Constance des valeurs humanistes chez Montaigne et chez Shakespeare
Résumés
Un relativisme moral et culturel prévaudrait dans plusieurs pièces de Shakespeare à partir d’Hamlet, peut-être sous l’influence du scepticisme de Montaigne. Pourtant ils privilégient l’un et l’autre des valeurs « humanistes » qu’ils semblent considérer comme universelles plutôt que « relativement stables » dans le cadre d’une « période ». En reprenant et en nuançant les critères de Todorov pour une définition de l’humanisme, on peut tracer un parallèle entre l’essayiste et le dramaturge. Leur « compréhension de l’autre », portée au plus haut point dans l’amitié, s’étend au commun des hommes, à l’étranger, au sauvage (sans illusion, même dans l’essai sur les Cannibales), et même à l’animal. Ils dénoncent « l’inhumanité de l’homme envers l’homme » et la folie des guerres civiles. La tragédie shakespearienne n’est pas un théâtre de la cruauté : l’appel à la compassion y est insistant. Ces valeurs morales sont assumées par un sujet, un « je », qui, malgré la flexibilité du moi, est capable de se gouverner et de se former. L’essayiste se défie de la raison spéculative, mais il a une certaine confiance en son jugement, en sa « capacité de trier le vrai ». Vérité, réalité, essence sont inséparables ; Montaigne et Shakespeare sont parfois dits à tort « anti-essentialistes », mais il est vrai qu’ils s’intéressent seulement à l’essence particulière d’un être singulier. Ils n’aspirent ni l’un ni l’autre à une transcendance verticale, sur le modèle des humanistes platonisants ou stoïciens, mais parviennent à se transcender vers l’autre dans l’amitié et dans la création littéraire.
Texte intégral
1J’ai traité deux fois déjà des rapports entre Shakespeare et Montaigne. Une étude a paru dans Shakespeare Survey en 1975. Une conférence, prononcée au World Shakespeare Congress de 2001, « Self-consistency in Montaigne and Shakespeare », sera publiée cette année même1. J’ai donc choisi une perspective différente qui me contraindra parfois à ne présenter que des idées générales, quitte à renvoyer aux travaux précédents.
2Par ce titre ambigu je n’entends pas rappeler que Montaigne et Shakespeare ont fréquenté les auteurs classiques. Cela relève de l’évidence dans le cas de Montaigne et nous ne sommes plus au temps où l’on célébrait les native woodnotes wild de Shakespeare. De T. M. Baldwin à Robert Miola et Jonathan Bate, les traces nombreuses de la culture acquise dans l’excellente « grammar school » de Stratford ont été relevées dans son oeuvre2. Renvoyant à ces amples travaux, je m’arrête à un détail. Le bouffon de cour Touchstone dans As You Like It, exilé dans la Forêt d’Ardennes parmi les chèvres, se compare à Ovide exilé « parmi les Goths » en jouant sur l’homophonie entre Goth et goat (iii.iii.6). Se sentir de plain-pied avec les poètes et les personnages de l’Antiquité a permis au dramaturge de nous les rendre si présents et si proches. Ainsi s’explique aussi qu’il n’ait pas été rebuté dans sa lecture des Essais de Montaigne par la profusion de citations tirées des auteurs anciens. La culture littéraire de la Renaissance a été une culture de l’allusion aux textes classiques comme à l’Écriture sainte. En témoigne la prolifération des recueils de sentences et d’adages ; les plus grands humanistes, comme Érasme, n’ont pas dédaigné d’en compiler et la sagesse de Shakespeare est souvent une sagesse proverbiale3.
3S’il est évident que les lectures du poète élisabéthain furent moins étendues que celles de Montaigne, il n’en est pas moins remarquable qu’ils eurent en commun un vif intérêt pour Ovide dont Géralde Nakam a souligné l’influence sur les Essais4. Un même intérêt aussi pour les historiens, Tite Live et surtout Plutarque, y cherchant tous deux, plutôt que les actions publiques, « les devis que [Brutus] tenoit en sa tente à quelqu’un de ses privez amis, la veille d’une bataille » (ii, 10, 394a)5. Et une semblable réaction à l’égard de l’aspiration stoïcienne à la constance malgré les différences subtilement analysées par Geoffrey Miles6.
4Tout ceci est connu et admis. Présenter Montaigne et Shakespeare comme des humanistes en un sens philosophique n’a rien de nouveau non plus. Mais les études parallèles récentes, de Stanley Cavell à Graham Bradshaw, Lars Engle, Hugh Grady ou John Lee7, ont mis l’accent sur un « scepticisme », ou un « pragmatisme », qui exclurait « toute structure fixe de fait, de vérité et de connaissance » et ne reconnaîtrait que des valeurs « relativement stables » (mes italiques)8. Or, si l’essayiste et le dramaturge ont des affinités incontestables dans leur reconnaissance de la diversité et du changement, ils en ont d’aussi profondes dans leur défense et illustration de valeurs constantes que je tiens pour « humanistes ».
5Pour s’entendre sur une conception de l’humanisme au sens moderne, je prendrai pour point de départ la définition avancée par Tzvetan Todorov, dont Le jardin imparfait offre un panorama de la pensée humaniste depuis Montaigne et Descartes jusqu’aux temps présents. Écartant toute réduction à ce que l’on désignerait en anglais par simple « humaneness », il a proposé trois caractéristiques : l’autonomie du je, la finalité du tu, et l’universalité des ils9.
