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Shakespeare illustré

« Painting is welcome » : les artistes français du XIXe siècle face à Shakespeare

Louis-Antoine Prat

Résumés

Quelques-unes des pièces de Shakespeare ont suscité l’intérêt des artistes français au XIXe siècle, des romantiques jusqu’aux académiques fin de siècle, en passant par toutes les tendances stylistiques de la période ; seuls Delacroix et Chassériau ont cependant tenté d’illustrer une tragédie dans son développement, en deux suites de gravures célèbres (1843 et 1844), consacrées respectivement à Hamlet et Othello. De nombreux dessinateurs, sculpteurs et graveurs se sont intéressés à des épisodes ponctuels ou des personnages spécifiques, comme Desdémone, Ophélie, Caliban ou le prince d’Elseneur.

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Texte intégral

  • 1 Les indications entre parenthèses renvoient aux illustrations qui figurent dans le document joint ( (...)
  • 2 Olivier Lefeuvre, Fortune et infortune de Shakespeare. Shakespeare et son illustration en France 18 (...)

1« Painting is welcome », c’est l’approbation que formule Timon d’Athènes à l’acte I, scène 1 de la tragédie éponyme, lorsqu’un peintre lui offre un tableau (photo 11). On sait que les rapports entre les peintres et Shakespeare, peu fructueux de son vivant, se sont développés au fil du temps, surtout en Angleterre au XVIIIe siècle avec des artistes comme Hogarth ou Füssli, puis avec les Boydell & Woodman Galleries. En France, après les premières gravures de Louis Ducis (1813), il semble que ce soit la venue des comédiens anglais à Paris, en 1822 puis en 1827, qui ait entraîné l’intérêt des artistes de la jeune génération pour les situations nouvelles et les personnages complexes que présentait le théâtre shakespearien, du moins les quelques pièces alors appréciées en France. En fait, tout au long du XIXe siècle, les illustrateurs de ce côté-ci de la Manche ne retiendront de l’immense massif shakespearien que quelques sources d’inspiration : seulement Richard III pour les tétralogies historiques, et, pour les tragédies, Macbeth, Hamlet, Jules César, Roméo et Juliette, Le roi Lear, et Othello, une œuvre dont deux artistes à mi-chemin du néoclassicisme et du romantisme, le baron Gros et le baron Gérard, donnaient déjà des images autour de 1820 (photos 2 et 3). Parmi les comédies, seul Le Songe d’une Nuit d’été semble avoir été apprécié à l’époque. Quant aux poèmes, Le Viol de Lucrèce, Vénus et Adonis ou encore les Sonnets, ils n’ont pas trouvé de véritable résonance dans les arts plastiques. Les rapports entre ceux-ci et le théâtre shakespearien ont d’ailleurs suscité peu d’études récentes, en dehors du beau mémoire de maîtrise d’Olivier Lefeuvre soutenu en 2000 à Paris IV, mais qui concernait uniquement la période 1800-18702.

  • 3 Emmanuel Schwartz, « Shakespeare et la peinture : persistance de la vision mélancolique », De la rh (...)

2A l’évidence, deux noms, ceux d’Eugène Delacroix (1798-1863) et de Théodore Chassériau (1819-1856), s’imposent pour la première partie du siècle, deux artistes dont la contribution à l’illustration shakespearienne supplante de loin tous les autres, de par leur qualité intrinsèque, mais aussi parce qu’ils sont les seuls à s’être intéressés à l’une des tragédies dans sa continuité, proposant aussi bien pour Hamlet que pour Othello une suite de gravures publiées respectivement en 1843 et 1844. Il semble inutile de s’arrêter ici sur la suite de gravures sur pierre lithographique de Delacroix (photo 4), bien connues, tout comme d’ailleurs les nombreuses pages de son Journal consacrées à Shakespeare. Par contre, quelques dessins préparatoires méritent d’être mis en valeur, dont certains qui ne correspondent pas en fait aux estampes : ainsi, au Louvre, une représentation d’Hamlet apercevant le spectre, un lavis (photo 5) dont une récente interprétation un peu abusive3 voulait voir dans le personnage du premier plan Delacroix lui-même, alors qu’il s’agit à l’évidence d’Horatio. Un autre lavis du même fonds pourrait représenter le roi Claudius seul, méditant (photo 6), tandis qu’un troisième évoque Le Meurtre de Polonius (photo 7) avec une énergie à laquelle n’atteignent ni l’étude préparatoire à la pointe du pinceau récemment réapparue (photo 8), et qui insiste autant sur la juvénilité du prince d’Elseneur que sur la crispation du visage de la reine Gertrude, ni la gravure correspondante (photo 9). Plus simplement, Delacroix aura recours au crayon de graphite pour les études qui annoncent directement les pierres gravées. Celles du Louvre sont bien connues, davantage que la feuille de Budapest évoquant le moment où Hamlet hésite à tuer le roi (photos 10 et 11).

