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La langue de Shakespeare
Enter Shakespeare, painted full of tongues…
1La langue de Shakespeare est et n’est pas la « langue de Shakespeare ». Si Shakespeare a largement contribué à l’évolution et à l’enrichissement de l’anglais, la langue que son œuvre déploie semble à maints égards être une langue tout aussi étrangère à l’anglais de son temps qu’à l’anglais de nos contemporains. Langue étrangère creusée dans la langue anglaise, tout à la fois proche et lointaine, morte et vivante, cette langue est d’autant plus fertile qu’elle résiste à la compréhension, à la prononciation, à la traduction, empêchant toute fixation de son et de sens. Il n’est qu’à voir le nombre de dictionnaires que l’œuvre de Shakespeare engendre pour comprendre que la langue de Shakespeare n’est pas une mais multiple, langue de théâtre, langue vivante par excellence qui parle et que l’on parle depuis plus de quatre siècles, sur les scènes du monde entier. Elle est la langue d’un temps mais aussi de tous les temps. « He hath the tongues » (Much Ado About Nothing, v.i.163), pourrait-on dire de Shakespeare : celui à qui l’on a pu reprocher de ne pas maîtriser le latin et le grec semble bien connaître la langue et les langues.
L’anatomie de la langue dans le monde de Shakespeare
2Dans son traité Lingua (1525), Érasme décrivait la langue comme le meilleur et le pire organe, l’appelant « organe ambivalent », faisant écho à l’histoire des langues d’Ésope et rejoignant le proverbe biblique selon lequel « Vie et mort sont au pouvoir de la langue » (Prov. 18 : 21). Les pièces de Shakespeare évoquent la langue dans sa matérialité, comme organe du goût et de la gourmandise (« gormandizing », 2 Henry IV, v.iii.53), du dire et du faire/fer, organe qui a ses freins et dont les barrières sont souvent transgressées. Étudier la langue de Shakespeare, c’est étudier la représentation de la langue dans le corpus shakespearien, où la Harvard Concordance recense plus de 600 occurrences du terme « tongue » et de ses dérivés. « There’s a double tongue ; there’s two tongues » (Much Ado About Nothing, v.i.165-66) : caressante ou blessante, empoisonnée ou suave, éloquente ou rebelle, féminine ou masculine, la langue chez Shakespeare est l’objet de multiples commentaires qui sont ancrés dans une culture biblique et classique mais dont on pourra tenter de formuler les spécificités.
Shakespeare, langue étrangère
3L’objet de ce congrès est aussi d’explorer les spécificités de la langue shakespearienne et de mesurer la part que Shakespeare joue dans la création, l’invention de la langue élisabéthaine et dans l’évolution de la langue anglaise. On pourra analyser ce qui différencie la langue de Shakespeare de la langue de Marlowe ou de Jonson et les raisons pour lesquelles la « langue de Shakespeare » désigne, par périphrase, la langue anglaise dans son ensemble. On pourra également s’interroger sur l’évolution de la langue de Shakespeare, d’une pièce à l’autre, d’une période à l’autre. Il conviendra aussi d’évoquer le défi que cette langue constitue pour le traducteur. Mais on pourra aussi analyser le rôle de l’hétéroglossie dans la galimafrée shakespearienne, la présence des langues étrangères (le français, le latin, l’italien, l’espagnol), des dialectes (irlandais, écossais, gallois), ou des idiolectes telles que le « Pistolisme », ou le « Quicklyisme ».
Shakespeare, langue(s) vivante(s)
4Langue poétique, la langue de Shakespeare est aussi langue de théâtre qui se donne en spectacle, conçue pour être vue, mise en corps, en bouche, en voix. Tout à la fois bonne et mauvaise, langue amoureuse et injurieuse, douce et amère, pécheresse ou vertueuse, la langue de Shakespeare met en scène une « guerre des langues » qui ne trouve tout son sens qu’en représentation. On pourra analyser les modalités de cette guerre des langues ou encore les bonnes et mauvaises langues qui habitent le corpus shakespearien. On pourra également étudier la langue de Shakespeare dans toute son oralité en en examinant les modes de prononciation et d’articulation. Adaptant l’adage biblique (Jacques 3 :7-8), nous pourrions avancer que : « Nul ne peut dompter la langue… de Shakespeare ».
