La « Commune » de Jack Cade et le siège de Paris : démagogie, tyrannie et fanatisme dans la ville renaissante
Résumés
Henry vi est de toutes les œuvres de Shakespeare celle qui évoque le plus souvent la ville. Française, elle permet de mesurer le succès des troupes anglaises sur le Continent. Où qu’elle se trouve, elle est toujours un lieu inquiétant, celui par exemple de la monstration humiliante de Talbot ou de Dame Eleanor. Dans la deuxième partie de la trilogie, Londres envahit la scène, et devient le lieu où explose toute la violence de la foule. La rébellion fomentée par Jack Cade est l’occasion pour le dramaturge de mettre en scène une révolte qui prouve le danger inhérent à la ville. Inspiré des chroniques de Holinshed ou de Hall, cet épisode est aussi directement lié aux événements français contemporains de la pièce. En effet, le siège de Paris, entamé en 1589 par Henri iii juste avant sa mort, se poursuit au moment où 2 Henry vi est créé à Londres. De nombreux textes sont publiés en Angleterre qui racontent presque au jour le jour l’évolution de la situation et la famine des Parisiens. Peut-être l’obsession de Cade pour l’absence de nourriture ainsi que sa mort le ventre creux fonctionnent comme des rappels à l’actualité française.
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- 1 William Shakespeare, The First parte of King Henry vi, éd. John Dover Wilson, Cambridge, C.U.P., 1 (...)
- 2 Voir Eustace M. W. Tillyard, Shakespeare’s History Plays, Londres, Chatto & Windus, 1944 et du mêm (...)
- 3 William Shakespeare, The Second Part of King Henry vi, éd. Michael Hattaway, Cambridge, New Cambri (...)
1Dans son introduction à la première partie de Henry vi, John Dover Wilson affirme au sujet de la pièce : « Date, occasion, authorship, all are in doubt1 ». Il est difficile de trouver plus évidente mise en garde, et la personne qui en dépit de ce caveat déciderait de s’intéresser aux trois parties de Henry vi aura été prévenue des risques qu’elle encourt. Pourtant, par son ampleur chronologique, géographique et thématique, le triptyque a suscité les interprétations les plus diverses, depuis Tillyard et son portrait d’un dramaturge chantre du mythe Tudor2, jusqu’à Michael Hattaway percevant au contraire dans la pièce une preuve du radicalisme politique de Shakespeare3. Des visions aussi différentes, énoncées par de fins connaisseurs du corpus shakespearien, incitent à la prudence, mais elles ne sauraient diminuer l’intérêt majeur présenté par cette œuvre.
2La pièce 2 Henry vi est de toutes les pièces historiques celle qui parle le plus de la ville. Même si une part importante de la première et de la troisième partie se déroule sur le champ de bataille, en France puis en Angleterre, on relève, dans la deuxième partie notamment, de nombreuses références à l’environnement urbain. C’est loin d’être toujours le cas dans les pièces historiques. Si dans ce type de pièces les lieux de pouvoir sont omniprésents, ceux-ci en viennent à annihiler l’espace plus large qui les accueille. Ainsi, dans Richard ii, la cour et le parlement apparaissent, mais on oublie vite que les événements décrits se déroulent en ville. Londres et ses habitants sont montrés sur scène indirectement, par le truchement d’un récit relatant comment la ville s’est laissée convaincre des droits de Bolingbroke sur la Couronne et s’est déchaînée de manière indigne contre Richard (v.ii). Dans Henry vi, les lieux présentés sont plus variés, et surtout ils offrent à la ville un espace beaucoup plus vaste. Cette spécificité de la pièce est liée en partie aux épisodes de la révolte de Jack Cade, présentés à l’acte iv de la deuxième partie. Londres y est donnée à voir plus longuement et plus précisément que dans la plupart des pièces du corpus, parce que les insurgés progressent dans la ville sous les yeux des spectateurs et que la cité et ses désordres surgissent de la scène dans toute leur angoissante brutalité. La ville est pour Cade à la fois le théâtre et l’enjeu de sa prise de pouvoir.
3Le contraste est frappant entre l’omniprésence de la ville dans la deuxième partie de la pièce et sa discrétion dans le reste de l’œuvre. Discrétion ne veut pas dire absence et un spectateur attentif notera que dans la première partie, la ville apparaît périodiquement, au fil des scènes. Dans un contexte de guerre, la ville est considérée par les belligérants des deux camps comme l’aune à laquelle mesurer l’état de leurs forces. Ainsi, dès la scène liminaire, devant Bedford et Gloucester, le messager résume ainsi la situation des troupes anglaises en France :
Sad tidings bring I to you out of France,
Of loss, of slaughter, and discomfiture.