  • 4 Louis-Antoine Prat, Chassériau, un autre romantisme, Paris, Grand Palais, Strasbourg, Musée des Bea (...)

3Il semble bien que Delacroix ait été aussi ému par la figure de la reine Gertrude que par celle d’Ophélie. En ce qui concerne Chassériau, le doute n’est pas permis : pour lui, le personnage principal de la tragédie qu’il a choisi d’illustrer, ce n’est ni Othello ni Iago, mais Desdémone, parente de toutes les femmes malheureuses ou en situation périlleuse qu’il a représentées au cours de sa vie trop brève, d’Esther à Sapho, de Daphné à Andromède. Publiée un an après celle de Delacroix, la suite gravée d’Othello (photo 12) fut stigmatisée par beaucoup, au reproche injustifié qu’elle tendait à imiter la précédente, une critique qui fut énoncée par des commentateurs aussi décisifs que Thoré-Burger ou Baudelaire4. Pourtant, le choix de la technique de l’eau-forte permettait à Chassériau de suivre le développement de l’intrigue avec un graphisme d’une suggestive élégance et une richesse d’évocation dans le décor qui séduisent de nos jours, mais moins sans doute, ici encore, que les dessins préparatoires, au nombre d’une soixantaine, dont certains comptent parmi les chefs d’œuvre de l’artiste : la curieuse représentation de Shakespeare visité par le génie de la Tragédie (photo 13), un projet qui ne fut finalement pas retenu pour le frontispice de la suite gravée, introduit ce superbe ensemble dont on ne citera ici que deux exemples, tous deux tracés d’une plume à l’énergie pressante, La Romance du Saule du Louvre (photo 14) dont il existe une autre version, peut-être encore plus réussie, dans la collection Hilliard à Chicago (photo 15), et Othello face à Desdémone endormie, également au Louvre (photos 16 et 17), dans lequel Chassériau hésite quant à la position du Maure, plaçant alternativement devant ou derrière le lit de son épouse, juste avant de prononcer le fatal « Et pourtant il faut qu’elle meure ! ».

  • 5 William Shakespeare, Œuvres complètes, Tragédies II, Othello, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1995 (...)
  • 6 Idem, Musée du Louvre. Cabinet des dessins. Inventaire général des dessins. Ecole française. Dessin (...)

