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Shakespeare illustré

Aux origines de l’illustration shakespearienne en France : des Œuvres de Jean-François Ducis aux Souvenirs du théâtre anglais à Paris (1813-1827)

Manon Montier

Résumés

Dès les premières années du XIXème siècle, la littérature shakespearienne devient une source d’inspiration récurrente pour les artistes français. Peu à peu, les peintres et les illustrateurs commencent à imposer leur propre vision de l’œuvre dramatique du barde. Cet article se donne pour objectif d’établir une étude comparative entre deux éditions illustrées qui offrent au public français une première « rencontre visuelle » avec l’œuvre du dramaturge anglais : les Œuvres de Jean-François Ducis (1813) et les Souvenirs du théâtre anglais (1827). Les images qui accompagnent ces ouvrages peuvent être lues comme une véritable genèse de l’illustration shakespearienne en France. Pour la première fois, des illustrateurs et graveurs français s’emparent des pièces du barde, et créent à partir de ce répertoire un nouveau corpus d’images. Dans un contexte où la littérature shakespearienne déchaine les passions, l’illustration ne se limite pas à traduire ou à interpréter le texte, elle invite à réinventer l’œuvre littéraire. Entre fidélité au texte et fantaisie créatrice, quelle démarche adopter lorsque l’on illustre Shakespeare ?

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Texte intégral

1Les premières illustrations ne paraissent que tardivement dans les éditions françaises du théâtre de Shakespeare. Alors qu’un répertoire d’images déjà bien fourni voit le jour en Angleterre comme en Allemagne dès le XVIIIe siècle, il faut attendre le début du XIXe siècle en France pour constater la parution des premières éditions illustrées de l’œuvre shakespearienne.

  • 1 La première traduction française qui fut accompagnée d’images est une œuvre complète de Shakespeare (...)

2Il n’est pas nécessaire, pour remonter aux sources de cette iconographie, de consulter les traductions françaises des œuvres de Shakespeare, de plus en plus nombreuses au début du XIXe siècle1. De façon paradoxale, les premières images illustrant les pièces du barde furent diffusées dans des ouvrages inspirés (parfois très librement) de son œuvre dramatique, sans pour autant se rattacher directement aux textes originaux.

3Il faut en effet rappeler que les pièces de Shakespeare furent souvent découvertes et introduites de manière détournée en France, à travers des imitations qui déformèrent, tronquèrent, ou modifièrent les textes originaux, afin d’adapter l’œuvre du Barde aux règles de bienséance et au goût français de l’époque. Dès la fin du XVIIIe siècle, Jean-François Ducis s’empare de six pièces de Shakespeare, dont il reprend la trame tout en remaniant entièrement les textes ainsi que l’organisation dramaturgique. Son interprétation d’Hamlet, jouée pour la première fois en 1769, est couronnée de succès et l’amène à réitérer l’expérience avec Roméo et Juliette en 1772, Le roi Lear en 1783, Macbeth en 1784, Jean sans terre en 1791, et Othello en 1792.

  • 2 Œuvres de Jean-François Ducis, membre de l’institut, ornées du portrait de l’auteur, d’après M. Gér (...)

4Régulièrement revues et améliorées par l’auteur, ces imitations étaient encore jouées à la Comédie-Française au milieu du XIXe siècle (l’Hamlet de Ducis fut notamment représenté jusqu’en 1851). Elles connurent parallèlement de multiples publications, qui témoignent de l’empreinte significative laissée par le dramaturge sur la scène française. La première édition des Œuvres de Jean-François Ducis2, parue en 1813, présente un ensemble de gravures dont un portrait de l’auteur, six dessins d’Alexandre Desenne pour illustrer chaque pièce inspirée de Shakespeare, et quelques compositions d’après Anne-Louis Girodet et Alexandre Desenne pour illustrer des poèmes, tels La côte des deux amants ou La solitude et l’amour.

  • 3 Henri Gérard, Lettres adressées au baron François Gérard peintre d’histoire, par les artistes et le (...)

