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Images et mirages d’Orient à travers The Travels of the Three English Brothers de John Day, William Rowley et George Wilkins

Jean-Pierre Villquin
p. 37-58

Résumés

The Travels of the Three English Brothers, pièce de John Day, William Rowley et George Wilkins jouée et publiée en 1607, appartient à un genre en vogue à l’époque, celui des « travel plays ». Inspirée par des faits historiques, les missions plus ou moins officielles des frères Sherley, elle est l’image parfois fidèle, mais aussi souvent déformée de la réalité. Elle a probablement été commandée aux dramaturges par l’un des Sherley et on peut la considérer évidemment comme une apologie des trois frères mais aussi comme le vecteur d’une certaine idéologie, comme un document et comme un genre dramatique original et nouveau. Les images de l’exotisme sont ambiguës, à la fois séduisantes et menaçantes. La représentation de l’étranger et des étrangers est un puissant moteur de l’action qui éveille et suscite l’imagination du spectateur. L’interaction entre la réalité et l’imaginaire alliée à la complexité de la dramaturgie en font beaucoup plus qu’un documentaire ou qu’une simple curiosité.

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Texte intégral

  • 1  L’édition utilisée est celle de Anthony Parr, Three Renaissance travel plays, coll. The Revels Pla (...)
  • 2  The/ Travailes/ of/ The three English Brothers/ Sir Thomas/ Sir Anthony/ Mr. Robert/ Shirley. / As (...)
  • 3  « Citizen. Why so, sir, go and fetch me him there, and let the Sophy of Persia come and christen h (...)

1The Travels of the Three English Brothers de John Day, William Rowley et George Wilkins1 est le titre d’une pièce écrite en 1607. Elle fut jouée au cours du premier semestre de la même année au théâtre de la Courtine et au Taureau Rouge par les comédiens de la reine Anne2. Cette pièce traitait d’une actualité brûlante, par définition éphémère, si éphémère que quelques mois plus tard le sujet fut considéré comme passé de mode par d’autres dramaturges3. Ce qui nous invite à voir les aventures des Sherley avec une certaine distanciation, mais le succès de la pièce à l’époque montre qu’il y avait un public qui l’appréciait au premier degré. Comme le titre l’indique plus ou moins il s’agit des aventures des frères Sherley qui alimentaient la chronique depuis plus de dix ans et qui continuèrent à l’alimenter bien des années plus tard. Dans une certaine mesure ils sont les héritiers des chevaliers errants, héros généreux et, avant tout, fiers d’être anglais. Il faut rappeler la vogue des récits de voyages pour comprendre la fascination de l’étranger et de l’étrange, faite à la fois d’attirance et de rejet, d’admiration et de moquerie. Ces récits qui mêlent avec subtilité réalité et imagination étaient souvent magnifiquement illustrés. Dans ces livres les images pouvaient être la reproduction exacte ou déformée d’un individu, d’un fait, d’une chose, mais elles étaient d’abord destinées à être vues. Il en est de même du théâtre qui est avant tout spectacle, « miroir tendu à la nature », image d’une image. Il n’est donc pas incongru de considérer la pièce comme un miroir tendu à l’Orient ou plus exactement ici au Proche-Orient. Mais cet ailleurs, ce monde exotique qui se découvre dès que l’on a franchi la Manche, permet aussi de renvoyer l’image de l’Angleterre et des Anglais tels qu’ils étaient ou tels qu’ils se voyaient. Ce sont là deux perspectives opposées qui ne s’excluent pas pour autant. Les auteurs, se réclamant sans cesse de la vérité, finissent par semer le doute sur leur vision objective des faits, car les charges, les embellissements, les distorsions, les omissions et les choix qui sont faits ne sont jamais innocents.

  • 4  Malgré la victoire de la Sainte Ligue qui comprenait le pape Pie v, l’Espagne, Venise, Malte, Gêne (...)

2Pour juger de la nature des images que nous renvoie la pièce, il faudrait d’une part brosser un tableau précis de la politique extérieure de l’Angleterre sous Élisabeth ire et Jacques ier et d’autre part faire un inventaire exhaustif des récits qui ont nourri la connaissance et l’imaginaire du public de l’époque. Nous nous contenterons d’un très bref rappel de ce qui peut éclairer les faits et l’idéologie qui inscrivent la pièce dans l’Histoire. The Travels of the Three English Brothers se fait l’écho de deux grandes lignes politiques : d’abord des dissensions entre les États européens pour des questions de religion et ensuite de la menace de l’Islam, surtout des Ottomans4, qui pousse ces mêmes États à une alliance objective. Dans la pièce, les dramaturges estompent les conflits et les rivalités entre chrétiens pour faire l’apologie de cette nouvelle coalition.

3Après la découverte de l’Amérique, Espagnols et Portugais ont pratiquement la maîtrise des mers. L’Angleterre ne réussit pas très bien ses tentatives de colonisation en Amérique du nord dans les années 1570-80. L’anéantissement de la flotte ottomane à Lépante en 1571 et la défaite de l’Armada de Philippe II en 1588 modifièrent les zones d’influence au bénéfice de l’Angleterre, permettant ainsi son expansionnisme et la création de plusieurs compagnies commerciales, ce qui explique en partie la politique étrangère très active menée par Élisabeth ire et Jacques ier. Explorateurs, marchands et aussi politiciens avaient des intérêts communs, c’est ainsi qu’on trouve des Anglais un peu partout dans le monde. Par exemple Jean Davis arriva au cœur de la Russie sur la route de la Chine par le nord-est, Ralph Ficht atteignit l’Inde, la Birmanie et rencontra le grand Mongol dans les années 1590. Francis Drake fut officiellement encouragé par la reine à poursuivre ses voyages qui d’ailleurs s’apparentaient plus à de la piraterie qu’à la recherche de terres vierges. Il ne fut pas le seul et il n’est donc pas surprenant de retrouver les frères Sherley sur ces chemins lointains, aussi bien en Orient, qu’en Afrique ou qu’en Amérique.

Fig.1. Robert Shirley, c.1627 (collection R.J.Berkeley)

Fig.1. Robert Shirley, c.1627 (collection R.J.Berkeley)

4La littérature n’est pas en retard pour se faire l’écho des expéditions, des découvertes, des missions officielles ou occultes et des chimères qu’elles inspirent. En 1516 Thomas More, contemporain de Christophe Colomb, ouvre la voie avec son Utopie. Avant même la découverte du nouveau monde, on doit reconnaître l’immense popularité des récits de voyages réels ou imaginaires, ceux-ci s’inscrivant dans une longue tradition qui date de l’Antiquité. Sans remonter si loin, on pense évidemment au Devisement du monde (1298) qui relate les aventures de Marco Polo, au Livre des merveilles du monde de Jean de Mandeville (1356), à la Cosmographia Universalis (1544) de Sebastien Münster. Pendant le règne d’Élisabeth ire et Jacques ier le genre connut une grande vogue, nous n’en citerons qu’un : The Principall Navigations, Voiages and Discoveries of the English Nation de Richard Hakluyt, ouvrage publié entre 1598 et 1600 dans lequel sont relatés les exploits des Sherley.