Guyenne, Compiègne, Rheims, Rouen, Orléans,
Paris, Gisors, Poitiers, are all quite lost. (i.i.58-61)
- 4 Il faut noter cependant que les autorités municipales interviennent ici efficacement pour mettre u (...)
4Plus que les régions françaises, ce sont les villes qui donnent la mesure des revers subis par les Anglais en l’absence du régent. Incapable de croire en ces événements, Gloucester reprend la litanie des cités perdues : « Is Paris lost ? Is Rouen yielded up ? » (i.i.65). La plupart du temps, dans cette première partie, les villes sont considérées de loin, comme des prises de guerre désirables. Même à l’acte i, scène i, qui se déroule à Londres, l’opposition entre Gloucester et Winchester porte sur un lieu clos de murs, la Tour de Londres, que Gloucester veut « prendre » comme on prend une ville. Le modèle militaire de la conquête prévaut encore ici4.
5Cependant, dès que l’on s’en rapproche, la ville révèle une dimension inquiétante, qui n’est d’abord qu’esquissée mais qui prendra toute son ampleur dans la deuxième partie. Ainsi, elle est le lieu de la monstration humiliante, celle que subit par exemple Talbot prisonnier, exhibé et moqué sur la place du marché à Orléans :
Sal. Yet tell’st thou not how thou wert entertained.
Tal. With scoffs and scorns and contumelious taunts ;
In open market-place produced they me
To be a public spectacle to all. (i.iv.37-40)
6La ville est aussi le lieu d’un péril omniprésent, d’autant plus pesant qu’il reste non identifié. Alors que les Anglais assiègent Orléans et en occupent les faubourgs, un coup de canon tiré depuis les remparts blesse mortellement Salisbury. La réaction de Talbot reflète la crainte ressentie devant cette agression anonyme, dont la faute est rejetée sur la ville entière :
What chance is this that suddenly hath crossed us? […]
Accursèd tower, accursèd fatal hand,
That hath contrived this woeful tragedy ! […]
Plantagenet, I will; and, like thee, Nero,
Play on the lute, beholding the towns burn.
Wretched shall France be only in my name. (i.iv.71-96)
- 5 Shakespeare déplace le lieu de la mort du héros anglais : celui-ci a été tué sur le champ de batai (...)
7La ville française est le lieu où s’échouent les rêves de grandeur de l’Angleterre des Plantagenêts, à l’image de Talbot pris en étau devant les murs de Bordeaux5. Après Rouen ou Orléans, Bordeaux vient allonger la liste, dans ce cas apocryphe, des cités françaises bourreaux de l’Angleterre.
8Dans 1 Henry vi, la ville est maintenue à distance, parce qu’à s’en rapprocher on prendrait le risque d’en devenir la victime. Une fois effectué le retour en Angleterre, la vision de la ville change radicalement dans la deuxième partie de la pièce. Celle-ci est autant dominée par Londres que la première partie l’était par la France. Une majorité de scènes se déroulent dans la capitale, et pour la première fois l’intrigue semble s’installer durablement dans un espace urbain, présenté tel quel sur scène. La pièce comporte ainsi deux grandes séquences principales, d’ampleur inégale : d’une part le parcours pénitentiel effectué par Dame Eleanor dans les rues de Londres après sa condamnation pour sorcellerie (ii.iv) et d’autre part, à l’acte iv, les scènes de la révolte de Jack Cade. La première séquence se situe dans la droite ligne de la ville telle qu’elle est montrée dans la première partie : l’exhibition d’Eleanor fait pendant à la monstration humiliante subie par Talbot à Orléans. En revanche, la révolte de Cade apporte des éléments inédits dans la pièce.
- 6 Les historiens insistent sur le grand nombre de paysans parmi les révoltés, tout en soulignant qu’ (...)
- 7 « And you, base peasants, do you believe him ? » (iv.viii.21).