6L’autonomie du « je » suppose un accord sur l’existence et la permanence du « je », question qui appelle un débat. La « finalité du tu » est une notion qui ne convient guère à l’auteur des Essais, principalement soucieux de s’observer, et chez un dramaturge on la repère malaisément. J’y substitue la « compréhension de l’autre », compréhension qui, chez Montaigne et chez Shakespeare, tend à l’identification plutôt qu’à la reconnaissance de l’altérité et de la « responsabilité pour l’autre » comme chez Emmanuel Lévinas prêchant l’Humanisme de l’autre homme10. Or la « compréhension de l’autre » conduit à la compassion tout aussi bien que la « finalité du tu ». On retrouve ainsi le sens moral, voire « humanitaire », de l’humanisme, sens écarté par Todorov, mais qui convient parfaitement à Montaigne lorsqu’il emploie le terme « inhumanité » (i, 14, 53c) pour dénoncer, avant le poète romantique Burns, « l’inhumanité de l’homme envers l’homme ». Shakespeare, je le montrerai, le rejoint sur ce point.
7Reconnaître « l’universalité des ils », c’est reconnaître qu’on peut universaliser l’expérience individuelle, ce qui posera le problème de l’essence. C’est aussi admettre qu’il y ait des valeurs universelles et que des règles soient applicables à l’ensemble des hommes et des communautés à tout moment de l’histoire. À première vue, l’intérêt porté par Montaigne au pyrrhonisme, philosophie qui dénie à l’homme toute certitude, paraît exclure cette exigence. Mais cet intérêt s’exprime dans le cadre de cette « Apologie de Raymond Sebond » dont le but essentiel, Géralde Nakam l’a souligné, est de combattre tous les dogmatismes11. Montaigne s’y montre averti de la différence entre les sceptiques qui nient l’existence même de la vérité, et l’epoché des pyrrhoniens qui consiste à suspendre son jugement (ii, 12, 544a). Mais il ne marque pas seulement sa préférence pour le pyrrhonisme ; il va bien au delà, quand il admet qu’il existe une vérité dont « l’essence mesme… est uniforme et constante », vérité que « nous [la] corrompons et abastardissons par nostre faiblesse » (ii, 12, 535a). Il déclare néanmoins que « nous sommes nais à quester la vérité », et considère le monde comme « une escole d’inquisition » (iii, 8, 906b-c), car « il n’est desir plus naturel que le desir de connoissance... la verité est chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise » (iii, 13, 1041b). Certes, s’il propose aux lecteurs des « fantasies informes et irresolues », c’est, dit-il, « non pour establir la vérité, mais pour la chercher » (i, 56, 302a) ; cependant son but n’est pas l’ataraxie des Pyrrhoniens. Contrairement à Sextus Empiricus, observe William Hamlin12, il ne nous laisse pas sous l’impression qu’aucune connaissance certaine ne peut être atteinte — sauf, il faut l’admettre, dans certaines pages de l’Apologie. Encore faut-il noter que la phrase célèbre « Quelle vérité que ces montagnes bornent… ? » (ii, 12, 563a) porte sur la diversité des lois et coutumes, non sur la distinction entre le vrai et le faux.
8N’aurait-on pas exagéré l’influence du pyrrhonisme sur la pensée de Montaigne ? Pyrrhon et les sceptiques ne sont mentionnés qu’une vingtaine de fois dans les Essais, et presque exclusivement dans l’Apologie (ii, 12) où le scepticisme sert un dessein particulier13. Platon et le platonisme sont mentionnés 205 fois. Parfois, certes, d’un point de vue critique, en particulier à propos de la doctrine des Idées, mais le Platon de la République et des Lois est salué comme « maistre ouvrier en tout gouvernement politique » (iii, 9, 930c). Lars Engle a reconnu que Shakespeare « traite le scepticisme même de façon plutôt sceptique »14. De même, Montaigne semble y voir une forme de dogmatisme quand il montre que sa « plaisante science de l’ignorance » a inspiré à Pyrrhon des comportements absurdes (ii, 29, 683a)15. Laisser son jugement en suspens n’implique pas nécessairement un ralliement au scepticisme intégral : Bacon y insistera dans la Préface du Novum Organum16.
9Sans doute l’insistance de Montaigne sur la diversité des coutumes tout au long des Essais peut-elle conduire à un relativisme culturel et moral. Todorov l’admet, mais j’en suis moins convaincu. Constater une diversité, ce n’est pas nécessairement l’approuver. Que Montaigne, dans les circonstances tragiques des guerres de religion, en soit venu à considérer le conservatisme préférable à l’innovation17 ne signifie pas qu’il écarte la possibilité de concevoir des institutions et des lois plus justes. Qu’il déplore que la justice soit mal rendue implique même qu’une vraie justice pourrait exister (ii, 12, 562a). Dans la traduction des Essais par Florio, Samuel Daniel avait loué la dénonciation de « ce tyran de l’univers, la coutume », qui conduit parfois, disait l’essayiste, à « forcer … les reigles de nature » (i, 23, 106a). Mais il y a, dit Montaigne, des lois « désirables » : ce sont « les plus rares, plus simples et generales »18, et « Nature les donne tousjours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l’aage doré des poëtes, et l’estat où nous voyons vivre les nations qui n’en ont point d’autres » (iii, 13, 1042-43b). Il faudra revenir sur cette affirmation et la nuancer, mais c’est admettre implicitement l’existence d’un modèle idéal dont nos lois cependant s’éloignent « par leur desreiglement et deformité » en « leur dispensation et exécution » (iii, 13, 1049b). Montaigne pourrait-il excuser « la desobeyssance » civile (iii, 13, 1029-30b) et, en cas de choix douteux entre des lois contradictoires, conseiller l’abstention (iii, 9, 972b), s’il n’avait la conviction que l’on peut choisir des voies meilleures ?
