De Juif à Maure : Usages dramatiques de l’antagonisme des types (Marlowe, Shakespeare, Daborne, Massinger)
Résumés
L’essor de la guerre de course qui oppose sur les routes de la Méditerranée les navires de commerce chrétiens aux flottes des régences ottomanes d’Afrique du Nord et du royaume de Maroc répand dès le lendemain de la bataille de Lépante, et sur toutes les scènes d’Europe, une série de motifs et de scénarios romanesques liés à une confrontation directe entre Islam et Chrétienté dont les développements les plus récents sont rapidement diffusés en Angleterre. Les nouveaux types qui en sont issus — pirates, corsaires, mercenaires, changeurs, marchands et intermédiaires de toute sorte — viennent y rejoindre, dans la construction d’intrigues complexes opposant diverses catégories de villains aux héros chrétiens des pièces à sujet barbaresque des périodes élisabéthaine et jacobéenne, les Juifs, les Maures et les Turcs issus du novelliere italien et des récits de la Reconquista. Il s’agit ici de mettre en lumière l’intérêt des transformations apportées par les dramaturges anglais au rôle joué par ces « intermédiaires culturels », rôle dont l’ambiguïté se répercute sur l’équilibre des affrontements entre types, groupes et individus, dans des systèmes d’opposition multipolaires qui peuvent construire le sens d’une dramaturgie.
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orient, Peele George, Cervantès, Lope de Vega, Marlowe Christopher, Massinger Philip, Daborne Robert, Othello, Marchand de Venise, Juif de Malte, BarbarieKeywords:
Orient, Peele George, Cervantes, Lope de Vega, Marlowe Christopher, Massinger Philip, Daborne Robert, Othello, Jew of Malta, Merchant of Venice, BarbaryTexte intégral
Set you down this,
And say besides that in Aleppo once,
Where a malignant and a turbaned Turk
Beat a Venetian and traduced the state,
I took by th’ throat the circumcisèd dog
And smote him thus!
Othello, v.ii.349-354
1Pour les peuples latins d’Europe, l’Orient est avant tout un pôle défini par le mouvement qui lui donne son nom — celui du soleil levant, Oriens ; dans l’imaginaire vernaculaire des contemporains de Shakespeare en revanche, the East évoque nominalement l’espace indiqué par une direction. On connaît les conséquences qu’a pu avoir cette relativité sur l’investissement symbolique et culturel, par l’impérialisme britannique naissant, de l’espace géographique ainsi projeté : c’est le point de vue de l’observateur qui, par principe, constitue comme tel « son » Orient. Il répartit ainsi l’ensemble des objets et des personnages qui le peuplent sur des lignes de perspective dont il apparaît lui-même comme l’origine, et règle les rapports qu’ils entretiennent entre eux en fonction de la dialectique du même et de l’autre qui régit leurs rapports avec lui. D’où la richesse de l’usage qu’ont pu faire les dramaturges élisabéthains et jacobéens des capacités presque illimitées d’opposition et d’antagonisme de types et de discours qu’entraînait l’emploi dans l’écriture d’une pièce de personnages, de scénarios ou de motifs liés à l’Orient, et en particulier au monde arabe d’après la Reconquista, tel que le représentent alors les différentes cultures d’Europe occidentale, à ce moment important de la formation des littératures vernaculaires qu’est le tournant du xviie siècle. En s’opposant les uns aux autres dans ces scénarios, Juifs, Maures, Turcs, et Barbaresques fournissent à l’imagination littéraire les moyens d’une mise en scène des contradictions et des paradoxes qui traversent la chrétienté elle-même.
- 1 John Gillies, Shakespeare and the Geography of Difference, Cambridge, C.U.P. 1994 ; Nabil Matar, I (...)
2On a souvent souligné la force de l’usage particulier qu’a pu faire Shakespeare de ce travail ostensible du négatif qui est mené à ce moment dans l’ensemble de la littérature de l’âge baroque en Europe par l’introduction d’une veine ou d’un fil oriental dans le tissage des intrigues dramatiques : l’autre venu d’Orient se retrouve dans Titus Andronicus ou dans The Merchant of Venice comme dans The Tempest ou dans Othello placé de la façon la plus troublante au lieu même où se décide le sens, où se définit l’identité, où se joue le sort d’une humanité réduite et exemplaire. Or, la transformation du paradigme orientaliste mise en lumière par J. Gillies et précisée ensuite par les travaux de Nabil Matar1 entre la période élisabéthaine, marquée par la présentation sur la scène d’Orientaux fondamentalement étrangers, et souvent redoutables, et la pratique d’une assimilation de l’autre aux valeurs occidentales inaugurée par les dramaturges de la Restauration, vaut pour Shakespeare comme pour l’ensemble de ses contemporains. Dans un cas, c’est un exotisme de guerre, adversatif et violent qui règle la représentation, dans l’autre, un exotisme proprement impérialiste, c’est-à-dire condescendant. Qu’ils soient pour le public élisabéthain des figures abstraites ou des personnages individués, connus et directement liés à l’actualité, Orientaux et Levantins sont au tournant du xviie siècle des emblèmes de l’étranger, chez Shakespeare, Marlowe ou chez Peele, et leur rapport au réel est médiatisé par leur fonction symbolique : l’incarnation de figures particulières et différenciées de l’altérité.
3C’est pourquoi l’on voudrait revenir ici, après bien d’autres, sur l’importance du rôle que donne Shakespeare à ces étrangers venus d’Orient lorsqu’il compose l’intrigue de The Merchant of Venice ou d’Othello — tout d’abord parce que ces intrigues sont précisément élaborées à partir de nouvelles italiennes qui témoignaient, elles, de la place centrale et quotidienne qu’occupaient Juifs, Maures et Barbaresques dans les sociétés de l’Europe méridionale, jusqu’à la fin de ce xvie siècle. Mais surtout, parce que le sujet même des pièces est directement lié à un domaine d’activité sociale et économique dans lequel la représentation imaginaire de l’autre est précisément alors en train d’entrer en collision avec la réalité la plus concrète de son existence : celui du commerce en Méditerranée, et plus précisément des opérations de course et de contre-course qui amènent les marchands, les marins et les soldats turcs, arabes et levantins au contact direct de la société anglaise.
- 2 Britain and Barbary, op. cit. ; voir aussi « The Renegade in English Seventeenth-Century Imaginati (...)