  • 5  Ladan Niayesh a publié un article très éclairant sur les Sherley : « The spirits of valiant Shirle (...)

5En plus de ces ouvrages spécialisés, on trouve de nombreuses allusions aux voyages dans les pièces de théâtre de cette époque, quand ils n’en sont pas le sujet même traité avec humour ou dérision. Dans son Tamburlaine the Great (vers 1587) Marlowe nous entraîne au Moyen-Orient sur les traces du grand conquérant et dans Doctor Faustus (1594) il ouvre d’immenses perspectives. Shakespeare lui-même fait allusion au Sophi de Perse dans The Merchant of Venice et dans Twelfth Night (ii.v.181 et iii.iv.284). Dans Eastward Ho ! (1605) et dans The Tempest, la fiction se mêle à la réalité. La littérature des voyages au temps des Sherley n’est pas seulement informative, documentaire, objet de curiosité, elle exprime la découverte de l’autre ainsi que la prise de conscience de la place de l’homme en général et de l’Anglais en particulier dans un monde aussi vaste que nouveau5. Chacun tend un miroir à l’autre, c’est ainsi que Robert Sherley se plaît à arborer le turban et les habits persans alors que le Shah décore son palais de fresques représentant des occidentaux. Pour apprécier et interpréter les images qui nous sont données à voir dans The Travels il ne faut pas oublier qu’elles sont incarnées et transmises par les personnages, par des masques qui peuvent être trompeurs bien que les auteurs proclament dès le début qu’ils sont attachés à respecter la vérité même si elle n’est qu’apparence :

Our scene is mantled in the robe of truth;
Yet we must crave, by law of poesy,
To give our history an ornament…
(Prologue, 5-7)

  • 6  Par exemple on peut voir à Ispahan au palais Tchehel Sotoun de remarquables fresques représentant (...)
  • 7  On trouvera en appendice un résumé de leur biographie.

6Dans la pièce les images ne représentent pas seulement des mœurs et des personnages exotiques mais aussi les Anglais et leurs coutumes vus par les étrangers6. Il faudrait pouvoir faire la part de la vérité historique et de l’invention dans le portrait de ces personnages qui nous prêtent leurs yeux, mais leur biographie et le compte rendu de leurs aventures débordent notre sujet7. Plusieurs récits et pamphlets furent publiés au début du dix-septième siècle relatant les aventures des Sherley et il n’est pas facile de faire le tri entre la propagande, la vérité et le rêve. Les dramaturges nous donnent un raccourci saisissant de la double approche que l’on peut avoir des frères Sherley. Voici en quels termes Halibek, un personnage important de la cour du Sophi, s’adresse à Anthony devant l’empereur de Russie : « Sherley, Thyself, that art a fugitive, / A Christian spy, a pirate and a thief » (iv.21-22) et voilà comment Anthony lui-même se présente au pape : « Sherley, a Christian and a gentleman, / A pilgrim soldier and an Englishman. » (v.79-80).

7La première image qui s’impose dans The Travels of the Three English Brothers est celle de la violence et de la cruauté. On assiste à des batailles rangées, des échauffourées, des prises d’otages, des exécutions dont les acteurs sont aussi bien les Anglais que les Ottomans ou les Persans. Mais la brutalité de nombreuses scènes est atténuée dans la mesure où elle est avant tout l’occasion d’un spectacle. L’intérêt documentaire n’est pas négligeable, en effet les parades militaires permettent de montrer l’avance technologique de l’Angleterre en matière d’armement et de faire une démonstration de l’usage des canons : « Those loud tongues that spit their spleen in fire » (i.95), ces machines qui émerveillent tant le Sophi qu’il prend Sir Anthony pour un dieu (i.118). C’est aussi une façon de noter les différentes stratégies entre les Turcs qui s’appuyaient principalement sur l’infanterie et les Persans qui avaient une plus grande maîtrise de la cavalerie. Ces défilés sont d’une barbarie bien tempérée car ce n’est qu’une image : les têtes promenées au bout des piques ne sont que des masques. La guerre avec son cortège d’horreurs est souvent l’occasion de discuter de grands principes et devient paradoxalement le symbole de la charité chrétienne. En effet Anthony cherche à convaincre le Sophi de la supériorité de la guerre « à l’anglaise » en lui montrant à son tour un spectacle au cours duquel les prisonniers ne sont pas exécutés. Il est bien entendu qu’il s’agit d’une simple représentation :

I’ll shadow forth my country’s hardiment.
Think it a picture which may seem as great
As the substancial self […]
Your favour and ’tis done, so that your eyes
Will deign to grace our seeming victories.
(i.64-69)

8L’indication scénique précise sans ironie qu’il s’agit d’une « bataille chrétienne » (i.86-87). Mais la clémence si bien appelée « chrétienne » a ses limites quand par exemple Robert, revenant victorieux d’une bataille contre les Ottomans, s’apprête à trancher la tête de ses prisonniers, appliquant sans état d’âme les lois de son pays d’adoption :

We are now here the Persian substitute
And cannot use our Christian clemency
To spare a life.
Off with their heads ! (vii.14-16).

  • 8  A. Parr, dans son introduction, p. 15 précise que Robert « cut off the heads of the captains ‘and (...)

9Le général se transforme en maquignon quand il se rend compte qu’il peut utiliser quelques officiers ottomans encore vivants comme monnaie d’échange pour sauver son frère prisonnier à Constantinople Alors il est soudain envahi par un élan de pitié et les gracie (vii.58-9). C’est là une version édulcorée et fort différente de la réalité. En effet, si on en croit le pamphlet d’Anthony Nixon8, les choses ne se passèrent pas de cette façon : Robert fit exécuter tous ses prisonniers. On peut imaginer que les dramaturges voulaient sans doute garder l’image d’un héros sans reproches.

  • 9  L’île de Kéa, appelée Kéos dans la Grèce antique est une île des Cyclades à 12 miles du Cap Sounio (...)

10Le bien et le mal qui s’équilibrent et se compensent, n’apparaissent pas comme l’apanage d’un clan, d’un parti, d’une nation mais sont toujours présentés de manière ambiguë. Par exemple la supériorité proclamée des Sherley est la pitié, la compassion et le pardon. Or la pièce nous montre souvent le contraire, la barbarie n’est pas toujours du côté des Persans et des Ottomans : Sir Thomas se conduit en sauvage quand il attaque les habitants de l’île de Kéa9 sans autre raison que celle de tuer et de piller :

we are hither come
With soldiers’ hands that bring destruction
To them and their fenced town…
(vi.58-60)

11Comme on l’a déjà dit, toutes les images ont leur revers et permettent une double lecture. Le bourreau devient victime et la punition source de vertu. Thomas se métamorphose presque en martyr dans les geôles de Constantinople où, réduit au pain sec et à l’eau croupie, subissant les pires tortures (scène xii), il fait preuve d’une résistance, d’une force d’âme et d’un stoïcisme étonnants. L’inhumanité païenne s’oppose à la charité chrétienne. Les exactions de Thomas ne sont pas explicitement condamnées par les dramaturges, mais ils laissent entendre que s’il est puni c’est qu’il est coupable et que la sanction est à la mesure du crime commis. Il ne fallait pas trop noircir le portrait de Thomas Sherley, le généreux commanditaire du pamphlet de Nixon et aussi, sans doute, de la pièce. Un certain mélange équivoque se crée entre les extrêmes de la clémence et de la cruauté, c’est pourquoi on assiste à un véritable chassé croisé : l’impitoyable Grand Turc finit par gracier Thomas alors que le Sophi se montre intraitable avec Robert. Encore faut-il nuancer l’intransigeante barbarie du Sophi qui, avec une certaine perversité, transforme l’exécution en mascarade, faisant de la cruauté un spectacle de mauvais goût.