9Pour recréer l’insurrection de Cade, les critiques s’accordent à dire que Shakespeare a mélangé deux faits historiques principaux : d’une part la révolte menée par Cade en 1450, telle qu’elle est rapportée dans les chroniques de Hall et de Holinshed, et d’autre part la Révolte des Paysans en 1381 pendant le règne de Richard ii. De la première, Shakespeare garde les éléments principaux : le lien supposé de Cade avec les Mortimers, la marche sur Londres, l’entrée dans la ville et la fuite du roi. Des événements de 1381, Shakespeare aurait en particulier gardé l’hostilité de Wat Tyler, l’un des meneurs des troubles, envers les écrits, les juristes, et plus généralement les gens de savoir. Cependant, la rébellion montrée par Shakespeare est déracinée. Contrairement à ce que l’on sait et à ce que les chroniqueurs rapportent de celle de Wat Tyler, elle ne rassemble pas de paysans6 ; les aristocrates font référence aux « Kentish rebels », mais les personnages qui sont montrés sur scène sont des artisans, et non des hommes de la terre. Si Cade lui-même utilise le mot « peasant7 », c’est pour insulter ses anciens compagnons quand ils l’abandonnent. La liberté prise par le dramaturge avec l’histoire aurait pu interroger davantage les critiques de la pièce. Pourtant, une fois les deux chroniques de Hall et de Holinshed identifiées, ils n’ont pas véritablement cherché à savoir dans quelle mesure d’autres éléments avaient pu influencer la représentation de la révolte urbaine de Cade. Le débat s’est plutôt concentré sur la question du point de vue du dramaturge sur les événements mis en scène.
- 8 Chris Fitter, « Emergent Shakespeare and the Politics of Protest : 2 Henry vi in Historical Contex (...)
- 9 « many in the earliest commons audiences of 2 Henry vi must have found their own contemporary grie (...)
10Quelques rares critiques se sont intéressés aux éléments contextuels présents dans la pièce. Chris Fitter, par exemple, a souligné le lien assez étroit entre la campagne de Normandie sous le règne d’Élisabeth et les échecs militaires des forces anglaises pendant la minorité d’Henri vi8. Il a mis en valeur les ressemblances, à ses yeux incontestables, des personnages de Gloucester et d’York avec Burghley et Essex9. Pourtant, le rapport entre l’actualité contemporaine de l’œuvre et les événements qu’elle retrace pourrait être établi encore plus fermement. En effet, le fait que Shakespeare se soit effectivement inspiré des chroniques de Hall et de Holinshed pour représenter l’épisode de Cade ne présage en rien d’autres allusions qu’il a pu souhaiter laisser affleurer dans son texte. Au début des années 1590, des scènes de révolte urbaine n’étaient pas seulement un rappel d’épisodes traumatisants de l’histoire nationale, elles étaient tout à fait susceptibles d’être comprises comme des références à l’actualité française des guerres de religion, et en particulier à la situation parisienne. Théâtre de massacres d’une ampleur inédite lors du mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, la capitale du royaume de France avait gardé depuis cette date l’image d’un monstre, jamais rassasié des cadavres de Protestants français. Ville ralliée à la Ligue et au duc de Guise, Paris s’était illustrée par son attitude intransigeante contre toute tentative de rapprochement entre les Catholiques et les Huguenots. Les événements de l’été 1572 avaient été relayés en Angleterre par les réfugiés français ayant fui les persécutions, mais peu d’écrits avaient été diffusés. En revanche, à la fin des années 1580, les Anglais ont découvert l’hostilité ouverte de la ville pour la politique conciliante d’Henri iii envers le roi de Navarre grâce à de nombreux pamphlets français, qui sont traduits et imprimés en Angleterre. Au même moment, le Massacre at Paris de Marlowe donnait à voir sur scène une version très spectaculaire des crimes de la Saint-Barthélemy.
- 10 Ann Jennalie Cook, The Privileged Playgoers of Shakespeare’s London, Princeton, Princeton U.P., 19 (...)