5Précédant la page de titre, le portrait de Ducis fut gravé d’après un tableau de François Gérard (1770-1837), grand peintre historique et portraitiste des familles souveraines d’Europe. Elève de Jacques-Louis David, François Gérard tenait tous les mercredis soir un salon que Ducis fréquentait assidument, ce qui amena ce dernier à déclarer, dans une lettre qu’il adressa vers 1807 à l’auteur de son portrait : « c’est vraiment entre nous deux le baiser fraternel de la peinture et de la poésie3 ».

Figure 1 : Christian Didrik Forssell d’après François Gérard, Portrait de Jean-François Ducis, dans les Œuvres de Jean-François Ducis, Paris, 1813, Bibliothèque nationale de France, p. 2, , RES-YF-4401

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

6Les six dessins d’Alexandre Desenne, qui illustrent les pièces imitées de Shakespeare, requièrent une attention toute particulière. Fils de libraire, Alexandre Desenne (1785-1827) se consacra à l’illustration des plus grandes éditions du répertoire classique, de l’œuvre de Molière à celle de Racine, en passant par celle de Cervantès, ou encore de Boileau. Cet ensemble d’illustrations souligne avec force les spécificités des imitations de Ducis, représentant des détails, des accessoires ou des passages qui n’existent pas dans les pièces de Shakespeare, mais qui furent créés et ajoutés par le dramaturge français à la fin du XVIIIe siècle. À l’image des pièces de Ducis, les dessins de Desenne introduisent des objets nobles, qui ne risquent pas d’avilir le propos.

  • 4 Abel-François Villemain, Cours de littérature française : tableau de la littérature au XVIIIe siècl (...)

7La scène retenue par l’artiste pour illustrer Hamlet témoigne des prises de liberté de Ducis par rapport à l’œuvre shakespearienne. Alexandre Desenne porte en effet son choix sur la confrontation entre Gertrude et son fils Hamlet (acte V, scène 4), ce dernier exhortant sa mère à avouer son implication dans le meurtre de son époux. Le dramaturge français introduit dans cette scène un nouvel objet, véritable ressort dramatique réveillant la culpabilité de Gertrude : une urne recueillant les cendres du roi défunt4. Cet accessoire, que l’on retrouve dans la composition de Desenne, ne tarda pas à devenir indissociable de l’œuvre de Ducis. L’image se cristallise au fil du temps et des représentations, comme en témoigne le portrait de Talma dans le rôle d’Hamlet, réalisé en 1810 par Anthelme-François Lagrenée, où l’on retrouve le comédien serrant contre lui l’urne recouverte d’un voile. Dans ce même tableau, au bord de la table surmontée d’une étoffe rouge, repose un poignard, accessoire qu’Alexandre Desenne n’a pas négligé dans sa propre illustration puisqu’il le représente entre les mains d’Hamlet. Avec l’urne, le poignard fait partie de ces objets nobles qui furent introduits dans les pièces de Ducis, et retranscrits à l’image par Lagrenée et Desenne.

Figure 2 : Etienne-Frédéric Lignon d’après Alexandre Desenne, « ...tremblez de m’approcher », acte V scène 4, illustration pour Hamlet dans les Œuvres de Jean-François Ducis, Paris, 1813, p. 76, Bibliothèque nationale de France, RES-YF-4401.

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

8L’illustrateur adopte la même démarche dans sa composition pour Othello. Pour des raisons de bienséance, Ducis fait mourir Desdémone - qui prend le nom d’Hédelmone dans sa version du drame - par le poignard, plutôt que par suffocation comme le veut la pièce de Shakespeare. La gravure de Desenne représente le moment où Othello, en proie au doute et rongé par la jalousie, contemple Hédelmone endormie, et sort un poignard de son fourreau, préfiguration du trépas imminent de la jeune femme. Il serre également dans sa main gauche le billet qui compromet Hédelmone, dans lequel elle renonce prétendument à son mariage avec le Maure pour calmer la colère de son père, détail de l’intrigue que l’on ne trouve que dans la pièce de Ducis.