12Il y a une part de jeu, même de caricature grotesque dans les images de la cruauté et des personnages. Le Sophi, impulsif et changeant peut passer de l’admiration béate à la haine sanguinaire. Par exemple il nomme Robert chef de ses armées puis, sans vérifier la véracité des rapports qu’on lui fait, il le dégrade au profit du comploteur Calimath (xi.138-189). Une fois ce dernier et ses complices démasqués, ils sont à leur tour condamnés et livrés à la vindicte des premières victimes. C’est l’occasion d’opposer la justice expéditive de l’Orient à la compassion des Anglais et des Chrétiens en général, images correspondant aux attentes et aux préjugés du public de l’époque.

  • 10  Le Juif que Thomas (et non pas Anthony dans la pièce) rencontra à Constantinople (et non à Rome co (...)

13Les dramaturges renvoient aux spectateurs des images conventionnelles facilement reconnaissables. Le Grand Turc, ou le Grand Signior comme l’appelait la reine Élisabeth, est l’archétype du barbare impitoyable et tout puissant dans le portrait qu’il fait de lui-même (ii.1-57) et dans son comportement (xii.58-126). Zariph est mesquin et cruel, il est l’image parfaite du Juif de théâtre, copie conforme sur un mode mineur de Barabas et de Shylock, impatient de se repaître de la chair d’un Chrétien : « Now, by my soul, ’twould my spirits much refresh / To taste a banquet all of Christians’ flesh” (ix.22-23). Cupide et hargneux, il ne pense qu’à son or et à se venger des Chrétiens : « Sweet gold, sweet jewel ! But the sweetest part / Of a Jew’s feast is a Christian heart » (x.19-20). Encore une fois l’image se substitue à la réalité10. Les personnages que les Sherley rencontrent au cours de leurs voyages n’ont rien de très exotique. On voit en pays musulman que les femmes sont prêtes à trinquer sans vergogne :

Calimath. Health to your ladyship!
Niece. In wine or beer, my lord? (iii.34-35)

14Les trois frères anglais ne se posent même pas la question de savoir comment on peut être Persan. Nos auteurs ne mettent en scène que des archétypes. Halibek et Calimath, politiciens ambitieux et sans scrupules sont eux aussi des figures très convenues. La nièce amoureuse et sa servante Dalibra sont à l’image des jeunes filles des comédies citadines de l’époque. De part et d’autre de la Méditerranée la passion, le pouvoir, l’esprit de vengeance et la jalousie ne changent guère dans leur forme ou dans leur expression. Même les personnages historiques ont un caractère générique, ils n’ont pas de nom, ils n’existent que par leur fonction : le Sophi, le Pape, le Sultan, l’Empereur, etc. Le nom des villes plus ou moins connues est un simple repère et c’est surtout la magie des mots qui crée l’illusion d’un ancrage historique : Alep, Moscou, Constantinople, Qazvin, Rome, Venise, etc. (Chœur. Scène vi). Les dramaturges, ici comme dans la plupart des pièces du même genre, ne s’intéressent guère à ce qui est pittoresque ou anecdotique. Francis Bacon, dans son essai sur les voyages écrit qu’avant de voir et d’étudier les monuments, les églises les fortifications, les théâtres ou les bibliothèques, bref tout ce qui fait le cadre et la vie d’une cité, les premières choses à voir dans un pays étranger sont la cour des princes. Les frères Sherley ne font rien d’autre que de suivre ce précepte. C’est presque uniquement grâce aux interventions du Chœur, aux pantomimes et aux indications scéniques que spectateurs ou lecteurs peuvent imaginer les fastueuses réceptions, qui se déroulent dans de magnifiques décors. Dans des palais de rêve, évoluent princes, dignitaires et ambassadeurs somptueusement vêtus, arborant de précieux bijoux, assistant à des banquets et écoutant de la musique. Voici comment le pape accueille Anthony et Halibek:

With greatest pomp, magnificence and state,
To the adoration of all dazzled eyes,
We do intend the ambassadors once come
Shall have a hearing, feasting and their welcome.
(v.26-29)

  • 11  Une remarquable exposition au British Museum (février-juin 2009) « Shah’Abbas : The Remaking of Ir (...)

15Rares sont les allusions qui évoquent le faste des cours orientales tel qu’on peut le voir grâce aux documents de l’époque et grâce, par exemple, aux fresques du palais des quarante colonnes ou Chehel Sotoun à Ispahan11. Ces peintures, certes postérieures à notre pièce, représentent évidemment des batailles mais aussi des scènes de la vie quotidienne montrant le raffinement de la civilisation persane. Il y a plusieurs portraits d’Européens dont deux personnages en pied vêtus à la mode occidentale. Un homme et une femme se tiennent de part et d’autre d’un plus petit tableau sur lequel on voit une mère tenant un enfant par la main en compagnie d’un vieillard. On ne peut s’empêcher de penser que c’est peut-être là une évocation de Robert Sherley, de l’ermite avec lequel il s’entretient (xiii.1-61), de la nièce du Sophi qu’il a épousée et de l’enfant qu’ils eurent ensemble. Nous avons ainsi par ces images d’Européens la preuve de l’influence ou tout au moins de l’intérêt des Persans pour l’occident en général et pour l’Angleterre en particulier.

  • 12  Voir à ce sujet un ouvrage récent de Brinda Charry et Gitanjali Shahani, Emissaries in Early Moder (...)

16The Travels of the Three English Brothers donne une image assez limitée mais relativement exacte des enjeux politiques et économiques au tournant du siècle12. D’un côté Élisabeth ire comme Jacques ier ne désiraient sans doute pas se compromettre officiellement avec le Sophi. Dans la pièce c’est Sir Anthony qui suggère au prince l’idée d’une coalition avec les États chrétiens d’Europe pour l’aider dans ses guerres contre les Ottomans. À la question faussement ingénue du Sophi, la réponse de Sir Anthony est très claire :

Sophi. What’s the end and thy suit would have of us?

Sir Anthony. That you by embassy make league with Christendom
And all the neighbour princes bordering here,
And crave their general aid against the Turks.
(ii.240-243)

  • 13  Anthony Sherley était proche de Robert Devereux (voir appendice infra) avec qui il avait combattu (...)
  • 14  Voir appendice.
  • 15  Dans une certaine mesure les frères Sherley, par leurs vertus affichées, tranchent avec l’image co (...)

