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La voix publique, des Tragiques grecs jusqu’à Troilus and Cressida et Coriolanus : Une conquête de la polyphonie ou la désagrégation du corps politique ?

Frédéric Picco
p. 207-223

Résumés

Le théâtre des Tragiques et de Shakespeare aime faire entendre la voix publique. Dans les cités d’Athènes et de Londres, on se rassemblait en masse autour de la scène et il passe quelque chose de cette présence énergique et massive dans le texte théâtral. Il y a pourtant une différence de traitement majeure. Dans les pièces grecques, la voix publique est très rarement entendue directement. Elle doit se soumettre à des effets de filtrage (cf. l’Antigone de Sophocle ou l’Oreste d’Euripide) et l’on entend très peu la voix d’un simple citoyen. Dans Shakespeare, en revanche, on trouve fréquemment sur la scène des voix publiques pour s’exprimer. Je me réfèrerai à Troilus and Cressida et Coriolanus. Shakespeare fait entendre les discordances de la cité avec Thersite et les Romains. On peut interpréter la première pièce comme un divertissement burlesque destiné aux Inns of Court, mais on a déjà la présence du risque de désagrégation du corps politique. Dans la seconde, Shakespeare va très loin dans les effets polyphoniques et il conjure la réalité menaçante de la guerre civile. Si les Grecs n’aiment pas entendre sur scène des voix publiques en désaccord (ils préfèrent l’agôn, qui est un rituel très encadré et donc rassurant) parce qu’Athènes a toujours été une cité divisée, Shakespeare peut introduire des dissonances parce que le modèle de la cité est pensé encore à son époque à partir de la notion romaine (et non grecque) de la concordia.

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Texte intégral

  • 1  Sans la confiante amitié de D. Goy-Blanquet ce texte n’aurait pas vu le jour. Qu’elle en soit ici (...)

1La seule raison d’être de ce texte1 est d’esquisser dans une perspective diachronique très rapide la représentation de la voix publique dans quelques situations caractéristiques du théâtre tragique athénien et dans deux pièces de Shakespeare où elle a un grand relief. Je ne me crois autorisé à aborder ce sujet qu’en raison de ma très vive passion pour l’écriture tragique au fil des âges et de ma formation initiale d’helléniste.

2Je partirai de quelques évidences qui me semblent nécessaires pour comprendre la question de la voix publique.

  • 2  Cette donnée est tirée du Dictionnaire de Shakespeare, article « Londres » rédigé par G. Boulley, (...)

3D’abord Athènes au ve siècle avant notre ère et Londres à la fin du xvie siècle sont des cités peuplées ; l’Attique compte au début de la guerre du Péloponnèse (431 av. J.-C.) environ 250 000 habitants et Londres près de 200 000 habitants vers 16002. Ces cités sont d’intenses lieux d’échange, tant de marchandises que de nouvelles, de théories scientifiques, juridiques, et le point de passage obligé de bien des artistes (ainsi Ictinos est à Athènes ce qu’Inigo Jones est à Londres si l’on se borne à l’architecture du Parthénon et de Whitehall). Les textes des orateurs attiques décrivant les discussions dans les boutiques sur l’agora, la vue de Londres par Wenceslaus Hollar ou les Observations d’un De Witt rendent perceptible cette activité humaine incessante. La voix publique, c’est ainsi un phénomène massif, inhérent à la vie urbaine, caractéristique de la civilisation. En grec l’adjectif asteïos est formé sur astu, « la ville » (par opposition à la campagne) et signifie « de bon goût, cultivé, agréable ». On ne sera pas étonné d’apprendre qu’en grec agroïkos signifie « balourd, rustre, grossier » comme ce qui vient des champs (agroï). Un terme comme « urbain » pour des locuteurs francophones pourrait rendre l’adjectif asteïos. Et, sauf erreur, l’anglais en a deux : urban pour désigner ce qui est relatif à la ville et urbane pour désigner ce qui est élégant. C’est à la ville que se décide ce qui fait norme dans les pratiques intellectuelles et culturelles.

4Ensuite la question fait sens pour des auteurs sans cesse confrontés à la voix publique à un double titre. Premièrement la taille des théâtres est telle que plusieurs milliers d’individus peuvent être présents en même temps et l’on sait les deux publics houleux, rieurs et réactifs, ce qui devait être très impressionnant vu la masse considérable d’individus présents au théâtre (jusqu’à 17 000 dans le théâtre de Dionysos, jusqu’à 3 000 dans les théâtres londoniens), étant donné l’excellente acoustique de ces lieux. S’y faire écouter n’est donc pas aussi aisé que de s’y faire entendre et c’est l’une des raisons de la composition impeccable des tirades inventées par Eschyle, Sophocle et Euripide. La mémoire peut tellement bien s’en imprégner chez les Grecs qu’elles sont apprises par cœur et employées sans cesse par les orateurs et tous les hommes de l’Antiquité païenne (en Grèce et à Rome, Plutarque l’atteste). Dans Julius Caesar (iii.ii) l’éloge funèbre de César par Antoine est un texte d’anthologie… et rien moins que la seconde dimension de la confrontation des artistes avec la voix publique ! En effet cet éloge suscite les réactions successives de trois plébéiens. C’est à ce nouveau titre que l’on peut parler du rapport du théâtre avec la voix publique. Il la met en scène et la met ensuite aux voix (au sens juridique et esthétique : qui va être primé par le jury à Athènes ? Qui fera le bouche à oreille à Londres pour la pièce de Shakespeare et non pour celle de l’un de ses nombreux rivaux ?). Cette mise en scène entre évidemment en résonance, en contrepoint, en conflit ou en convergence (c’est selon et ce sont parfois toutes ces possibilités qui sont mobilisées) avec le monde des puissants (les rois, les chefs de guerre, les membres du clergé, pour ne parler que d’eux).