4Les deux hommes ont repris les thèmes shakespeariens dans plusieurs peintures de petit format, elles aussi bien connues, et dont beaucoup sont suscitées par les deux mêmes tragédies. Delacroix, dont on a pu dire qu’il s’était lui-même représenté dans sa jeunesse en Hamlet (photo 18) – ou, pour d’autres en Ravenswood , un personnage de Walter Scott – peindra de nombreux Hamlet au cimetière (un thème repris à deux reprises par Cézanne d’après lui (photo 19) ou Ophélie mourante, mais aussi un Othello et Desdémone, une Desdémone maudite par son père, et plusieurs représentations de Lady Macbeth, dont une au lavis récemment réapparue et longtemps prise pour Rachel dans le rôle de Phèdre, nonobstant la présence de la dame coiffée d’un hennin médiéval et du médecin à droite de la scène (photo 20) (à moins qu’il ne s’agisse de la scène de folie d’Ophélie …) ! Chassériau reviendra sur son sujet favori dans de délicates petites huiles, Le Coucher de Desdémone ou, plus inattendue, une Mort de Desdémone du musée de Strasbourg (photo 21), dans laquelle la jeune femme est représentée dans une totale nudité, d’un érotisme qui contraste avec l’habituelle fragilité de son personnage. C’est la « belle guerrière5 » de l’acte II, soudainement transformée en objet sexuel. Un peu plus tard, Chassériau, qui relève dans une note manuscrite son désir de « faire entrer dans la grande peinture les apparitions formidables de Shakespeare6 », évoquera des épisodes de Macbeth dans plusieurs toiles âprement colorées, La rencontre avec les sorcières, l’Apparition du spectre de Banquo ou encore Macbeth apercevant les spectres des rois (photos 22 à 24). Deux pages d’un carnet du Louvre précèdent de peu ces œuvres et étonnent par leur graphisme remarquablement synthétique (photo 25). Enfin, après des recherches pour une Mort de Cléopâtre que l’artiste détruisit en grande partie après son refus au Salon de 1845, mais qui est connue par une gravure (photo 26), et dont on ne sait trop si elle est inspirée d’Antoine et Cléopâtre ou plus simplement de Plutarque, Chassériau songera brièvement à une évocation du Roi Lear devant le cadavre de Cordélia, qui ne dépassera pas le stade du dessin (photo 27), l’un des projets annotés décrivant la jeune femme comme « tout en blanc / morte froide / naïve / douloureuse » : la description conviendrait à une autre héroïne, Juliette, que Chassériau place sur le corps de Roméo dans une esquisse à l’huile du Louvre (photo 28), tandis que Delacroix choisit d’évoquer d’autres moments de l’action, la Scène du Balcon (photos 29 et 30), Roméo et Juliette (à demi-nue !) dans le tombeau des Capulet (photo 31), récemment acquis par le musée Delacroix, ou encore un épisode bien plus rarement choisi par les peintres, Juliette crue morte après avoir absorbé le philtre de Frère Laurent, qu’il exploite dans trois brillants lavis conservés au Louvre, à la Kunsthalle de Brême et en mains privées (photos 32 à 34), un exemple évident de la constante recherche chez lui du « moment poignant ». Enfin, les deux artistes évoqueront brièvement Jules César : Chassériau très tôt et assez maladroitement, avec un dessin sur le thème des « hommes maigres » dont César déclare se méfier (photo 35), à une époque où il dessine avec la même naïveté Hamlet convainquant Polonius qu’un nuage peut prendre la forme d’un chameau (photo 36) ; Delacroix avec un lavis de Besançon montrant un Marc-Antoine juvénile et apitoyé devant le cadavre de César, au moment où son discours va retourner la foule qui s’agite follement au pied de la tribune (photo 37).

5Pour les romantiques, Shakespeare devient autour de 1825 une source d’inspiration essentielle, remplaçant « les grecs et les romains » tellement appréciés à l’époque néoclassique, puis si décriés après l’exil de David, remplaçant aussi un Byron longtemps porté aux nues. Si l’on ne trouve pas chez Géricault, mort au début de 1824, la moindre résonnance shakespearienne, d’autres romantiques en introduiront jusque dans la sculpture, un art qui se prête bien moins que la peinture à l’illustration littéraire : ici, on ira du plus petit jusqu’à l’ambitieux, depuis la Dague d’Othello de Félicie de Fauveau (photo 38) jusqu’au spectaculaire relief de l’Ophélie de Préault (photo 39), ce sculpteur de peu de succès qui devait décorer la tombe de l’acteur Rouvière au cimetière Montmartre d’un Hamlet et le spectre (photo 40) qui étonne par la différence de traitement stylistique frappante entre les deux personnages. C’est ce même Rouvière que le jeune Edouard Manet choisira de représenter dans le rôle-titre d’Hamlet (photo 41). La tradition du portrait d’acteur français dans un rôle shakespearien vient d’ailleurs de loin, avec le Talma en Hamlet de Lagrenée, et se poursuivra jusqu’aux effigies de Sarah Bernhardt dans le même rôle, depuis Louise Abbema et Georges Clairin jusqu’à Cappiello.

6Pour les sculpteurs, la liberté d’interprétation commande la forme de la représentation, teintée de sensualité pour Picault avec son relief circulaire en bronze d’Othello et Desdémone endormie (photo 42), un peu molle de facture pour le Roméo et Juliette en terre cuite de Tony-Noël (photo 43) qui n’est plus connu que par une photographie ancienne, empreinte de pathos pour Michel Pascal, l’assistant praticien de Viollet-le-Duc, avec son marbre des Enfants d’Edouard (photo 44) , une évocation de Richard III dont Paul Delaroche a donné un peu plus tôt en peinture deux versions, dont l’une, conservée au louvre, demeure bien plus célèbre que l’autre (photos 45 et 46). D’autres artistes du « juste milieu », cette tendance artistique qui se situe entre classicisme et modernité, comme Evariste Fragonard (photos 47 et 48) et Octave Tassaert, ou le très romantique Eugène Deveria (photo 49), préféreront montrer le moment où Gloucester fait séparer les enfants de leur mère. Le même Evariste Fragonard osera évoquer directement le meurtre des enfants, devant un Richard bossu rarement représenté en peinture, dans une aquarelle à la composition touffue et resserrée conservée au musée Lambinet de Versailles (photo 50).