17D’un autre côté la volonté d’Élisabeth était plutôt de ménager le sultan, pour des raisons principalement commerciales. Le jeu des alliances avait pour but essentiel la sécurité des marchands. Ces préoccupations apparaissent en filigrane dans la pièce mais laissent deviner l’importance des tractations qui devaient avoir lieu dans les coulisses des cours européennes et moyen-orientales, entre les envoyés officiels et les négociateurs de l’ombre. Il ne semble pas que les Sherley aient été des instigateurs ni des responsables accrédités de ces grands projets si on en croit les documents et les lettres de Lord Cecil à ses agents. On peut se demander cependant qui finançait les expéditions des Sherley, surtout après la disgrâce d’Essex13. La pièce ne nous donne que des images assez imprécises des activités des trois frères et de leurs rapports avec la couronne. On ne prendra que l’exemple de Thomas qui fut tour à tour emprisonné et chargé de missions par la reine, libéré des geôles de Constantinople par le roi, poursuivi à la demande de la Compagnie du Levant pour finir sa vie dans la très catholique Espagne14. Des faits, avérés, apportent une certaine crédibilité à plusieurs scènes de la pièce comme la vente d’armes, opération bien préparée puisque Anthony et Robert avaient amené avec eux des fondeurs de canons, probablement des gens faisant partie de la Compagnie des Marchands d’Alep qui s’étaient joints à l’expédition lors d’une étape dans cette ville. Les dramaturges offrent des images nuancées, parfois même contradictoires des Sherley tantôt habiles négociateurs, tantôt héros au grand cœur ou pirates sans pitié15. Il en est de même des Persans et des Ottomans, aussi généreux et ouverts que cruels et fanatiques. On peut donc en conclure que tous ces personnages à double face sont moins caricaturaux qu’ils le paraissent.

18Comme la politique, la religion, bien que sous-jacente, est omniprésente dans la pièce. Les dramaturges font une assez fine analyse de l’Islam, montrant la différence entre les sunnites, en majorité les Ottomans, et les chiites, en majorité les Persans. Peut-être faut-il voir ici une allusion discrète à la situation en Angleterre et à l’antagonisme qui opposait alors protestants et catholiques. Bien que le sentiment anti-catholique fût vif, surtout depuis le complot des Poudres en 1605, que la traque contre les Jésuites fût féroce au cours de la première décennie du dix-septième siècle et que les puritains fussent la cible de la satire sur les scènes londoniennes, on peut noter qu’il n’y a pas d’allusions aux dissensions religieuses si nombreuses en Europe à l’époque. On dit qu’Anthony s’était converti au catholicisme, ce qui expliquerait cette attitude bienveillante et même complice vis-à-vis du pape et des catholiques romains. La pompe pontificale est décrite avec une admiration non dissimulée (scène v), mais on peut s’étonner de l’image d’un pape aussi œcuménique recevant avec tant de cérémonial un islamiste et un protestant. On peut s’étonner également des paroles d’Anthony s’adressant avec emphase au Saint Père comme au chef d’une église unifiée :

Peace to the father of our Mother Church
The stair of men’s salvations and the key
That binds or looseth our transgressions.
(v.38-40)

19Enfin on peut s’étonner qu’Anthony, à la fin de la pièce, se trouve aux côtés de Philippe iii d’Espagne dans le pays le plus catholique d’Europe. On peut noter que Robert rencontre (scène xiii) un ermite qui baptisera son enfant. Ce missionnaire témoigne qu’il y avait effectivement plusieurs petites communautés chrétiennes dans l’empire du Sophi, fruits d’une évangélisation pacifique. Ceci n’empêche pas les images fortes et spectaculaires dénonçant l’intolérance en matière de religion. Dans The Travels of the Three English Brothers il y a d’un côté le fanatisme sunnite incarné par le sultan et celui des chiites incarné par Halibek et Calimath avec leurs certitudes et leur sectarisme. De l’autre côté il y a la clémence et la charité chrétienne prônées par les Anglais ; encore faut-il nuancer ces clichés. Thomas, on l’a déjà vu, peut se comporter en véritable barbare et Robert est prêt à exécuter ses prisonniers turcs s’ils ne renient pas leur foi :

Speak, do ye renounce your prophet Mahomet?
Bow to the deity we adore
Or die on the refusal.
(vii, 17-19)

20Le Sophi, malgré les atrocités qui sont commises en son nom, peut se montrer libéral et ami des Chrétiens quand, par exemple, il déclare à Anthony : « For thy sake do I love all Christians / We give thee liberty of conscience. » (i.190-191). Il mettra d’ailleurs ses actes en accord avec ses paroles en permettant à Robert de construire une église et une école, acceptant même d’être le parrain de son enfant.

21Les spectateurs, les lecteurs sont invités à considérer toutes ces images agressives ou lénifiantes comme un moyen d’enrichissement mutuel et non comme de simples vignettes pittoresques à l’exotisme suranné. La leçon principale de la pièce, si tant est que les auteurs aient voulu en donner une, est la prise de conscience des différences et des similitudes entre l’Orient et l’Occident. Il n’y a pas de sujets tabous, tout est matière à discussion, que ce soit la politique, la religion, la morale ou les mœurs des uns ou des autres. La première réaction face à l’étranger est la curiosité et l’acceptation de la différence sans préjugés comme le montre le dialogue entre la nièce du Sophi et sa suivante Dalibra :

Niece. I only questioned you about the Christian habits and behaviours.
Dalibra. That’s like their conditions, very civil and comely.
Niece. Ay, but they are strangers, Dalibra.
Dalibra. Strangers? I see no strangeness in them. (iii.18-22)

22À la curiosité peut succéder l’étonnement ; le spectacle des canons par exemple stupéfie le Sophi qui découvre une technologie pour lui inconnue jusque-là mettant en question les traditions guerrières des Persans. Mais ces traditions sont aussi surprenantes pour Anthony Sherley: « No stranger are the deedes I show to you / Then yours to me. » (i, 130-131). La singularité se limite le plus souvent à des coutumes, à des règles, à des moyens, somme toute à des choses assez superficielles pour montrer qu’il n’y a pas de différences fondamentales entre les hommes. À la question du Sophi qui demande à Anthony : « And what’s the difference ‘twixt us and you ? », ce dernier répond : « None but the greatest, mighty Persian. All that makes up this earthly edifice / By which we are called men is all alike » (i.162-165). C’est le même Anthony qui plaide devant Zariph l’universalité de l’homme: « Nay, but, Zariph, / I am, like thee, a stranger in the city. Strangers to strangers should be pitiful. » (ix.34-6). Les comparaisons, autres formes d’images, omniprésentes dans la pièce, s’appliquent aussi à des choses plus futiles et moins exotiques, c’est ainsi que les mérites de la scène anglaise représentée par Kemp sont confrontés à ceux de la Commedia dell’arte. Les actions et leurs représentations donnent le plus souvent lieu à des discussions sérieuses sur l’honneur, la clémence ou la religion. Ces sujets ne sont pas traités de façon légère et superficielle mais repris du début à la fin de la pièce dans un ensemble cohérent et logique. La pièce toute entière est une fresque qui présente évidemment les différences entre les civilisations mais qui tend plus à les rapprocher qu’à les opposer. Malgré la violence de quelques discours extrémistes, les auteurs plaident pour la tolérance dans tous les domaines. Ce sont là des images assez fidèles à la réalité historique puisque Shah Abbas acceptait les minorités chrétiennes et cherchait à se rapprocher des États européens. La plupart des images de l’Orient font la part belle à un exotisme convenu mais l’Angleterre n’est jamais oubliée. Tout tend à susciter la prise de conscience que d’autres mœurs, d’autres gens, « brothers » plus que « others », peuvent exister au-delà de « ce demi paradis », de « cette île porteuse de sceptres » si chère au vieux Gand et qui reste malgré tout l’ultime référence si on en croit Sir Anthony :