- 3 Daniel Vitkus (éd.), Three Turk Plays from Early Modern England, New York, Columbia University Pre (...)
- 4 Jeffrey Knapp, An Empire Nowhere : England, American, and Literature from Utopia to the Tempest, B (...)
4Les travaux de Nabil Matar ont bien mis en valeur l’importance des rapports commerciaux et politiques que pouvait avoir l’Angleterre d’Élisabeth avec les régences dites barbaresques d’Afrique du nord (Tunis, Alger essentiellement, Tripoli et Sallé)2. Surtout, en travaillant sur les relations triangulaires qui existaient entre l’Espagne de Philippe ii, l’Angleterre et le Maroc de Moulay Ahmad al Mansour au moment où la tension est la plus forte entre les blocs catholique et protestant, autour de l’entreprise de l’Invincible Armada mais aussi pendant toute la période des affrontements en mer entre les corsaires anglais et la flotte espagnole, Matar comme Vitkus montrent notamment que le Royaume du Maroc, seule monarchie indépendante du pouvoir ottoman parmi les cités-États de la côte du Maghreb, a pu longtemps se poser en arbitre dans le conflit entre l’Espagne et l’Angleterre3. Un travail qui met en lumière, comme le montrent les figures puissantes de héros musulmans que l’on retrouve dans le théâtre anglais depuis Tamburlaine jusqu’à The Battle of Alcazar de George Peele (publ. 1594), la nature de l’équilibre des forces sur lesquelles se fondent ces représentations — un équilibre défavorable alors à l’Angleterre qui n’est encore qu’un « Empire Nowhere », pour reprendre l’expression de Jeffrey Knapp, au moins jusqu’au développement décisif par Cromwell de la flotte anglaise pendant l’Interregnum4.
5Ces études confirment la modification du paradigme orientaliste auquel on faisait allusion plus haut, pour la période qui précède la réalisation des ambitions coloniales des puissances européennes. Dans leur prolongement, il est intéressant d’étudier les répercussions qu’a pu avoir sur l’émergence d’un véritable « théâtre barbaresque » en Europe le développement exponentiel, entre 1580 et 1620 environ, de ce qu’on appelle alors le corso en Méditerranée, c’est-à-dire les entreprises maritimes d’interception de biens et de personnes plus ou moins commanditées par les États chrétiens autant que par les États sous contrôle ottoman. Une réalité reflétée indirectement dans The Merchant of Venice et dans Othello, dont le scénario repose d’une façon plus générale sur le sort de navires engagés soit dans ces affrontements, soit dans le commerce en Méditerranée, et directement plus tard dans les pièces « barbaresques » de Daborne et de Massinger, contemporaines des comedias de moros y cristianos en Espagne, mais aussi des comedias de cautivos de Cervantès et de Lope de Vega. De fait, ce qui se joue dans l’intervalle qui sépare la représentation de The Jew of Malta de Marlowe (1592) de celle de ces pièces, c’est bien le développement d’opérations de course privées ou publiques, mais dont les enjeux économiques et commerciaux sont en train de remplacer l’affrontement armé entre les puissances chrétiennes et musulmanes pour le contrôle des routes maritimes.
6Cependant, la transposition au théâtre des jeux de hasard et d’aventure propres à ces entreprises maritimes où l’intérêt privé ne cesse de croiser les enjeux de l’affrontement public entre les États, ou de l’affrontement confessionnel entre les religions, n’est pas une opération simple du point de vue esthétique. Pirates, enlèvements, déguisements, mariages interconfessionnels et retours providentiels de captifs rachetés au moment où on les attend le moins — tout cela correspondait déjà au matériel littéraire du novelliere italien, qui exploitait l’aventure commerciale en mer depuis le xive siècle. De plus, ces péripéties retrouvent également le patrimoine littéraire du roman grec et byzantin, ce réservoir de scénarios orientalisants dans lequel toutes les littératures d’Europe puisent abondamment au xvie siècle. L’étude d’une dramaturgie de l’aventure orientale chez Shakespeare est donc inséparable, comme chez ses contemporains anglais, espagnols ou français, de la rencontre qui se produit pendant cette période entre une tradition littéraire de traitement de l’entreprise maritime dans laquelle les motifs apparaissent déjà codifiés — leur exploitation dans la commedia dell’arte suffit à le montrer —, et l’afflux des récits et des nouvelles de la confrontation réelle avec les Barbaresques, qui se répandent à ce moment dans toutes les littératures d’Europe.
- 5 L’édition utilisée pour les pièces de Daborne et Massinger est celle de Daniel Vitkus, Three Turk (...)
7Les collections de récits de voyages comme celle de Richard Hakluyt, de même que la masse des publications occasionnelles qui répandent entre les années 1580 et 1630 en Espagne, en Italie, en France ou en Hollande les comptes rendus d’expérience de captivité des chrétiens rentrés d’Alger ou de Tunis popularisent quelques schémas essentiels à ce type de récit. Ce sont, tout d’abord, des histoires de transactions privées inscrites dans le cadre d’une opposition plus vaste entre les intérêts des États : à la saisie des biens, des personnes et des terres succèdent des opérations de rachat, d’échange, ou de cession qui impliquent toujours l’action d’un intermédiaire, usurier ou non, et donc l’engagement d’un capital dont la valeur va rester en jeu jusqu’à la fin de l’histoire. On reconnaît ici une constante des comedias de cautivos espagnoles, au même titre que l’argument de The Jew of Malta de Marlowe ou de The Merchant of Venice. Ce sont donc aussi des histoires d’alliance, dans lesquelles on utilise un intermédiaire pour faire levier dans un rapport de force bloqué, ce qui implique qu’on doive se débarrasser de lui une fois son rôle rempli — là encore, on reconnaît le sujet de The Jew of Malta, mais c’était déjà le cas dans le premier Tamburlaine, où la progression dramatique de l’intrigue, confondue avec la carrière militaire du héros, est axée sur une logique de conquête et d’expansion appuyée sur un jeu d’alliances géographiquement identifiées, régulièrement dénoncées et remplacées par d’autres. Ce sont, enfin, des histoires d’aliénation et d’intégration religieuse ou sociale, le motif qui articule les deux de façon centrale étant celui de la conversion dans un sens ou dans l’autre des personnages qui ont été impliqués dans ce jeu d’alliances. Il fournit le sujet des pièces « barbaresques » de la période jacobéenne, A Christian Turn’d Turk (publ. 1612) de Robert Daborne ou The Renegado (repr. 1624) de Philip Massinger5. Mais on connaît également l’importance de ce motif dans Othello comme dans The Merchant, dont les intrigues reposent de façon tout aussi centrale, sinon aussi explicite, sur le paradoxe de l’impossible et nécessaire insertion de l’étranger au sein d’un système d’alliances familiales, sociales, politiques et religieuses.
