Shakespeare vivant ? Romantisme pas mort !
« Gilles » Shakespeare, ange tutélaire et figure identificatoire de Victor Hugo
Résumés
Avec William Shakespeare (1864), ouvrage de circonstance écrit en exil à l’occasion du tricentenaire de Shakespeare et de la traduction de ses Œuvres complètes par François-Victor Hugo, Victor Hugo transforme un essai critique en manifeste politique contre le Second Empire et en arsenal de défense du romantisme. Ce monument érigé à la gloire de Shakespeare définit le génie comme l’incarnation de l’esprit de son peuple et de son temps. Hugo y prend le grand auteur anglais pour modèle identificatoire. Les personnages, situations et moments-clefs de l’œuvre de Shakespeare qu’il retient coïncident avec les préoccupations de l’homme romantique.
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- 1 Catherine Treilhou-Balaudé, Shakespeare, génie des romantiques français, Paris, Classiques Garnier, (...)
- 2 C’est ce que l’on a tenté dans une autre étude : Florence Naugrette, « Comment lire William Shakesp (...)
1Catherine Treilhou-Balaudé l’a montré, Shakespeare est le « génie des romantiques français1 ». Parmi eux, Victor Hugo a rêvé, fantasmé, instrumentalisé, et promu « Gilles » Shakespeare en France, faisant de lui son ange tutélaire et une figure identificatoire dans l’étrange objet textuel qu’est William Shakespeare. Cet imposant ouvrage de circonstance publié chez Lacroix et Verboeckhoven en 1864 est d’un genre composite. On peut se demander en effet comment lire une œuvre aussi inclassable, tout à la fois pamphlet, manifeste, essai et (auto)biographie. Une fois cette question générique posée ailleurs2, on se propose d’examiner ici la part de projection personnelle dans un ouvrage qui, sous prétexte de glorifier Shakespeare, permet à Hugo, à mots couverts, d’épancher son cœur et son âme, et de militer pour le romantisme, la liberté et la république en pleine nuit de l’exil. Pour ce faire, on commencera par montrer comment Hugo se saisit d’une occasion littéraire pour livrer un combat politique ; ensuite on verra comment, dès le plan de l’ouvrage, Shakespeare sert d’embrayeur à une réflexion plus large sur le génie ; puis on identifiera les traits de la dramaturgie shakespearienne mobilisés par Hugo pour défendre l’esthétique du romantisme ; enfin on débusquera les obsessions anthropologiques de l’homme romantique que révèle le choix opéré par Hugo dans le répertoire shakespearien.
L’occasion littéraire de livrer un combat politique
2Quatre circonstances président à l’écriture du livre.
- 3 Lettre à « Monsieur le Rédacteur en chef du Figaro », où elle fut publiée sans date ni signature le (...)
3La plus manifeste est le tricentenaire de la naissance de Shakespeare. Le livre paraît le 14 avril 1864, quelques jours avant la date admise de l’anniversaire (23 avril 1564, jour supposé de sa naissance / 23 avril 1616, sa mort). Hugo est alors le personnage emblématique d’une affaire politique dont les célébrations françaises sont le champ de bataille : le Comité Shakespeare fondé par son clan organise un banquet prévu le 23 avril à Paris. Hugo doit le présider in absentia (exilé par ordre en 1852, il a refusé de bénéficier de la loi d’amnistie en 1859 et reste en exil volontaire à Guernesey). Cette absence symbolique vaut manifestation républicaine. Baudelaire ironise à couvert dans un article anonyme publié dans Le Figaro le jour où sort le livre : « Tout ce qu’il peuvent aimer en littérature a pris la couleur révolutionnaire et philanthropique. Shakespeare est socialiste. Il ne s’en est jamais douté mais il n’importe3. » Annoncée, la provocation du fauteuil vide vaut au banquet d’être interdit. Comme si la nouvelle de cette interdiction ne lui était pas encore parvenue, Hugo accepte dans une lettre ouverte sa présidence symbolique ; le texte qu’il publie à cette occasion est un éloge de la liberté du génie artistique, et de sa supériorité sur tous les autres grands hommes (politiques ou militaires) : William Shakespeare, brûlot indirect contre le Second Empire, se ressentira de cette vigueur militante.