5Dans ces conditions je vais essayer de définir les caractéristiques de la voix publique dans la tragédie grecque avant de passer à l’étude de deux cas dans l’œuvre de Shakespeare. Je ne prétends pas à l’exhaustivité, mais j’entends ici lancer des pistes que je me réserve le droit de reprendre ultérieurement.

I. Voix publique, tragédie grecque et effets de filtrage

6Malgré sa fréquente présence sur la scène, la voix publique à Athènes est pour ainsi dire restreinte et canalisée de deux façons qui ont en commun de constituer ce que j’appelle des effets de filtrage. Soit la voix publique est véhémente hors de la scène (et donc directement hors de l’atteinte du spectateur) et elle doit trouver un porte-parole pour s’exprimer. Soit on entend la voix des petits et des humbles, mais elle est alors modérée. Il est très rare d’assister à des différends sur la scène, d’entendre même des critiques ou des reproches formulés contre un personnage ou une institution.

1. Les enjeux des discours rapportés

7Je prendrai deux exemples pour illustrer la virulence de la voix publique sans que celle-ci soit directement entendue par le spectateur et sans qu’elle donne lieu au spectacle animé du désaccord. Dans les deux cas, on pourra constater que la voix publique se prononce vivement dans une affaire intéressant toute la communauté. Leur gravité saute aux yeux.

8Dans le premier cas, il s’agit des vers 688-700 de l’Antigone de Sophocle. Il est question pour Hémon de persuader son père, le nouveau roi de Thèbes, Créon de ne pas faire mourir Antigone comme il s’était engagé à le faire en raison de sa piété à l’égard de son frère Polynice, mort en combattant sa cité natale :

σοῦ δ᾽ οὖν πέφυκα πάντα προσκοπεῖν ὅσα
λέγει τις ἢ πράσσει τις ἢ ψέγειν ἔχει.
τὸ γὰρ σὸν ὄμμα δεινὸν, ἀνδρὶ δημότῃ
690
λόγοις τοιούτοις, οἷς σὺ μὴ τέρψει κλύων:
ἐμοὶ δ᾽ ἀκούειν ἔσθ᾽ ὑπὸ σκότου τάδε,
τὴν παῖδα ταύτην οἷ᾽ ὀδύρεται πόλις,
πασῶν γυναικῶν ὡς ἀναξιωτάτη
κάκιστ᾽ ἀπ᾽ ἔργων εὐκλεεστάτων φθίνει.
695
ἥτις τὸν αὑτῆς αὐτάδελφον ἐν φοναῖς
πεπτῶτ᾽ ἄθαπτον μήθ᾽ ὑπ᾽ ὠμηστῶν κυνῶν
εἴασ᾽ ὀλέσθαι μήθ᾽ ὑπ᾽ οἰωνῶν τινος.
οὐχ ἥδε χρυσῆς ἀξία τιμῆς λαχεῖν;
τοιάδ᾽ ἐρεμνὴ σῖγ᾽ ἐπέρχεται φάτις.
700

  • 3  Sauf indication contraire, les traductions de Sophocle proviennent de la Collection des Université (...)

[Né de toi, je suis tout désigné pour guetter, dans ton intérêt, tout ce qu’on fait, tout ce qu’on dit, les critiques que l’on émet. Ton visage intimide le simple citoyen, alors qu’il s’agit de propos que tu n’aurais nul plaisir à entendre. Mais, je puis, moi, les écouter dans l’ombre, et j’entends la cité gémir sur le sort de cette fille. « Entre toutes les femmes elle est sans doute celle qui mérite le moins de périr dans l’ignominie, pour des actes qui font sa gloire ! Elle n’a pas voulu qu’un frère tombé au combat disparût sans sépulture, proie des oiseaux, des chiens voraces : n’est-elle pas digne, au contraire, de l’honneur le plus éclatant ? » Voilà la rumeur obscure qui sans bruit monte contre toi3.]

  • 4  Telle est ma traduction.

9Le vers 690 fait référence à la scène des vers 223-331 lors de laquelle le garde en faction auprès du corps de Polynice est venu annoncer l’acte d’Antigone. Le spectateur a pu voir alors la peur de ce vieil homme, qui paraît comme malgré lui devant Créon. Ce dernier note son « appréhension » (vers 237 ἀθυμία) et lui-même parle de sa « grande hésitation4 » (vers 243 ὄκνος πολύς) à venir jusqu’au palais. Cela le pousse à se déclarer innocent avant de relater les faits dont il est le messager. Dès lors la voix publique se transforme en « rumeur obscure » (vers 700). Elle émane de « la cité » (vers 693), du « simple citoyen » (vers 690). Le mot grec n’est pas politès mais dèmotès, soit celui qui habite le dème, cet espace typiquement athénien compris entre le quartier et le canton (pris dans son sens électoral). C’est l’échelon le plus proche des individus dans la vie politique. Les paroles captées par Hémon sont donc celles des citoyens non pas réunis à l’assemblée mais rencontrés dans leur univers familier. Enfin ce passage consacre moins la parole publique des petites gens que la parole de l’ombre, la parole de l’obscurité. Je prends l’image au pied de la lettre, car Sophocle a ménagé à Créon trois rencontres avec cette parole issue de l’ombre et parlant pour elle. Mais dans ce cas la question n’est pas au premier chef politique puisqu’elle concerne la part irréductible de l’humain non engagée dans les transactions de la cité : elle est métaphorisée et traitée dramatiquement (dans le double sens de l’adverbe) par la parole obscure. Il s’agit d’abord du débat célèbre entre Antigone et son oncle Créon où il est question de « la Justice assise à côté des dieux infernaux » (vers 451) ; elle est relayée par le passage que j’ai cité et plus loin par l’apparition d’un orateur aveugle mais clairvoyant, Tirésias, annonçant les catastrophes à venir si Créon refuse la sépulture à son neveu (vers 988-1090). Elle n’est entendue par Créon qu’à la fin, lorsqu’il doit entrer dans le caveau où il a fait murer Antigone.