11Le fait que Shakespeare a utilisé deux sources identifiées ne signifie pas que ses spectateurs aient exclusivement lié cette représentation des troubles aux textes dont le dramaturge s’était inspiré. Dans le cas qui nous intéresse ici, il est même probable que cela n’a pas été le cas. Certes, il est impossible d’établir le profil type du spectateur londonien qui a découvert la pièce lors de sa création. Le degré d’alphabétisation, le niveau culturel de ces personnes sont difficiles à déterminer précisément. Ann Jennalie Cook, dans son étude du public londonien, conclut que seule une minorité de privilégiés avaient accès aux théâtres10. L’un des arguments qu’elle avance est celui des horaires des spectacles, en général au milieu d’une journée de travail, obstacle difficilement contournable pour un artisan ou un travailleur ordinaire, même si parfois quelques représentations étaient programmées le dimanche. Néanmoins, même l’analyse de Cook se heurte à une inconnue, qui est le degré d’adéquation entre l’aisance économique et le bagage culturel des Élisabéthains. On peut sans doute postuler qu’une partie non négligeable de la population avait une connaissance succincte des troubles passés, grâce notamment aux ballades circulant sur ces événements. Toutefois, parmi les spectateurs, même privilégiés, de 2 Henry vi, combien avaient lu ou même avaient connaissance des textes de Holinshed ou de Hall ? Les Chroniques de Hall avaient été publiées une première fois en 1548, puis une deuxième fois en 1550, soit quarante ans avant la pièce de Shakespeare. Le texte de Holinshed était beaucoup plus récent, puisque la deuxième partie, racontant la Révolte des Paysans et la Révolte de Cade, avait été publiée dans deux éditions en 1587. Cependant, les chroniques avaient été imprimées en trois folios de plusieurs centaines de pages chacun. De tels ouvrages constituaient une importante dépense, que seules des personnes véritablement fortunées pouvaient se permettre. Outre cette dimension économique, les deux chroniques sont assez complexes, et ne formaient probablement pas des lectures d’agrément pour des hommes peu familiers de cet exercice. Le coût de telles éditions et la relative difficulté des récits paraissent constituer deux freins importants à une diffusion large et aisée de ces chroniques dans le monde des spectateurs londoniens.
- 11 Le STC révèle qu’entre 1588 et 1591, 108 imprimés sur la France sont publiés, sur une production t (...)
12Face à cette production relativement luxueuse, les pamphlets d’actualité française, publiés à grande échelle sur des supports peu onéreux, donnant force détails sur la situation dans Paris révoltée contre son roi, devaient être très présents dans l’esprit du public. En outre, même si, en raison du faible nombre de lecteurs, la lettre même de ces récits se perdait, elle était remplacée par une circulation orale d’une grande efficacité. Or, entre 1588 et 1591 seulement, ce sont plus d’une centaine de pamphlets qui paraissent à Londres sur la situation française, soit près de 10 % de la production imprimée totale11. Ainsi l’on peut postuler sans grand risque que l’actualité française et parisienne a pu être un élément de référence pour des spectateurs londoniens observant sur scène les excès d’une révolte urbaine.
- 12 A declaration of the kings pleasure, published after his departure from Paris, importing the cause (...)
13En effet, il y avait des points communs entre la révolte de Jack Cade et la situation récente de Paris. L’une de ces ressemblances tient à la réaction royale devant l’opposition manifestée par la ville envers le monarque. En 1450, le roi Henri vi avait dû fuir Londres devant les émeutiers emmenés par Cade ; en 1588, lors de la Journée des Barricades de mai, le roi de France Henri iii avait été obligé de fuir Paris révoltée. Devant les barricades mises en place par les Parisiens, le souverain avait dû rejoindre Blois, d’où il avait rendu publique une déclaration expliquant les raisons de son départ précipité. Cette missive avait été traduite et imprimée en Angleterre sous le titre A declaration of the kings pleasure, published after his departure from Paris, importing the cause of his sudden going away12. L’édition était parue pour le compte d’Edward Aggas, un éditeur très actif sur le marché des textes politiques d’origine française.