5Jean-Michel Déprats et Nathalie Vienne-Guerrin
« Le serpent qui s’y dissimule »1
- 1 Je remercie Olivia Coulomb pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la publication de ces actes.
6Il s’agit de comprendre la magie du verbe Shakespearien, de comprendre pourquoi la langue anglaise, au moyen d’un subtil agencement de mots, de l’utilisation d’expression idiomatiques, de registres variés empruntés à toutes les corporations londoniennes, à toutes les strates de la population, a pu revêtir à l’époque élisabéthaine sa forme la plus canonique. Les articles qui forment ce recueil nous plongent au cœur-même du langage pour en révéler toute sa richesse et sa puissance rhétorique. La langue anglaise du xvie siècle n’est pas figée, elle est animée de soubresauts et se love dans une vigueur toute reptilienne. Consciente de l’emprise que peuvent exercer de simples paroles sur la personne qui les écoute, Lady Macbeth enjoint son mari à recourir à l’ambivalence de la langue afin de cacher ses noirs desseins : « Your hand, your tongue; Look like the innocent flower, / But be the serpent under ’t. » (Macbeth, i.v.64-5). C’est justement l’ambiguïté de la langue qui provoquera la chute de son époux, car cette langue serpentine échappe à l’emprise de Macbeth et se retourne finalement contre lui.
7L’erreur de Macbeth a été de penser qu’il pouvait maîtriser la langue pour la plier à son usage personnel. La malédiction que Macbeth lance à l’encontre de la langue, et des sorcières qui l’ont si savamment déformée pour y dissimuler leur prophétie, sonne comme un aveu d’impuissance face à la multiplicité du sens et à la puissance métaphorique du langage : « Accursèd be that tongue […] / And be these juggling fiends no more believ’d, / That palter with us in a double sense. » (v.x.17-20). Le « serpent » se dissimule derrière chaque mot, il symbolise la richesse polysémique de la langue.
8Il n’existe pas une langue de Shakespeare, mais une multiplicité de langues s’imbriquant les unes dans les autres comme autant de pièces d’un puzzle qui pourrait s’agencer de multiples façons. La langue anglaise de l’époque élisabéthaine était perméable aux langues étrangères et favorisait un échange linguistique et culturel sans cesse renouvelé. Mylène Lacroix nous offre une interprétation gustative de l’hybridation des langues dans le théâtre élisabéthain. Au travers de l’image du banquet, elle nous invite à envisager le recours aux mots étrangers comme autant de mets exotiques participant au plaisir sensuel des spectateurs. Jacques Bonaffé nous plonge quant à lui dans une multitude langues étrangères en nous faisant pénétrer dans une ville de Chypre fantasmée, exotique et polyglotte, dans sa traduction du texte de l’opéra « The Othello Syndrome » de Uri Caine.
9Il serait vain de réduire le langage à une simple norme. Laetitia Sansonetti nous propose de découvrir l’œuvre poétique de Tony Harrison en insistant sur le joug qu’a fait peser sur lui la « langue de Shakespeare », cet anglais formel exigeant une stricte prononciation (received pronunciation). Elle explique comment il fut mis à l’écart dans sa jeunesse du fait de son fort accent du Nord de l’Angleterre. La « langue de Shakespeare », dans son sens le plus étroit, paraît artificielle et normative et va à l’encontre même de l’élan novateur de ce grand créateur.
10La langue est source de vérité, mais elle est docile et peut donc être employée à des fins personnelles par un usage rhétorique. Martin Okrin remet en cause l’autorité des proverbes à l’époque de Shakespeare et nous montre que leur interprétation était parfois sujette à caution. L’utilisation abusive d’allusions proverbiales dans les pièces de Shakespeare peut saper leur autorité et induire une méfiance vis-à-vis de la langue.