*

10Le second exemple est le long récit du messager dans l’Oreste d’Euripide (vers 866-956). Contrairement aux Euménides d’Eschyle le jugement d’Oreste matricide aboutit à une condamnation à mort. Cinq orateurs prennent tour à tour la parole. Le messager nous rapporte l’opinion des trois premiers sans que le spectateur entende au style direct leurs discours (ce sont Talthybios favorable à la mort, Diomède à l’exil et un orateur insinuant et aussi perfide qu’étranger, partisan lui aussi de la mort). Seul un cultivateur porte-parole des « honnêtes gens » (vers 930 οἵ γε χρηστοί) demande l’acquittement. Il ne donne pas un avis autorisé, coincé qu’il est entre les calculs politiques anticipant le départ ou la mort d’Oreste et la déclaration de ce dernier. La voix publique est ici voix… campagnarde (du reste c’était déjà le cas dans l’Électre du même Euripide cinq ans plus tôt en 413). C’est là une façon de montrer le fossé qui se crée entre les différentes composantes de la cité (et l’on peut avancer qu’Argos est mise sur scène pour Athènes de plus en plus divisée et en guerre contre elle-même en raison de ses échecs contre Sparte). Les honnêtes gens ne sont plus entendus et ne forment qu’une partie négligeable de l’opinion publique. Le débat n’a pas lieu sur scène, car la cité ne croit plus dans ses procédures de délibération.

2. La voix publique sur la scène, sa singulière modération

11Je voudrais faire entendre dans ce second volet des paroles de soldats. La guerre est aussi l’occasion d’un immense brassage d’hommes, d’idées et de discussions. Il y a deux exemples où la voix publique va prendre un relief particulier, où les avis vont se faire connaître directement sur la scène.

12Dans un cas il s’agit de la parodos de l’Ajax de Sophocle. Cette entrée du chœur livre la réaction à chaud des marins placés sous les ordres d’Ajax. Pour l’instant ils ne croient pas les rumeurs accusant leur chef d’avoir voulu massacrer pendant la nuit les Atrides. Leur opinion est ainsi formulée aux vers 158-163 :

καίτοι σμικροὶ μεγάλων χωρὶς
σφαλερὸν πύργου ῥῦμα πέλονται:
μετὰ γὰρ μεγάλων βαιὸς ἄριστ᾽ ἂν
καὶ μέγας ὀρθοῖθ᾽ ὑπὸ μικροτέρων.
ἀλλ᾽ οὐ δυνατὸν τοὺς ἀνοήτους
τούτων γνώμας προδιδάσκειν.

[Et pourtant sans les grands, les petits ne sont qu’un mur chancelant qui protège mal. Pour qu’un rempart tienne, il faut aux petites pierres le secours des grandes, comme aux grandes l’étai des petites. Mais les sots ne se laissent pas inculquer à temps la moindre notion de ces vérités.]

13À l’acte inouï survenu pendant la nuit répond le proverbe grec recensé ailleurs (dans les Lois Platon le rapporte aussi). C’est l’intérêt du groupe (métaphorisé par l’image du rempart) qui prime. L’accent est surtout mis sur les services précieux rendus par les grands et Ajax n’est guère blâmé au vers 161 (les grands ont besoin d’un étai et non d’un dispositif contraignant pour être redressés ou réduits à des mesures communes, pour filer la métaphore artisanale). Le choix de l’image n’est pas neutre pour des Athéniens qui possèdent de Longs Murs reliant la ville au Pirée. Image familière et aussi très caractéristique d’un imaginaire imprégné d’Homère : Ajax défend justement comme personne le camp des Grecs attaqués par Hector, et les chants xii et xiii de l’Iliade nous le montrent à l’ouvrage. Sa massive carrure est associée à son statut de guerrier champion de la défense, comme justement la métaphore du rempart dans Sophocle. Celui-ci a tenu à mettre sur la scène une voix publique modérée et il l’oppose, par exemple, aux vers 719-732, à une scène de quasi lynchage de Teucer (le demi-frère d’Ajax) par la foule des soldats grecs. On reconnaît le principe que j’ai défini plus haut comme effet de filtrage par le biais du récit. Avec l’Ajax le couple dramatique des grands et des petits se constitue, et il connaîtra de beaux jours chez Shakespeare dans une pièce comme Coriolanus.

