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Avant-Propos

Gisèle Venet et Christophe Hausermann
Édité par Christophe Hausermann
p. i-xvii
Traduction(s) :
Foreword [en]

Texte intégral

Shakespeare et la mémoire

1Pour inventer de nouveaux styles, de nouvelles interprétations, de nouveaux modèles imaginaires, Shakespeare et ses contemporains puisent aux sources les plus anciennes ou les plus souvent imitées de leur mémoire culturelle, la littérature, l’histoire, la légende, la mythologie, l’iconographie, etc. Dans le même temps, une crise sans précédent des savoirs et des représentations collectives remet en cause ces connaissances acquises et ces pratiques créatrices saturées de références aux héritages du passé sur lesquels l’Europe s’était construite, ébranlant du même coup le culte et la culture de la mémoire qui les avaient constituées. Montaigne, pourtant lui-même praticien d’une culture de la répétition et de l’emprunt, dénonce cette saturation : « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires ; d’auteurs, il en est grand cherté. Le principal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre les savants ? »

2Dans ce siècle de paradoxes, un philosophe connu pour l’intérêt qu’il porte aux techniques des Artes memoriae, Giordano Bruno, rompra au contraire avec la mémoire grippée des « savants », héritiers et commentateurs d’Aristote, pour revendiquer une logique libératrice et imaginer un univers infini de mondes multiples, dans un style insolent à lui seul défi aux héritages littéraires et satire des rhétoriques convenues. C’est dire si la mémoire est au centre de la crise, et peut-être elle-même mémoire en crise : avec l’invention de l’imprimerie, les Artes memoriae sur lesquels reposaient l’accès à la connaissance et la sécurisation des savoirs avaient déjà perdu de leur urgence sinon de leur pertinence. Et c’est sans doute à une autre pratique de la mémoire qu’invite l’émergence de savoirs nouveaux, avec la mise en question de la validité ou de la validation des héritages – crise de l’humanisme, crise de l’unité religieuse, crise de l’organisation politique des pays et des États, laïcisation du savoir, épuisement et détournement des héritages dont l’obsédant héritage pétrarquiste…

3Tel le dieu Janus si cher à cette même génération, la mémoire regarde le passé pour mieux déchiffrer un avenir indécis ou opaque, voire pour s’inventer une nouvelle mémoire, ou une nouvelle histoire : l’histoire des malheurs de Troie servira de mythe fondateur, de pseudo mémoire héroïque, à toutes les nations d’Europe ; les nombreux traités d’arts poétiques tirent de la Poétique d’Aristote ou de l’Ars poetica d’Horace de nouvelles règles d’écriture ou de dramaturgie ; la voluptas dolendi héritée de Pétrarque s’allie au mythe plus archaïque d’Actéon emprunté à Ovide pour exprimer l’insaisissable plaisir du déplaisir de l’inconstance maniériste, emblématique d’une jubilation du poète à détourner, voire à dépraver, les modèles littéraires les plus vénérés ; Plutarque offrira l’occasion d’une réécriture baroque des amours tragiques d’Antoine et de Cléopâtre, non sans que s’y ajoute l’admiration paradoxale d’Horace pour le courage dernier de la « reine insensée » ; tandis que l’histoire plus récente du drame des Plantagenêts sert sans doute à déchiffrer la menace plus immédiate d’une succession irrésolue. Machiavel puise chez Tite-Live ou Tacite autant qu’à la cour des princes italiens sa très moderne conception du pouvoir ; tandis que Shakespeare reconstruit avec Henry IV l’hypothèse d’un « roi politique », entendons machiavélien, usurpateur mais souverain efficace, celui-là même que pourrait être Essex s’il réussissait son coup d’État contre Elizabeth I. Et la mémoire peut aussi s’inviter comme « hantise », comme expression d’une conscience harcelante qui vient occuper la scène sous forme fantomatique (Richard III, Macbeth, Hamlet).