11Malléable, la langue peut à la fois blesser et réconforter, dissuader et convaincre. Nathalie Vienne-Guerrin nous explique comment elle s’est lancée dans la rédaction d’un dictionnaire des insultes Shakespearienne. Elle souligne le caractère instable des insultes et les envisage comme « l’autre versant de la langue », comme des emblèmes dont le sens serait toujours fuyant. Si la parole peut blesser, elle peut aussi permettre à l’orateur d’avoir la vie sauve. Abishek Sarkar s’interroge sur la facilité avec laquelle, dans King John, le jeune Arthur fait usage de sa verve afin de convaincre ses bourreaux de ne pas le rendre aveugle. Son talent d’éloquence, qui n’est pas sans évoquer l’Hercule gaulois, et la seule arme dont il dispose pour faire face à la violence des adultes.
12Redoutant le pouvoir d’élocution que la langue confère à celui qui sait l’utiliser à bon escient, certains n’hésitent pas à prendre des mesures radicales pour se soustraire à son influence. Jennifer Flaherty démontre ainsi que les mutilations de la langue, dont les manifestations sont nombreuses dans le théâtre élisabéthain, ne sont pas simplement le signe d’une violence gratuite et spectaculaire, mais qu’elles portent atteinte au langage-même.
13Plusieurs articles nous plongent au cœur de la langue de Shakespeare en nous proposant une analyse linguistique au plus près du texte. Patricia Parker se penche sur les similitudes existant entre nothing, noting, knots, musical notes et les sous-entendus grivois de nought/naught/not(e) dans Much Ado about Nothing et Cymbeline et démontre que le réseau langagier que l’on retrouve dans ces pièces n’est pas uniquement une source de jeux de mots, mais qu’il participe au pouvoir de la narration, aux ambiguïtés de la langue, qui s’apparente à la contrefaçon et à des références grivoises à l’organe féminin.
14Jonathan Hope et Michael Witmore analysent les données quantitatives obtenues grâce la suite logicielle Docuscope afin d’établir des « périodes » chronologiques dans la carrière de Shakespeare, pour en établir le degré de subjectivité. Ann Lecercle décèle dans la langue poétique de Shakespeare une forme de plasticité verbale reproduisant l’inconscient du poète, agencé lui-même comme un langage. Elle offre une perspective nouvelle sur l’utilisation la métrique de Shakespeare, et montre comment le poète l’a découpée, malmenée, voire l’a « mâchée » pour en distiller la richesse.
15Qu’elle se déclame en public ou se récite en privé, la langue de Shakespeare est empreinte de poésie. Henri Suhamy nous invite à envisager la langue de Shakespeare comme une partition musicale et nous rappelle la nécessité de lire les textes Shakespeariens à voix haute. Il nous montre comment le rythme poétique repose sur une pulsation interne qui prend vie lorsque les acteurs prononcent leurs tirades sur la scène. Jean-Yves Ruf, Éric Ruf, et Loïc Corbery, respectivement metteur en scène, scénographe et comédien, et comédien interprète du Troilus et Cressida qui fut joué à la Comédie-Française en janvier 2013, nous font part de leur expérience de la langue Shakespearienne et insistent sur le souffle de l’acteur qui transmet la langue du dramaturge aux spectateurs en lui apportant un rythme et une puissance qui lui sont propres, tandis que Jacques Darras et Lachlan MacKinnon nous invite à une réflexion commune sur la musicalité et le « centre de gravité » de la langue de Shakespeare à la lecture de ses sonnets.
16Nul doute que ces articles permettront au lecteur de découvrir la langue de Shakespeare sous un angle nouveau et d’en apprécier, plusieurs siècles après son apparition, toute la magie verbale et toute la richesse d’interprétation qu’elle nous offre encore aujourd’hui.
17Christophe Hausermann
Notes
1 Je remercie Olivia Coulomb pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la publication de ces actes.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Michel Déprats, Nathalie Vienne-Guerrin et Christophe Hausermann, « Avant-Propos », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 31 | 2014, i-ix.
Référence électronique
Jean-Michel Déprats, Nathalie Vienne-Guerrin et Christophe Hausermann, « Avant-Propos », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 31 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/2789 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.2789
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