10Sur ce point je n’ai pas de parallèle précis à offrir chez Shakespeare. Mais la clémence, recommandée aux juges et aux monarques à la fois par l’humanisme antique et par l’humanisme chrétien, est une entorse à la loi ordinaire. Or, il n’est plus à démontrer que Montaigne et Shakespeare l’ont célébrée pareillement ; le second a même emprunté des arguments au premier dans Mesure pour Mesure et dans la Tempête : David Quint, après Eleanor Prosser, l’a souligné19.
11Un obstacle à mon interprétation doit d’abord être écarté. La relativité des valeurs serait proclamée expressément par Montaigne dans deux essais et par Shakespeare dans Hamlet et dans Troilus and Cressida. Mais quand l’essayiste affirme « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » (i, 14), il s’agit seulement de notre appréhension à l’égard de la mort, de la souffrance et de la misère ; le point de départ est d’ailleurs une citation d’Épictète. Et quand il écrit dans l’essai « Nous ne goustons rien de pur » (ii, 20) que « la meilleure bonté … a de la teinture vicieuse », c’est une observation à laquelle l’examen de conscience, et non le scepticisme, a souvent conduit les moralistes, chrétiens ou non.
12Quand Hamlet dit « there is nothing either good or bad, but thinking makes it so » (ii.ii.248-9), il utilise un proverbe20 pour expliquer que le Danemark est devenu pour lui une prison, non pour manifester son adhésion au scepticisme philosophique. La question de Troïlus « What’s ought but as ’tis valued ? » est suscitée par le mépris d’Hector à l’égard d’Hélène : « she is not worth what she doth cost the keeping ». Or, à nouveau l’idée est proverbiale21, mais ici un vrai débat s’engage. La réplique d’Hector n’écarte pas toute subjectivité du jugement, mais confère à la valeur une réalité objective : « value dwells not in particular will, / It holds his estimate and dignity / As well wherein ’tis precious of itself / As in the prizer » (ii.ii.52-56). On peut penser que l’appel antérieur d’Ulysse au respect de l’ordre était dicté par les circonstances22, mais on ne peut douter de la sincérité d’Hector. Le plaidoyer de Troïlus pour l’honneur n’est pas moins sincère, car l’honneur avait une valeur en soi pour Shakespeare et ses contemporains. Grady présente ce dialogue comme « a diagnosis of the process of value creation in the commodification which is so relentlessly enacted »23. Pourtant Hector voit clairement que les raisons avancées « fort superficiellement » (164) par Troïlus et Paris en faveur d’une « mauvaise cause » (116) ne sont pas un jugement objectif entre juste et injuste (169-70) ; la « loi de la nature » et celle des « nations » commandent de rendre Hélène à son époux. Son ralliement inattendu au point de vue de Troilus va, il le reconnaît, contre la « vérité » (truth) et paraît être dicté par le seul souci de préserver « our joint and several dignities » (192) : les apparences extérieures de l’honneur. L’absurdité de cette guerre provoquée par un enlèvement et un adultère est évidente. Hector oublie la distinction faite par Montaigne : « Toute personne d’honneur choisit de perdre plustost son honneur, que de perdre sa conscience » (ii,16,614c). Troïlus est dans l’erreur quand il exalte la valeur d’Hélène. C’est clairement suggéré par le recours à la même métaphore de la « perle » inestimable à propos d’Hélène et de Cresside (i.i.93 ; ii.ii.81) : l’une et l’autre sont des perles fausses et Troïlus s’abuse. Othello s’abusera à l’inverse en jetant la perle vraie (v.ii.347). Dans Troilus and Cressida Shakespeare a bien « démystifié les codes de valeur » comme l’écrit Engle24, mais il ne les a pas subvertis.
13Montaigne, de son côté, tout au long des essais, invoque des valeurs morales telles que la loyauté et le respect de la parole donnée (ii, 17, 630a ; iii, 9, 944b). Il exige la véracité dans la vie publique et privée (ii, 18, 649a). S’il reconnaît que « la vérité et le mensonge ont leurs visages conformes », ce n’est pas pour les confondre, mais pour déplorer notre tendance à « nous embrouiller » (iii, 11, 1004b). Il estime la bonté « loing au delà » de la valeur guerrière chez le premier Scipion dont il loue la « debonnaireté et humanité » (iii, 9, 948c). Même en son exposé théorique de nos ignorances dans l’Apologie, ce qui est dit hors d’atteinte, ce sont les certitudes de la connaissance, intellectuelle et sensible, mais non les convictions morales : les « valeurs humanistes » reconnues dans l’éthique antique comme dans l’éthique chrétienne ne sont pas mises en question. Montaigne a sa perspective et ses préférences personnelles, mais, sans nier l’influence du réalisme de Machiavel, on peut soutenir que, contrairement à l’auteur du Prince, l’auteur des Essais ne rejette pas ce que Victoria Kahn appelle « the Ciceronian and humanist equation between honestas and utilitas »25. Et il n’a pas de sympathie profonde pour la virtus, quand celle-ci se manifeste seulement sous ses formes guerrières ou stoïques, inhumaines envers soi-même comme envers les autres ; sur ce point les arguments de D. L. Schaeffer sont irréfutables26.