[…] My countrie’s far remote,
An island, but a handful to the world;
Yet fruitful as the meades of paradise;
Defenced with streams such as from Eden
run;
Each port and entrance kept with such a guard
As those you last heard speak. There lives a princess
Royal as yourself, whose subject I am
As these are to you.
(i.131-138)

23Cette vision idyllique de l’Angleterre est peut-être le seul mirage qui hante la mémoire des frères Sherley, souvenir d’un paradis perdu pour ces exilés permanents. Les mirages, phénomènes d’illusion et d’apparence sont par nature éphémères, et on peut dire que les succès des Sherley le sont aussi. La pièce, après quelques images fortes et spectaculaires, se termine sur une vision plutôt désabusée. Le mirage d’un Eldorado ne se retrouve pas dans la pièce, le rêve d’une société idéale non plus. The Travels of the Three English Brothers n’est pas un vecteur idéologique ni une source d’informations très crédible, on n’y décèle pas véritablement des intentions de colonisation ou de conquêtes. La seule réussite de Robert, comme on l’a dit plus haut, est d’avoir construit une église et une école où les valeurs et la religion d’Angleterre seront enseignées, mais on peut aussi voir cet apparent succès comme une forme d’exclusion, une sorte de ghetto où les mœurs du pays d’accueil sont rejetées sans aucun désir d’intégration ni de possibilité de prosélytisme. Comme une pièce de monnaie, l’avers a son revers, et la comédie nous montre que tout est une question de perspectives, que tout est relatif. L’honneur, la gloire, le pouvoir ne sont en fin de compte que des mirages, la meilleure fortune vire souvent au cauchemar et s’achève dans un retour sans gloire pour Thomas, dans l’exil pour Anthony et finalement dans la misère pour Robert si la pièce avait eu une suite rapportant la réalité de l’aventure.

  • 16  Presque toute la première scène est consacrée à un spectacle mis en scène et commenté par les pers (...)

24Le point de convergence entre images et mirages est sans doute le théâtre. C’est le lieu idéal où se développe la dialectique de l’illusion et de la réalité. Dans une pièce comme The Travels of the Three English Brothers il y a une évidente et étroite interdépendance entre les faits et la fiction. Il n’est pas surprenant que les dramaturges, ne pouvant représenter tout ce qu’ils veulent, invitent le spectateur à entrer dans le jeu, à participer à l’illusion comme Shakespeare le fait dans le prologue de Henry v (1599). Dans notre pièce le Chœur lui aussi demande à plusieurs reprises au public d’imaginer, de penser, de se représenter lieux et personnages. Il y a souvent une double perspective dans la mesure où ces derniers sont non seulement de véritables metteurs en scène mais aussi des spectateurs commentant ce qui se déroule devant eux16. Les dramaturges font un usage sans modération de ces inserts, pièces dans la pièce qui n’ont d’autre but que de flatter le goût du public pour tout ce qui est spectaculaire. Si l’action s’embourbe et se complique c’est encore au public de sauver la situation :

Our story then so large, we cannot give
All things in acts; we should entreat them live
By apprehension in your judging eyes
Only for taste.
(iv.9-12)

25L’unité de temps qui n’est pas encore de mise à l’époque est particulièrement malmenée et les dramaturges se plaisent à jouer avec les heures, les jours et les années :

Time, that upon his restless wings conveys
Hours, days and years, we must entreat you think
By this hath borne our worthy traveller
Toward Christendom as far as Russia.
(iv.1-4)

26Quant aux lieux, le genre et le titre lui-même font qu’on est transporté d’un mot aux quatre coins de l’Europe et du Moyen-Orient. Loin de donner l’impression de désordre, l’enchâssement et la juxtaposition des scènes encadrées par les fortes ponctuations que marquent le Chœur, les pantomimes et les didascalies témoignent d’une architecture très élaborée qui respecte les différentes étapes de ces voyages et assurent l’unité de la pièce.

27Les dramaturges ont réussi à donner des images relativement équilibrées et justes du Proche et Moyen-Orient tels qu’ils pouvaient être connus à l’époque. Même si certains faits peuvent paraître anecdotiques ils révèlent la complexité des rapports économiques et politiques entre les États d’Europe, l’Angleterre en particulier et les empires persan et ottoman. Les idéologies, les sciences politiques, la guerre et les religions sont incarnées dans des personnages hauts en couleur. Les auteurs n’ont pas sous-estimé les divergences qui conduisent à admettre une certaine relativité des choses. Ils ont surtout souligné l’universalité de l’homme, qu’il se trouve d’un côté ou de l’autre des frontières, avec ses défauts et ses qualités. Malgré le panache, la stature et la séduction de ces gentilshommes, les dramaturges nous offrent un dénouement équivoque, désabusé pour ne pas dire désolant. Quand la réalité reprend ses droits, le réveil est difficile. La fin de ces fabuleuses aventures n’est pas à la hauteur de l’œcuménisme prôné par Anthony. Les trois héros apparaissent comme des expatriés, des exilés dont les actions ont été finalement dérisoires. Les frères Sherley restent séparés, chacun ayant suivi son propre destin :

Unhappy they (and hapless in our scenes)
That in the period of so many years
Their destinies’ mutable commandress
Hath never suffered their regreeting eyes
To kiss each other at an interview.
(Épilogue 3-7)

  • 17  « Enter three several ways the three brothers : Robert with the state of Persia as before ; Sir An (...)

28Seul le théâtre, d’un coup de baguette magique, par l’artifice d’une pantomime, permet leurs retrouvailles. On ne quitte pas le domaine de l’image et de l’optique puisque c’est grâce à une longue vue que le Chœur, ayant revêtu les habits de la Renommée leur permet de se revoir17. Étrange métaphore, étrange stratagème qui illustre le fossé qui sépare l’imaginaire de la réalité.

