensée » de Shakespeare et faire penser avec Shakespeare ? Enfin, tentons de penser ou de repenser la littérature des XVIe et XVIIe siècles en faisant dialoguer les disciplines littéraires de différents pays qui ont souvent leurs propres traditions et approches critiques : études comparées, études littéraires et histoire de la littérature, études anglophones, études germanophones, études hispaniques… telles qu’elles se pratiquent ici, en Grande-Bretagne, ou ailleurs, comment se nourrissent-elles aussi de cet objet Shakespeare ? Shakespeare peut-il, en définitive, faire l’objet de ce partage entre disciplines ?

6Les huit contributions de ce numéro – sélection des communications entendues lors du congrès de 2021 – offrent des exemples parlants du dialogue entre Shakespeare et d’autres disciplines tout en nous transportant dans le temps (du XVIIIe au XXIe siècles) et dans l’espace (outre l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Allemagne, les États-Unis et jusqu’à l’Iran, l’Inde, le Japon). La première section de ce volume regroupe trois articles (Timothy Erwin, Jean-Louis Haquette et Christine Roger) dont le point commun est de mettre en lumière le rôle de William Shakespeare dans les évolutions esthétiques des XVIIIe et XIXe siècles en Europe. Dans la deuxième, les auteurs (Ellen Anthony, Adeline Chevrier-Bosseau et Alexa Alice Joubin) considèrent ce que les pièces de Shakespeare font aux arts dramatiques, théâtre, ballet ou cinéma. Enfin, c’est sur les aspects politiques et philosophiques du théâtre shakespearien que se penchent les deux derniers articles, formant la troisième section (Delphine Edy et Hélène Garello).

7Dans « Discours sur l’Œil : Roméo et Juliette et Marriage A-la-Mode de William Hogarth », Timothy Erwin montre comment le peintre et graveur anglais du XVIIIe siècle emprunte à Shakespeare pour créer une version satirique de Roméo et Juliette. Au-delà du nom de Silvertongue pour l’avocat du Marriage A-la-Mode, qui viendrait de la scène du balcon (II.ii), Hogarth retient les motifs du coup de foudre, de la « constance du lien conjugal » et de la mort violente pour structurer sa série de gravures, pour les retravailler en prenant le contre-pied des codes esthétiques de son époque, notamment ceux de la peinture d’histoire, en portant son attention sur la traductions picturale des émotions. Au discours horatien du « ut pictura poesis », il substitue un discours satirique où poésie et musique (lyrique) sont associés pour offrir de la pièce de Shakespeare une image inversée. C’est aussi une transformation esthétique que Jean-Louis Haquette met en évidence dans son article (« ‘From Italy, back to Britain’ Martin Sherlock et la circulation européenne du modèle shakespearien à la fin du XVIIIe siècle ») consacré aux écrits de ce chanoine irlandais du XVIIIe siècle, composés à destination d’un public d’abord italien, avant d’être traduits en français puis en anglais. Cet adorateur de Shakespeare le défendait auprès du public italien comme modèle littéraire, le plaçant même au-dessus d’Homère, ce qui ne manqua pas de susciter des réactions étonnées, en Italie, mais aussi de la part de Voltaire, opposé à le Tourneur dans ce débat, tandis que l’opinion de Sherlock vient confirmer la vision anglaise du poète national. La spécificité du jugement esthétique de Sherlock est son utilisation du « paradigme italien », fourni par ses voyages, en particulier dans la Golfe de Naples, qui lui permet d’identifier le « sublime shakespearien » et ainsi de s’inscrire « dans le sillage de Burke », en rupture avec la « doxa néo-classique ». Dans son article (« Femmes et jeunes filles de Shakespeare (1838) de Heinrich Heine : keepsake bourgeois et ‘carquois d’or’ »), c’est davantage un détournement générique que Christine Roger analyse à travers le destin éditorial d’un keepsake de 1836. Objet commercial destiné à un public aisé, le keepsake, inventé en Angleterre, allie texte et image dans une reliure soignée. Celui qui fut publié par Charles Heath en 1836-37, The Shakspeare Gallery, parut dans une version allemande confiée aux bons soins du grand poète Heinrich Heine, exilé à Paris depuis 1831. L’ouvrage, négligé par la critique, n’en recèle pas moins, outre des interventions de l’auteur qui tranchent avec la légèreté de ton de l’ensemble, deux essais dans lesquels le poète exprime des opinions personnelles influencées notamment par l’esthétique romantique allemande. Il fustige ainsi l’étroitesse de vue des critiques anglais sur l’œuvre shakespearien. Mais surtout, dans les portraits qu’il consacre à Portia et à Jessica (Le Marchand de Venise), Heine, d’origine juive mais converti au protestantisme en 1825, se lance dans un plaidoyer pour la tolérance – en insistant sur le fait que Shylock et d’abord et avant tout un père aimant – en espérant une réconciliation entre Juifs et Allemands.