Figure 3 : Etienne-Frédéric Lignon d’après Alexandre Desenne, « mais avec tant d’horreur voir trahir ma tendresse ! », acte V scène 4, illustration pour Othello dans les Œuvres de Jean-François Ducis, Paris, 1813, p. 168, Bibliothèque nationale de France, RES-YF-4401

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

9Véritable ressource dramatique, le billet permet de renouveler et d’enrichir l’action, et donne lieu à de multiples rebondissements sur scène. On retrouve ce même accessoire entre les mains du jeune Montaigu dans l’illustration de Desenne pour l’adaptation de Roméo et Juliette. Comme dans la pièce de Shakespeare, les deux amants se réunissent une dernière fois dans le tombeau des Capulet. Mais la version de Ducis introduit un complot qui n’est pas mentionné dans l’œuvre shakespearienne : le père de Roméo compte en effet transformer en véritable carnage la cérémonie de réconciliation des deux familles rivales en exterminant les Capulet. Il révèle ce projet dans un billet que Juliette remet à son amant juste avant de mourir. C’est le suicide de Juliette, mais également la découverte de ce billet, qui amènent Roméo à suivre la jeune femme dans la tombe.

Figure 4 : Pierre-Michel Adam d’après Alexandre Desenne, illustration pour Roméo et Juliette dans les Œuvres de Jean-François Ducis, Paris, 1813, p. 94, Paris, Bibliothèque nationale de France, RES-YF-4401

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

  • 5 Et non du fantôme de Banquo, comme le veut la scène du banquet dans la pièce de Shakespeare.
  • 6 On ne trouve aucune mention, dans la liste des acteurs de la pièce, d’un fantôme ou d’une apparitio (...)
  • 7 « Alors qu’il travaille à l’œuvre de Dante, il déclare vouloir s’attaquer à l’œuvre de Shakespeare (...)
  • 8 Voir Jules Lermina, Œuvres de William Shakespeare, traduction nouvelle, avec biographie, notes et g (...)

10Pour illustrer Macbeth, Alexandre Desenne a retenu la scène où le personnage principal est proclamé roi suite à la mort de Duncan. Loclin lui apporte sa couronne, quand la cérémonie est perturbée par l’irruption du souverain défunt5. Les cheveux dressés sur la tête, les yeux écarquillés face à cette vision d’horreur, Macbeth adopte tous les signes manifestes de la terreur face à cette apparition spectrale que lui seul peut voir. L’ombre du roi Duncan n’est pourtant pas figurée dans l’image de Desenne, elle est simplement suggérée par la réaction horrifiée, et le violent geste de recul esquissé par Macbeth, mais aussi par la fumée qui se dégage de la lampe à huile suspendue au plafond, et qui accentue sans nul doute le caractère surnaturel et spectaculaire de la scène. Comme dans la pièce de Ducis, le revenant n’apparait pas aux yeux du spectateur6, l’illustrateur s’appuyant sur un habile jeu de regard : l’attention de Macbeth se porte en effet sur un espace vide, tandis que la foule, immobile et impassible, assiste à la scène. L’observateur de l’image adopte ainsi le point de vue du spectateur au théâtre, puisque la figure spectrale échappe à son discernement. Ce mode de représentation diffère radicalement des illustrations représentant le banquet au cours duquel Banquo revient hanter Macbeth dans la pièce de Shakespeare (acte III, scène 4). L’apparition surnaturelle est en effet rendue visible aux yeux du spectateur, sur scène comme dans l’image, comme en témoignent les compositions de Gustave Doré ou d’Albert Robida. Le premier initia en 1859 un vaste projet resté inachevé : l’illustration de l’œuvre shakespearienne, pour laquelle il prévoyait près de mille gravures7, tandis que le second réalisa deux cent dix-sept dessins pour les Œuvres de Shakespeare parues en 18988.

Figure 5 : Etienne-Frédéric Lignon d’après Alexandre Desenne, « je le jure…sa mort…fantôme horrible, arrête ! », acte IV scène 4, illustration pour Macbeth dans les Œuvres de Jean-François Ducis, Paris, 1813, p. 6, Bibliothèque nationale de France, RES-YF-4401

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

Figure 6 : Gustave Doré, L’apparition du spectre de Banquo, projet d’illustration pour Macbeth de Shakespeare, s. d., lavis brun et gouache blanche sur papier beige, H. 47,8 ; L. 37.8, Strasbourg, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg - cabinet d’art graphique, Photo Musées de Strasbourg

Avec l’aimable autorisation du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg.