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Annexe

Appendice

De nombreux mystères entourent les Sherley de Wiston dans le Sussex. Plusieurs générations se sont illustrées dans bien des domaines avec autant de succès que d’échecs. Pour mieux apprécier l’image que nous renvoie la pièce il semble pertinent d’essayer d’esquisser un portrait de ces trois frères à partir des documents qui nous sont parvenus. Les Sherley appartenaient à ces grandes familles chez lesquelles le « grand tour » faisait partie de l’éducation. Ce voyage initiatique se limitait souvent à l’Europe, mais il arrivait que le cadet aille chercher fortune loin de chez lui jusque dans ces colonies qu’on appelait « plantations ». Dans le cas des Sherley, le père, Sir Anthony, ne laissait guère d’autre choix à ses trois fils.

Sir Thomas Sherley (1564 – c. 1630)

Le premier de ces trois frères est Thomas qui ne put bénéficier des avantages traditionnellement réservés à l’aîné, son père étant couvert de dettes. Il fut admis à Oxford mais n’obtint pas de diplôme, combattit aux Pays Bas, fut anobli en 1589 alors qu’il servait en Irlande sous les ordres de Sir William Fitz-William et fut emprisonné sur ordre de la reine Élisabeth pour s’être marié secrètement. En 1601 il était membre du Parlement, mais sa principale occupation à cette époque, était la piraterie en Méditerranée plus précisément en mer Égée. En janvier 1603 il attaqua l’île de Kéa dans l’archipel des Cyclades occupée par les Turcs mais se heurta à une farouche résistance, fut abandonné par ses marins et fait prisonnier. Enfermé près de trois ans dans les geôles de Constantinople, il ne fut libéré qu’en décembre 1605 après intervention de Jacques Ier. En 1607 il est à Londres, emprisonné à la suite d’une plainte de la Compagnie du Levant, puis libéré l’année suivante. Dans les années 1606-1607, fort de son expérience, il écrivit un « Discourse of the Turkes ». Anthony Nixon utilisa ce texte pour son pamphlet. Il est possible que Thomas ait profité de cette pause et de la conjoncture pour redonner un peu de lustre à la famille Sherley. On dit même qu’il finança et soutint Nixon et aussi les dramaturges. Sans doute Thomas Sherley avait-il l’intention d’aider ses frères car il ne voulait pas qu’ils tombent dans l’oubli et qu’ils sombrent dans la misère. Dans l’épître dédicatoire les dramaturges rappellent que la pièce, que le théâtre est un moyen d’évoquer et de faire vivre les ombres : « the shadow or picture of a friend ». Malheureusement ses bonnes intentions ne furent pas suivies d’effet. Après cette ultime tentative de réhabilitation on perd plus ou moins sa trace pour finalement le retrouver à Madrid et à Grenade jusqu’à sa mort vers 1630.

Sir Anthony Sherley (1565-1637)

En 1579, Sir Anthony entra à Oxford comme son frère. Il obtint en 1581 le grade de Bachelor of Arts, mais dut s’enrôler dans l’armée, son père étant sans ressources. En 1586, il combattit aux Pays-Bas sous les ordres du comte de Leicester, puis en France au siège de Rouen (1592) sous les ordres de Robert Devereux, comte d’Essex. En 1595, grâce à ce dernier il obtint des fonds pour une expédition qu’on peut qualifier de piraterie et qui devait le mener des côtes d’Afrique occidentale, de Saint Tomé, plateforme portugaise du commerce des esclaves, à la mer des Antilles18, plus particulièrement à la Jamaïque et jusqu’en Amérique du nord. L’expédition forte de 400 hommes sur huit bateaux échoua lamentablement dès le départ. En 1597, il fit une nouvelle tentative, arriva aux Antilles où la petite colonie de Santiago de la Vega fut mise à sac. Le butin fut très limité, l’équipage se mutina et Anthony fut contraint de rentrer en Angleterre avec un seul bateau. En 1598, à la demande du comte d’Essex, on le retrouve à Ferrare puis à Venise, ayant pour mission d’attaquer les bases portugaises à Ormuz dans le golfe persique. Cela ne se fait pas et au mois de mai de cette même année, selon une correspondance de Sir Robert Cecil à Mr Lello, Anthony quitte Venise en compagnie de son frère Robert en route pour la Perse. Ils arrivent à Qazvin, alors capitale du pays environ six mois plus tard après avoir fait plusieurs étapes à Antioche, à Alep et à Bagdad. En décembre 1599 il rencontre Shah Abbas, prétendant être envoyé officiellement par la reine pour négocier un passage sûr par le nord. Son projet, considéré comme insensé (lettre de Robert Cecil à M. Lello19), consistait à convoyer les marchandises depuis la Chine à travers la Perse jusqu’à Astrakan, de traverser la mer Caspienne puis de traverser la Moscovie sans doute jusqu’à la mer Blanche ou à la Baltique. La reine était opposée à cette initiative, persuadée que cette voie était dangereuse car elle risquait de contrarier le commerce avec les Ottomans. Le Sophi était alors en guerre contre les Turcs et avait besoin d’alliés. En 1600 il envoya Anthony, accompagné d’un émissaire persan, Hussein Ali Beg (probablement le Halibeck de la pièce), auprès des cours européennes. Ils restèrent cinq mois à Moscou, première étape de cette mission, Anthony ne s’entendit pas avec le tsar Boris Godounov20 et fut emprisonné. On retrouve la trace de son passage en Europe du nord à Archangel. À Prague ils rencontrèrent l’Empereur Rudolf ii qui, bien qu’il fût menacé par les Turcs, refusa toute alliance avec la Perse. De là, probablement vers 1601, Ali Beg et Anthony prirent le chemin de Rome où ils se querellèrent. Anthony quitta Rome et Ali Beg poursuivit seul sa mission en Espagne. Anthony demanda plusieurs fois à la reine de le recevoir, elle ne le fit pas et lui interdit même de revenir en Angleterre. Il ne retourna jamais en Perse, trouva refuge à Venise où il fut emprisonné. Jacques Ier intervint pour le faire libérer en 1603. Mais les Vénitiens n’avaient pas plus confiance en lui que le gouvernement anglais, et le Conseil des Dix l’expulsa en 1604. Il s’installa alors à la cour d’Espagne. En 1605 l’empereur Rudolf ii l’envoya en mission au Maroc avec l’accord tacite de Philippe iii et de Jacques ier. Il ne réussit pas à convaincre les Marocains d’attaquer la flotte turque. Malgré cet échec le roi d’Espagne le nomma amiral de sa flotte en Méditerranée et conseiller du roi de Naples. Chargé de protéger la Méditerranée des pirates et des Turcs il subit une cuisante défaite à Mytilène dans l’île de Lesbos. Il perdit la confiance de Philippe iii, fut remercié en 1610 mais bénéficia malgré tout d’une maigre pension. En 1613 Anthony Sherley écrivit un récit de ses aventures Relation of his Travels into Persia21. Il vécut à Madrid et à Grenade, ayant à peine de quoi subvenir à ses besoins et mourut en Espagne vers 1637.