14La façon dont le roi de France reprend point par point les événements qui l’avaient forcé à quitter la ville n’est pas sans rappeler le déroulement de la révolte de Cade à l’acte iv de 2 Henry vi. Dans la pièce de Shakespeare, les événements sont vécus de l’intérieur, dans les scènes où Cade lui-même et les artisans qui le soutiennent s’expriment sur leurs projets ou leurs objectifs. L’avancée de leurs troupes et l’évolution de la situation londonienne sont décrites à l’acte iv, scène ix, par le messager qui incite Henri vi à fuir la ville. La propagation de la révolte aux habitants de la ville est mise en avant comme un signe inquiétant par le personnage :
2 Mess. The rascal people, thirsting after prey,
Join with the traitor, and they jointly swear
To spoil the city and your royal court. (iv.iv.50-52)
15De la même manière, quelques mois plus tôt, le roi de France regrettait que les Parisiens aient été manipulés par les proches du duc de Guise, et avouait que seule la décision de retirer ses propres troupes avait permis d’éviter la mise à sac de la ville par ses habitants (« we do undoubtedly believe that it had been impossible to eschew the general sack of the Town and much bloodshed. », p. 6). Dans les deux cas, l’hostilité des rebelles se concentre sur les autorités municipales. Dans 2 Henry vi, Lord Saye est exécuté sommairement et sa tête exhibée devant la foule (iv.vii). Lors de la Journée des Barricades, les émeutiers parisiens s’étaient emparés de l’hôtel de ville (« they seized upon the Townhouse », p. 9). Enfin, à chaque fois, les monarques préfèrent fuir devant la révolte et mettent en avant leur souci de ne pas accabler davantage la ville rebelle. Dans 2 Henry vi, le roi propose de négocier :
I’ll send some holy bishop to entreat :
For God forbid so many simple souls
Should perish by the sword. And I myself,
Rather than bloody war shall cut them short,
Will parley with Jack Cade their general. (iv.iv.8-12)
16En mai 1588, Henri iii se décrivait comme conciliant, alors même que le duc de Guise avait décidé d’entrer dans Paris en dépit de l’interdiction qui lui en avait été faite. Le roi insistait ensuite sur sa décision mûrement réfléchie de quitter Paris :
This when we perceived, and being nevertheless unwilling to employ our said forces against the said inhabitants, as having evermore held the preservation of the said Town with the inhabitants thereof, as deer as our own life, as in sundry their occasions they have well tried and is evident to all men, we determined the same day to depart, and rather to absent ourselves, and abandon the place which is above all the world we most love. (p. 10)
17Pourtant, en dépit de ces bonnes intentions, dans les deux cas, le départ des rois est compris comme une désertion. La décision tient probablement aussi à la personnalité des deux monarques, et à les comparer on serait étonné de voir les nombreuses ressemblances entre le roi Henri vi tel qu’il est montré par Shakespeare, et le roi Henri iii tel qu’il est dépeint au même moment par ses contemporains. Une piété spectaculaire, apparemment excessive et contraire à tout sens politique, forme déjà un point commun remarquable.
18Bien sûr, on pourrait avancer que les éléments que l’on retrouve à la fois quand l’entrée de Cade est commentée par le messager et dans la déclaration du roi de France après la Journée des Barricades sont des rapprochements fortuits, ou plutôt liés à des situations semblables. Pourtant la fuite du roi dans la pièce de Shakespeare a dû résonner d’un écho particulier en raison du souvenir de cette journée de mai 1588.
19Après 1588, l’actualité parisienne a pris une tournure encore plus dramatique. L’affront fait par le duc de Guise au roi a rapproché Henri iii d’Henri de Navarre. En décembre 1588, le roi de France a profité de la présence du duc et du cardinal de Guise son frère, à Blois, pour les faire assassiner tous les deux. À l’annonce de la nouvelle, Paris bascule dans une opposition farouche aux rois de France, actuel et futur. Une structure politique inédite est mise en place, dirigée par les Seize : ils inaugurent une ligue populaire qui déborde la ligue nobiliaire dont le duc d’Aumale a pris la tête après la mort de ses deux frères. Paris refuse d’ouvrir ses portes au souverain, la Sorbonne relève les sujets du roi de France de leur devoir d’obéissance. C’est en faisant le siège de la ville qu’Henri iii est assassiné par Jacques Clément le 1er août 1589. Henri iv, devenu roi, s’efforce de prendre la cité, en vain. Le siège s’installe dans la durée, et les Parisiens subissent les affres de l’enfermement : terreur politique et religieuse dans les murs, maladies et famine.
- 13 Tel est le cas par exemple d’un récit comique intitulé A subtill practise, vvrought in Paris by Fr (...)
- 14 The discouerer of France to the Parisians, and all other the French nation. Faithfullie translated (...)