7« Il y a peu de gens qui connaissent Shakespeare », déclare Frédérick Lemaître au directeur des Funambules dans Les Enfants du Paradis. Disons qu’à l’époque, il y a plutôt un certain nombre d’artistes qui connaissent peu d’œuvres de Shakespeare. Rares sont ceux qui, comme Cabanel, ont lu Le Marchand de Venise et s’intéressent à la scène des trois coffrets (photo 51), ou qui, comme Félix Barrias, ont poussé leurs lectures jusqu’à Cymbeline (photo 52). De même, a-t-on tenté de rapprocher de Timon d’Athènes une pochade de Thomas Couture (photo 53), qui semble découler en fait du thème plus large de L’Amour de l’or qu’il a plusieurs fois exploité. Unique également, la gravure de Delacroix Le jeune Clifford découvrant le cadavre de son père sur le champ de bataille de Saint-Alban (photo 54), seul témoignage de sa connaissance de la tragédie d’Henri VI.

  • 7 Shakespeare, Othello, op. cit., p. 82-83 (acte I, scène 3, vers 166).
  • 8 Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne, Paris, Omnibus, 1998, p 382.

8Rares également sont, dans les pièces les plus appréciées, les scènes qui ne sont retenues que par peu d’artistes, peut-être lecteurs plus attentifs ou assidus que d’autres. En dehors de la gravure de Chassériau et d’une aquarelle de Cabanel (photo 55), seul l’orientaliste Dehodencq choisira d’évoquer, dans une grande peinture tristement accidentée du musée de Meaux (photo 56), la scène où Othello explique que Desdémone l’« aima pour les dangers » qu’il avait courus7. De même, en dehors d’Alexandre Dumas qui, dans Le Vicomte de Bragelonne, fait emmener d’Artagnan à Londres par le général Monck pour assister à une représentation de Beaucoup de bruit pour rien, seul Hugues Merle semble connaître cette comédie, signant un Béatrice et Bénédict dont les lourds costumes renvoient aux fantaisies de Véronèse (photo 57), deux personnages dont on sait à quel point ils fascineront Hector Berlioz8. S’inspirant de La Tempête, le même Merle peindra un Ferdinand et Miranda perdu, tandis qu’Alexandre Colin, auteur d’un Meurtre de Desdémone perpétré par un Othello bien trop richement vêtu (photo 58), gravera une pittoresque rencontre entre Caliban et Stephano (photo 59).

  • 9 Arthur Rimbaud, « Ophélie », in Poésies, Œuvres Poétiques, Lettres françaises, Collection de l’Impr (...)
  • 10 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XVIII, « L’idéal », in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, B (...)