Figure 7 : Albert Robida, Le fantôme de Banco, illustration pour Macbeth dans les Œuvres de William Shakespeare, Paris, 1898, p. 281, Bibliothèque nationale de France, 4-RE-8024

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

11Ces illustrations soulignent donc avec force les spécificités du théâtre de Ducis, mais elles rappellent également que la scène française, au début du XIXe siècle encore, n’offre aux spectateurs que des versions déformées et altérées de l’œuvre shakespearienne. Pourtant, quelques rares représentations en anglais à partir des années 1820 vont permettre au public français de découvrir des interprétations bien plus fidèles à l’œuvre shakespearienne.

  • 9 Sampson Penley (1765-1832), directeur des théâtres de Windsor et de Brighton, fut lui-même comédien

12Dès 1822, les comédiens britanniques de la troupe de Penley9 avaient tenté de se produire en France, en jouant Othello le 31 juillet au théâtre de la Porte-Saint Martin. L’accueil est hostile, pour ne pas dire chaotique : la rencontre avec le public français se solde par un échec cuisant, les sifflets et les quolibets se faisant entendre tout au long de la représentation. C’est que le cours de l’histoire ne joue pas réellement en leur faveur : les évènements de 1814-1815, la campagne de France et l’abdication de Napoléon Ier, restent fortement ancrés dans la mémoire collective. L’empereur déchu, captif des anglais, est mort quinze mois avant les premières représentations. Le contexte politique nourrit donc un sentiment anti-anglais qui ne profite absolument pas aux comédiens de la troupe. Dans L’histoire par le théâtre (1865), Théodore Muret dresse un tableau mouvementé de cet évènement :

  • 10 Théodore Muret, L’histoire par le théâtre, 1789-1851, deuxième série, la restauration, Paris, Amyot (...)

Enfin, la toile se lève, Othello et Yago entrent en scène et saluent ; mais ils ont à peine prononcé quelques phrases, que l’hostilité commence à se manifester. Même dans des conditions plus favorables, ces acteurs étrangers auraient pu éprouver une certaine crainte ; jugez donc de leur position avec les rires moqueurs, les sifflets, les mauvaises plaisanteries qui ne cessaient d’accompagner le dialogue ! Les gestes, les inflexions de voix, la prononciation un peu gutturale de la langue britannique, tout était saisi par ce parti pris de la malveillance, et il y avait des gens qui se fâchaient de ne pas comprendre, comme s’ils avaient dû, en prenant leur billet, acquérir du même coup la connaissance de la langue de Shakespeare10.

  • 11 Alexandre Dumas, Mes mémoires, Paris, Calmann-Lévy, 1863, t. 4, p. 279-280.

13Un tel accueil aurait pu dissuader les successeurs de la troupe de Penley. Pourtant, l’expérience est renouvelée en 1827, par une troupe d’acteurs venus de plusieurs théâtres anglais et irlandais. Nullement rebutées ou effrayées par le souvenir des évènements de 1822, les principales têtes d’affiche qu’étaient Charles Kemble, Miss Foote, ou encore Miss Smithson, furent applaudies avec ferveur et enthousiasme. Il faut dire qu’en seulement cinq ans, le paysage culturel français a bien changé : dès l’annonce de leur venue en France, les admirateurs de Shakespeare attendent avec impatience de voir jouer les anglais. Dans ses mémoires11, Alexandre Dumas témoigne de cet engouement qui précéda les premières représentations :

J’avais résolu de suivre les représentations anglaises avec une certaine assiduité […] Je savais déjà, à cette époque, Shakespeare à peu près par cœur, mais les pièces de théâtre, comme disent les allemands, sont faites pour être vues et non pour être lues. Je m’étais donc privé de cette première représentation et j’attendais mes anglais à Shakespeare. 

14Lorsqu’ils foulent les planches de l’Odéon pour la première fois le 6 septembre 1827, les comédiens anglais ne jouent pas Shakespeare, mais une pièce de Sheridan (The Rivals) et d’Allingham (Fortune’s Frolic). Le 11 septembre, le public français découvre Hamlet, puis, deux jours plus tard, Roméo et Juliette, et enfin Othello le 18 septembre. Bien loin de décevoir les attentes du public, l’interprétation des Anglais fut une révélation, un véritable coup de tonnerre dans le cénacle romantique, comme le souligne Delacroix dans une lettre à Charles Soulier en 1828 :

  • 12 Eugène Delacroix à Charles Soulier le 26 septembre 1828. Voir Pierre Burty, Lettres de Eugène Delac (...)