20Plus encore qu’en 1588, les Anglais sont fascinés par la situation française. Henri iv qui devient roi, c’est l’espoir que la France bascule dans la Réforme. C’est aussi une incroyable geste guerrière, que les pamphlets se chargent de colporter jusqu’à Londres. Cette année-là, la mention de Paris apparaît dans de très nombreux textes, même quand il n’en est que très marginalement question13 : il semble bien que Paris fait vendre de la copie. Parmi les dizaines de textes qui atteignent l’Angleterre entre 1589 et 1593, années charnières pendant lesquelles Henri iv conquiert son royaume, quatre, publiés entre la fin juin et la mi-septembre 1590, s’attardent sur le sort des Parisiens14. Les récits du siège qui paraissent ne sont pas des réflexions sur l’attitude des Seize ou sur les raisons de leur hostilité profonde au roi. Il s’agit le plus souvent de récits factuels, reprenant sans cesse les mêmes détails révélateurs de l’aggravation de la famine, comme, au début du siège, du prix des denrées alimentaires. Ainsi, dans un texte de juillet 1590, on peut lire :
They of Paris are driven to great extremitie, so that a quarter of a horse is worth fiftie crownes, the flesh of Asses is good meat with them, bread is at an unreasonable rate, and the people have attempted divers mutinies in the Towne. (A briefe declaration…, p. 8)
21Au fur et à mesure que le siège dure, la famine s’étend et les textes se font plus précis. En général, il s’agit de récits macabres, détaillant les monstruosités auxquelles les habitants de la ville se livrent en raison de la faim qui les tenaille. Un texte paru fin août témoigne de la dégradation de la situation :
They are enforced to eat Horses, Asses, Dogs, Cats, Rats, Mice, and other filthy and unaccustomed things for their sustenance, yea that which is more odious in respect of their necessity, it is said that they are enforced to feed one upon another: and that through feebleness and want of victuals they fall down dead in the streets and in their houses. (The Miserable estate…, p. 4)
22On sent parfois une certaine jouissance morbide à décrire ces hommes qui souffrent comme ont souffert avant eux les innocents massacrés lors de la Saint-Barthélemy. La plupart des récits du siège mentionnent d’ailleurs l’idée que les morts parisiens vengent en partie ceux d’août 1572.
23Quand il prend le pouvoir à Londres, la première décision de Cade est de diminuer le prix des produits alimentaires de base :
Cade. There shall be in England seven half-penny loaves sold for a penny; the three-hooped pot shall have ten hoops, and I will make it felony to drink small beer. […] There shall be no money, all shall eat and drink on my score. (iv.ii.60-63 & 67-68)
24Plus tard, à l’acte iv, scène vi, il promet de faire couler le vin aux fontaines de la ville, en une forme de renversement carnavalesque des cérémonies organisées par la cité pour l’entrée des monarques dans Londres :
I charge and command that, at the city’s cost, the Pissing Conduit run nothing but claret wine this first year of our reign (iv.vi.2-4).
- 15 Ni les chroniques ni les travaux d’historiens n’attribuent le déclenchement des troubles en 1381 o (...)
25Cette insistance sur la nourriture ne figure pas dans les sources utilisées par Shakespeare : si Holinshed, par exemple, raconte comment les insurgés ont pillé certaines riches demeures de la ville et s’y sont enivrés, il ne mentionne à aucun moment une attention particulière apportée aux prix des aliments, ou de mesures concernant une meilleure répartition de la nourriture. Les critiques ont souligné que cette volonté de légiférer sur les prix était probablement une référence directe à l’inflation galopante pendant la deuxième partie du règne d’Élisabeth. Cependant, il y a sans doute plus qu’une simple allusion topique car, au moment où il meurt, Cade s’exclame : « O, I am slain ! Famine and no other hath slain me » (iv.x.59). Or à aucun moment de la pièce les insurgés ne semblent manquer de nourriture. En outre, la faim et la faiblesse de Cade à sa mort ne sont pas des détails mentionnés dans les sources15. De la part du dramaturge, il y a sans doute d’abord une part d’ironie à souligner l’échec du programme de Cade, qui a garanti à tous qu’ils feraient bombance mais qui meurt ensuite le ventre creux. Il y a aussi un lien esquissé entre le désordre urbain et le manque de nourriture, comme si les villes révoltées devaient toujours finir, comme Paris en 1590, par mourir de faim. Si la famine n’est pas montrée sur scène, elle reste en arrière-plan, suggérée, menaçante.
26Le mot « famine » lui-même est rarement utilisé dans le corpus dramatique shakespearien. Il n’apparaît que douze fois, dont deux fois dans Henry vi. Il ne s’agit probablement pas d’une coïncidence. L’autre occurrence se trouve dans la première partie de la pièce. Là encore, le contexte dans lequel elle figure est lié au monde de la ville et aux sièges militaires. Sous les murs de Bordeaux, Talbot donne une chance aux habitants de la ville de se rendre et les met en garde ainsi :
But if you frown upon this proffered peace
You tempt the fury of my three attendants,
Lean famine, quartering steel and climbing fire,
Who, in a moment, even the earth
Shall lay your stately and air-braving towers,
If you forsake the offer of their love. (iv.ii.9-14)
27Talbot menace la ville d’un siège long et destructeur, comme Paris peu de temps avant la création de la pièce. Une fois encore, il est très probable que les spectateurs londoniens aient eu en tête les ravages de la famine dans Paris assiégée.