- 6 Voir là-dessus, notamment, mon article « Renégats du siècle d’Or. Naissance des héros noirs de la (...)
8La transposition de l’aventure en Méditerranée dans le théâtre élisabéthain se fait donc au moment où l’actualité des rapports avec l’Orient musulman impose la conjonction de différents enjeux dans le traitement de ces histoires de négociations à plusieurs parties. Juifs, Maures, Turcs, Morisques, Catholiques, Marranes, Protestants, renégats et convertis de tout bord transforment le jeu de l’opposition idéologique et religieuse à un autre lointain, haïssable et diabolisé, en une mise en scène des dangers mais aussi de la nécessité pratique des alliances (financières, mais aussi politiques, morales ou psychologiques) qui sont engagées dans la conduite de ces opérations. On peut, dans le cas du théâtre à sujet explicitement barbaresque de la période jacobéenne, émettre l’hypothèse d’une adaptation de la fonction cathartique du théâtre à cette situation particulière — celle d’une société à la recherche de systèmes fictionnels permettant de liquider en quelque sorte le résultat symbolique de ses alliances commerciales, et de traiter ainsi les paradoxes identitaires liés à la nécessité de s’engager toujours plus avant dans des tractations avec un autre sur lequel sa domination est alors très loin d’être acquise6. Mais on peut aussi, en relisant Othello et The Merchant of Venice à la lumière des nombreuses et riches études qui ont interrogé, depuis plusieurs décennies, la complexité du discours sur l’altérité qui s’y déploie, tenter d’approcher plus précisément quelques-uns des enjeux du mouvement asymptotique qui semble marquer la représentation de l’alliance avec l’autre dans la poétique orientale de Marlowe, Shakespeare, Daborne ou Massinger.
- 7 Voir les communications rassemblées par A. Molinié et B. Perez dans Ambassadeurs, apprentis espion (...)
9Deux motifs classiques de ces récits de négociation à plusieurs parties peuvent sembler plus évocateurs que les autres à cet égard, et on les retrouve souvent articulés entre eux dans plusieurs pièces de la période. Le premier est celui du prêt accordé au(x) chrétien(s) par un usurier juif, dans le cadre d’une négociation où la vie du chrétien est en jeu. Le second, que l’on appelle parfois celui de la morica garrida ou de la « fille du diable », met en scène l’alliance (en général le mariage) conclu par le héros chrétien avec la fille du Maure ou du Juif, alliance qui débouche sur un double gain pour le héros chrétien, puisque cela lui permet non seulement la victoire sur son ennemi maure, sarrasin ou turc, mais également la fortune, car la fille s’enfuit avec la fortune de son père. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de séquences narratives correspondant à des motifs folkloriques bien connus des anthropologues, qui ont étudié le rôle qu’ils ont pu jouer dans les échanges de biens et de femmes entre groupes sociaux. Mais ce sont aussi des faits divers largement diffusés depuis le milieu du xvie siècle et suscités par le développement d’un commerce armé en Méditerranée qui implique l’intervention de ce type de médiateurs et le développement d’une véritable classe d’agents doubles et de go-between de toute sorte7.
10Que deviennent ces intermédiaires dans les intrigues dramatiques qui les font intervenir ? Leur sort respectif, entre intégration à la communauté fictionnelle à laquelle ils ont rendu service — volontairement ou non — et expulsion de cette communauté, est toujours révélateur de choix d’écriture signifiants chez un auteur, même si ces choix ne se donnent à lire que dans le cadre d’une codification esthétique et idéologique commune à une génération de dramaturges.
- 8 On y remarque par exemple le scénario de l’adoption temporaire du captif chrétien par le Juif, sou (...)
- 9 Sur les récits anglais, voir Matar, Nabil et D. Vitkus, Piracy, Slavery and Redemption, Columbia U (...)
- 10 James Shapiro, Shakespeare and the Jews, New York, Columbia University Press, 1996.
- 11 Donusa, nièce de l’empereur turc Amurath, épouse le chrétien Vitelli dans The Renegado (éd. cit.).
11Ainsi, le rôle déterminant que jouent les changeurs et financiers juifs, comme les marchands de Valence par ailleurs, dans le rachat des captifs chrétiens à Alger fait l’objet de développements fictionnels dans les comédies de Lope de Vega ou dans celles de Cervantès8, en même temps que de descriptions détaillées dans les récits de captivité « authentiques » de la même période9. Que ce soit dans l’Espagne catholique ou dans l’Angleterre d’Élisabeth, la représentation au théâtre de cette part essentielle que prend le Juif dans la circulation des biens et des personnes implique le développement d’une intrigue qui vise à le dépouiller finalement à la fois de son capital et du produit moral de l’engagement de ce capital. C’est ce qui se produisait déjà dans la novella italienne utilisée par Shakespeare pour l’intrigue de The Merchant of Venice ; le même sort attend le Barrabas de Marlowe, le Shylock de Shakespeare et le Benwash de Daborne. Mais les dramaturges élisabéthains, comme l’a souligné J. Shapiro, ne vivent pas comme les Vénitiens ou les Florentins du Trecento en contact étroit avec une communauté de Juifs ou de conversos10. Le motif de la conversion du Juif ou du Maure, ou de l’alliance avec sa fille engage donc la question de l’intégration possible de l’étranger, à tous les sens du terme, dans la communauté. C’est pourquoi l’on voudrait souligner ici l’existence d’une signification commune au traitement réservé par le théâtre anglais à ce motif, au-delà des différences spectaculaires que l’on remarque entre la violence marlovienne du rejet de l’autre, et l’acceptation apparente chez Massinger d’une alliance durable avec la fille du Maure11. Dans tous les cas, la cohérence et l’exemplarité de la société représentée sont mises à l’épreuve dans leur capacité à absorber l’autre en lui imposant une identité, une norme et une essence ; et l’échec annoncé, ou prévisible de cette assimilation met régulièrement en évidence le travail du négatif, le jeu des forces de division qui sont à l’œuvre au sein même de cette société.