14Si l’on cherche une critique formulée sur scène par la voix publique de façon un peu appuyée, les tragédies conservées en recèlent peu. J’ai pensé surtout à un passage de l’Hélène d’Euripide, dans laquelle Teucer et Ménélas arrivent en Égypte et apprennent que c’est là qu’a vécu la « vraie » Hélène pendant qu’ils se battaient devant Troie pour un fantôme. La guerre de Troie était une saignée au sens médical du terme : trop d’hommes accablaient la terre, il a fallu (les dieux, s’entend) trouver une parade et purger des pays surpeuplés. Les vers 698-757 nous montrent les réactions d’un vieux soldat très attaché au couple formé par Ménélas et Hélène. Le vieil homme est ému et se rappelle le jour de leurs noces. Le désastre de dix ans de guerre et sept ans d’errances est à peine évoqué aux vers 744-757 :

ἀλλά τοι τὰ μάντεων
ἐσεῖδον ὡς φαῦλ᾽ ἐστὶ καὶ ψευδῶν πλέα.
οὐδ᾽ ἦν ἄρ᾽ ὑγιὲς οὐδὲν ἐμπύρου φλογὸς
οὐδὲ πτερωτῶν φθέγματ᾽: εὔηθες δέ τοι
τὸ καὶ δοκεῖν ὄρνιθας ὠφελεῖν βροτούς.
Κάλχας γὰρ οὐκ εἶπ᾽ οὐδ᾽ ἐσήμηνε στρατῷ
νεφέλης ὑπερθνῄσκοντας εἰσορῶν φίλους
οὐδ᾽ Ἕλενος, ἀλλὰ πόλις ἀνηρπάσθη μάτην.
εἴποις ἄν: Οὕνεχ᾽ ὁ θεὸς οὐκ ἠβούλετο;
τί δῆτα μαντευόμεθα; τοῖς θεοῖσι χρὴ
θύοντας αἰτεῖν ἀγαθά, μαντείας δ᾽ ἐᾶν:
βίου γὰρ ἄλλως δέλεαρ ηὑρέθη τόδε,
κοὐδεὶς ἐπλούτησ᾽ ἐμπύροισιν ἀργὸς ὤν:
γνώμη δ᾽ ἀρίστη μάντις ἥ τ᾽ εὐβουλία.

  • 5  Tragédies complètes II, Gallimard, p. 974, traduction Delcourt-Curvers, 1988.

[Mais combien ces devins m’ont révélé leur vanité et leurs mensonges ! Que peuvent nous apprendre les flammes de l’autel ou le cri des oiseaux ? Quelle naïveté dans la seule pensée que des oiseaux aident des hommes! Calchas n’a jamais dit, ni laissé entendre à l’armée qu’il voyait ses amis mourir pour un nuage, ni Hélénos, et vaine fut la prise de la ville. Un dieu, dira-t-on, le voulait ainsi. Mais alors, à quoi bon demander des oracles ? Nous devons sacrifier et prier les dieux, sans faire cas des prophéties. On les a inventées pour piper les mortels. Les présages du feu n’ont jamais enrichi qui ne travaille pas. Le vrai devin, c’est un sens droit et du courage5.]

15Les philologues allemands du xixe siècle en avaient après ce passage qu’ils déclarèrent presque entièrement interpolé. La censure du spécialiste ne s’exerce-t-elle pas justement sur un passage inouï, puisque l’épisode troyen est donné pour un moment plein de bruit et de fureur, ne signifiant pas grand chose pour les hommes (les desseins des dieux sont hors d’atteinte). Le passage dénonce aussi la cupidité des devins, la naïveté des hommes. Il me semble que ce texte traduit une crise morale très profonde : Euripide a écrit l’Hélène en 412, après le désastre de Sicile, survenu près de vingt ans après le début de la guerre du Péloponnèse (cette chronologie cadre bien avec l’arrivée en Égypte de Ménélas quelque dix-sept ans après le début de la guerre de Troie). Se mettre à croire à du vent et à un fantôme conduit à de terribles conséquences comme le montre Shakespeare dans Othello et Macbeth. Chez Euripide l’attitude du vieil homme est intéressante en ceci qu’il ne reproche rien à ses chefs et tout aux devins. D’ailleurs Ménélas l’informe de l’apparition de la vraie Hélène et ensuite le vieil homme quitte définitivement la scène. Il s’agit plutôt de subir un destin cruel que d’appréhender rationnellement la guerre et ses causes.

16De ces deux manières de figurer la voix publique je retiens que, autant l’agôn permet les échanges les plus vifs et les critiques les plus terribles entre égaux, autant il est difficile d’entendre l’opinion de tout le monde. La question rituelle au début d’une séance au Conseil athénien était pourtant « Qui veut parler ? ». Or elle se retrouve justement de façon décalée dans l’Oreste, dans la mesure où le spectateur n’entend que deux des cinq orateurs. Quand le corps politique est sur scène (par exemple au début de l’Œdipe-Roi ou dans la scène du premier vote de l’Aréopage dans les Euménides) il est muet. Il y a sans doute une série de raisons qui convergent pour aboutir à ce silence quasi absolu. Le théâtre offre peut-être un temps où les divisions politiques sont sinon atténuées (on a vu que dans Euripide elles sont bien là) du moins épurées par les procédés de filtrage. Est-ce une manière de conjurer le spectre des divisions ? Il me semble aussi que la fonction de critique des institutions et des événements touchant la communauté entière est assurée par les marginaux (par exemple les femmes et les vieillards chez Euripide, les héros orgueilleux à l’écart comme Ajax et Philoctète chez Sophocle). Encore une fois le citoyen n’est pas volontiers montré en train de contester.

II. Shakespeare et la dramaturgie du kaléidoscope

  • 6  Je fais allusion à l’agôn de cette tragédie, vers 469-585.

17Avec Shakespeare le son et l’image parviennent en même temps au spectateur. Je veux dire par là que les voix discordantes se font entendre sur scène et que l’opinion publique n’est plus filtrée et atténuée comme elle l’était dans la tragédie grecque. L’existence des moralités dans le théâtre anglais à la fin du Moyen Âge, par leur goût pour le sort individuel de tout homme (Everyman), la présence d’un vaste plateau de jeu pouvant accueillir beaucoup d’acteurs et de figurants y sont peut-être pour quelque chose. Peut-être aussi peut-on montrer plus nettement les désaccords de la voix publique avec la vérité officielle parce que l’autorité de la reine Élisabeth ou du roi Jacques est sacrée, garantie et protégée par un ordre du monde plus solide et plus stable qu’on ne le trouve chez les poètes grecs. Ainsi l’une des rares tentatives de fonder l’ordre politique sur les lois de la nature se solde-t-elle par un échec dans les Phéniciennes6. Tout le monde sait, à l’inverse, que le modèle harmonieux du macrocosme et du microcosme et la théorie du roi représentant de Dieu sur terre fonctionnent encore à l’époque de Shakespeare.