Les anglais ont ouvert leur théâtre. Ils font des prodiges puisqu’ils peuplent la salle de l’Odéon à en faire trembler tous les pavés du quartier sous les roues des équipages. Enfin, ils ont la vogue. Les classiques les plus obstinés baissent pavillon. Nos acteurs vont à l’école et ouvrent grand leurs yeux12.

  • 13 Charles-François-Jean-Baptiste Moreau, Souvenirs du théâtre anglais à Paris, dessinés par Messieurs (...)
  • 14 Ibid., p. 7.

15La venue des comédiens anglais fut un tel succès qu’une édition illustrée ne tarda pas à rendre hommage à ces représentations. Publiés dès novembre 1827, les Souvenirs du théâtre anglais à Paris13 dressent un tableau à la fois édifiant et inédit des événements. « On a pensé qu’une suite de dessins coloriés représentant les principales situations des drames qui ont été joués à Paris, ne pouvait manquer de plaire au public que ces drames ont si vivement intéressé14 », annonce l’auteur dramatique Charles-François-Jean-Baptiste Moreau de Commagny dans la préface de l’ouvrage.

16Pour enrichir et agrémenter ce recueil de souvenirs, on fait appel à deux jeunes artistes étroitement liés au mouvement romantique, Achille Devéria et Louis Boulanger. Leurs lithographies et leurs gravures illustrent et accompagnent un ensemble de textes anglais et français citant les extraits les plus marquants des pièces, mais aussi des notices biographiques sur Charles Kemble, Harriet Smithson et Miss Foote, et des commentaires critiques empruntés à Pichot, Villemain ou à Schlegel. Les illustrateurs se sont focalisés sur quatre pièces : Hamlet, Roméo et Juliette, Othello, et Jane Shore de Nicholas Rowe. Les autres pièces de Shakespeare (Le roi Lear, Macbeth, Richard III et Le marchand de Venise) furent seulement interprétées par les comédiens anglais l’année suivante, en 1828, et furent donc exclues du corpus d’images.

17Il existe dans les collections de la Bibliothèque nationale de France plusieurs exemplaires des Souvenirs du théâtre anglais à Paris, le nombre d’images variant d’un ouvrage à un autre. Trois d’entre eux sont conservés au département des Arts du spectacle, un quatrième au département des Estampes et de la photographie. Mais l’exemplaire le plus complet peut être consulté dans la réserve des livres rares de la BnF. Il se compose d’un frontispice représentant la scène finale d’Othello, de trois portraits de comédiens (Charles Kemble, Harriet Smithson, et Miss Foote), de douze lithographies en couleur représentant les scènes marquantes d’Hamlet, Roméo et Juliette, Othello, et Jane Shore, et d’une série de quatorze petites vignettes en noir et blanc qui ponctuent certains chapitres.

18Ce dernier type d’image, très populaire dans le livre illustré romantique, constitue dès les années 1820-1830 l’apanage d’artistes français tels qu’Achille Devéria, Henri Monnier, ou encore Tony Johannot. Ces petites gravures, imprimées en même temps que les caractères typographiques, se présentent en bas de page, sous l’apparence d’une image flottante, aux contours évanescents et incertains. Elles peuvent remplir un simple rôle décoratif, et prendre la forme d’objets rappelant symboliquement l’univers de la scène, comme le masque de théâtre antique figurant à la fin du chapitre consacré à Juliette et sa nourrice. Mais elles peuvent de manière plus directe illustrer les moments les plus marquants des pièces de Shakespeare, tel que le baiser d’adieu échangé par Roméo et Juliette sur le balcon (acte III, scène 5).