4La deuxième circonstance est la publication des Œuvres complètes de Shakespeare par François-Victor Hugo (le fils), dont le premier tome est paru chez Pagnerre en 1859, et dont le dernier paraîtra l’année suivante en 1865. William Shakespeare est l’extension d’un projet de préface rétrospective faite par le père, qui devait accompagner ce dernier tome.
5La troisième circonstance, c’est le droit de réponse que s’accorde Hugo après les attaques dont une bonne partie de la critique a accablé Les Misérables, parus en 1862. Maintes réflexions de William Shakespeare sur la nocivité de la critique s’expliquent par cette autodéfense indirecte qui lui donne parfois le ton du manifeste.
- 4 Victor Hugo, William Shakespeare [1864], dans Critique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, (...)
6La quatrième circonstance est plus générale. C’est l’exil. Elle explique le fil rouge de l’ouvrage (la dénonciation de toutes les formes de tyrannie subies de tout temps par les grands génies) et sa dédicace à l’Angleterre : « À l’Angleterre. Je lui dédie ce livre, glorification de son poète. Je dis à l’Angleterre la vérité ; mais, comme terre illustre et libre, je l’admire, et comme asile, je l’aime. Victor Hugo. Hauteville-House, 18644. » La dimension à la fois pamphlétaire et élégiaque du livre s’explique par cette dernière circonstance.
- 5 Guy Rosa, présentation de William Shakespeare, éditions courante, critique et génétique, site du gr (...)
7Si la lecture de William Shakespeare peut paraître déroutante au premier abord, c’est non seulement parce que Hugo, comme l’explique Guy Rosa, a « bourr[é] » son livre « de savoir, multipliant avec ivresse références, anecdotes, noms et dates, citations et allusions5 » mais aussi parce que chacune de ces circonstances commande une, voire plusieurs orientation(s) générique(s) de l’ouvrage.
Shakespeare embrayeur d’une réflexion sur le génie
8C’est pourquoi il est périlleux de l’appréhender comme une monographie. Il ne s’agit en tout cas ni d’une biographie, ni d’un essai comme en avaient déjà écrit sous la Restauration Guizot (Vie de Shakespeare, 1821), ou Stendhal (Racine et Shakespeare, 1823-1825), et comme en avaient récemment fait paraître à la même époque Alfred Mézières (Shakespeare, ses œuvres et ses critiques, 1860) et Hippolyte Taine (dans son Histoire de la Littérature anglaise, 1863). Hugo essaie pourtant d’en donner l’impression dans un effet de trompe-l’œil produit par la table des matières, où chacune des trois parties commence par un livre sur Shakespeare, mais dérive ensuite vers autre chose.
9Ainsi, la première partie est composée de cinq livres, mais seul le premier concerne directement le dramaturge anglais. Intitulé « Shakespeare, sa vie », il expédie en six paragraphes le peu qu’on sait de son existence ; dans les quatre autres paragraphes, Hugo brosse le contexte de la vie artistique en Angleterre et en Europe à l’époque élisabéthaine (pour regretter les difficultés des auteurs de théâtre à conquérir la gloire). Les deux livres suivants, « Les Génies » et « L’Art et la science », revêtent une portée plus générale. Le titre du quatrième, « Shakespeare l’ancien », est trompeur, puisqu’il y est question d’Eschyle et de son « magisme », qui annonce celui des écrivains romantiques. Shakespeare ne sert donc ici qu’à embrayer sur une définition du Génie.
10Seuls les deux premiers livres de la Deuxième partie qui en compte six sont consacrés à Shakespeare. « Shakespeare, son génie » dresse la liste de ses adversaires, et des reproches qu’on lui a adressés : son excès, son maniérisme, sa bêtise, son abus de l’antithèse et des images. Autant de reproches qu’on a pu faire aussi au romantisme, et dont Hugo se défend implicitement en montrant leur injustice ou leur impertinence. Le suivant, « Shakespeare — Son œuvre — Les points culminants » laisserait attendre un panorama complet de l’œuvre, comme dans un manuel. Point du tout : il y est question des génies en général, qui ont la faculté de créer des prototypes humains, depuis le Prométhée d’Eschyle jusqu’à Hamlet, Macbeth, Othello et le Roi Lear. Hugo embraye dans les quatre chapitres suivants sur une dénonciation de la critique des défauts qui a si souvent accablé Shakespeare puis sur un plaidoyer pour la critique des beautés, et revendique l’utilité scientifique et sociale du génie.