28En y songeant, ils adoptaient sans doute l’attitude que le dramaturge attendait d’eux. Le portrait que Shakespeare dresse de la révolte de Cade est un hybride, non seulement de Holinshed et de Hall, mais également des récits en circulation au sujet du siège de Paris. Peu importe au fond de savoir si le dramaturge soutient les griefs exprimés par les rebelles, s’il les condamne au contraire comme barbares, ou s’il réduit cette tentative à une farce. Ce qui est indéniable c’est que le dramaturge insiste sur une certaine forme de terreur propre à la ville. La présence spectrale du siège de Paris, en arrière-plan de la pièce, a dû empêcher le spectateur londonien de rire tout à fait du régime imposé par Cade. En novembre 1591, le simulacre de procès puis l’exécution sommaire du premier Président du Parlement de Paris, Barnabé Brisson, a dû rappeler aux spectateurs que les révoltes en ville se soldent toujours par une justice arbitraire, comme celle que Cade impose sur Londres en faisant mourir Lord Saye.
29La prégnance du siège de Paris, au moment où la pièce a été jouée à Londres, a sans doute empêché la mise à distance rassurante que le théâtre permet parfois. La ville dans 2 Henry vi n’a aucun des traits de la cité idéale imaginée par Platon ou par les penseurs de la Renaissance : elle n’a rien d’une utopie, mais plus grave, elle n’est même pas non plus une dystopie. En effet, Londres est bien réelle dans la pièce, réelle autant que pouvait l’être à la même période Paris assiégée, affamée, agonisante mais résistant toujours. Car Paris a survécu au siège, elle n’a jamais ouvert ses portes devant les armes royales d’Henri iv. Le monarque français y entrera finalement en 1593, rex pacificus, certes, mais aussi roi vaincu par la ténacité de la ville, et au prix d’une conversion qui trahit la cause protestante. Heureusement pour Shakespeare, Jack Cade a été vaincu et, à travers lui, les désordres de la ville. La versatilité des Londoniens y est pour beaucoup qui, à la moindre chance d’obtenir le pardon du roi, abandonnent le révolté. Grâce à ce dénouement, les spectateurs élisabéthains pouvaient au moins essayer de se rassurer : la plèbe était crédule et lâche. Eussent-ils connu l’issue du siège de Paris au moment de voir 2 Henry vi, peut-être la charge subversive de la pièce en eût-elle été profondément changée.
Notes
1 William Shakespeare, The First parte of King Henry vi, éd. John Dover Wilson, Cambridge, C.U.P., 1952, p. ix.
2 Voir Eustace M. W. Tillyard, Shakespeare’s History Plays, Londres, Chatto & Windus, 1944 et du même auteur The Elizabethan World Picture, Londres, Chatto & Windus, 1943.
3 William Shakespeare, The Second Part of King Henry vi, éd. Michael Hattaway, Cambridge, New Cambridge Shakespeare, 1991.
4 Il faut noter cependant que les autorités municipales interviennent ici efficacement pour mettre un terme à la dissension entre les nobles ; tel n’est pas le cas dans Richard iii où le maire de Londres et ses conseillers se laissent duper par la mise en scène de Gloucester en dévot (King Richard iii, iii.vii).
5 Shakespeare déplace le lieu de la mort du héros anglais : celui-ci a été tué sur le champ de bataille à Castillon et non devant la capitale de Guyenne.
6 Les historiens insistent sur le grand nombre de paysans parmi les révoltés, tout en soulignant qu’ils n’étaient vraisemblablement pas les seuls insurgés. Rodney Hilton souligne le décalage visible entre les récits faits dans les chroniques, mettant en lumière le caractère paysan de la révolte, et les documents judiciaires, qui mentionnent surtout des artisans (Rodney Hilton, Bond Men Made Free. Medieval Peasant Movements and the English Rising of 1381 (1973), Londres, Routledge, 2003, p. 176-185). Sur la typologie de ces mouvements et les problèmes méthodologiques qu’elle pose, voir Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire des paysans français. De la Peste Noire à la Révolution, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 423-442 et Hugues Neveux, Les révoltes paysannes en Europe, XIVe-XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1997, p. 35-70.