Sir Robert Sherley (1581-1628)

Sir Robert Sherley accompagna son frère Anthony en Perse où ils arrivèrent à la fin de l’année 1599. Le Sophi envoya Anthony en mission en Europe, Robert resta à la cour comme conseiller militaire, comme général des armées, mais surtout comme otage en attendant le retour de son frère qui ne revint jamais en Perse. Il épousa une Circassienne, nièce ou cousine germaine du Sophi. Son séjour en Perse ne fut sans doute pas aussi fastueux que le laisse entendre la pièce. En 1608 Robert persuada Shah Abbas, toujours à la recherche d’alliances contre les Turcs, de l’envoyer en mission auprès de Jacques Ier et d’autres princes européens. Il fut fort bien reçu avec son épouse à Hampton Court mais ne réussit pas à convaincre le roi de s’engager dans une éventuelle alliance avec la Perse. On le retrouve en Europe au cours de plusieurs missions. Par deux fois il rencontre Anthony en Espagne mais les deux frères se querellent. En 1624 il est encore à Londres, envoyé par le Sophi, puis retourne en Perse en 1627 où il est démis de ses fonctions. Il meurt peu après dans la disgrâce à Qazvin le 13 juillet 1628.

Pour illustrer ces esquisses je citerai le titre très éclairant de plusieurs pamphlets qui furent sans aucun doute les principales sources de la pièce. D’autres ouvrages postérieurs montrent l’intérêt du public pour les aventures des Sherley après 1607, date de la représentation de la pièce22.

En 1600 fut publié un compte rendu du voyage d’Anthony Sherley rédigé par deux gentilshommes qui l’avaient accompagné. Sur le cahier A on peut lire: « A briefe and true Report of / S. Anthony Shierlie his iourney in-to Persia, reported by two Gentlemen who / haue followed him in the same the whole time / of his trauaile, & are lately sent by him / with Letters into Englande. / Sep-tember 1600. » Voici le titre du compte rendu:

A / True Report of Sir / Anthonie Shierlies Iourney over / land to VENICE, fro thence by sea / to ANTIOCH, ALEPPO, / and Babilon, and soe to Casbine in Persia: / his entertainment there by the great Sophie: / his Oration: his Letters of Credence / to the Christian Princes: and the Priuiledg obtai-/ned of the great Sophie, for the quiet passage / and trafique of all Christian Marchants, / throughout his whole Dominions. / LONDON; Printed by R.B., for I.I. 1600.

Notons que cette publication fut interdite par le gouvernement.

En 1601 William Parry publia autre compte rendu des voyages de Sir Anthony :

A new and large discourse / of the Travels of sir Anthony / Shirley Knight, by Sea, and ouer / land, to the Persian / Empire / Wherein are related many straunge and / wonderfull accidents: and also, the De- / scrip-tion and conditions of those Coun- / tries, the People he passed by: with his / returne into Christendome. / Written by William Parry Gentleman, who accompanied Sir Anthony in / his Travells. LONDON / Printed by Valentine Simmes for Felix Norton. 1601.

Le récit de Parry est particulièrement intéressant dans la mesure où, comme il est précisé dans le titre, il avait suivi Sir Anthony jusqu’à Qazvin puis jusqu’en Russie. William Parry avait effectivement accompagné Sir Anthony depuis mai 1599, mais ils s’étaient séparés à Vlieland en août 1600, Parry étant porteur de lettres qu’il devait remettre à la reine ou à son ministre Robert Cecil.

Une version abrégée fut publiée par Samuel Purchas, Purchas His Pilgrimes (1625), Glasgow 1905-7, 20 vols., viii, 442-449. La version complète se trouve dans Edward Denison Ross, Sir Anthony Shirley and his Persian Adventure, (Londres, 1933, p. 98-136). Réédition Abington, Routledge, Taylor et Francis, 2007.

En 1601 un autre compte rendu des voyages d’Anthony Sherley fut écrit par l’un de ses compagnons, George Manwaring, il s’agit de : A True Discourse of Sir Anthony Sherley’s Travel into Persia (Sloane MS 105 ff. 8-34). Une partie de ce récit fut publiée dans The Retrospective Review, ii, 1820, p. 351-381, à partir du manuscrit. L’ensemble fut publié d’abord dans Three English Brothers, 1825 et plus récemment dans E. Denison Ross, Sir Anthony Shirley and his Persian Adventure. Op. cit. p. 175-226.

En 1604 Ulugh Beg rapporte les aventures des Shirley en Perse dans Relaçiones de Don Juan de Persia. Le texte fut traduit en espagnol en 1875 et publié par Gráficas Ultra, Madrid, 1946.

En 1607, l’année, et même quelques semaines après les premières représentations de la pièce, fut publié le pamphlet d’Anthony Nixon :

THE / THREE ENGLISH / BROTHERS. / Sir Thomas Sherley his Travels, with his three / yeares imprisonment in Turkie: his Inlarge- / ment by his Maiesties Letters to the great Turke: / and lastly, his safe returne into England / this present yeare, 1607. / Sir Anthony Sherley his Embassage to the / Christian Princes. / Master Robert Sherley his wars against the Turkes, with his / marriage to the Emperour of Persia his Neece. / LONDON / Printed, and are to be sold by John Hodgets in Paules / Church Yard. 1607.

L’épître dédicatoire (A3-A4) est signée par Anthony Nixon, et adressée à Thomas Earl of Suffolk, Lord Chamberlain of the Household and a Privy Councillor.

En 1609, après que Robert eut été reçu par Sigismond iii de Pologne, I. Widnef imprima pour John Budge Sir Robert Shirley sent ambassador in the name of the King of Persia ... with his pretended coming into England. Ce texte a été publié dans The Harleian Miscellany (10 vols., Londres 1808-13) v, 434-441.

En 1611 John Cartwright publie The Preacher’s Travels où sont relatées les aventures des Sherley. Voir Early Modern Tales of the Orient: A Critical Anthology, éditeur Kenneth Parker, Routledge, 1999, p. 106-128.

En 1613 Nathaniel Butter et Joseph Bagset publièrent un texte écrit par Anthony lui-même : His Relation of his Travels into Persia dans lequel il s’attache surtout à décrire la situation politique de la Perse et non ses aventures personnelles. Le texte fut publié dans une forme abrégée par Purchas, op. cit., viii, p. 375-442, on peut trouver des extraits dans Sir Anthony Sherley, p. 329-336. Pour une édition plus récente voir Early Modern Tales of the Orient : A Critical Anthology, éditeur Kenneth Parker, Routledge, 1999, p. 61-83.

En 1651 est publiée à Paris la Relation d’un voyage faict es années 1598 et 1599 par un gentilhomme de la suitte du Seigneur Scierley, Ambassadeur du Roy d’Angleterre. Abel Pinçon accompagnait Anthony qui quitta Venise pour Alep en 1598. On peut trouver ce texte dans E. Denison Ross, Sir Anthony Shirley and his Persian Adventure. Op. cit. p. 137-174.