8La deuxième partie de ce numéro nous invite à considérer comment les arts dramatiques s’emparent du matériau shakespearien pour repenser leur propre pratique. C’est ainsi qu’Ellen Anthony, dans son article « Like a Rouged Corpse ? Recycled, Revised, and Reused : The Selling of the Female Body on the Shakespearean Stage », nous montre comment l’interprétation de rôles masculins shakespeariens par des femmes – qui en fait apparaît au moment même où elles acquièrent le droit de jouer sur scène en Angleterre, c’est-à-dire à la Restauration – loin de transformer les pièces en « cadavres maquillés », comme le disait le critique George C. D. Odell, revivifie le théâtre de Shakespeare. De grandes actrices, comme l’Américaine Charlotte Cushman au XIXe siècle ou la Danoise Asta Nielsen au XXe siècle, ont été célébrées pour leur interprétation des rôles de Roméo et d’Hamlet. La prise en charge par des femmes de ces deux personnages emblématiques reflète aussi un changement de mentalité vis-à-vis de la définition de la masculinité, encore plus vrai au début du XXIe siècle, où Helen Mirren et Glenda Jackson se sont glissées dans la peau de Prospero pour la première et de Lear pour la seconde. Les questions de genres sont aussi au cœur de l’article « Dancing Shakespeare – non-traditional dancing bodies and broadening the classical ballet vocabulary ». À partir de l’étude des adaptations en ballets du Conte d’hiver (par Christopher Wheeldon) et de La Mégère apprivoisée (par Jean-Christophe Maillot), Adeline Chevrier-Bosseau montre comment l’art chorégraphique, où les rôles masculins et féminins sont très codifiés, s’invente un nouveau langage permettant d’inclure des personnages féminins non prévus dans les canons classiques : la femme enceinte (Hermione dans Le Conte d’hiver) et la mégère (Kate dans La Mégère apprivoisée), deux héroïnes shakespeariennes qui défient à leur manière la domination masculine. Les deux chorégraphes ont ainsi dû penser de nouveaux gestes et de nouveaux mouvements, par exemple en empruntant au ballet contemporain (Martha Graham) pour la scène de procès du Conte d’hiver. L’expression de l’énergie, voire de la violence, de Kate nécessitait aussi que la danseuse renonce à la douceur associée aux ballerines pour aller vers plus de tension du corps, traditionnellement l’apanage des danseurs. De son côté, Alexa Alice Joubin se penche sur les rapports entre cinéma et œuvres de Shakespeare à travers le monde avant d’examiner l’effet de la fermeture des théâtres pour cause de pandémie sur leur diffusion numérique. Dans son article « Uncomfortable Bedfellows : Shakespeare and Global Studies », elle étudie la manière dont la rencontre avec Shakespeare a évolué depuis les années 1990. À l’expérience théâtrale et cinématographique a succédé la vidéo, qui abolit les frontières et tend à créer une hybridité culturelle. L’étude de films saoudiens, bollywoodiens et français (de la Nouvelle Vague) ainsi que celle des modes de diffusion globale auquel on a eu recours au moment où une partie du monde était confinée permet de mettre en relief la fluidité de l’identité culturelle de Shakespeare tout en repensant la notion de spectacle vivant.

9Toujours ancré dans la période contemporaine, l’article de Delphine Edy, « ‘Who’s there ?’ : une question théâtrale politique pour Thomas Ostermeier », nous invite à comprendre comment, à travers Hamlet, le dramaturge allemand approfondit son réflexion sur l’identité et les masques, deux thèmes intrinsèquement politiques et théâtraux. La question qui ouvre la pièce devient l’élément structurant d’une mise en scène dans laquelle Ostermeier joue des possibilités métathéâtrales de l’œuvre pour interroger l’identité d’Hamlet et de Gertrude. C’est cette même interrogation qui parcourt Les Revenants d’Ibsen et Le Retour à Reims d’Éribon, montés par le metteur en scène. Dans le premier cas, on passe « d’un masque individuel à un masque collectif », dans le second Ostermeier met en évidence le rôle des représentations individuelles dans l’histoire politique et sociale. Enfin, quand on vient à parler de Shakespeare et de philosophie, il est commun d’apporter l’une des deux réponses suivantes : soit son théâtre est philosophique parce que le dramaturge l’était, soit parce qu’il est porteur d’un « esprit d’époque ». Or, dans « La pensée en scène : Shakespeare ou le philosophe », Hélène Garello adopte une autre optique et démontre que c’est par sa nature dramaturgique même que l’œuvre de Shakespeare permet de formuler une notion fondamentale de la philosophie du XVIIe siècle : le doute sceptique. En s’appuyant sur l’analyse de passages clefs d’Hamlet, d’Antoine et Cléopâtre et de Jules César, qu’elle met en relation avec Descartes, l’auteure s’interroge sur ce que le théâtre fait à la philosophie en expliquant comment la fiction permet de rendre visibles divers degrés de réalité et le théâtre de « scénariser » les idées philosophiques.

10À la lecture de ces contributions, on voit bien quelle position unique l’œuvre de William Shakespeare occupe parmi les disciplines. Son rayonnement mondial, fruit d’une histoire interculturelle dont la première section nous donne un très bon aperçu, permet à chacun de s’en emparer dans des champs du savoir et de l’art qui sont plus ou moins éloignés du théâtre. Une œuvre aussi fortement ancrée dans une époque et un territoire – l’Angleterre de la première modernité – que le texte shakespearien offre finalement un matériau incomparable pour une expérience d’universalité à laquelle atteignent peu d’autres auteurs dramatiques. Car c’est du dramaturge qu’il est question ici et de la spécificité du langage théâtral, qui permet de lier, voire de repenser les disciplines – comme la philosophie – ou les arts – comme la danse. En ce sens, ce que fait advenir Shakespeare au sein des disciplines, c’est la notion d’interdisciplinarité.

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Notes

1 Harold Bloom, Shakespeare : The Invention of the Human, New York, Riverheads Books, 1998.

2 Emmanuel Levinas, Le Temps et L'autre, 1947, p. 60.

3 Thomas Carlyle, On Heroes, Hero-Worship the Heroic in History, s.l., J. M. Dent & Co [1841] ; Les héros : le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire, trad. et intr. J.-B.-J. Izoulet-Loubatières, Paris, A. Colin, 1888.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Bertheau, Anne-Marie Miller-Blaise et Christine Sukič, « Introduction »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 40 | 2022, mis en ligne le 06 juin 2022, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/6638 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.6638

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Gilles Bertheau

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