18« Encore » ne signifie pas « parfaitement ». Il arrive que Shakespeare nous montre des figures d’autorité représentées selon le principe de l’anamorphose. Dans l’acte iv de Richard ii, le roi brise son miroir et à l’acte suivant il dit : « Thus play I in one person many people, / And none contented » (v.v.31-32). C’est l’explosion du caractère conçu comme foyer unique du personnage. Une vision fragmentée se met en place. Je pars ici d’une hypothèse : et si dans Troilus and Cressida et Coriolanus le « I » c’était la cité et les « many people », les citoyens formant la voix publique ? Le procédé n’est plus l’anamorphose mais le kaléidoscope : dans chacune des deux pièces un personnage (Thersite) ou plusieurs (les Romains et/ou les Volsques) vont porter sur les grands héros ou sur la guerre des jugements différents de ceux des classes supérieures. Le conflit éclate alors, et Rome passe à côté de la catastrophe.

19Je voudrais analyser la chose d’abord en partant d’une étude lexicale ponctuelle et ensuite en esquissant une dramaturgie kaléidoscopique à l’œuvre dans ces deux textes.

1. Un mot riche de sens : fragment

20Si j’en crois l’Open Source Shakespeare que j’ai pu consulter en ligne7, il y a sept occurrences du mot fragment dans le corpus shakespearien. Il est employé comme injure trois fois. Dans Antony and Cleopatra en iii.xiii, Antoine s’en sert dans un moment de colère pour reprocher à la reine ses aventures avec César et Pompée. Dans les deux pièces qui m’intéressent, le mot désigne Thersite (c’est Achille qui l’emploie en v.i) et les plébéiens (Ménénius s’en sert en i.i).

  • 8  J’ai utilisé l’ancienne édition Pléiade, Œuvres complètes, vol. 1, trad. F.-V. Hugo, 1959.
  • 9  G. Nagy, Le meilleur des Achéens, Paris, Seuil, coll. Des travaux, pp. 298-310, trad. J. Carlier e (...)

21Au-delà du mouvement d’humeur de deux figures aristocratiques de premier plan, le mot fragment renvoie à une image et une problématique essentielles de ces deux pièces. À l’acte v de Troilus and Cressida8 Thersite se désolidarise de la cause grecque dans ce moment de la pièce où il apparaît le plus. Dans ce vif échange entre Achille, Patrocle et Thersite il est beaucoup question du corps. Dans la plupart des répliques, le bas corporel est associé à des images d’organes ne fonctionnant plus correctement. Le fragment ne serait-il pas celui qui fait contrepoint à la version officielle donnée par Ulysse en i.iii dans le célèbre discours sur l’harmonie des sphères et sur le pouvoir équilibré des rois ? Certes Thersite est un bouffon ; mais il n’est plus le « pire des Achéens » comme l’appelle G. Nagy dans le chapitre qu’il lui consacre dans Le meilleur des Achéens9. Il n’y a aucun Ulysse pour le réduire définitivement au silence comme au chant ii de l’Iliade. Dans la pièce il est à lui seul une sorte de chœur à rebours, puisqu’il commente l’action en en découvrant les motivations cachées les moins glorieuses (la jalousie d’Ajax, les désirs lubriques de Diomède, la prétention d’Achille). Et cette version n’est pas la moins autorisée.

  • 10  Shakespeare, Tragédies II, Paris, Gallimard, collection de la Pléiade, p. 1057, 2002.

22Quant aux paroles de Ménénius Agrippa, elles viennent conclure un passage dont Shakespeare a trouvé la matière dans la Vie de Coriolan chapitre vi composée par Plutarque (et lue par le poète dans la traduction en anglais par North) et peut-être dans Tite-Live ii, 32. C’est le célèbre apologue des membres et de l’estomac. L’énervement du patricien ne figure pas dans les sources antiques. Il fait sens avec la fable, puisqu’il en est l’ironique contrepoint. L’essentiel dans le corps est l’estomac, à Rome ce sont les patriciens. La traduction de J.-M. Déprats par « rognures10 » me paraît excellente, parce qu’elle nous dit littéralement que le peuple est bon à mettre à la poubelle pour les aristocrates. Avant même les insultes proférées par Coriolan, il y a donc déjà une tentation de la part des citoyens les plus puissants de ne pas écouter la voix publique. Cela jette un doute sur la valeur pédagogique de la fable racontée : Ménénius ne cherche-t-il pas plutôt à tromper le peuple ? Il n’est alors que le premier de la série… suivi de près par les tribuns !

23Dans les deux cas, le sens de fragment entre en résonance avec la métaphore du corps politique. Du fait de leur dissidence, les personnages de la voix publique font entendre une dissonance que la puissante dramaturgie de Shakespeare pousse jusqu’à ses dernières limites.

2. Effets de dissonance

24Au-delà d’un mot ou d’une réplique, la voix publique se fait entendre dans l’écriture même de la pièce.

  • 11  Dictionnaire de Shakespeare, article « Droit, collèges de » rédigé par M. Grivelet, pp. 176-177 in (...)
  • 12  Je fais totalement mienne la formule de R. Marienstras qui lit cette pièce « à la lisière du tragi (...)