14Dans l’examen de ces valeurs humanistes, privilégiées à la fois par Montaigne et par Shakespeare, partons de la « compréhension de l’autre ». Celle-ci peut se manifester dans une relation personnelle d’amitié, thème favori des humanistes de la Renaissance. Montaigne, à propos de La Boétie, assure l’avoir poussée jusqu’à une « parfaite et entiere communication » (ii, 8, 376a). Cette amitié, dit-il, « ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne »27. Cette même volonté de se perdre en l’autre anime le poète des Sonnets, bien qu’il ne la retrouve que momentanément, ou illusoirement, chez le jeune homme aimé. Montaigne et Shakespeare élèvent chacun un mémorial à l’ami dont l’un est séparé par la mort, l’autre par la vie28. Mais chacun d’eux élève du même coup un « mémorial » à soi-même : « My life hath in this line some interest, / Which for memorial still with thee shall stay » (Sonnet 74).
15Au delà des relations d’amitié, ils étendent l’un et l’autre leur sympathie à des hommes de basse condition. Certes, ils étaient de leur temps et les titres de noblesse gardaient de la valeur à leurs yeux. Montaigne ne se contente pas d’être magistrat, mais prétend appartenir à la « noblesse d’épée » ; Shakespeare use de sa célébrité naissante pour obtenir que son père soit élevé au rang de gentilhomme. Mais si le dramaturge manifestement abhorre la versatilité et la cruauté des foules, en revanche, quand il met en scène des individus, il peint avec sympathie les gens du commun, avec compassion les miséreux, comme le mendiant nu dans King Lear. Quant au seigneur de Montaigne, il déclare avoir « veu en [son] temps cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université, et lesquels [il] aimer[ait] mieux ressembler » (ii, 12, 466b). C’est, dit-il, parmi les gens de basse condition qu’il « n’est pas si nouveau d’y voir quelque traict de rare bonté » ; « les exemples de vertu se logent rarement » chez les nobles et chez les riches (ii, 25, 724a).
16La compréhension de l’autre s’étend à l’étranger quand Montaigne proclame : « j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonois comme un François » (iii, 9, 950b). Shakespeare, dans un dessein comique, se moque des travers des Espagnols, des Français, des Gallois ; mais sans animosité, à la différence des satiriques et des pamphlétaires de son temps. Qui plus est, il a sans doute écrit la scène où Sir Thomas More adjure les émeutiers d’épargner les étrangers établis à Londres, les invitant à s’imaginer eux-mêmes en butte à semblable « inhumanité » s’ils vivaient dans un autre pays que le leur29.
17Cette compréhension englobe les étrangers les plus éloignés par la race ou la religion. Dans Othello, Shakespeare donne à un Maure le rôle le plus noble malgré son manque de jugement. Sans renoncer à certains stéréotypes, il prête à l’usurier juif Shylock, le représentant de la communauté la plus méprisée de son temps, un discours sur l’universalité de la condition humaine qui peut s’appliquer à toutes les situations, toutes les inimitiés entre ethnies, nations ou communautés. On connaît ce discours qui aboutit à cette amère constatation : « Si un Juif fait injure à un Chrétien, celui-ci le supporte-t-il humblement ? Vengeance ! Si un Chrétien fait injure à un Juif, comment celui-ci devrait-il le supporter à l’exemple des Chrétiens ? Eh bien ! vengeance ! » (iii.i.44-53). Si Shylock est néanmoins condamné à la fin de la pièce, c’est qu’il a rejeté l’appel de Portia à la miséricorde (iv.i.178 et suiv.). À l’inverse, dans The Tempest, Prospéro, chassé de son duché, menacé de mort dans son île, refuse la vengeance : « The rarer action is / In virtue than in vengeance » (v.i.27-8). Ce pardon, il l’étend à tous ceux qui l’ont exilé ou qui ont voulu le tuer, y compris Caliban.
18Or Caliban — la figure de « l’autre » sous l’aspect du sauvage, comme l’a dit Jean-Marie Maguin30 — est décrit d’abord comme « a freckled whelp… not honour’d with a human shape », mais on découvre qu’il n’est pas en dehors de l’humanité pour Shakespeare, comme le furent longtemps les Indiens d’Amérique aux yeux de certains conquistadors et de certains théologiens (je songe à la Controverse de Valladolid). Prospéro ne finit-il point par le reconnaître quand il dit « This thing of darkness I / Acknowledge mine » (v.i.275-6) ? Caliban est vu comme un « monstre » par des ivrognes (ii.ii.65), mais Montaigne, dans l’essai « D’un enfant monstrueux », rappelle que les monstres sont aussi l’œuvre de Dieu et que « nous appellons contre nature ce qui advient contre la coutume » (ii, 20, 691c). Caliban n’obéit qu’à l’instinct, mais, asservi, il revendique le droit à la liberté et à la possession d’une île qui lui appartenait avant l’arrivée du colonisateur. Cependant Shakespeare ne l’idéalise pas, comme Montaigne apparemment idéalise les cannibales (i, 31), et le rêve utopique de Gonzalo, dont le royaume « surpasserait l’âge d’or », ne résiste pas à l’ironie des réalistes (ii.i.132-57).