- 6 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 440.
11Des trois chapitres qui composent la Troisième partie, seul le premier, intitulé « Après la mort — Shakespeare — L’Angleterre » est consacré au grand dramaturge anglais. Hugo y déplore le manque de monument à sa gloire, en espérant que le tricentenaire réparera cet oubli, puisque le monument est nécessaire au peuple pour identifier l’artiste comme son guide, plus glorieux que les grands guerriers. Les deux chapitres suivants dénoncent dans les hommes politiques chefs de guerre des « sublimes égorgeurs d’hommes [qui] ont fait leur temps6 » ; Shakespeare y sert uniquement à prophétiser l’avènement politique du Génie artistique comme promesse du XIXe siècle.
12En réalité, Hugo compose dans cet ouvrage à la fois un tombeau de Shakespeare et son autoportrait en génie rebelle. Qui d’autre que lui-même, en effet, pourrait être ce « Shakespeare moderne » dont il annonce l’avènement, dans une filiation qui remonte à Eschyle, surnommé par lui « Shakespeare l’ancien » ? L’identification est double : d’un génie persécuté à un autre ; de la critique antishakespearienne à la critique antiromantique.
13Éloge de Shakespeare et défense du romantisme
14En présentant la dramaturgie, la langue et le rapport au public « populaire » de celui qu’il appelle aussi, par provocation, « Gilles » Shakespeare, Hugo livre, en creux, une défense du romantisme.
- 7 Olivier Bara, Victor Hugo. Hernani et Ruy Blas, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2008, p. 95-97.
- 8 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 364.
15Hugo se délecte de l’irrégularité de la dramaturgie élisabéthaine, qui légitime l’affranchissement des règles du théâtre classique français. Dans la Préface de Cromwell, Hugo revendiquait déjà la possibilité de renoncer aux contraignantes unités de temps et de lieu ; mais, comme le note très justement Olivier Bara, il maintenait comme nécessaire l’unité d’action7. Quatre décennies plus tard, cette unité d’action, déjà mise en crise par Musset dans sa pièce la plus shakespearienne, Lorenzaccio, n’apparaît peut-être plus aussi indispensable à Hugo, qui livre dans William Shakespeare une observation fine : il relève la construction double des intrigues de Shakespeare, autour de deux personnages principaux (voire plus), au point de risquer le développement d’intrigues multiples. Ainsi, pour Hugo, Le Roi Lear, « c’est l’occasion de Cordélia8 » ; et Othello n’est pas seulement le drame de la jalousie, mais aussi celui du mensonge, le personnage du traître étant aussi important que celui du mari :
- 9 Ibid.
À côté d’Othello, qui est la nuit, il y a Iago, qui est le mal. Le mal, l’autre forme de l’ombre. La nuit n’est que la nuit du monde ; le mal est la nuit de l’âme. Quelle obscurité que la perfidie et le mensonge ! avoir dans les veines de l’encre ou de la trahison, c’est la même chose. Quiconque a coudoyé l’imposture et le parjure, le sait ; on est à tâtons dans un fourbe9.
Doubles thèmes, doubles intrigues, doubles héros : Hugo, à qui la critique a reproché de perdre son spectateur dans des intrigues secondaires, de créer des personnages incohérents car animés de passions contraires, et de brouiller les emplois classiques, trouve en Shakespeare le modèle vivifiant d’une dramaturgie permettant de représenter l’homme dans la totalité de son expérience sociale et psychique.
16Shakespeare est l’antidote au bon goût du théâtre français, à une esthétique classique érigée en norme absolue, qui inhibe, censure ou limite la liberté créatrice. Et Hugo de retourner en éloge l’une des principales critiques faites à Shakespeare :
- 10 Ibid., p. 349.
Si jamais un homme a peu mérité la bonne note : il est sobre, c’est, à coup sûr, William Shakespeare. Shakespeare est un des plus mauvais sujets que l’esthétique « sérieuse » ait jamais eu à régenter.