4Des traductions, du latin, du grec, de l’italien, du français, viennent à point nommé raviver la mémoire atténuée ou imprécise d’un texte influent qui trouve là une nouvelle dynamique : « le monde est un théâtre », disait Epictète, traduit en 1567, avant que Shakespeare et ses contemporains ne s’emparent du cliché pour de tout autres visées. Les peintures découvertes dans la « Maison dorée » de Néron à Rome relancent un imaginaire des « grotesques » dont la discontinuité fera dire à Montaigne qu’il est à l’image de son écriture. Pour ne rien dire des traductions du texte biblique, centrales dans l’esprit de la Réforme et nées d’une volonté de se « remémorer » autrement ce texte fondateur ; ou des évocations et transcriptions multiples des mythes prélapsaires, édens ou âges d’or de l’humanité : qu’il s’agisse d’évoquer la « chute dans le temps » que provoque la « faute » adamique, ou la naissance de l’histoire dans le sang avec « l’âge de fer », la mémoire se trouve impliquée entre idéalisation de passé et défiance du présent, voire terreur devant l’avenir.

5L’exploration de la mémoire, de ses fonctions, de ses fonctionnements, du culte qu’on lui voue, de l’usage qu’on en fait, à l’époque de Shakespeare ; le tissage incessant de la mémoire d’un texte ancien dans tout texte nouveau ; tissage de la mémoire du texte d’un autre dans son propre texte ; mémoire du moi qui naît de la réitération des déplorations pétrarquistes, ou du chant des psaumes psalmodiant le « je » douloureux de David ; l’investigation d’un nouveau rapport en train de s’établir entre mémoire et histoire, mémoire et savoir, mémoire et science, mémoire et religion, mémoire et écriture, mémoire de soi et autobiographie avec les premiers récits de conversions, mémoire ou histoire de la mémoire elle-même, de l’acte de mémoire ; géographie de la mémoire dans l’utilisation des loci, ou localisation imaginaire des objets mémorisés ; premières recherches médicales sur une autre localisation, celle de la mémoire dans le cerveau…

6D’autres sujets vont surgir à la réflexion… dont celui de la mémoire déjà laissée par Shakespeare auprès de ses contemporains, parmi lesquels l’admiratif Jonson, inquiet malgré tout que cette mémoire puisse s’être fondée sur « peu de latin et moins encore de grec », autant dire pour lui… sans mémoire ! Pour nos contemporains, au contraire, ne faudrait-il pas, pour parodier un titre célèbre de Charles Mauron, suivre le tracé d’une « métaphore obsédante », celle d’un Shakespeare qui aurait envahi la mémoire de l’humanité tout entière au point de devenir un « mythe personnel » échappant à tout critère d’interprétation à en croire la critique anglo-saxonne la plus conservatrice ? Ou encore à ce point intériorisé dans l’imaginaire des auteurs anglophones que nombre d’entre eux s’en réclament pour éclairer leurs propres « mythes personnels » ?

Gisèle Venet

Université Paris-III Sorbonne Nouvelle

« Ce qui m’en demeure »

7Miracle du progrès technologique, un composé de mousse polyuréthane a permis la création d’objets « à mémoire de forme » ne portant, après usage, aucune trace de leur manipulation et échappant ainsi à l’usure du temps. Les performances de ce nouveau matériau (memory foam) dépendent de sa faculté intrinsèque de recouvrer le plus rapidement possible sa forme initiale. C’est pourquoi les recherches actuelles visent à améliorer son « temps de réponse » (increased response time) et son « recouvrement rapide » (fast recovery). Les traités consacrés à l’ars memoriae ont longtemps entretenu l’illusion selon laquelle la mémoire était une entité malléable qu’il était possible d’étirer davantage pour la rendre plus efficace. Ils recommandaient de s’adonner à une pratique régulière de la mémorisation et de se plier à un ordonnancement du souvenir sous forme hiérarchique, voire géographique au travers de loci. Le « recouvrement rapide » d’un souvenir s’apparentait dès lors à un simple exercice intellectuel, indispensable à tout orateur désirant structurer et enrichir son art rhétorique.