9En l’absence étonnante de représentations d’un autre personnage si populaire Outre-Manche, Sir John Falstaff, la seconde partie du siècle verra se succéder au Salon parisien d’innombrables images de jeunes filles couronnées de fleurs et titrées Ophélie, « pâle » et « belle comme la neige » (Rimbaud9), et qu’il n’est pas question d’énumérer ici, celle de Bastien-Lepage au musée de Nancy demeurant la plus connue (photo 60). Un artiste comme James Bertrand, qui aime à peindre les femmes allongées plutôt qu’étendues, s’en fera une véritable spécialité (photos 61 et 62), tandis que Madeleine Lemaire en donnera une interprétation à la limite du « trash » (photo 63). Mais c’est une Ophélie particulièrement surprenante, conservée à Boston, qui revient à Camille Corot, en fait un portrait de fillette dans un paysage affublée d’un titre trop ambitieux pour elle (photo 64) ; celui-ci peindra aussi un Macbeth et les sorcières (photo 65), un thème dont le succès ne se dément pas, notamment avec Luc-Olivier Merson, le plus important illustrateur de la fin du siècle, avec une fascinante suite de dessins conservés au musée d’Orsay, dont deux études de frontispice (photo 66). Conçu vers 1880-1890, le Macbeth de Merson ressuscite un Haut Moyen-Age marqué par l’historicisme autant que par une sorte de symbolisme fin-de-siècle. Le dessinateur y évoque une Ecosse magique, hantée par les sorcières (photos 67 et 68), et où Lady Macbeth prend parfois des allures d’apparition (photo 69), entourée de personnages qui rappellent le Jean-Paul Laurens illustrateur des Récits des Temps mérovingiens d’Augustin Thierry. C’est d’ailleurs ce même Laurens qui proposera une Lady Macbeth beaucoup plus classique, bien éloignée de la « Lady Macbeth, âme puissante au crime10 » de Baudelaire dans L’Idéal (photo 70). La même scène de folie de l’acte V sera reprise par Muller, un suiveur de Couture, à plusieurs reprises (photo 71), alors que Gustave Doré s’attachera à bien d’autres épisodes du drame, La Rencontre avec les sorcières (photo 72) qui semble comme une illustration de L’Enfer de Dante, Le Sabbat (photo 73), Le meurtre de Duncan (photo 74), ou la scène de l’apparition (photo 75), qui n’est pas sans évoquer un thème proche, le spectre de César apparaissant à Brutus avant la bataille de Philippes dans Jules César, que Doré a également illustré. On sait d’ailleurs que Doré avait l’ambition d’illustrer tout Shakespeare, déclarant sur son lit de mort : « Mon Shakespeare, mon Shakespeare, il faut que je me lève pour le terminer ! ». Il faut enfin citer un dernier avatar de Lady Macbeth, la photographie, prise en 1863 par Duchesne de Boulogne (photo 76), d’une malade recevant « une contraction électrique, au maximum, du pyramidal du nez : expression de cruauté féroce », une image sous-titrée par le photographe lui-même : « Lady Macbeth au moment d’assassiner le roi Duncan » !

  • 11 Shakespeare, Œuvres complètes, Tragédies, I, Roméo et Juliette, op. cit., trad. V. Bourgy, p 529-53 (...)

10Roméo et Juliette continuent de fasciner par leur destinée de « star-crossed lovers11 » : Balze, un élève d’Ingres, dessinera le frère Laurent devant le cadavre de la jeune fille (photo 77), Couder évoquera la scène du tombeau dans un lavis aquarellé du musée d’Angers (photo 78), et Delort la rencontre des amants dans une Vérone bien improbable (photo 79), une scène reprise également par Eugène Lami (photo 80) qui traitera nombre d’autres épisodes, dont celui du tombeau (photo 81). Albert Maignan illustrera le même instant théâtral, mais en le traitant comme une sorte d’illumination ou de transe (photo 82). Rodin, quant à lui, fera découler vers 1900 de son célèbre Baiser un bronze intitulé Roméo et Juliette que prépare une terre cuite, deux œuvres su musée Rodin (photos 83 et 84).

11Le Roi Lear, par contre, suscite toujours aussi peu de représentations, la pièce étant sans doute trop complexe à l’époque pour les esprits français, encore empreints de classicisme; le thème de l’errance du souverain sur la lande, si fascinant pour les peintres britanniques (George Romney ou John Runciman, pour ne citer qu’eux), n’avait été traité avant 1850 que par Louis Boulanger (photo 85). Il est peut-être repris dans une aquarelle anonyme récemment passée en vente et qui montrerait Lear à côté de Gloucester (photo 86), tandis que Charles Landelle, encore un ingresque, reviendra sur le thème du vieillard pleurant Cordelia (photo 87). Quant à Jules César, on peut s’interroger sur les liens réels entre le célèbre tableau de Gérôme (photo 88) et la pièce de Shakespeare, bien d’autres sources venant également à l’esprit.

  • 12 Gustave Moreau, L’Assembleur de Rêves. Ecrits complets de Gustave Moreau, ed. A Fontfroide, Bibliot (...)