19L’âge d’or ne peut renaître. Montaigne, lui, paraît admettre qu’il avait survécu en cette nation d’Amérique « en laquelle il n’y a aucune espèce de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de superiorite politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled. Les paroles mesmes qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la detraction, le pardon, inouïes. Combien [Platon] trouveroit-il la republique qu’il a imaginée esloignée de cette perfection ! » (i, xxxi, 204a). Mais, la mention de Platon le rappelle, l’Utopie était alors un genre favori et un rêve d’humaniste. Montaigne n’affirme rien puisqu’il écrit « il me semble [mes italiques] que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse non seulement toutes les peintures dequoy la poësie a embelli l’age doré, mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie » (ibid.) Peinture embellie, conception née du désir ? Mais le véritable humanisme, même lorsqu’il n’est pas chrétien, sait que tout homme est soumis à des pulsions violentes et dangereuses, que celles-ci procèdent d’une Chute mythique ou de l’id freudien. Ce que Montaigne reconnaît, tout comme Shakespeare, c’est que les civilisés ne sont pas moins barbares que les barbares, mais « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (i, 31, 203a). Cependant, si Montaigne « se sert de l’image des cannibales pour critiquer notre propre société »31, comme Todorov l’observe, il « ne se départit pas de sa préférence pour les civilisations grecque et romaine […] ; il n’estime donc les cannibales que dans la mesure où ceux-ci ressemblent aux Grecs et aux Romains : bravoure, déférence envers les femmes, poésie anacréontique »32. Frank Lestringant note aussi que les valeurs accordées aux Indiens les « situent dans l’héritage direct des grands hommes de l’Antiquité »33 et Marc Fumaroli insiste sur ce « constant rapprochement avec l’antiquité gréco-romaine » dans l’essai « Des coches » comme dans l’essai « Des cannibales »34.
20Certaines interprétations et mises en scène du théâtre de Shakespeare ne présentent aujourd’hui qu’une image barbare et une vision pessimiste de l’humanité. Sous l’influence d’Antonin Artaud et du livre de Jan Kott, Shakespeare notre Contemporain, on transforme la tragédie shakespearienne en un théâtre de la cruauté alors que la pitié y est toujours présente, comme dans la tragédie grecque et la poétique d’Aristote35. King Lear est exemplaire à cet égard. Dans une représentation qui fit école, Peter Brook a supprimé la scène où Cordélia est évoquée comme l’emblème de la pitié (iv.iii), ainsi que le passage où, après le supplice de Gloucester, des serviteurs expriment leur indignation et vont chercher de quoi « panser son visage en sang » (iii.vii.fin). Ces textes, il est vrai, ne figurent pas dans l’in-folio de 1623 et Shakespeare lui-même a pu être l’auteur d’une révision qui les fit disparaître. Mais j’ai montré dans un commentaire sur cette tragédie36 que, même après ces coupures, il subsiste dans la pièce une quinzaine d’appels directs à la compassion. D’autres metteurs en scène ont voulu effacer toute distinction entre le fils dénaturé, Edmond, et le fils aimant, Edgar, prêtant à ce dernier dans le duel qui oppose les deux frères une sauvagerie qui n’est pas dans le texte. À propos de la fin de la tragédie on a parlé de « nihilisme » ; pourtant, autour de Lear, coupable racheté, et de Cordélia, victime innocente, on voit se rassembler symboliquement les survivants, Edgar, Kent et Albany, qui ont illustré les valeurs de loyauté, de respect des liens naturels et sociaux, de courage et de compassion37. Dans une autre tragédie l’imagination hallucinée de Macbeth lui fait entrevoir avant le meurtre de Duncan « pity ; like a naked new-born babe / Striding the blast » (i.vii.21-25). Quoique devenu un tyran sanguinaire, Macbeth n’est pas aveuglé sur lui-même au point de ne plus pouvoir discerner les vraies valeurs : « that which should accompany old age, / As honour, love, obedience, troops of friends, / I must not look to have… » (v.iii.26-28). L’auteur des pièces historiques sur les Guerres des deux Roses n’avait vu que démence dans les guerres civiles : « England hath long been mad, and scarred herself ; / The brother blindly shed the brother’s blood ; / The father rashly slaughtered his own son » (Richard iii, v.viii.23-25), comme dans 3 Henry vi, où un fils à son insu tue également son père (ii.v.61-93). Que de lamentations sur les innocents assassinés, en particulier les enfants, dans ces drames historiques ! Combien d’appels à la compassion lancés par les témoins de ces atrocités38 ! Shakespeare n’hésite pas dans King John à faire du meurtre du jeune Arthur le motif essentiel de la révolte des barons, et cela sans fondement historique.
21Or Montaigne, qui eut en France l’expérience directe d’atroces guerres civiles entre catholiques et protestants, a dénoncé de même « l’horrible corruption de meurs que les guerres civiles apportent » (i, 23, 119b). « Monstrueuse guerre », s’écrie-t-il ailleurs, « les autres agissent au dehors ; cette-cy encore contre soy se ronge et se desfaict par son propre venin » (iii, 12, 1018b). Il manifeste comme Shakespeare une aversion spontanée envers la cruauté, consacre un essai à la dénoncer (ii, 11) et revient souvent sur ce thème, notamment à propos des supplices infligés aux Indiens d’Amérique39. Dans Le dernier Montaigne Géralde Nakam parle de « l’immense procès de la cruauté humaine dressé dans les Essais »40.