- 12 Voir J. Gillies, op. cit., p. 56.
12Sur ce plan, l’usage que fait Marlowe de l’exotisme oriental est le même dans The Jew of Malta que dans 1 Tamburlaine, où il misait sur l’éclatement géographique, en jouant l’Extrême-Orient contre le Proche-Orient, le comble de la sauvagerie contre les formes familières de la tyrannie, telles qu’elles s’incarnent par exemple dans le monarque turc Bajazet, qui à côté de Tamerlan fait figure de modèle de civilisation. Au prix certes d’une manipulation des sources historiques, Marlowe met en scène la victoire de Tamerlan sur Bajazet comme sur les rois d’Alger et du Maroc comme le fantasme d’une défaite de l’Islam, religion du Livre, devant la force brute de l’athéisme au sens moderne du terme — c’est-à-dire comme une victoire de l’alius sur l’alter ego. D’ouest en est, du plus connu au moins connu, les différents personnages qui peuplent l’Orient de Marlowe se répartissent bien sur l’axe d’une « étrangeté » graduée, où l’éloignement géographique, et en particulier le risque du décentrement lié à la prise du pouvoir par Tamerlan12 coïncide avec une surenchère permanente dans la brutalité. Rien de moins rassurant, cependant, que cette mise à distance de la barbarie : on sait que sa graduation aboutit justement à placer le comble de la sauvagerie à la fois au plus loin et au plus près du sujet, aux confins des steppes de l’Orient en même temps qu’au principe de l’exemplarité dans la civilisation. Tamerlan ne se présente-t-il pas lui-même, dans sa sauvagerie et son ambition, comme l’emblème de tout fonctionnement humain possible ?
Nature, that framed us of four elements
Warring within our breasts for regiment
Doth teach us all to have aspiring minds. (1 Tamburlaine, ii.vii.18-20)
13C’est tout d’abord parce qu’il est homme que Tamerlan est un barbare, et un étranger à lui-même. De même, dans The Jew of Malta, les entreprises commerciales et financières de Barrabas, significativement situées dans cet espace-clé des échanges en Méditerranée qu’est l’île de Malte, sont marquées de l’infamie qui s’attache traditionnellement à l’usure ; et cette infamie est étendue dès le prologue de la pièce à l’ensemble des comportements représentés dans l’intrigue, qu’ils soient ceux des chevaliers de Malte ou ceux des Turcs et des renégats. Sous le nom de « machiavélisme », cette souillure affecte ou infecte donc toutes les tractations possibles entre les personnages, comme le montre le prologue confié à Mach-evil — personnification dont le préfixe Mach- est typique de plusieurs graphies anglaises du nom de Mahomet. Le mach-evilisme de Marlowe se présente donc à la fois comme le credo de l’autre, comme le catéchisme du diable, comme l’émanation politique et religieuse de cette hétérotopie exotique qu’est Malte, et comme la chose du monde la plus familière et la mieux partagée parmi tous les Chrétiens qui assistent au spectacle. L’île de Malte, la counting-room du Juif, est certes mise en scène comme un lieu de violence clos et isolable, extérieur, désignable sur une carte ; mais elle fonctionne au sein même de l’univers familier comme une machine à fabriquer de la division et à révéler les forces d’expulsion et de fragmentation qui travaillent l’individu et la communauté.
- 13 Voir par exemple l’article de Janet Adelman, « Her Father's Blood : Race, Conversion, and Nation i (...)
14Or, c’est en général pour le contraste qu’elle présente avec le traitement éristique et mortifère que proposait Marlowe du motif de la xénophobie que la critique shakespearienne célèbre la complexité, l’humanité de l’écriture de The Merchant of Venice et surtout celle d’Othello. Plutôt que de délocaliser au-delà des mers, comme il le fera dans Twelfth Night ou dans The Tempest l’espace où agit l’étranger, Shakespeare reprend au novelliere italien le principe d’un ancrage de ces deux scénarios « orientaux » dans la cité-État de Venise, cet espace européen où la cohabitation entre les cultures est annoncée comme possible — ce que matérialisent les alliances interconfessionnelles introduites dans chacune des pièces. Alors que dans The Jew of Malta, Barrabas faisait brûler sa fille avec tout un couvent de nonnes plutôt que de lui laisser épouser un chrétien, dans The Merchant of Venice comme plus tard dans Othello on sait que l’alliance aboutit : Lorenzo épouse Jessica, et le Maure obtient du Sénat l’approbation de son mariage avec Desdémone. Mais au-delà même du sombre pronostic que les intrigues font peser sur ces unions qui impliquent souvent une dégradation symbolique — qu’on la formule ou non en termes ethniques13 —, les choix d’écriture de Shakespeare semblent faire écho à ceux de Marlowe, dans le lien qu’ils impliquent entre la question de l’alliance avec l’autre venu d’Orient et la révélation d’une « désorientation » de la société chrétienne qui échoue à l’assimiler.
15C’est du moins ce que montre le sens du travail de composition auquel se livre Shakespeare, lorsqu’il adapte dans le scénario de The Merchant of Venice la trame narrative de l’« Histoire de Gianetto », la nouvelle italienne que l’on reconnaît en général comme sa principale source, et qui figure dans la 4e journée du novelliere du Florentin Ser Giovanni — rappelons que la composition du recueil du Pecorone est contemporaine de celle du Décameron, même si l’édition des contes que Shakespeare a pu connaître est du milieu du xvie siècle. La plupart des éléments de l’intrigue commerciale de The Merchant (le pari sur le retour des vaisseaux, l’emprunt au Juif sanctionné par le prélèvement d’une livre de chair d’un côté et, de l’autre, les épreuves successives imposées à ses prétendants par la reine de l’île lointaine) sont en effet tous déjà présents dans la nouvelle italienne.