Figure 8 : Louis Boulanger et Achille Devéria, illustration pour Roméo et Juliette dans les Souvenirs du théâtre anglais, Paris, 1827, p. 59, Bibliothèque nationale de France, YK-62

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

Figure 9 : Louis Boulanger et Achille Devéria, illustration pour Roméo et Juliette dans les Souvenirs du théâtre anglais, Paris, 1827, p. 38, Bibliothèque nationale de France, YK-62

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

19Lors de leur publication en 1827, les Souvenirs du théâtre anglais à Paris donnèrent naissance au premier véritable corpus d’images shakespeariennes en France. Sur les planches de l’Odéon, le public français accède enfin à l’œuvre du dramaturge élisabéthain, à travers des interprétations plus fidèles, et moins épurées. On découvre pour la première fois des scènes essentielles du répertoire shakespearien : Othello étouffant Desdémone, la folie d’Ophélie dans Hamlet, ou encore les adieux déchirants de Roméo et Juliette. Boulanger et Devéria, portant leur choix sur les passages les plus marquants des pièces, s’attardent sur ces scènes jusqu’alors inconnues, qui font l’objet de toutes les curiosités. Dans leur série lithographique, les deux artistes renouvellent complètement le sujet, édifiant ainsi les bases d’un répertoire iconographique qui fut dès lors régulièrement enrichi tout au long du XIXe siècle. C’est ainsi qu’Othello délaisse le poignard et choisit l’oreiller pour étouffer Desdémone, tout comme le crâne de Yorick devient le nouvel accessoire indissociable du prince de Danemark.

  • 15 Etienne-Jean Delécluze, La vie parisienne sous la restauration, journal de Delécluze, 1824-1828, Pa (...)

20La performance des comédiens, qui fascine les spectateurs en France, n’échappe pas aux deux illustrateurs qui s’emparent de la pantomime anglaise et tentent de retranscrire leur gestuelle et leurs attitudes à travers l’image. Cette fidélité au jeu des Britanniques est perceptible à travers les lithographies, ainsi que quelques vignettes, qui restituent avec sincérité la force expressive et les émotions dégagées par les acteurs. La performance d’Harriet Smithson dans le rôle d’Ophélie marque par exemple les esprits par son caractère spontané et naturel : « Elle prend des postures fantastiques, elle a des inflexions de voix mourante, sans cesser d’être naturelle, qui produisent un grand effet » selon le témoignage d’Etienne-Jean Delécluze15, peintre et critique d’art français. Déveria et Boulanger s’évertuèrent à transposer dans leurs illustrations ce jeu empreint à la fois de vitalité et de démence, mettant l’accent sur la longue chevelure parée de fleurs et de brins de paille, mais aussi sur le regard halluciné, et les gestes désordonnés de l’actrice incarnant Ophélie.

Figure 10 : Louis Boulanger et Achille Devéria, illustration pour Hamlet dans les Souvenirs du théâtre anglais, Paris, 1827, p. 22, Bibliothèque nationale de France, YK-62

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

Figure 11: Louis Boulanger et Achille Devéria, illustration pour Hamlet dans les Souvenirs du théâtre anglais, Paris, 1827, p. 23, Bibliothèque nationale de France, YK-62

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

21La lithographie représentant la mort de Desdémone saisit elle aussi toute l’intensité dramatique de la scène, ainsi que la vivacité des jeux de regard et des mouvements des comédiens anglais. Là où Alexandre Desenne, dans son illustration pour l’Othello de Ducis, représente la jeune femme assoupie, encore inconsciente du sort qui lui est réservé ; Boulanger et Devéria, quant à eux, semblent porter leur attention sur le mouvement et l’expression d’horreur de Desdémone qui, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, tente de se protéger d’Othello en écartant vainement l’oreiller de son visage. Mais les deux illustrateurs ont également cherché à retranscrire la violence du geste du maure, qui dans une posture déterminée (la jambe gauche fléchie, appuyée sur un coussin) lève les deux bras afin d’écraser l’oreiller sur le visage de la jeune femme.

Figure 12 : Louis Boulanger et Achille Devéria, illustration pour Othello dans les Souvenirs du théâtre anglais, Paris, 1827, p. 40, 1827, Bibliothèque nationale de France, YK-62

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

  • 16 Charles-François-Jean-Baptiste Moreau, op. cit., p. 51.

22Enfin, l’intensité du jeu dramatique semble à son comble dans la lithographie représentant le désespoir de Roméo après l’annonce de son exil. Malgré les sages exhortations de frère Laurent, le jeune homme se roule par terre, « une position familière aux héros tragiques sur la scène anglaise16 » selon le commentaire critique accompagnant l’image.