22Cette aversion envers la cruauté, Shakespeare l’étend à la cruauté envers l’animal, qu’il s’agisse du lièvre pourchassé dans Venus and Adonis, ou du cerf expirant dans As You Like It. Or, l’essayiste s’était apitoyé aussi sur le cerf (ii, 11, 412a) et il s’était indigné que ce soit « passetemps aux meres de veoir un enfant tordre le col à un poulet et s’esbattre à blesser un chien et un chat » (i, 23, 107b). Quand la mère de Coriolan se réjouit des dispositions martiales de son petit-fils qui « massacre un papillon » (« how he mammocked it ! », i.iii.67), Shakespeare à mon sens dénonce obliquement la part de fureur instinctive qui entre dans l’héroïsme de son père. Dès le Moyen Âge Jean de Salisbury s’était attaché à démontrer que le massacre des animaux par l’homme le ramenait lui-même à la bestialité et la critique de la chasse par Érasme et par Sir Thomas More était un topos spécifique de l’humanisme41.
23Un problème n’est pas résolu. Sur quoi fonder ce refus de la cruauté ? Ni Montaigne, ni Shakespeare ne prétendent que l’homme est naturellement bon. L’essayiste observe que Nature a « elle mesme attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité » (ii, 11, 412b) ; comme Lucrèce, il admet qu’on peut trouver du plaisir à voir les autres souffrir (iii, 1, 768b). Il ne sait lui-même si sa haine de la cruauté est due principalement à l’hérédité, ou à son éducation, ou à une disposition innée qu’il qualifie même de « mollesse ». Pourtant il conclut qu’il la hait « et par nature et par jugement » comme « l’extreme de tous les vices » (ii, 11, 408a). Par quel jugement ? Il n’invoque pas à ce propos les enseignements du christianisme — et pour cause, en ces temps de guerres de religion ! Il semble admettre que les lois de la conscience prennent souvent leur origine dans la coutume42, et apparemment ne se fie qu’à une « conscience bien reglée » (ii, 16, 607a). Comment peut-elle l’être ? Ni par la nature seule, qui parfois pousse à l’inhumanité, ni par la religion seule, car il voit « une distinction enorme entre la devotion et la conscience »43. Le sentiment seul devrait-il inspirer ce refus de la cruauté ? Mais comment le généraliser si ce sentiment n’existe que chez certains ? Sans doute en s’appuyant sur la « compréhension de l’autre », qui est possible pour tout homme s’il fait l’effort de s’imaginer à la place de celui qui souffre ; effort d’imagination dont Montaigne s’est déclaré capable tout autant qu’un dramaturge44. Dans L’humanisme de l’autre homme, Emmanuel Lévinas s’interroge : « Est-il certain que déjà l’expérience la plus humble, de celui qui se met à la place de l’autre — c’est-à-dire s’accuse du mal ou de la douleur de l’autre — n’est pas animée du sens le plus éminent selon lequel ‘je est un autre’ ? »45
24J’en viens enfin à la caractéristique première de l’humanisme. Ces valeurs morales doivent être reconnues et assumées par un « je » qui exerce son jugement de façon constante avec une certaine liberté. Encore faut-il que ce « je » existe. Sur le plan théorique, j’en ai débattu dans un livre, Seven Metaphysical Poets – A Structural Study of the Unchanging Self46. Dans le cas particulier de Montaigne je peux renvoyer aux substantielles analyses de Jean Starobinski47 et à mes brèves remarques dans « Self-consistency in Montaigne and Shakespeare ». J’ajoute au passage que l’autonomie du « je » justifie une insistance sur le libre arbitre conforme à la théologie de Sebond48. Montaigne s’est reconnu libre de gouverner ses impulsions, de se contrôler et de se former, pour faire enfin émerger sa « maistresse forme ».
25Mais l’auteur de l’Apologie échappe-t-il à toute contradiction ? Ce n’est pas évident à première vue. Le jugement doit s’appuyer sur la raison. Or Montaigne dénonce les égarements de la raison humaine. Cependant, comme Lévi-Strauss l’a noté49, il y fait sans cesse appel. La raison humaine est faillible, mais elle fait partie de la nature de l’homme : « la semence de la raison universelle [est] empreinte en tout homme non desnaturé » (iii, 12, 1037c). Le paradoxe est que la raison seule permet à l’homme de ne pas « se laisser tyranniquement emporter » par la nature quand la nature l’entraînerait au mal (ii, 8, 366a). Donald Frame a proposé de distinguer entre la raison raisonnante (je préfèrerais « spéculative »), celle des philosophes et des théologiens, dont les errements sont ridiculisés, et une raison raisonnable, qui semble opérer essentiellement « dans le domaine de la conduite humaine »50. Cette reasonableness me paraît s’apparenter au « common sense », au sens où l’entendront Reid et l’école écossaise du xviiie siècle, opposant la réalité de la perception immédiate et les vérités du sens commun à la fois à l’idéalisme de Berkeley et au scepticisme de Hume. Mais il faut à mon sens y adjoindre une troisième « raison », celle qui procède à un examen objectif des faits, à la manière de la science expérimentale mais sans théoriser, ou bien encore à la manière du magistrat que fut Montaigne51. Typique est son attitude à l’égard de l’histoire. Il reconnaît que dans ce domaine la recherche de la vérité est « délicate », mais il n’assimile pas les récits historiques à des fictions comme Hayden White, ni ne considère les faits comme des « interprétations », ou des « signifiants », à la manière de Nietzsche, de Roland Barthes ou de Michel de Certeau52. La vérité peut être accessible si, dit-il, « à la mode d’une information judiciaire », on « confronte les tesmoins et reçoit les objects sur la preuve des pontilles de chaque accident » (ii, 10, 398a). L’existence de la vérité n’est pas niée, mais, comme disait Donne, « hee that will / Reach her, about must, and about must goe » (« Satyre iii »). À cet égard Montaigne contredit expressément Sextus Empiricus pour qui tout jugement impartial est impossible53.