12Mais c’est Hamlet, en tant que pièce la plus jouée en France, qui continue, sous le Second Empire comme sous la Troisième République, à inspirer un plus grand nombre d’artistes ; et d’abord un futur symboliste, Gustave Moreau, qui a dessiné un Shakespeare au Globe (photo 89), ainsi qu’un Macbeth et deux Hamlet, mais surtout peint sur bois en 1850, dans sa jeunesse, un fougueux Hamlet tuant le roi (photo 90) et un Combat d’Hamlet et Laërtes dans la fosse (photo 91) qui doivent beaucoup plus à Chassériau qu’à Delacroix. Une phrase de L’Assembleur de Rêves, l’ensemble d’écrits qu’a laissés Moreau, pourrait s’appliquer à ces œuvres puissantes malgré leurs dimensions réduites : « De même, semblable à Shakespeare, je veux au milieu de cette scène toute matérielle de boucherie ramener la pensée du spectateur vers le seul rêve qui m’anime12 ». Plus classiques, Benjamin-Constant, avec l’Hamlet méditant de tuer Claudius du musée d’Orsay (1869) (photo 92), Jean-Paul Laurens avec une Mort de Polonius au décor envahissant (photo 93), Cabanel avec une Ophélie (photo 94) qui ne parvient pas à faire oublier celle du peintre anglais Millais, ou encore avec un Hamlet et sa mère au décor minimaliste (photo 95), Dagnan-Bouveret avec la Scène du fossoyeur (1883) (photo 96) où se dévoile surtout son intérêt pour la nature environnante, s’intéressent tous aux élément les plus marquants de l’intrigue, à l’exception du Prince d’Elseneur de Duvocelle, que seul son titre rapproche de l’oeuvre littéraire, daté il est vrai très tardivement de 1907 (photo 97). La même Scène du fossoyeur sera reprise, à une époque proche, par le sculpteur Bourdelle (photo 98), dans un grand dessin à la plume qui place le plus célèbre monologue de la pièce – et de toute la littérature mondiale – à un endroit où il ne figure pas. La palme de la représentation la plus amusante revient probablement à un dessinateur presque inconnu, Charles Donzel (1824-1889), qui, sur un feuillet à la plume du fonds d’Orsay, évoque ce qu’il appelle de façon quelque peu inappropriée « la dernière scène du dernier acte d’Hamlet », un croquis teinté d’humour parmi toutes ces illustrations qui en contiennent si peu (photo 99).

13Des sourires, pourtant, quelques artistes sauront les susciter par leurs représentations du Songe ou de La Tempête. Pour la plus brillante des comédies, un artiste toulousain lui aussi bien oublié, Paul-Léon Gervais, peint en 1897 une immense Folie de Titania conservée au musée des Augustins de Toulouse (photo 100), à l’allure d’un Bois sacré de Puvis de Chavannes revu par l’esthétique des « pompiers ». Bien auparavant, Théophile Gautier, qui avait fondé dès 1836 une revue du nom d’Ariel, avait lui-même évoqué le couple de la reine des fées et du tisserand à tête d’âne en un dessin à la plume qui montre un Bottom tristement songeur (photo 101). Membre en 1864 du comité pour la célébration de la naissance de Shakespeare, Gautier louera d’ailleurs longuement dès 1855 le fameux tableau de sir Joseph Paton, La Dispute d’Obéron et de Titania, aujourd’hui à la National Gallery of Scotland à Édimbourg (photo 102). Et Doré, bien évidemment, trouvera dans ce monde féérique prétexte à plusieurs images, dont deux grandes aquarelles ovales où les personnages s’inscrivent avec aisance dans une nature accueillante et propice aux errances nocturnes (photos 103 et 104).

14Et c’est le même Doré, dans l’incessante variété de ses imaginations, qui propose deux étranges représentations du Caliban de La Tempête : dans l’une, l’arrivée du monstre est en fait prétexte à une superbe nature morte de coquillages géants entre lesquels jouent les esprits de l’île « full of noises » (photos 105 et 106) ; la figure de Caliban est précisée dans la seconde, conservée dans le riche fonds Doré de Strasbourg (photo 107). Un artiste autrement visionnaire, Odilon Redon, qui prendra plusieurs fois pour motif Ophélie, portera sur le personnage ambigu qu’est le fils de la sorcière Sycorax un regard plus sympathique, notamment dans un célèbre dessin de la série des « noirs » des années 1880, conservé à Orsay et intitulé « Caliban petit monstre ou gnome » (photo 108), tout comme dans un pastel évoquant Caliban endormi (photo 109). Un peu plus tard, Rodin, dont on sait que sa bibliothèque contenait plusieurs œuvres de Shakespeare, et qu’il appréciait particulièrement Richard III (et l’on se prend à rêver des dessins noirs que la pièce aurait pu lui inspirer, à l’instar de ceux de L’Enfer de Dante), dessine à l’aquarelle un Ariel dont le bleu du ciel qui le cerne confirme la légèreté (photo 110), et va même jusqu’à titrer Yorick un dessin de crâne et Vénus et Adonis celui d’un groupe de deux femmes. Quant à Prospéro, il ne sera le sujet que d’une œuvre dans laquelle personne n’aurait eu l’idée de l’identifier si son auteur, Théodule Ribot, n’avait donné à son aquarelle le titre de La Tempête (photo 111). Technique rare chez ce suiveur tardif de Ribera, adepte du sombre, représentation dynamique, sujet inattendu, l’œuvre demeure une rareté pour un tel auteur.