25Dans Troilus and Cressida une saynète entière (iii.iii) est dévolue au divertissement d’Achille. Thersite imite Ajax pendant que Patrocle joue son propre rôle… le tout à l’instigation d’Achille metteur en scène et spectateur. Tout est fait pour montrer en Ajax un balourd sans esprit. La rivalité entre lui et Achille passe du terrain des armes au terrain de l’esprit, et la victoire va à Achille et Thersite. Ce passage met sous les yeux des spectateurs ce qu’Ulysse racontait déjà en i.iii, à savoir que Patrocle imite Agamemnon et Nestor à longueur de journée. Il est ainsi frappant de voir dans la même scène l’expression la plus forte de l’ordre cosmique et politique et aussi la scène qui caricature le plus fortement le pouvoir. Certes, la chose est à mettre en rapport avec l’endroit où elle fut jouée, l’un des collèges de droit où régnait une joyeuse atmosphère de basoche11 : ainsi la théorie la plus pure et sa subversion moqueuse se conjuguent chez des juristes étudiant les fondements du droit et aimant les divertissements (qu’on se rappelle ceux que Rabelais raconte dans Pantagruel). Mais il n’en demeure pas moins que les jeux d’Achille et la forte présence de Thersite font s’effondrer totalement l’idéal du monde épique12. J’en veux pour preuve le passage de l’Iliade (ix, 185-191) dans lequel on voit sous sa tente Achille chanter des exploits guerriers avec à ses pieds un Patrocle silencieux. Shakespeare nous montre au contraire dans sa pièce des héros épiques préoccupés non par la gloire éternelle mais par la bouffonnerie et l’orgueil. Dans cette apparition de la voix publique il y a la disparition d’un idéal commun et d’un esprit de solidarité entre guerriers du même camp.

  • 13  Cette remarquable phrase est issue de la note 15 relative à la scène ii.ii dans l’édition Pléiade, (...)

26La question de la voix publique prend une telle ampleur dans Coriolanus que R. Marienstras écrit à son sujet qu’elle constitue « le grand ensemble de commentaires que divers personnages de la pièce font sur Coriolan13 ». Ainsi, à la simple question « Qui est Caius Martius, alias Coriolan? » il est impossible de donner une fois pour toutes la réponse. Les « commentaires » innervent toute la structure de cette tragédie. Shakespeare ne se contente plus d’un seul canal populaire pour donner son avis sur les affaires de la cité. On n’a plus un Thersite mais une foule de citoyens ! Le processus a gagné en force et en variété. Pour le dire vite, l’effet kaléidoscopique dépend de six moments où s’exprime la voix publique. Les simples citoyens du début de la pièce sont d’emblée partagés entre eux : le second citoyen et la foule s’opposent à Caius Martius, cependant que le premier citoyen parle des « services he has done for his country » (i.i.24). On retrouve cette pluralité à l’issue de la campagne électorale (ii.iii) : c’est bien l’occasion de dire que Coriolan a sollicité dans tous les sens du terme les « voices » de ses compatriotes que l’on a entendues avant son arrivée sur la scène et encore après son départ et le texte joue sur le sens de ce mot en particulier entre les vers et les lignes (le passage mêle les deux) 105-130. Mais cette fois l’opinion est retournée complètement par l’intervention de Sicinius et Brutus. La suite de la pièce montre un peuple moins nuancé, puisqu’il change du tout au tout, en se prononçant une fois contre Coriolan (iii.iii) et une autre en sa faveur (iv,vi). Le rôle des tribuns du peuple dans l’organisation de la vie politique à Rome (les tribuns sont les porte-parole officiels de la plèbe) offre à Shakespeare une occasion de montrer tantôt les avis de la plèbe dans sa spontanéité et tantôt ceux qu’elle adopte sous la conduite de Sicinius et Brutus qui sont certes soucieux des prérogatives du peuple mais aussi animés d’une hostilité personnelle contre Coriolan (les derniers mots de l’acte ii prononcés par Sicinius ne laissent aucun doute sur l’instrumentalisation du peuple pour assouvir une rancune personnelle).

27Shakespeare invente des solutions dramatiques encore plus originales. Il a ainsi l’idée de rendre la finesse du jugement porté par Plutarque dans la Comparaison d’Alcibiade et de Coriolan (chapitres 40-45) en ii.ii, par une scène où deux huissiers portent sur Coriolan des jugements très équilibrés et dans un style abstrait, détaché de l’esprit partisan. On a pris de la hauteur dans tous les sens du terme : n’oublions pas que la scène est censée avoir lieu sur la colline du Capitole. Vers la fin de la pièce on a encore des innovations en ceci que Shakespeare s’affranchit de Plutarque et qu’il crée des effets de résonance entre différents moments de la pièce. En iv.iii la nouvelle du conflit entre Coriolan et la plèbe devient une information livrée aux Volsques par un traître romain du nom de Nicanor. Sa rencontre avec le Volsque précède de très peu celle de Coriolan et d’Aufidius en iv.v. Je note un jeu possible sur les noms des personnages : le Romain porte un nom grec qui signifie « le vainqueur » et le Volsque porte un prénom typiquement romain… Est-on entré dans une sorte de comédie des erreurs parce que les choses vont contre la nature ? C’est que la générosité de Coriolan est méprisée, le corps politique est au bord de l’automutilation, le vainqueur des Volsques est vaincu par le ressentiment et la foule en colère. Dernière étape de ce monde à rebours : en v.ii ce sont des soldats volsques en faction devant leur camp qui expliquent à Ménénius l’erreur que Rome a commise en laissant partir Coriolan. Je pense en particulier à la tirade du premier garde (lignes 38-49) qui allie le persiflage à une interprétation intéressante de la situation. En effet en traitant sans aménité Ménénius de « decay’d dotant » il révèle une vérité que Shakespeare va montrer à la fin : l’union politique ne dépend plus d’une fable plus ou moins crue par le peuple, Ménénius est maintenant discrédité, mais d’autre chose, à savoir le sentiment d’une appartenance naturelle à la même communauté.