26Tout en admettant qu’il peut nourrir lui-même « une opinion fauce » (iii, 13, 1051b), Montaigne a donc une certaine confiance en son propre jugement54 et sa « capacité de trier le vray » (ii, 17, 641a) quand on considère simplement des faits sans prétendre « en penetrer l’origine et l’essence » (iii, 11, 1003c). Nous avons l’usage des choses, mais la connaissance des causes appartient à Dieu (iii, 11, 1003). Dans le domaine restreint de l’expérience ce « sceptique » martèle des convictions ; sous sa plume reviennent sans cesse les expressions « en vérité », « de vrai », « il est vrai », « il est bien vrai », bien est vrai que... »55.
27Or un lien naturel s’établit entre le « vrai » et l’« essence » : ainsi « la créance se donne essence et vérité » (i, 14, 67c), « l’essence et verité de la chose » apparaissent conjointement (ii, 6, 352a)56. Essence et réalité sont aussi associées : on « possede ses biens par fantasie, les maux en essence » (ii, 12, 468b) ; une action vertueuse en apparence peut n’en avoir pas « l’essence » (i, 37, 226a) ; le fard peut « corrompre l’essence des choses » (i, 51, 292a)57. La pensée de Montaigne n’est pas « anti-essentialiste ». Sa position, me semble-t-il, se clarifie, si l’on retient une distinction qui sera clairement formulée par Locke : « essence » est pris par Montaigne en son sens premier, essentia, qui désigne l’essence réelle d’une chose particulière, « the very being of anything »58, sa nature et sa constitution interne. Toute « chose » a donc une essence59 pour l’auteur des Essais, qui sur ce point suit Aristote dont il est souvent proche comme l’a démontré Michael Screech60. Mais il ne s’agit pas de l’essence « logique » qui constitue un genre et que Locke dit « nominale », lui refusant toute existence en dehors du langage : Montaigne pense comme les juristes61 et comme les nominalistes62 qu’il faut prêter plus d’attention aux choses qu’aux mots. Il s’agit encore moins de l’essence idéale, élevée au rang d’une réalité transcendante.
28La tendance actuelle est de rejeter toute présence d’un « essentialisme » dans la pensée de Montaigne et de Shakespeare63. Ce n’est admissible que si l’on songe uniquement à un essentialisme de type platonicien. Contrairement à Pyrrhon, pour qui les choses n’ont pas d’essence64, Montaigne admet la réalité des essences particulières ; mais il considère, comme Locke, que notre examen des choses ne peut « en penetrer l’origine et l’essence » (iii, 11, 1003c), car toute essence « est abstruse et occulte » (iii, 2, 791b). Cela dit, il n’est pas certain que celui qui se présente lui-même comme un « philosophe impremedité et fortuite »(ii, 12, 528c) fasse toujours un emploi rigoureux des termes, qu’il s’agisse de l’essence ou de la forme. Ce qui me paraît significatif, c’est qu’il admette la difficulté de connaître les essences et néanmoins, à propos de son auto-portrait, en vienne à proclamer : « Ce ne sont mes gestes que j’escris, c’est moy, c’est mon essence » (ii, 6, 359c). Non seulement le moi aurait bien une essence, mais on pourrait la découvrir et la coucher sur le papier ! À quoi certains répondent : ce « moi » n’est que traces sur le papier. Ce qui est, de toute évidence, vrai pour le lecteur, en dehors même de toute théorie, mais il n’y aurait pas eu ces traces si ce moi n’avait pas existé.
29Dans la célèbre phrase « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »(iii, 2, 782b), on remarquera que Montaigne n’a pas écrit « la forme de l’homme », mais la « forme » de sa « condition ». Il ne veut pas seulement dire qu’on retrouve en tout homme la « forme » universelle qui distingue l’espèce humaine de l’animal ou de l’ange. Dans le contexte il affirme qu’une vie « privée », propre à un individu, peut porter témoignage de toutes les possibilités offertes à chaque homme par « l’humaine condition »65. Le particulier et l’universel sont étroitement associés, mais l’essence, la réalité de l’existence, est presque toujours située dans l’individuel66 : d’où l’accent mis sur la différence et la diversité, comme l’a souligné André Tournon67. La nature des hommes, observe Todorov, c’est précisément « leur capacité d’avoir une culture, une histoire, une identité individuelle ; leur nature consiste à n’être pas entièrement déterminés »68. À la limite, on peut donc comme Maclean assimiler cette absence de détermination à une « absence d’essence et de substance » qui « devient par là son propre contraire, à savoir, la substance et l’essence humaines »69. Je pense néanmoins que Montaigne se peint avec beaucoup trop de précision pour qu’on réduise son essence à une absence de détermination. Malgré l’influence des sceptiques il se rattache à une autre lignée dans l’observation de soi. Dans sa traduction de Sebond il avait écrit : « il n’y a rien de plus familier, plus interieur, & plus propre à chacun que soy-mesme à soy »70. C’est déjà du pur Montaigne, mais c’est aussi le prolongement de la tradition augustinienne71.