  • 13 J.-A. Dominique Ingres, Lettres d’Ingres à Gilibert, ed. D. et M-J Ternois, Paris, Honoré Champion, (...)

15Et Shakespeare lui-même ? On veut dire son image physique à travers le siècle. Rare en peinture – on en connaît une exécutée en 1847 par l’obscur Louis Coblitz pour Versailles, mais il ne s’agit que de la copie du portrait d’Hampton Court – elle ne sera presque illustrée que par un homme qui ne l’aimait guère, Jean-Auguste Dominique Ingres, et qui hésita longtemps avant de le placer parmi le groupe des classiques modernes de son Apothéose d’Homère de 1827, l’insérant finalement à l’extrême-gauche entre La Fontaine et le Tasse (photos 112 et 113), mais l’écartant par la suite de son grand dessin Homère déifié, qui admet pourtant bien plus de célébrités, pour cause de romantisme excessif ; une critique qu’il reprendra en dénonçant les « monstruosités » de celui dont il orthographie le nom, dans une lettre à son ami montalbanais Gilibert, « Schezpire13 ».

16Quelques sculpteurs, par contre, à la suite du Portrait de l’église de Stratford et de la statue de Roubillac, prendront le barde pour modèle : si les deux représentations en bronze doré par l’obscur Emile-Coriolan Guillemin (1841-1907), relèvent de l’anecdote et du simple objet de décoration (photos 114 et 115), les deux versions, en bronze comme en terre cuite, du buste conçu par Albert Carrier-Belleuse vers 1870, mais fondu plus tardivement (photos 116 et 117), parviennent réellement à exprimer un caractère et une personnalité, modernisant considérablement l’image donnée par Droeshout dans le folio de 1623.

17Enfin il faut citer Hugo, dont chacun connaît les liens avec Shakespeare, et cela dès la Préface de Cromwell dans laquelle il célèbre selon une formule bien connue l’alliance du tragique et du grotesque dans les pièces du britannique. Auteur de plus de trois mille dessins, on aurait pu imaginer que des figures échappées des tragédies shakespeariennes trouveraient place entre ses burgs angoissés et ses marines déchiquetées ; mais, ironiquement, la seule contribution graphique de Hugo ne sera inspirée ni par l’effigie de l’auteur, ni par l’ombre d’un de ses menaçants personnages, mais par une sorte de portrait en creux, l’auteur du William Shakespeare, publié en 1864, s’amusant à dessiner la maison de Stratford, et cela sans y être probablement jamais allé, mais en fait d’après une médiocre gravure (photo 118), et évoquant, dans un autre minuscule croquis les Maisons autour du Globe (photo 119).

  • 14 Victor Hugo, L’Homme qui rit, Paris, Garnier-Flammarion, 1982, tome I, p. 378.

18Dans L’Homme qui rit, ce même Hugo décrit la pièce qu’a inventée son héros Ursus, au titre suggestif de Chaos vaincu : « C’est dans le genre d’un nommé Shakespeare, disait Ursus avec modestie14 ». Modestie, le terme convient peut-être à la plupart des œuvres plastiques que nous avons trop vite énumérées : beaucoup ne sont pas des chefs d’œuvre, et certaines à peine des vignettes. Sans doute l’énergie vitale que véhiculent les textes théâtraux ne se retrouve-t-elle qu’en partie dans les images que nous avons passées en revue. Mais ceci pourrait tenir au fait que les peintres, dessinateurs ou sculpteurs, obligés de sélectionner à chaque fois un moment précis, ne peuvent avoir avec l’écoulement du temps le même rapport que le dramaturge qui en contrôle le flux. Du théâtre en action, on est passé ici à une suite de « tableaux vivants » dont on sait bien que leur caractère essentiel est précisément de demeurer figés.