Shakespeare, c’est la fertilité, la force, l’exubérance, la mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. À ceux qui tâtent le fond de leur poche, l’inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini ? jamais. Shakespeare est le semeur d’éblouissements. À chaque mot, l’image ; à chaque mot, le contraste ; à chaque mot, le jour et la nuit10.
- 11 Ibid., p. 345.
17Cette esthétique du contraste, on l’a reprochée à Hugo lui-même. Dans son éloge des antithèses de Shakespeare, il se défend donc implicitement, en montrant que cette figure n’est pas une manière binaire d’opposer le bien et le mal, mais « la faculté souveraine de voir les deux côtés des choses11 ». De fait, quand on connaît bien l’œuvre de Hugo, on constate qu’il n’utilise jamais l’antithèse pour opposer deux entités, mais pour dire soit l’harmonie des contraires, soit le scandale (une chose dont l’existence est contraire à ce qu’elle devrait être), soit la contradiction interne.
18L’esthétique du contraste a pour corollaire une ouverture maximale des registres dont on a fait grief au romantisme, accusé de mettre à bas la hiérarchie des genres et des niveaux de langue. Aussi Hugo se montre-t-il radical dans son admiration pour Shakespeare :
- 12 Idem, p. 382.
J’admire tout, comme une brute.
N’espérez donc aucune critique. J’admire Eschyle, j’admire Juvénal, j’admire Dante, en masse, en bloc, tout. Je ne chicane point ces grands bienfaiteurs-là.
Falstaff m’est proposé, je l’accepte, et j’admire le empty the jordan. J’admire le cri insensé : un rat ! J’admire les calembours de Hamlet, j’admire les carnages de Macbeth, j’admire les sorcières… j’admire the buttock of the night, j’admire l’œil arraché de Glocester12.
- 13 Voltaire, articles pour la Gazette littéraire de l’Europe, 4 avril 1764, M, t. 25, p. 461.
- 14 Cette formule, qui figure dans la « Lettre à l’Académie française », est commentée et analysée dan (...)
- 15 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 382.
- 16 Ibid., p. 388.
19La « mauvaise langue » de Shakespeare revêt une dimension socio-politique, à une époque où, en France, la hiérarchie des styles, des genres et des publics est entretenue par l’institution théâtrale. Celle-ci distingue les théâtres subventionnés pour l’élite, les théâtres secondaires pour tous, et les théâtres de foire pour le peuple. Le mélange shakespearien des registres met cette distinction française à mal. C’est pourquoi la « mauvaise langue » de Shakespeare est l’un des griefs de Voltaire, tant dans sa « Lettre à l’Académie française » de 1776 que dans son compte rendu de l’ouvrage de Lord Kames, Elements of criticism : Voltaire s’en prend à la vulgarité des répliques de Francisco, ou du savetier de Jules César, mais aussi à la façon de parler des puissants eux-mêmes, notant ainsi : « Gilles, dans une foire de province, s’exprimerait avec plus de décence et de noblesse que le prince Hamlet13 ». Michèle Willems l’a montré, Voltaire, qui francise volontiers le prénom de Shakespeare en « Gilles », désigne ainsi la dégradation de son art pour « la lie du peuple14 ». D’où la réponse de Hugo à Voltaire : « Gilles Shakespeare, soit. J’admire Shakespeare et j’admire Gilles15 ». Shakespeare, pour les romantiques, est le nom mythifié d’un utopique théâtre « populaire », écrit pour le peuple, et qui lui donne une parole légitime : « Le peuple a quelque chose à leur dire [aux poètes]. Il est bon qu’on sente dans Euripide les marchandes d’herbes d’Athènes et dans Shakespeare les matelots de Londres16. »
20La défense de la langue de Shakespeare a pour autre enjeu idéologique fort le combat contre la censure. Quand on sait qu’en 1830, Hugo dut supprimer toutes les exclamations faisant intervenir le nom de « Jésus » dans son manuscrit d’Hernani pour passer la censure, on comprend la dimension vécue de ce commentaire ironique :
- 17 Ibid., p. 423.