Figure 13 : Louis Boulanger et Achille Devéria, illustration pour Roméo et Juliette dans les Souvenirs du théâtre anglais, Paris, 1827, p. 51, Paris, Bibliothèque nationale de France, YK-62

Avec l’aimable autorisation de la BnF.

23Les images des Œuvres de Jean-François Ducis et des Souvenirs du théâtre anglais illustrent parfaitement la rupture qui s’opère dans le paysage dramatique français, et plus spécifiquement dans les représentations des pièces shakespearienne, à partir de 1827 en France. Les représentations des comédiens anglais donnent naissance à un corpus d’images qui devient plus conforme à l’œuvre originale du barde, et qui constitue un point de départ chez les illustrateurs de Shakespeare. Au-delà des évolutions constatées dans les représentations données sur la scène française, la mise en comparaison de ces deux ouvrages met également en valeur les mutations observées dans le domaine du livre et de l’illustration. Aux gravures de pleine page des éditions de l’œuvre de Ducis, succèdent les lithographies en couleur et les vignettes in-texte de Devéria et Boulanger. Autant de nouvelles formes d’images qui incarnent toute la modernité de l’édition romantique.

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Notes

1 La première traduction française qui fut accompagnée d’images est une œuvre complète de Shakespeare traduite par Benjamin Laroche, et publiée chez Marchant entre 1839 et 1840.

2 Œuvres de Jean-François Ducis, membre de l’institut, ornées du portrait de l’auteur, d’après M. Gérard, et de gravures d’après MM. Girodet, et Desenne, Paris, Nepveu, 1813.

3 Henri Gérard, Lettres adressées au baron François Gérard peintre d’histoire, par les artistes et les personnages célèbres de son temps, deuxième éd., t. II, Paris, imprimerie de A. Quantin, 1886, p. 16.

5 Et non du fantôme de Banquo, comme le veut la scène du banquet dans la pièce de Shakespeare.

6 On ne trouve aucune mention, dans la liste des acteurs de la pièce, d’un fantôme ou d’une apparition. Voir Liliane Picciola, « Les tragédies de Ducis, entre Corneille et Shakespeare », Dix-septième siècle, 4/2004 (n° 225), p. 707-723.

7 « Alors qu’il travaille à l’œuvre de Dante, il déclare vouloir s’attaquer à l’œuvre de Shakespeare et en faire son chef-d’œuvre avec mille illustrations, mais il n’en publiera que cinq pour une édition anglaise de La tempête (The tempest), sa première contribution anglaise en 1860. » Philippe Kaenel (dir.), Doré, l’imaginaire au pouvoir, Flammarion, Paris, 2014, p. 309. Catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir », Paris, Musée d’Orsay, 18 février -11 mars 2014.

9 Sampson Penley (1765-1832), directeur des théâtres de Windsor et de Brighton, fut lui-même comédien.

10 Théodore Muret, L’histoire par le théâtre, 1789-1851, deuxième série, la restauration, Paris, Amyot, 1865, p. 187.

11 Alexandre Dumas, Mes mémoires, Paris, Calmann-Lévy, 1863, t. 4, p. 279-280.

13 Charles-François-Jean-Baptiste Moreau, Souvenirs du théâtre anglais à Paris, dessinés par Messieurs Devéria et Boulanger, avec un texte par M. Moreau, Henri Gauguin, Lambert et Compagnie, J. Tastu, Paris, 1827. L’ouvrage est accessible en ligne : http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k62865096.r=Souvenirs%20du%20th%C3%A9%C3%A2tre%20anglais%20%C3%A0%20Paris, consulté le 16 janvier 2017.

14 Ibid., p. 7.

15 Etienne-Jean Delécluze, La vie parisienne sous la restauration, journal de Delécluze, 1824-1828, Paris, Bernard Grasset, Paris, 1948, p. 458.

16 Charles-François-Jean-Baptiste Moreau, op. cit., p. 51.

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Table des illustrations

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Pour citer cet article

Référence électronique

Manon Montier, « Aux origines de l’illustration shakespearienne en France : des Œuvres de Jean-François Ducis aux Souvenirs du théâtre anglais à Paris (1813-1827) »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 09 mai 2017, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/3955 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.3955

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Auteur

Manon Montier

Université de Rouen – CEREdI

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Droits d’auteur

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