16Dans la novella, dont la progression narrative est d’une rigueur et d’une cohérence remarquables, tous les éléments du scénario de commerce maritime avec l’Orient se tenaient étroitement, ce qui n’est pas un hasard, puisque le monde représenté correspond au fonctionnement effectif des cités-États italiennes — ici Florence et non Venise — comme entités politiques hybrides, comme paradoxes en état de marche, dans lesquels la prospérité des échanges commerciaux est permise par la synergie effective des groupes qui se partageaient l’espace de la cité. La Venise de Shakespeare ne représente plus que la survivance mythologique d’une telle synergie Orient/Occident, qui ne survit au xvie siècle que dans le discours de célébration tenu par les aristotéliciens de Padoue sur le modèle politique idéal de la Sérénissime République d’autrefois. En recomposant pour The Merchant l’intrigue proposée par la nouvelle italienne, Shakespeare, comme nombre de ses contemporains, défait donc une cohérence pour en reconstruire une autre. Dans le texte italien le trajet des navires entre l’Orient et l’Occident restait toujours visible, et l’entrelacement des fils narratifs toujours étroit et compréhensible. Dans la pièce de Shakespeare, le contact est perdu entre Venise et les marches du Levant, le système d’information qui permet d’avoir des nouvelles des navires est soumis aux aléas de la distance et du temps, et les espaces scéniques correspondant aux différentes parties de l’intrigue sont dissociés. Pourtant, la cohérence de l’intrigue nouvelle est assurée par le seul élément d’importance, hormis les trois coffrets, que Shakespeare ajoute au « matériel » déjà fourni par la nouvelle : le motif de l’enlèvement de la fille du Juif par le Chrétien — un ajout que l’on ne relève pas toujours comme tel, en raison précisément de son caractère extrêmement répandu ; c’est cependant le seul qui ne figurait pas dans la nouvelle du Pecorone. Or, cette insertion est indispensable à l’intrigue de The Merchant, puisque c’est autour du dommage subi par Shylock dans sa chair que s’organise la vengeance du Juif. Comme on le sait, la nouvelle cohérence aboutit paradoxalement à l’intégration finale du Juif à la communauté chrétienne par le biais de la condamnation à la conversion qui accompagne la réconciliation comique.
- 14 Voir les analyses de Janet Adelman, ibid.
17D’où la célèbre ambiguïté idéologique de la pièce, si l’on veut la considérer comme une pièce à problème, puisqu’elle met en tension l’exemplarité que confère Shakespeare au discours de Shylock — ce que ne faisait bien sûr pas le novelliere italien — et le sort qu’il lui réserve. Le dénouement comique va au-delà du dépouillement rituel du Juif, qui suffit normalement à lui régler son compte ; le voilà cette fois condamné, de plus, à la conversion forcée sous peine de mort, un phénomène qui ne figurait ni dans l’original florentin ni chez Marlowe. Or, cette conversion censée lui épargner l’Enfer ne lui garantit pas pour autant l’égalité de statut avec les Chrétiens, mais le condamne au contraire à une inégalité permanente, irrémédiable au sein de la communauté, comme le montre le sort sans doute réservé à sa fille Jessica ; le mariage de celle-ci avec Lorenzo ne lui assure pas nécessairement l’intégration raciale ou religieuse à la communauté chrétienne ; elle reste marquée par le « sang de son père »14.
- 15 Antonio : The duke cannot deny the course of law :
For the commodity that strangers have
With us in (...)
18The Merchant of Venice met donc en scène sous la forme d’un risque l’ouverture de l’économie vénitienne à la logique des échanges commerciaux : le corps d’Antonio est exposé au couteau de Shylock comme le corps de Venise est mis en danger par la présence des étrangers en son sein, et pourtant cette présence est nécessaire au fonctionnement de l’État15. Il faut une intervention massive de la fiction, sous la forme du dénouement comique, pour résoudre cette situation intenable. Dans le cas d’Othello, la catastrophe tragique apparaît comme le résultat logique de cette prise de risque ; mais elle montre surtout que l’étranger n’est pas la seule victime, et que son élimination n’est pas le seul signe de cet échec de sa puissance d’assimilation auquel doit faire face une société occidentale fragilisée par son contact avec l’Orient.
19La lutte du même et de l’autre, dont les forces sont éveillées dans l’âme du héros par un ennemi venu de l’intérieur, répercute dans Othello le principe de l’aliénation en cercles concentriques, jusqu’au cœur de l’exemplarité théâtrale. Dans la pièce, le partage du monde méditerranéen entre musulmans et chrétiens se prolonge en effet dans l’ouverture de l’espace politique vénitien à un général maure, ouverture qui se répète dans l’intrusion à l’intérieur de l’espace familial de Brabantio d’un « cheval de Barbarie ». On retrouve ensuite le phénomène dans le partage de la personne même d’Othello (peau de suie/âme noble), partage lui-même reconduit dans la scission fatale qui se produit au sein cette fois de l’âme du personnage, grâce à l’action déterminante de Iago, le prince de la dissociation, « celui qui n’est pas ce qu’il est ». Le processus aboutit dans la célèbre évocation que fait Othello au moment de son suicide, de son passé de défenseur des chrétiens : ce qu’il va finir par tuer en lui-même, c’est le Turc coupable qu’il avait autrefois tué à Alep au nom de la chrétienté. Un geste et un récit qui referment en quelque sorte toutes ces béances, toutes ces fractures, en faisant de lui l’exemple même de la justice poétique, le Moro-matamoros — un paradoxe mort moins dangereux qu’un paradoxe vivant.
- 16 Barbara Everett, « Spanish Othello. The making of Shakespeare’s Moor » in Catherine Alexander et S (...)
20Faut-il pour autant considérer que, chez Shakespeare comme chez ses contemporains, la question de la différence raciale et religieuse disparaît dans cette intériorisation du rapport à l’étranger — Othello devenant avant tout emblématique de l’équilibre fragile du même et de l’autre, de l’humain et du barbare dans l’âme de tout homme ? On a beaucoup dit combien l’exemplarité de l’intrigue d’Othello dépendait de la capacité du personnage a être perçu non pas comme Noir ou comme Blanc, comme musulman ou comme chrétien, de façon absolue, mais comme étant, selon l’expression de Barbara Everett « any colour one pleases » — ou plutôt, précise-t-elle, « the colour fiction dictates »16. De même que l’Orient et l’Occident ne sont que des pôles d’un cosmos unique, la couleur des personnages orientaux y serait toujours relative au rôle qu’on leur y fait jouer, et déterminée par leur fonction dans l’intrigue. Sans doute n’est-il pas inutile de souligner ici l’importance précisément de cette couleur et de sa résistance à l’abstraction. Elle est certes plus ou moins chargée de symbole et plus ou moins incarnée — ainsi, le théâtre à sujet turco-barbaresque de Robert Greene, de Daborne ou de Massinger met en scène des Arabes, des Juifs et des Africains dont l’identité ethnique est tout à fait explicite, à l’inverse de celle, beaucoup plus difficile à déterminer, d’un Othello. Et pourtant, l’identité de celui-ci ne saurait se passer d’une bipolarité noir/blanc conçue comme réellement existante, incarnée dans un espace géographique (celui des origines et du parcours romanesques du personnage) et dans le temps (celui de son histoire). C’est ce qui ressort par exemple de la lecture que l’on peut faire de cette histoire, telle qu’il la rapporte lui-même, lorsqu’il se disculpe devant le Sénat vénitien de l’accusation de sorcellerie jetée contre lui par Brabantio :
Her father loved me, oft invited me,
Still questioned me the story of my life
From year to year — the battles, sieges, fortunes
That I have passed.