Dans les éditions ou dans les représentations de Shakespeare, on remplace God par Heaven (le ciel). Le sens louche, le vers boite, peu importe. Le « Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! » (Lord! Lord! Lord!), appel suprême de Desdemona expirante, fut supprimé par ordre dans l’édition Blount et Jaggard de 1623. On ne le dit pas à la scène. Doux Jésus ! serait un blasphème ; une dévote espagnole sur le théâtre anglais est tenue de s’écrier : doux Jupiter ! Exagérons-nous ? veut-on la preuve ? Qu’on ouvre Mesure pour Mesure. Il y a là une nonne, Isabelle. Qui invoque-t-elle ? Jupiter. Shakespeare avait écrit Jésus17.
Au puritanisme anglais, Hugo oppose volontiers l’esprit français et la tradition gauloise. Mais ses attaques contre le puritanisme anglais visent aussi le philistinisme petit-bourgeois français, et la collusion de l’Église catholique française avec le pouvoir impérial.
Personnages shakespeariens, homme romantique
- 18 Shakespeare, Hamlet, Acte I, scène 5 : « The time is out of joint ».
21C’est donc la France de son temps qui est attaquée derrière le tableau historique des conditions dans lesquelles s’est diffusée l’œuvre de Shakespeare. De même, le choix opéré par Hugo dans le répertoire shakespearien correspond aux grandes interrogations de l’homme romantique sur la place de l’individu dans un monde en pleines mutations politiques et scientifiques, en un siècle de révolutions où le temps historique paraît « hors de ses gonds18 ».
- 19 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 364.
22Le point commun des personnages et des pièces de Shakespeare célébrés par Hugo, c’est la contradiction interne. Celle qui fait de Lear l’enfant de sa propre fille. Au point que selon Hugo, le sujet de Lear, ce n’est pas la folie du vieux roi déchu, mais « [l]a maternité de la fille sur le père ; sujet profond ; maternité vénérable entre toutes, si admirablement traduite par la légende de cette romaine, nourrice, au fond d’un cachot19. » Cette glorification de l’enfant comme avenir et soutien de l’homme – qui inverse le schéma patriarcal archaïque –, thème plutôt romantique que shakespearien, en Angleterre (chez Wordsworth notamment) comme en France, on la retrouve chez le père Goriot de Balzac, « Christ de la paternité » abandonné de ses deux filles à qui il a sacrifié tout son bien, réincarnations de Régane et Goneril. Telle Cordélia, Cosette, dans Les Misérables, roman paru deux ans plus tôt, finit par devenir inversement une figure de mère de substitution pour son père adoptif Jean Valjean.
23Macbeth aussi est une figure de la contradiction. Celle du grand chef de guerre à qui la convoitise fait confondre vaillance et légitimité politique. Cette confusion, pour Hugo, est proprement monstrueuse :
- 20 Ibid., p. 363.
Macbeth, c’est la faim. […] la faim du monstre toujours possible dans l’homme. […] Convoitise, Crime, Folie, ces trois stryges lui ont parlé dans la solitude, et l’ont invité au trône. […] C’est fini, Macbeth n’est plus un homme. Il n’est plus qu’une énergie inconsciente se ruant farouche vers le mal. Nulle notion du droit désormais ; l’appétit est tout. Le droit transitoire, la royauté, le droit éternel, l’hospitalité, Macbeth l’assassine l’un comme l’autre. Il fait plus que les tuer, il les ignore. Avant de tomber sanglants sous sa main, ils gisaient morts dans son âme20.
Le renversement d’un pouvoir légitime par la force militaire, et l’ambition sans frein d’un grand homme menant son peuple au chaos rappellent l’action de ceux que Hugo appelle les « sublimes égorgeurs d’hommes ». Napoléon Ier en est le spectre, et Napoléon III la grotesque réincarnation.
24Hugo, longtemps avant que René Girard ne traite amplement la question, identifie les mécanismes de l’envie et sa puissance dévastatrice comme leitmotiv des pièces de Shakespeare :
- 21 Ibid., p. 343.
Homère rencontre l’envieux et le frappe du sceptre, Shakespeare donne le sceptre à l’envieux, et de Thersite il fait Richard III ; l’envie est d’autant plus mise à nu qu’elle est vêtue de pourpre ; sa raison d’être est alors visiblement toute en elle-même ; le trône envieux, quoi de plus saisissant21 !