8Or, la mémoire, processus complexe mobilisant à la fois le réel et l’imaginaire, demeure faillible. Le souvenir d’un fait passé peut aisément être déformé au travers du prisme mémoriel qui le diffracte en multiples interprétations plus ou moins fidèles. Lorsque la mémoire du passé n’est pas entretenue, elle s’érode peu à peu et disparaît dans l’oubli. Elle est fluctuante et nécessite donc d’être sans cesse sollicitée et confrontée aux grandes découvertes, aux nouvelles mœurs, à l’épistémè de l’époque.

9Au niveau d’un pays, il apparaît d’importance capitale à certaines époques de raviver la mémoire collective pour forger l’identité nationale, de jalonner le passé de repères temporels, d’actes héroïques et de victoires militaires, de grands hommes et de lieux de mémoire. L’exploit a toujours prévalu comme norme mémorielle. Sa « thésaurisation » atteste la grandeur actuelle d’un peuple, comme s’il s’agissait d’un sceau hérité du passé, et elle permet de circonscrire la mémoire à quelques dates historiques inaltérables. Cette sélectivité du souvenir ordonne un fléchage idéologique de la mémoire, qui acquiert d’autant plus facilement l’assentiment général qu’elle se voit dénuée de culpabilité et embellie par une bravoure et une vertu ancestrales. La mémoire est un enjeu national. Mais qui en sont les dépositaires ? Les monarques, les historiens ou les artistes qui la représentent au travers de leurs œuvres ?

10En ouverture de ces actes, Henri Suhamy nous invite à considérer l’œuvre de Shakespeare comme une ode au souvenir « remembrance of things past » (Sonnet 30). La mémoire y joue le rôle fondamental de ressort dramaturgique puisqu’elle apporte, d’une part, un contexte historique à l’action en cours au moyen de récits rétrospectifs et, d’autre part, la légitimation du comportement des personnages, hantés par le remord ou le regret d’actes commis jadis. Elle est ravivée dans la mise en scène de cérémonies commémoratives et se perpétue au travers du devoir de mémoire et du sens de l’honneur, valeur morale et héréditaire, transmise de génération en génération, établissant de fait une généalogie exemplaire.

11Dans leurs pièces historiques, les dramaturges élisabéthains ont établi une version condensée et simplifiée de l’histoire anglaise en dressant une filiation du peuple anglais avec les héros de son passé glorieux, et parfois même avec les héros des mythes antiques. Ils ont apporté aux faits historiques une contextualisation nouvelle en les mettant en scène durant une période d’incertitude face à l’avenir. Andrew Hiscock offre une perspective nouvelle sur les deux tétralogies historiques de Shakespeare en démontrant l’appropriation stratégique de la mémoire par le pouvoir monarchique : elle forge un destin collectif et affermit l’identité de la nation, mais, en contrepartie, le recours abusif au passé entraîne le risque d’une inertie politique. Sur un thème similaire, Gilles Bertheau nous offre une réflexion sur la mémoire historique dans The Conspiracy and Tragedy of Byron de George Chapman au travers de la lutte que se livrent Henry et Byron en vue d’imposer leurs versions respectives de la mémoire et de s’en arroger le monopole afin d’établir leur postérité personnelle.

12La construction d’une mémoire historique nécessite souvent le recours au récit épique et au mythe. Atsuhiko Hirota nous montre comment le souvenir d’Hésione, liée à la destruction par Hercule de la ville de Troie, a sciemment été occulté par Shakespeare dans Troilus and Cressida. Christine Sukič se penche quant à elle sur A Dedication to Sir Philip Sidney de Fulke Greville, discours nostalgique vantant l’héroïsme du poète qui procède par un retournement du schéma imitatif de la représentation en négligeant la question de la beauté du corps. Pour Christophe Hausermann, Henry VI de Shakespeare et les récits chevaleresques de Richard Johnson partagent le même désir de transmission historique et culturelle par le souvenir de faits d’armes héroïques, marqueurs temporels servant de moyens mnémotechniques pour retenir les noms de personnages historiques secondaires.