  • 15 Idem, Hernani, acte III, scène 4 , Théâtre complet, Tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pl (...)

19De plus, la lecture des événements comme des personnages demeure forcément anecdotique et illustrative, même si elle se charge, dans la première moitié du siècle, d’un supplément d’énergie qui correspond à l’accueil par les romantiques d’une œuvre jugée alors scandaleuse encore plus que violente, en un moment où nombre de personnages, pour parler comme Hernani, apparaissent comme une « force qui va15 ». S’il y a modestie, il y a peut-être aussi parfois naïveté, dans la mesure où la compréhension de ces personnages rendus complexes par la richesse de leurs discours comme par l’évolution de leurs actes, n’est pas encore affectée par une lecture savante, bientôt déconstructrice et post-moderne. Pour nos illustrateurs, Shakespeare demeure un homme qui raconte des histoires, qu’elles soient teintées d’acedia ou plongées dans le bruit et la fureur. Et cela suffisait sans doute à des artistes encore innocents, davantage à la recherche de sujets fascinants que d’émotions littéraires à transcrire par l’image. Au siècle suivant, ce sera au contraire à ces nouveaux imagiers que vont devenir les metteurs en scène qu’il reviendra de bouleverser de fond en comble l’illustration shakespearienne (photo 120).

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Documents annexes

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Notes

1 Les indications entre parenthèses renvoient aux illustrations qui figurent dans le document joint (format Powerpoint). Pour les légendes de ces illustrations, on se reportera à la liste également en pièce jointe.

2 Olivier Lefeuvre, Fortune et infortune de Shakespeare. Shakespeare et son illustration en France 1800-1870, Mémoire de maîtrise, Université de Paris-IV, 1999-2000.

3 Emmanuel Schwartz, « Shakespeare et la peinture : persistance de la vision mélancolique », De la rhétorique des passions à l’expression du sentiment, Actes du colloque des 14, 15 et 16 mai 2002, Cahiers du Musée de la Musique, p.28.

4 Louis-Antoine Prat, Chassériau, un autre romantisme, Paris, Grand Palais, Strasbourg, Musée des Beaux-Arts, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2002-2003, p. 201.

5 William Shakespeare, Œuvres complètes, Tragédies II, Othello, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1995, traduction L. Teyssandier, p. 102-103 (acte II, scène 1, vers 178).

6 Idem, Musée du Louvre. Cabinet des dessins. Inventaire général des dessins. Ecole française. Dessins de Théodore Chassériau 1819-1856, 2 Tomes, Paris, Editions des Musées Nationaux, 1988, Tome I, p. 255 sous le n° 542.

7 Shakespeare, Othello, op. cit., p. 82-83 (acte I, scène 3, vers 166).

8 Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne, Paris, Omnibus, 1998, p 382.

9 Arthur Rimbaud, « Ophélie », in Poésies, Œuvres Poétiques, Lettres françaises, Collection de l’Imprimerie Nationale, Paris, 1986, p. 64.

10 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XVIII, « L’idéal », in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, Tome I, p. 22, vers 10.

11 Shakespeare, Œuvres complètes, Tragédies, I, Roméo et Juliette, op. cit., trad. V. Bourgy, p 529-530 (acte I, prologue, vers 6).

12 Gustave Moreau, L’Assembleur de Rêves. Ecrits complets de Gustave Moreau, ed. A Fontfroide, Bibliothèque artistique et littéraire, l’an MCMLXXXIV, p. 28.

13 J.-A. Dominique Ingres, Lettres d’Ingres à Gilibert, ed. D. et M-J Ternois, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 323 (lettre n° 46 du 27 octobre 1842).

14 Victor Hugo, L’Homme qui rit, Paris, Garnier-Flammarion, 1982, tome I, p. 378.

15 Idem, Hernani, acte III, scène 4 , Théâtre complet, Tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1963, p. 1227.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Louis-Antoine Prat, « « Painting is welcome » : les artistes français du XIXe siècle face à Shakespeare »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 20 janvier 2017, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/3809 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.3809

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Auteur

Louis-Antoine Prat

École du Louvre

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Droits d’auteur

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