I ran it through, even from my boyish days
To th’ very moment that he bade me tell it,
Wherein I spake of most disastrous chances,
Of moving accidents by flood and field,
Of hair–breadth scapes i’th’ imminent deadly breach,
Of being taken by the insolent foe
And sold to slavery; of my redemption thence
And portance in my travailous history. (Othello, i.iii.129-140)
- 17 Dans la pièce de Daborne par exemple, le corsaire repenti Dansiker est jugé et se voit accorder so (...)
- 18 Peter Platt, « "The Meruailouse Site": Shakespeare, Venice, and Paradoxical Stages », Renaissance (...)
21Une fois dépouillée de la raison pour laquelle elle est racontée à ce moment de l’action, cette histoire témoigne en effet d’intéressantes incohérences. Toutes ses péripéties sont familières aux lecteurs de nouvelles et de récits de voyage et de captivité : l’ascendance noble du personnage, sa capture, sa vente, son rachat, son ascension vers la gloire, puis vers la consécration militaire. Mais la chronologie de ce parcours, « alternatif » si l’on veut dans la mesure où il progresse par inversions successives des polarités, rend l’identité d’Othello malaisément explicable, à moins de faire de lui l’un de ces Morisques d’Espagne, effectivement élevés dans la religion chrétienne puis exilés de leur terre natale vers les régences musulmanes d’Afrique du nord. Un exil politique qui serait remplacé pour l’occasion par le motif moins chevaleresque et plus romanesque de l’enlèvement par des corsaires, suivi d’un rachat… dont le processus reste mystérieux. Mais seule une lecture inquisitionnelle du récit d’Othello — c’est-à-dire aussi bien une lecture soucieuse, comme l’était celle de Coleridge, de faire d’Othello un chevalier maure au sens espagnol du terme, c’est-à-dire un Blanc, qu’une lecture attentive au contraire à l’apparition de signes révélateurs de sa négritude ou de sa confession d’origine — peut se poser ainsi la question de cette identité. Or, contrairement à ce qui se passera dans les captivity plays17, l’histoire de l’ancien captif devenu capitaine n’est pas racontée ici devant un tribunal du Saint Office, mais devant le Sénat de Venise qui doit juger uniquement de sa capacité à charmer sans sorcellerie, et non de l’orthodoxie raciale ou religieuse du parcours d’Othello. Il s’agit simplement dans cette scène de déterminer si Desdémone est « de bonne prise » ou non, comme n’importe quel butin de course, afin de savoir s’il l’on peut ou non faire droit à la plainte de Brabantio. Ce n’est donc pas l’histoire d’Othello qui est en cause ici, mais l’effet qu’elle a produit sur Desdémone ; c’est sur la nature du charme exercé par le parcours alternatif du Maure et par l’hybridité qui en est le résultat, que portent le jugement et l’interprétation — comme le montre bien, par exemple, l’étude de Peter Platt reliant l’espace paradoxal de Venise à l’identité paradoxale d’Othello18.
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- 19 Dympna Callaghan, « Othello was a white man. Properties of race on Shakespeare’s Stage », in Shake (...)
- 20 Immanuel Wallerstein, et Étienne Balibar, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La (...)
22C’est dire que l’on rejoint ici l’hypothèse émise par P. Platt, selon laquelle le théâtre de Shakespeare récupèrerait en quelque sorte, pour la construction de représentations d’un monde en pleine mutation, le bénéfice cognitif et épistémologique du paradoxe, qui permet d’innover en représentant en fiction une chose et son contraire sans choisir entre les deux. De fait, l’utilisation que fait Shakespeare des personnages issus du monde barbaresque permet bien une telle approche de la capacité d’une société à révéler ses dysfonctionnements au contact d’individus venus de l’extérieur — ici, par la mise en scène des limites invisibles qu’elle oppose à l’assimilation d’étrangers pourtant porteurs d’une exemplarité fictionnelle. On ne manquera pas cependant de remarquer que ce type de lecture conduit à proposer une vision finalement irénique de ce travail du motif oriental dans la fiction élisabéthaine, puisque cela permet d’éviter de poser directement la question du modèle de société et du modèle de production qui est exploré, imaginé dans ces représentations hétérotopiques des rapports entre Orient et Occident. On peut donc aussi choisir de souligner, comme le fait Dympna Callaghan, le sens politique que peut prendre, au moment où l’impérialisme de l’Angleterre est encore en train d’élaborer ses conditions de possibilité, le caractère « universel », abstrait, de l’hybridité d’Othello19. Si l’on considère que la xénophobie ne débouche sur le racisme qu’avec le développement du capitalisme, qui nécessite non plus l’expulsion de l’autre mais son intégration à un système de production dans lequel on le prive de certains droits, la remarquable flexibilité idéologique des hétérotopies proposées par The Merchant et par Othello peut se laisser lire comme le signe d’une telle projection épistémique. « Racism », affirme Immanuel Wallerstein, « is the magic solution to the capitalist objective of minimizing production costs and the resistance of the labor force to that process. The boundaries of race definition within this system must be flexible enough to meet specific and changing economic needs20 ». C’est ce qui apparaît bien, en effet, dans le lien indissociable qui est mis en scène au fil de la production dramatique de cette période charnière, entre la logique économique qui rend nécessaire le commerce avec l’autre, Juif, Arabe ou Turc, et la gestion idéologique qui peut être faite des paradoxes que ce commerce engage.
- 21 Barbara Everett, « Spanish Othello. The making of Shakespeare’s Moor » in Catherine Alexander et S (...)