25Les analyses de Hugo mettent en œuvre une démarche psychocritique. S’il admire la faculté prodigieuse de Shakespeare à créer des « types », ce ne sont pas des modèles caractérologiques essentialisés, mais plutôt des figures du fonctionnement de l’inconscient. Ainsi Hamlet est habité par une mélancolie qui n’est pas seulement une humeur noire dominante, mais le principe même du retour du refoulé, de l’affrontement des pulsions et de la névrose familiale :
- 22 Ibid., p. 361.
Nulle figure, parmi celles que les poètes ont créées, n’est plus poignante et plus inquiétante. Le doute conseillé par un fantôme, voilà Hamlet. Hamlet a vu son père mort et lui a parlé ; est-il convaincu ? Non, il hoche la tête. Que fera-t-il ? Il n’en sait rien. Ses mains se crispent, puis retombent. Au-dedans de lui les conjectures, les systèmes, les apparences monstrueuses, les souvenirs sanglants, la vénération du spectre, la haine, l’attendrissement, l’anxiété d’agir et de ne pas agir, son père, sa mère, ses devoirs en sens contraire, profond orage22.
26Plus généralement, Hugo perçoit dans Shakespeare la science d’un inconscient que Freud théorisera quelques décennies plus tard. Il formule ainsi l’intuition que l’inconscient ignore le principe de non-contradiction :
- 23 Ibid., p. 344-345.
Le for intérieur de l’homme appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque instant la surprise. Il tire de la conscience tout l’imprévu qu’elle contient. Peu de poètes le dépassent dans cette recherche psychique. Plusieurs des particularités les plus étranges de l’âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment sentir la simplicité du fait métaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce qu’on ne s’avoue pas, la chose obscure qu’on commence par craindre et qu’on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre du cœur des vierges et du cœur des meurtriers, de l’âme de Juliette et de l’âme de Macbeth ; l’innocente a peur et appétit de l’amour comme le scélérat de l’ambition ; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme, ici radieux, là farouche23.
27Hugo n’a jamais écrit d’autobiographie. Le William Shakespeare en tient lieu, indirectement. À la même époque, les écrivains romantiques français écrivent la leur : Dumas, Sand, Berlioz, Gautier ont alors récemment publié leurs souvenirs des années 1830. L’un des grands poncifs encore en vigueur sur Hugo est sa mégalomanie, mais, pour un prétendu grand narcissique, il n’aura jamais écrit son autobiographie. Sa voix d’exilé, d’Outre-Manche, est une voix d’outre-tombe, d’où il ne saurait écrire ses mémoires qu’indirectement, en passant par l’Angleterre, par un mort, et sous le masque pudique de ses personnages de théâtre. C’est le cas du passage sur le désespoir de Lear après la mort de Cordélia :
Demeurer après l’envolement de l’ange, être le père orphelin de son enfant […] tâcher de ressaisir quelqu’un qui était là, où donc est-elle, se sentir oublié dans le départ […] c’est une sombre destinée.
- 24 Le dernier poème des Contemplations [1856] est un envoi « À celle qui est restée en France ».
Le « où donc est-elle » en incise excède le commentaire critique, et marque l’irruption d’une voix d’auteur : Hugo, dont la fille morte noyée en 1843 est « restée en France24 », au petit cimetière normand de Villequier, seule de sa famille à ne pas le suivre en exil, parle certes de lui, mais en évitant le « je », d’une voix anonyme, donc, que peut emprunter tout parent orphelin de son enfant. On pourrait donner maints exemples de ce décrochage de l’autobiographie dans le lyrisme à chaque fois que Hugo évoque un souvenir personnel dans ce livre. Contre le poncif rebattu de la mégalomanie de Hugo, parions au contraire que, comme son illustre aîné auquel il s’identifie, l’auteur de William Shakespeare était sans doute moins à l’écoute de son propre moi qu’au bruit et à la fureur des pulsions de l’âme humaine.
- 25 Voir Florence Naugrette, Le Théâtre de Victor Hugo, Lausanne, Ides et Calendes, 2016, p. 30-33.