28On voit bien que dans Coriolanus la voix publique est au cœur de la structure dramatique. Je note ainsi d’impressionnantes symétries entre iii.ii et iv.vi (les deux scènes de retournement de l’opinion) et entre iii.v et v.ii (Coriolan fait antichambre devant la maison d’Aufidius et il est à la merci de serviteurs vétilleux, Ménénius attend devant le camp volsque le bon vouloir de Coriolan et essuie les quolibets des gardes). Une pareille intégration de la chose politique dans le théâtre est rare et place Coriolanus sur le même plan que l’Antigone de Sophocle.

3. La dissonance au service de la désagrégation ou de la polyphonie ?

29Shakespeare explore les deux versants qu’autorise la voix publique au théâtre. Elle introduit un effet de discordance, de désaccord (au sens musical du terme). Avec Troilus and Cressida cette dissonance me paraît se résoudre en désagrégation. Thersite en effet n’appartient à aucune communauté de guerriers, on le retrouve tout seul sur le champ de bataille, en face d’un bâtard comme lui, Margarélon (v.vii). Je vois en lui un cynique, tant en raison de sa grande solitude que de son goût pour les métaphores animalisant les hommes et réduisant à néant leurs idéaux. Ainsi refuse-t-il de se battre contre Hector en v.iv. N’est-il pas aussi stérile qu’Apémantus dans Timon of Athens qui raille le héros (iv.iii) parce qu’il n’a aucun idéal ? Après tout, la critique de la guerre peut ne pas conduire à la remise en question radicale d’une communauté de destin pour le meilleur et pour le pire. Il me paraît profitable de comparer la posture de Thersite à celle des soldats que le roi rencontre la nuit précédant Azincourt dans Henry v. Si en iv.i le soldat Williams défie le roi qu’il prend pour un gentilhomme et critique ouvertement l’entreprise qui n’est peut-être pas juste et qui sera coûteuse en vie, son compagnon Bates reste acquis à la cause d’Henri. Un autre, Alexander Court, reste muet et peut figurer les doutes des spectateurs qui peuvent de cette façon s’identifier tantôt à l’un tantôt à l’autre. La suite de la pièce montre un corps politique soudé autour de son roi dont on connaît le très célèbre discours en iv.iii lors duquel le sang versé pendant la bataille va fonder un nouveau pacte entre les citoyens.

30Quelle est donc la différence entre Williams et Thersite ? Ce dernier dénonce tout idéal épique, comme Troïlus fait l’expérience accélérée de la déception amoureuse avec une Cressida qui ne met guère de temps à l’oublier pour Diomède. Dans Henry v en revanche, la voix publique est l’expression d’un doute temporaire finalement surmonté. Avec la dérision absolue d’un Thersite (et d’un Apémantus comme je l’ai dit plus haut) la société perd ses illusions mais aussi de quoi faire corps et bloc dans des moments critiques. Pas dans Henry v.

  • 14  Pour le sens exact de cette notion, je renvoie à J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relati (...)

31On aura peut-être noté que la métaphore du rempart en cas d’attaque rencontrée dans l’Ajax avait fait ici sa réapparition. Il est temps de conclure par elle sur quelques considérations relatives à Coriolanus. Grâce à l’intervention de sa mère, de son épouse et de son fils, Coriolan ne détruit pas Rome. Rappelons-nous que juste avant leur entrée en scène Coriolan dit que c’est le « cœur brisé » qu’il avait renvoyé Ménénius (v.iii.9). Merveilleux cas amphibologique, puisque la syntaxe ne permet pas de savoir si ce cœur est celui de Ménénius ou de Coriolan… Mon hypothèse est que Shakespeare exploite ou réinvente le sens premier du latin concordia14. C’est-à-dire la concorde, le même cœur pour toute la communauté. Avec l’image du cœur, c’est le retour de la voix de la nature, d’abord incarnée par Ménénius et maintenant par Volumnia. C’est bien le meilleur rempart de Rome, car le spectateur a vu que les murailles n’arrêtaient pas Martius (c’est son aristie dans les murs de Corioles qui lui a valu son surnom). Ce rempart est fait de la continuité des générations, d’une place reconnue et garantie à la faiblesse (les meilleurs avocats de la plèbe sont donc les membres de la famille du héros et non les tribuns, eux aussi disqualifiés), du sentiment d’une appartenance à une terre-mère (patrie a ici l’inconvénient de renvoyer aux Pères, en latin les sénateurs alors qu’il nous faudrait un mot comme l’allemand die Heimat).

32Quoi de plus séduisant pour un Shakespeare qu’un cœur uni ? Je songe aux prologues des actes i et ii de Henry v : la forme ronde du théâtre, le fameux « wooden O » (i.Prologue.13), l’Angleterre et son « mighty heart » (ii.Prologue.17) cherchant à battre à l’unisson sans la menace des traîtres, tout nous parle de la concordia. Aussi bien sur la scène que dans le public, qui peut trouver dans le spectacle des divisions surmontées le sens d’une harmonie dépassant les désaccords et les discordances. Shakespeare est donc un dramaturge « cardioïde ». Entre la période de Henry v et celle de Coriolanus dix ans environ se sont passés pendant lesquels la recherche de la concordia est devenue plus inquiète, moins facile à obtenir. Ainsi la quête devient plus lancinante, plus dramatique et plus riche du fait d’un approfondissement des contradictions parcourant la cité.