13Au travers de ses pièces, le dramaturge interroge inévitablement la mémoire du théâtre et de ses sources. À l’époque élisabéthaine, les collaborations et les emprunts étaient monnaie courante et le plagiat était considéré comme un crime de « lèse-mémoire » à l’égard de l’auteur original d’un texte. Roger Chartier se penche sur le mystère de Cardenio, une pièce disparue dont le nom signale qu’elle fut inspirée d’un épisode de Don Quichotte, interrogeant par là même le processus créatif des dramaturges élisabéthains et la canonicité de leurs œuvres. Tatiana Burtin décèle dans The Merchant of Venice une nouvelle figure de l’avarice, à l’encontre du modèle antique et des Moralités, aboutissant à une redéfinition du modèle comique. Peter Happé met en évidence dans les dernières pièces de Ben Jonson le contraste existant entre mémoire et oubli, à une période où l’auteur était lui-même victime de perte de mémoire. David Tuaillon explique pourquoi Edward Bond a gardé un souvenir impérissable d’une représentation de Macbeth à laquelle il a assisté lorsqu’il était adolescent et comment ce souvenir s’est révélé déterminant dans la création de ses propres pièces.

14L’art de la mémoire consiste avant tout à perpétuer le souvenir des mots et à trouver le moyen infaillible de les convoquer à tout instant. À cet égard, Nathalie Vienne-Guerrin montre que l’insulte proférée à l’égard de Cloten dans Cymbeline, « His meanest garment », nuit durablement à sa réputation, que les mots laissent des traces indélébiles et que la rancune est indissociable de la mémoire. William E. Engel a retrouvé dans The Winter’s Tale l’influence des principes mnémotechniques employés au début de l’ère moderne, principes que Claire Guéron met à jour également dans Julius Caesar, une pièce s’articulant autour de l’approximation des souvenirs et de l’oubli, qui plonge le spectateur dans un état de confusion et affirme la primauté de la représentation théâtrale sur les stratégies de mémorisation empirique.

15Si les textes dramatiques et poétiques perpétuent le souvenir de leurs auteurs, les lieux de mémoire commémorent leur grandeur et attestent leur influence de façon permanente. Ils sont érigés comme de véritables bastions face à l’oubli et le néant. Clara Calvo et David Pearce nous le rappellent en nous guidant à travers les lieux de mémoire que sont le Poets’ Corner de Westminster Abbey, Southwark Cathedral et le Théâtre de la Rose.

  • 1 Les enregistrements de ces lectures sont disponibles sur le site de la Société Française Shakespear (...)

16Ces contributions sont suivies d’un entretien avec Krzysztof Warlikowski, qui nous fait part de son expérience de metteur en scène de théâtre et nous explique le va-et-vient constant entre présent et passé, entre son spectacle Contes africains et les pièces de Shakespeare dont il est tiré. Enfin, ce recueil vous propose les créations littéraires de deux éminents OuLiPiens, Michèle Audin et Jacques Jouet, lues en public le 24 mars 2012 dans le cadre du congrès de la Société Française Shakespeare.1 En manipulant la langue et en la soumettant à divers exercices stylistiques (lipogramme, monovocalisme, beau présent et autres contraintes OuLiPiennes), ces auteurs apportent un éclairage inédit sur les personnages des pièces et des poèmes de Shakespeare et bousculent par la même le souvenir que nous en avons.

  • 2 Montaigne, « De la presumption », Les Essais, éds. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnie (...)

17La mémoire, affirme Montaigne, est l’appropriation d’un souvenir pour soi-même : « Ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnoy plus estre d’autruy : C’est cela seulement, dequoy mon jugement a faict son profit : les discours et les imaginations, dequoy il s’est imbu. L’autheur, le lieu, les mots, et autres circonstances, je les oublie incontinent2. » Je vous invite donc à lire ces textes riches et variés et à en retenir tout ce que bon vous semblera.

Christophe Hausermann

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Notes

1 Les enregistrements de ces lectures sont disponibles sur le site de la Société Française Shakespeare.

2 Montaigne, « De la presumption », Les Essais, éds. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, La Pléiade, Paris : Gallimard, 2007, p. 690.

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Pour citer cet article

Référence papier

Gisèle Venet et Christophe Hausermann, « Avant-Propos »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 30 | 2013, i-xvii.

Référence électronique

Gisèle Venet et Christophe Hausermann, « Avant-Propos »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 30 | 2013, mis en ligne le 03 avril 2013, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1902 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1902

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