23On peut, par ailleurs, choisir également d’interroger de plus près la spécificité du rôle que joue la fiction dans la construction de ces projections et de ces discours, telle qu’elle se révèle par exemple dans une comparaison entre la gestion qu’ont pu faire les dramaturges anglais de la menace que faisaient peser l’Empire ottoman et les régences d’Afrique du Nord sur la chrétienté, et de l’autre côté le traitement que réservaient au même moment le théâtre espagnol du Siècle d’Or – de Lope de Vega à Calderon, en passant bien sûr par Cervantès — aux Arabes expulsés de l’ancienne Al-Andalus. Une comparaison dont les termes se trouvent explicitement proposés dans les pièces de Shakespeare que l’on vient d’évoquer ici, non seulement dans l’opposition entre Arragon l’arrogant, et Morocco l’orgueilleux, tous deux mis en échec dans The Merchant au profit de Bassanio — mais aussi bien dans le nom donné par Shakespeare à l’adversaire d’Othello, qui évoque directement Santiago Matamoros, le saint patron de l’Espagne21.
- 22 N. Matar (Britain and Barbary, op.cit. p. 23) parle très justement à ce propos de « suspension of (...)
- 23 On peut, par ailleurs, trouver significative la coloration crypto-catholique des deux pièces de ca (...)
- 24 Los Baños de Argel est l’une des sources de la tragicomedy de Massinger (cf. D. Vitkus, éd. cit., (...)
24Faut-il, en suivant Shakespeare, dont le discours reprend sur ce point la propagande anti-espagnole du temps, voir dans le contraste entre les comedias de cautivos espagnoles et les pièces anglaises de la période jacobéenne une opposition signifiante entre deux façons de modéliser le réel ? On soulignera alors le fait que les dramaturges espagnols aient pu soutenir de toute la force déréalisante de la fiction théâtrale un repli sur les valeurs féodales de l’Espagne catholique commandé par une politique extérieure xénophobe, celle des statuts de limpieza de sangre — de fait, on sait ce qu’a coûté à l’économie espagnole l’expulsion des Juifs, mais aussi celle des Morisques. Au contraire, les Anglais, de leur côté, auraient fait preuve d’un pragmatisme fictionnel qui leur aurait permis d’investir l’espace commercial entre Orient et Occident, puis l’espace atlantique en produisant des scénarios tout aussi marqués par un déni de réalité, mais dans un sens différent, qui est celui d’une transformation volontariste des situations réelles22. Et il est bien sûr significatif de voir pour la première fois, en 1623, dans The Renegado de Massinger le corsaire Antonio Grimaldi survivre à sa reconversion : « I am nothing but what you please to have me be », dit-il docilement au bon Jésuite qu’il l’a reconverti (The Renegado, iv.i)23. En Espagne au contraire, l’idéal d’un côté, et la réalité de l’autre auraient résisté beaucoup mieux aux efforts des dramaturges pour les faire coïncider. C’est ce que trahit sans doute la double orientation du théâtre de Cervantès, lorsqu’il partage après son retour de captivité, ses mises en scène du monde barbaresque en fantaisies romanesques d’un côté (La Gran Sultana, El Gallardo Español, publ. 1615), et en exposé des conditions cruelles de la captivité en terre barbaresque de l’autre, dans La Vie à Alger (Los Tratos de Argel, ca. 1583) et Les Bagnes d’Alger (Los Baños de Argel, publ. 161524) : « Les comédies de captifs finissent toujours en tragédie » conclut, désabusé, l’un des Chrétiens de cette dernière pièce.
25Les pièces de captivité de Cervantès sont nées de l’expérience qu’avait réellement faite le manchot de Lépante de la guerre et de la captivité en terre d’Islam ; l’écriture de l’Orient chez Shakespeare comme chez la plupart de ses compatriotes s’affirme au contraire comme une construction imaginaire, nourrie par l’afflux récent en Angleterre de récits de voyages et d’ambassades dont les personnages puissants et nettement individués viennent se combiner avec les types plus anciens (le Juif, le Maure, le Turc, le pirate, l’esclave, le chef de guerre, la magicienne, la reine étrangère) issus du répertoire littéraire européen sur l’Orient. Mais on peut faire ici l’hypothèse que, dans ce choc entre un imaginaire ancien et une confrontation moderne et brutale avec l’autre, c’est aussi le principe de la « nostalgie d’Al-Andalus », tant célébrée plus tard par les poètes anglais du xixe siècle, que reprend la littérature élisabéthaine à ses modèles européens.
26C’est dire qu’en Angleterre comme en Espagne, en Italie ou en France, le rôle joué par la fiction dans la modélisation de situations aussi complexes que celles de l’affrontement nouveau entre Orient et Occident, au moment de l’expulsion des Arabes d’Espagne (1609), ne se réduit pas à la fabrication de scénarios qui confirmeraient une vision du monde tel qu’on voudrait qu’il soit, ou tel qu’on imagine qu’il pourrait être. Chez Shakespeare comme chez Cervantès, la fiction dramatique est montrée comme le milieu dans lequel se révèle la structure instable du réel et la difficulté qu’il y a à en construire le sens. La Barbarie, comme monde possible ou comme monde impossible, y sert finalement moins à faire valoir par contraste ce que devrait être la civilisation, qu’elle ne sert de révélateur à tout ce que la civilisation en elle-même — toute civilisation possible — implique de barbarie.
27C’est ce qu’on peut entendre dans le chant du Saule qui annonce la mort de Desdémone, et qu’elle attribue au retour obsédant, dans sa mémoire, d’un chant venu d’Orient, celui de la « servante Barbarie ». À ce chant, Shakespeare attribue à son tour la fonction prophétique que reconnaissaient alors les poètes chrétiens d’Europe aux dernières paroles des exilés d’Al-Andalus.
My mother had a maid call’d Barbary.
She was in love, and he she loved proved mad
And did forsake her: she had a song of ’willow;’
An old thing ’twas, but it express’d her fortune,
And she died singing it: that song to-night
Will not go from my mind. Othello iv.iii.24-28
Notes
1 John Gillies, Shakespeare and the Geography of Difference, Cambridge, C.U.P. 1994 ; Nabil Matar, Islam in Britain, 1558-1685, C.U.P., 1998 ; Britain and Barbary, University Press of Florida, 2005.