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  • 15  Foucault a consacré à cette notion son cours de 1982 au Collège de France. Il a été publié sous le (...)

33Retrouvant la vertu et l’attitude dont se prévalent les orateurs athéniens montant à la tribune, Shakespeare a porté très loin dans son théâtre la notion de παρρησία15 que l’on peut traduire par « franchise, sincérité » ou par « discours effréné ». C’est l’ambiguïté d’une parole qui veut tout dire (telle est l’étymologie du mot grec). Autrement dit, il y a un aspect transgressif dans cette parole libre. Thersite ou les plébéiens dénonçant l’orgueil fou de Coriolan illustrent ce volet. L’opération critique qu’ils réalisent décape les faux-semblants et dégonfle les baudruches à l’aide du burlesque. Elle comporte un risque qu’actualise la fin de Troilus and Cressida : l’impossibilité de se fier à la parole de l’autre ou des institutions. L’autre aspect de la παρρησία est de donner une dimension polyphonique mais pas nécessairement discordante à l’expérience politique. Les plébéiens font entendre une voix qui était à peine audible dans les Tragiques grecs ; dans Coriolanus il y a l’expérience de l’intégration de cette voix multiple, fût-elle obtenue à la fin par la famille de Coriolan. Je me permets de renvoyer à l’excellent article de Catherine Lisak dans ce recueil sur la notion de παρρησία dans la pièce.

34Ainsi la cité ne peut-elle se dire qu’au pluriel. Shakespeare l’a introduite dans sa dramaturgie comme il l’a fait pour beaucoup de ses grandes figures tragiques, tantôt majestueuses et nobles et tantôt gouailleuses et fragiles. Cité et personnages « in a hundred shivers » (comme le dit Richard de lui-même dans Richard ii, iv.i.288), toujours prêts à la réflexion, toujours chatoyants, toujours obliques et fascinants.

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Notes

1  Sans la confiante amitié de D. Goy-Blanquet ce texte n’aurait pas vu le jour. Qu’elle en soit ici chaudement remerciée, ainsi que de l’excellent accueil que j’ai pu recevoir lors du colloque de la Société Française Shakespeare le 12 mars 2010.

2  Cette donnée est tirée du Dictionnaire de Shakespeare, article « Londres » rédigé par G. Boulley, p. 239 in Shakespeare, Œuvres complètes, Tragédies I, Paris, Laffont, collection Bouquins, 1995.

3  Sauf indication contraire, les traductions de Sophocle proviennent de la Collection des Universités de France par Mazon, dont la traduction date de 1955.

4  Telle est ma traduction.

5  Tragédies complètes II, Gallimard, p. 974, traduction Delcourt-Curvers, 1988.

6  Je fais allusion à l’agôn de cette tragédie, vers 469-585.

7  Son adresse est www.opensourceshakespeare.org. Ces données sont confirmées par la Harvard Concordance to Shakespeare.

8  J’ai utilisé l’ancienne édition Pléiade, Œuvres complètes, vol. 1, trad. F.-V. Hugo, 1959.

9  G. Nagy, Le meilleur des Achéens, Paris, Seuil, coll. Des travaux, pp. 298-310, trad. J. Carlier et N. Loraux, 1994.

10  Shakespeare, Tragédies II, Paris, Gallimard, collection de la Pléiade, p. 1057, 2002.

11  Dictionnaire de Shakespeare, article « Droit, collèges de » rédigé par M. Grivelet, pp. 176-177 in Shakespeare, Œuvres complètes, Tragédies I, Paris, Laffont, collection Bouquins, 1995.

12  Je fais totalement mienne la formule de R. Marienstras qui lit cette pièce « à la lisière du tragique ». On la trouve dans L’esprit du théâtre d’Aristote à Shakespeare, Bruxelles, Le Cri édition in’hui 64, 2005. L’article de R. Marienstras est intitulé « Reprendre Virgile : Shakespeare et la matière de Troie », pp. 125-145.

13  Cette remarquable phrase est issue de la note 15 relative à la scène ii.ii dans l’édition Pléiade, p. 1583. J’en profite pour dire une fois pour toutes combien la Notice et les Notes de R. Marienstras me semblent un modèle indépassable de l’érudition au service de l’herméneutique.

14  Pour le sens exact de cette notion, je renvoie à J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, les Belles Lettres, pp. 125-127, 1972. Il est très intéressant de noter que l’auteur, pour expliquer cette notion renvoie à l’apologue de Ménénius Agrippa (p. 127). J’ajoute que la dimension affective, si importante dans cette notion, n’a pas son équivalent grec d’ὁμόνοια qui met l’accent sur une communauté de pensées et non d’affects.

15  Foucault a consacré à cette notion son cours de 1982 au Collège de France. Il a été publié sous le titre L’Herméneutique du sujet en 2001 chez Gallimard. Il me semble qu’il faudrait en entreprendre l’étude sur son versant littéraire en rapport avec l’emploi qu’elle a dans la pensée politique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Picco, « La voix publique, des Tragiques grecs jusqu’à Troilus and Cressida et Coriolanus : Une conquête de la polyphonie ou la désagrégation du corps politique ? »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 28 | 2011, 207-223.

Référence électronique

Frédéric Picco, « La voix publique, des Tragiques grecs jusqu’à Troilus and Cressida et Coriolanus : Une conquête de la polyphonie ou la désagrégation du corps politique ? »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 15 février 2011, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1629 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1629

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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