28L’histoire littéraire a longtemps enseigné la mort du romantisme en 1843, avec la prétendue chute des Burgraves, dont on sait bien, aujourd’hui, qu’elle est une fiction forgée de toutes pièces, un mensonge officiel destiné à écourter au maximum l’empan du romantisme en France25. Non seulement Les Burgraves n’ont pas chuté, mais en plus, le romantisme ne s’arrête pas du tout en 1843. Si Hugo arrête de publier pendant quelques années, c’est à cause de la mort de Léopoldine en septembre 1843, qui n’engage pas le romantisme tout entier ! Le drame romantique se poursuit au théâtre sans aucune solution de continuité jusqu’à Cyrano de Bergerac, produisant chaque année de nombreuses pièces qui certes ne sont pas des chefs-d’œuvre consacrés par la postérité, mais qui attestent la permanence du genre. La mort du romantisme et son remplacement par un réalisme salvateur (succession que la chronologie des œuvres rend invraisemblable) ont été décrétés par l’histoire littéraire dès le Second Empire pour des raisons politiques. Si le lecteur devine en quoi Shakespeare reste pour Hugo exilé une figure identificatoire de grand génie populaire ayant dû lutter contre les préjugés, la censure et le pouvoir politique de son temps, c’est que l’ouvrage délivre aux contemporains d’hier et d’aujourd’hui ce message subliminal : Shakespeare toujours vivant ? Romantisme pas mort !
Notes
1 Catherine Treilhou-Balaudé, Shakespeare, génie des romantiques français, Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2017. Voir aussi Michèle Willems, Genèse du mythe shakespearien 1660-1780, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 1976, et Mara Fazio, Il mito di Shakespeare e il teatro romantico dallo Sturm und Drang a Victor Hugo, Rome, Bulzoni editore, 1993.
2 C’est ce que l’on a tenté dans une autre étude : Florence Naugrette, « Comment lire William Shakespeare de Victor Hugo ? », L’œuvre inclassable, Marianne Bouchardon et Michèle Guéret-Laferté (dir.), Publications numériques du CÉRÉdI, URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/, à paraître.
3 Lettre à « Monsieur le Rédacteur en chef du Figaro », où elle fut publiée sans date ni signature le 14 avril 1864.
4 Victor Hugo, William Shakespeare [1864], dans Critique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 239.
5 Guy Rosa, présentation de William Shakespeare, éditions courante, critique et génétique, site du groupe Hugo, 2015, http://groupugo.div.jussieu.fr/William%20Shakespeare/Default.htm (consulté le 18 décembre 2016).
6 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 440.
7 Olivier Bara, Victor Hugo. Hernani et Ruy Blas, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2008, p. 95-97.
8 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 364.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 349.
11 Ibid., p. 345.
12 Idem, p. 382.
13 Voltaire, articles pour la Gazette littéraire de l’Europe, 4 avril 1764, M, t. 25, p. 461.
14 Cette formule, qui figure dans la « Lettre à l’Académie française », est commentée et analysée dans son contexte par Michèle Willems ; voir « L’excès face au bon goût : la réception de Gilles-Shakespeare de Voltaire à Hugo », dans Pierre Kapitaniak et Jean-Michel Déprats (dir.), Shakespeare et l’excès. Actes des Congrès de la Société française Shakespeare, no 25 (2007), p. 225-238. Du même auteur, voir aussi « Cachez cette souris… : la langue de Shakespeare dominée par les Classiques en France et en Angleterre », dans Laurence Villard et Nicolas Ballier (dir.), Langues dominantes, langues dominées, Mont-Saint-Aignan, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 181-195.
15 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 382.
16 Ibid., p. 388.
17 Ibid., p. 423.
18 Shakespeare, Hamlet, Acte I, scène 5 : « The time is out of joint ».
19 Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 364.
20 Ibid., p. 363.
21 Ibid., p. 343.
22 Ibid., p. 361.
23 Ibid., p. 344-345.
24 Le dernier poème des Contemplations [1856] est un envoi « À celle qui est restée en France ».
25 Voir Florence Naugrette, Le Théâtre de Victor Hugo, Lausanne, Ides et Calendes, 2016, p. 30-33.
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Référence électronique
Florence Naugrette, « Shakespeare vivant ? Romantisme pas mort !
« Gilles » Shakespeare, ange tutélaire et figure identificatoire de Victor Hugo », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02 février 2017, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/3823 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.3823
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