30Shakespeare emploie métaphoriquement le mot essence quand Valentin dit de Sylvia qu’elle est son essence (Two Gentlemen of Verona, iii.i.182). Dans Measure for Measure (ii.ii.123) où glassy essence souligne la fragilité de l’être humain, « essence » peut être pris au sens premier d’essentia. Dans Othello, quand Iago dit « Her honour is an essence that’s not seen »(iv.i.16), l’ironie consiste à suggérer que cette essence d’un honneur particulier, celui de Desdémone, essence normalement invisible, est en réalité absente. Même l’essence d’un amour défini en termes métaphysiques dans le poème « The Phoenix and Turtle » reste l’essence réelle d’un être singulier, à la fois double et indivis. Et si toutes les grâces s’incarnent en l’aimé dans le sonnet 53, ce n’est pas à la façon dont la Beauté idéale des platoniciens s’incarnait en la femme adorée pour Pétrarque ou Sidney : toutes ces grâces sont contenues dans la « substance » de l’être aimé.
31Que Montaigne et Shakespeare ne conçoivent pas l’essence à la manière de l’idéalisme platonicien ne signifie point qu’ils n’aient pu avoir une certaine expérience de la transcendance ; la transcendance se conçoit aussi de différentes façons. L’aspiration stoïcienne et humaniste à s’élever au dessus de soi-même, formulée par Sénèque72 et reprise par le poète élisabéthain Samuel Daniel, peut être considérée comme un effort de l’homme pour se dépasser : « unlesse above himselfe he can / Erect himselfe, how poore a thing is man ! »73. Or Montaigne la récuse expressément : « Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde » (ii, 12, 588a). Contrairement à Sebond il ne pense pas qu’on puisse « enjamber de l’homme jusques à Dieu »74 : sa conscience « se contente de soy, non comme de la conscience d’un ange ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme » (iii, 2, 784c). Il déclare « je puis desirer en general estre autre », mais ne fait point effort pour changer : « Je ne puis faire mieux » (iii, 2, 791b). Shakespeare dans les Sonnets consent aussi à être ce qu’il est : « I am that I am » (Sonnet 121)75.
32Cependant, Montaigne, à travers sa « parfaite amitié » pour La Boétie, Shakespeare, dans sa conception d’un amour « qui ne change s’il rencontre en l’autre le changement » (Sonnet 116), se sont « transcendés vers l’autre », même si ce n’est pas au sens d’Emmanuel Lévinas76. Et l’on ne peut refuser une intuition de la transcendance absolue à l’auteur de l’Apologie quand il évoque le « Dieu caché » qui est seul « un realement estant » et qui, « par un seul maintenant emplit le tousjours » (ii, 12, 588a). Mais cette évocation est empruntée à Plutarque77 et cette transcendance, contemplée par Montaigne de l’extérieur, semble même étrangère à son désir : « Ces humeurs transcendantes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles » (iii, 13, 1096c). L’être humain, paradoxalement, n’a selon l’Apologie « aucune communication à l’estre » (ii, 12, 586a) entendu au sens métaphysique. Considérant la vie comme un instant « dans le cours infini d’une nuict eternelle » (ii, 12, 507b), et cependant luttant, d’une autre manière que Shakespeare, contre la tyrannie du temps, Montaigne cherche à prendre pleine possession du seul moment présent, à « l’estendre en pois » pour « arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de [sa] sesie » (iii, 13, 1092b)78.
33L’intuition de la transcendance de l’Être me paraît absente chez Shakespeare, mais sur ce point je préfère laisser mon jugement en suspens. Je n’avancerai qu’une impression : ce qui s’est présenté avec le plus de force à son imagination, c’est l’idée que tout l’être sensible, tout le spectacle de l’univers, peu être amené à se dissoudre, « leave not a rack behind » (The Tempest, iv.i.151-58). L’idée que la vie pourrait être un songe était un lieu commun bien avant Calderon ; elle apparaît chez Montaigne, mais sans insistance ni émotion : « Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’avanture plus qu’ils ne pensoyent » (ii, 12, 580b). Chez Shakespeare, en revanche, l’annonce d’une inévitable néantisation de l’être visible semble être le pressentiment vécu d’une transcendance en creux.
34D’une transcendance en plein, Montaigne et Shakespeare ont eu néanmoins l’intuition à travers la fonction poétique du langage, car celle-ci peut procurer l’extase esthétique par laquelle « sujet et objet », dira Schopenhauer, « échappent au tourbillon du temps »79. C’est sur leur commune sensibilité à la poésie que je conclurai ces évocations parallèles. Montaigne, avouant une ambition littéraire qui lui ferait donner la préférence à l’enfantement d’un livre sur l’enfantement d’un enfant, écrivait : « je ne sçay si je n’aimerois pas mieux beaucoup en avoir produict ung, parfaictement bien formé, de l’acointance des muses, que de l’acointance de ma femme » (ii, 8, 383b). Regretterait-il de ne pas écrire en vers ? On pourrait le penser, car, « dès ma premiere enfance », dit-il, « la poësie a eu cela, de me transpercer et transporter » (i, 37, 228c). Mais la prose à ses yeux pouvait « reluire de la vigueur et hardiessse poétique », et c’est la quintessence de l’idéal humaniste de la Renaissance qu’il exprime en disant de la poésie, celle qu’il nomme « la bonne, l’excessive, la divine » (i, 37, 227a), que c’est la « vieille theologie », la « premiere philosophie » et « l’originel langage des Dieux » (iii, 9, 974b).
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Robert Ellrodt, « Constance des valeurs humanistes chez Montaigne et chez Shakespeare », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 21 | 2004, 95-116.
Référence électronique
Robert Ellrodt, « Constance des valeurs humanistes chez Montaigne et chez Shakespeare », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 27 janvier 2007, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.153
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