2 Britain and Barbary, op. cit. ; voir aussi « The Renegade in English Seventeenth-Century Imagination », Studies in English Literature, 1500-1900, (1993: Summer), 33:3.
3 Daniel Vitkus (éd.), Three Turk Plays from Early Modern England, New York, Columbia University Press, 2000, « Introduction », p. 1-15.
4 Jeffrey Knapp, An Empire Nowhere : England, American, and Literature from Utopia to the Tempest, Berkeley, University of California Press, 1992.
5 L’édition utilisée pour les pièces de Daborne et Massinger est celle de Daniel Vitkus, Three Turk plays from Early Modern England, New York, Columbia U.P., 2000.
6 Voir là-dessus, notamment, mon article « Renégats du siècle d’Or. Naissance des héros noirs de la course en Méditerranée (1570-1630) », dans Mythe et réalité de la Trahison, P. Eichel-Lojkine (dir.), Seizième Siècle, 5, 2009.
7 Voir les communications rassemblées par A. Molinié et B. Perez dans Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs en Espagne. Les systèmes de renseignement à l’époque moderne, colloque, Paris-Sorbonne (Paris-iv), 29, 30, 31 mai 2008.
8 On y remarque par exemple le scénario de l’adoption temporaire du captif chrétien par le Juif, sous la forme d’une sorte de passage par une « identité-tampon », par un no man’s land religieux et idéologique qui lui permet de se sortir de l’opposition insoluble entre Chrétienté et Islam (Lope de Vega, Los Cautivos de Argel, repr. 1599), opération semblable à celle du prêt que fournit l’usurier juif au héros chrétien pour débloquer une situation d’impuissance et pour lancer l’action qui va faire l’objet de la pièce.
9 Sur les récits anglais, voir Matar, Nabil et D. Vitkus, Piracy, Slavery and Redemption, Columbia University Press, 2001. Sur le rôle joué par ces intermédiaires, voir Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des captifs en Méditerranée, XVe-XVIIe siècles, Collection de l’École française de Rome, Rome, EFR, 2008.
10 James Shapiro, Shakespeare and the Jews, New York, Columbia University Press, 1996.
11 Donusa, nièce de l’empereur turc Amurath, épouse le chrétien Vitelli dans The Renegado (éd. cit.).
12 Voir J. Gillies, op. cit., p. 56.
13 Voir par exemple l’article de Janet Adelman, « Her Father's Blood : Race, Conversion, and Nation in The Merchant of Venice », Representations, # 81, Tribute to Paul Alpers (Winter, 2003), University of California Press, p. 4-30.
14 Voir les analyses de Janet Adelman, ibid.
15 Antonio : The duke cannot deny the course of law :
For the commodity that strangers have
With us in Venice, if it be denied,
Will much impeach the justice of the state,
Since that the trade and profit of the city
Consisteth of all nations. (iii.iii.26-31). Cf. J. Adelman, art. cit., p. 21.
16 Barbara Everett, « Spanish Othello. The making of Shakespeare’s Moor » in Catherine Alexander et Stanley Wells (dir.), Shakespeare and Race, Cambridge, C.U.P., 2000, p. 72.
17 Dans la pièce de Daborne par exemple, le corsaire repenti Dansiker est jugé et se voit accorder son pardon par un tribunal présidé par le gouverneur de Provence (A Christian turn’d Turk, sc. 14).
18 Peter Platt, « "The Meruailouse Site": Shakespeare, Venice, and Paradoxical Stages », Renaissance Quarterly 54.1 (Mar 22, 2001) p. 121-154.
19 Dympna Callaghan, « Othello was a white man. Properties of race on Shakespeare’s Stage », in Shakespeare Without Women : Representing Gender and Race on the Renaissance Stage, Routledge, 2000, p. 75-96.
20 Immanuel Wallerstein, et Étienne Balibar, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1997, éd angl. (1991) cit. par Dympna Callaghan, « Othello was a white man », art. cit. p. v.
21 Barbara Everett, « Spanish Othello. The making of Shakespeare’s Moor » in Catherine Alexander et Stanley Wells (dir.), Shakespeare and Race, Cambridge, C.U.P., 2000, p.64-81.
22 N. Matar (Britain and Barbary, op.cit. p. 23) parle très justement à ce propos de « suspension of belief » pour qualifier cette attitude du public anglais qui, placé devant l’afflux de nouvelles alarmantes en provenance des régences d’Afrique du Nord, applaudit en même temps sur scène les aventures des corsaires et des renégats les plus célèbres du moment. Ceux-ci, comme Ward et Dansker dans les pièces de Daborne et Massinger, finissent bien sûr par reconnaître la victoire de la vraie foi, ce qui permet de récupérer au profit de l’Angleterre l’activité économique de ces personnages redoutables parce qu’amphibies ; y compris lorsqu’ils sont, dans la réalité, toujours au service du bey de Tunis au moment où la pièce est représentée, comme l’est par exemple Ward au moment des représentations de A Christian turn’d Turk de Daborne.
23 On peut, par ailleurs, trouver significative la coloration crypto-catholique des deux pièces de captivité évoquées ici ; elle nuance l’opposition souvent proposée entre les traitements protestant et catholique du thème de la conversion du renégat (A Christian turn’d Turk et The Renegado).
24 Los Baños de Argel est l’une des sources de la tragicomedy de Massinger (cf. D. Vitkus, éd. cit., p. 38-45). Voir Cervantès, Obra completa III, Ocho Comedias y ocho Entremeses. El trato de Argel. La Numancia. Viaje del Parnasso. Poesias sueltas, éd. crit. par F. Sevilla Aroyo et A. Rey Hazas, Centro de Estudios Cervantinos, Alcalà de Henares [1995], rééd. Madrid, Alianza,1996. Traduction française à paraître dans Cervantès, Théâtre Barbaresque, A. Duprat, F. Madelpuech et A. Teulade (tr.), Classiques Garnier, « Littérature Étrangère », Paris, 2012.
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Référence papier
Anne Duprat, « De Juif à Maure : Usages dramatiques de l’antagonisme des types (Marlowe, Shakespeare, Daborne, Massinger) », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 27 | 2009, 99-117.
Référence électronique
Anne Duprat, « De Juif à Maure : Usages dramatiques de l’antagonisme des types (Marlowe, Shakespeare, Daborne, Massinger) », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 27 | 2009, mis en ligne le 13 décembre 2009, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1509 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1509
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