7 « And you, base peasants, do you believe him ? » (iv.viii.21).
8 Chris Fitter, « Emergent Shakespeare and the Politics of Protest : 2 Henry vi in Historical Contexts », ELH, n°72, 2005, p. 129-158 : « in 1592 the drama must have functioned on one level as a kind of terrifying essay on a potential future for England : the great statesman [Burghley] gone, the monarch sunk in chronic vacillation, and the nation fragmenting into popular risings and baronial warfare. » (p. 153)
9 « many in the earliest commons audiences of 2 Henry vi must have found their own contemporary grievances, military, political, and economic, channeled with eloquent anger into the play ; would have recognized the democratizing ideology breeding among pirates and privateers ; must have noted with drawn breath the plain pleading of resistance theory ; and finally, would have decoded Burghley and Essex in the terminally feuding figures of Gloucester and York. » (Op. cit., p. 153).
10 Ann Jennalie Cook, The Privileged Playgoers of Shakespeare’s London, Princeton, Princeton U.P., 1981.
11 Le STC révèle qu’entre 1588 et 1591, 108 imprimés sur la France sont publiés, sur une production totale de 1244 titres. C’est en 1590 que la production « française » est la plus importante.
12 A declaration of the kings pleasure, published after his departure from Paris, importing the cause of his sudden going away. Translated according to the originall printed at Chartres. 1588, Londres, T. Orwin for E. Aggas, 1588, STC 19093.
13 Tel est le cas par exemple d’un récit comique intitulé A subtill practise, vvrought in Paris by Fryer Frauncis, who to deceiue Fryer Donnet of a sweet skind nun which he secretly kept, procured him to go to Rome, where he tolde the Pope a notable lie concerning the taking of the king of France prisoner by the Duke de Mayne : for which, they whipt ech other so greeuously in Rome, that they died thereof within two dayes after, Londres, [A. Islip] for T. Nelson, 1590, STC 20582.5. Le texte raconte comment un moine dépravé, pour pouvoir séduire une jolie nonne, envoie un autre moine qui la convoite aussi à Rome, pour transmettre au pape que le roi de France, en entrant dans Paris, a été fait prisonnier par le duc d’Aumale. Paris n’est que le vague arrière-plan de l’intrigue, et si la mention de la ville n’avait pas été vendeuse, il est probable que son nom ne serait pas apparu en titre.
14 The discouerer of France to the Parisians, and all other the French nation. Faithfullie translated out of the French : by E.A, Londres, [T. East? For E. Aggas?], 1590, STC 11272 ; A briefe declaration of the yeelding vp of Saint Denis to the French king the 29. of Iune, 1590. And also of the taking of the cities of Marcilies and Granoble : with the great misery that Paris is in. Moreouer of the taking of three traitours in the chamber of presence, who had conspired to kill the king, whom God long preserue to his glory and the comfort of his afflicted members in that kingdom, Londres, J. Wolfe for W. Wright, 1590, STC 13128 ; The miserable estate of the citie of Paris at this present. With a true report of sundrie straunge visions, lately seene in the ayre vpon the coast of Britanie, both by sea and lande, Londres, [J. Wolfe] for T. Nelson, 1590, STC 19197 ; The coppie of a letter sent into England by a gentleman, from the towne of Saint Denis in France. Wherein is truely set forth the good successe of the Kings Maiesties forces against the Leaguers and the Prince of Parmas power. With the taking of a conuoie of victuals sen by the enemie to succour Paris. And the grieuous estate of the said citie at this present, Londres, T. Scarlet for T. Nelson, 1590, STC 1004.
15 Ni les chroniques ni les travaux d’historiens n’attribuent le déclenchement des troubles en 1381 ou en 1450 à une crise de subsistance. Un refus de l’impôt, lié notamment aux dépenses de guerre du royaume, aurait selon eux provoqué le début des révoltes. Voir Rodney Hilton, Op. cit., p. 161-164 et I. M. W. Harvey, Jack Cade’s Rebellion of 1381, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 53-72.
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Référence papier
Marie-Céline Daniel, « La « Commune » de Jack Cade et le siège de Paris : démagogie, tyrannie et fanatisme dans la ville renaissante », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 28 | 2011, 67-80.
Référence électronique
Marie-Céline Daniel, « La « Commune » de Jack Cade et le siège de Paris : démagogie, tyrannie et fanatisme dans la ville renaissante », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 15 février 2011, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1609 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1609
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