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Notes

1  L’édition utilisée est celle de Anthony Parr, Three Renaissance travel plays, coll. The Revels Plays, Manchester, Manchester University Press, (1995), 1999. La pièce n’est pas divisée en actes mais en 13 scènes. On trouve indifféremment l’orthographe « Shirley » et « Sherley », nous optons pour cette dernière sauf dans les citations où l’autre orthographe est employée.

2  The/ Travailes/ of/ The three English Brothers/ Sir Thomas/ Sir Anthony/ Mr. Robert/ Shirley. / As it is now play’d by her/ Maiesties Seruants…. 1607. La pièce fut jouée au cours du premier semestre 1607. L’inscription sur le Registre des Libraires date du 29 juin 1607 et précise : « … as yt was played at the Curtain. »

3  « Citizen. Why so, sir, go and fetch me him there, and let the Sophy of Persia come and christen him a child. / Boy. Believe me Sir, that will not do so well, ‘tis stale, it has been had before at the Red Bull.» (iv.i.29-32) dans The Knight of the Burning Pestle de Beaumont et Fletcher, comédie jouée à la fin de 1607. En 1606, on ironisait déjà sur la vogue des voyages et des aventuriers comme dans Cap à l’est ! Mais la fascination de l’exotisme et l’esprit chevaleresque n'étaient pas morts, le genre plaisait encore et le public appréciait toujours ce qui était spectaculaire. Voir Jean-Pierre Villquin, « Attraits et outrances du spectaculaire sur la scène jacobéenne : The Travailes… », Medieval English Theatre, volume 16, Lancaster University, 1994, p. 126-141, et « Spectacle et spectaculaire dans Hamlet », Qwerty, 6, Université de Pau, 1996.

4  Malgré la victoire de la Sainte Ligue qui comprenait le pape Pie v, l’Espagne, Venise, Malte, Gênes, Nice et la Savoie, à Lépante 7 octobre 1571, les Ottomans avaient été touchés mais non anéantis.

5  Ladan Niayesh a publié un article très éclairant sur les Sherley : « The spirits of valiant Shirley : les traces de l’épopée persane des frères Shirley dans l’œuvre de Shakespeare », Shakespeare et ses contemporains, éd. Patricia Dorval et Jean-Marie Maguin, Société Française Shakespeare, 2002, p. 161-172 (http://www.societefrancaiseshakespeare.org/ document.php?id=811).

6  Par exemple on peut voir à Ispahan au palais Tchehel Sotoun de remarquables fresques représentant des occidentaux, probablement des Anglais, vide infra.

7  On trouvera en appendice un résumé de leur biographie.

8  A. Parr, dans son introduction, p. 15 précise que Robert « cut off the heads of the captains ‘and (according to the custome of Persia) caused them to bee carried in triumph about the Market place.’ K3 » Le pamphlet de Nixon, The Three English Brothers, est sans doute la source principale de la pièce bien que cet ouvrage ne fût inscrit sur le Registre des Libraires que le 8 juin 1607. On peut lire le titre complet de ce pamphlet dans l’appendice infra.

9  L’île de Kéa, appelée Kéos dans la Grèce antique est une île des Cyclades à 12 miles du Cap Sounion. En réalité l’attaque de l’île fut un véritable acte de piraterie. Dans la pièce elle est traitée de façon si excessive qu’elle frise le burlesque et fait de Thomas une sorte de Don Quichotte. Notons que Nixon, sans aucun doute parrainé par Sir Thomas, a bien pris soin dans son pamphlet de préciser que les ordres de ce dernier étaient de ne pas s’en prendre aux Grecs, mais seulement aux occupants turcs.

10  Le Juif que Thomas (et non pas Anthony dans la pièce) rencontra à Constantinople (et non à Rome comme dans la pièce) tenta plutôt de l’aider et que de le faire condamner. L’histoire veut que vers 1603 un marchand persan probablement envoyé par le Sophi désirait acheter un bijou pour ce dernier. Anthony avait participé à la transaction espérant sans doute une commission d’où son arrestation et son emprisonnement lors de son passage à Venise.

11  Une remarquable exposition au British Museum (février-juin 2009) « Shah’Abbas : The Remaking of Iran » permet d’admirer la reproduction de certaines de ces fresques.

12  Voir à ce sujet un ouvrage récent de Brinda Charry et Gitanjali Shahani, Emissaries in Early Modern Literature and Culture : Mediation, Transmission, Traffic, 1550-1700, TJ International Ltd. Padstow, 2009.

13  Anthony Sherley était proche de Robert Devereux (voir appendice infra) avec qui il avait combattu et c’est grâce à lui qu’il obtint plusieurs missions dont l’intervention avortée auprès du duc de Ferrare. C’est d’ailleurs cette dernière aventure qui le mena jusqu’en Perse.

14  Voir appendice.

15  Dans une certaine mesure les frères Sherley, par leurs vertus affichées, tranchent avec l’image conventionnelle du pirate mercenaire cruel et dépravé telle qu’elle apparaît dans une pièce comme Captain Thomas Stukely (pièce jouée en 1590 et publiée en 1605). Nixon souligne le contraste entre ces types d’aventuriers.

16  Presque toute la première scène est consacrée à un spectacle mis en scène et commenté par les personnages.

17  « Enter three several ways the three brothers : Robert with the state of Persia as before ; Sir Anthony with the King of Spain and others, where he receives the Order of Saint Iago, and other offices ; Sir Thomas in England, with his father and others. Fame gives to each a prospective glass : they seem to see one another and offer to embrace, at which Fame parts them, and so exeunt all except Fame.” (Épilogue, 13-14).

18  La mer des Antilles surnommée à l’époque « the Spanish Main » c’est-à-dire la région qui comprenait l’Amérique centrale et de la côte nord de l’Amérique du sud.

19  Bullen cite cette lettre du 17 octobre 1600, voir The Works of John Day, with an introduction and notes by A. H. Bullen, Robin Jeffs, éd. Holland Press, Londres, 1963, p. 623.

20  Boris Godounov fut tsar de 1598 à 1605, mais dès 1555 Ivan le Terrible avait accordé des privilèges commerciaux aux marchands anglais qui avaient fondé la Compagnie des Marchands Aventuriers (Compagny of Merchant Adventurers) à une époque où la route de la Chine pouvait passer par le Mer Blanche.

21  Le manuscrit original se trouve à la Bodléenne.

22  Un relevé partiel se trouve dans l’introduction de The Works of John Day, éd. Robin Jeffs, Londres, Holland Press, 1963.

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Table des illustrations

Titre Fig.1. Robert Shirley, c.1627 (collection R.J.Berkeley)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/docannexe/image/1500/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 91k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Villquin, « Images et mirages d’Orient à travers The Travels of the Three English Brothers de John Day, William Rowley et George Wilkins »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 27 | 2009, 37-58.

Référence électronique

Jean-Pierre Villquin, « Images et mirages d’Orient à travers The Travels of the Three English Brothers de John Day, William Rowley et George Wilkins »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 27 | 2009, mis en ligne le 13 décembre 2009, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1500 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1500

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Auteur

Jean-Pierre Villquin

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Droits d’auteur

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