Falstaff, du « cerf gras » au « pourpoint rembourré de paille » : les paradoxes de l’excès
Résumés
Contribution à l’« art poétique » shakespearien – « lard poétique », ironiserait Falstaff, en caressant sa bedaine « rembourrée de paille » comme le pourpoint de l’acteur qui l’incarne, censé contenir les « tripes » du « cerf gras » – le personnage « hors norme » participe à ce titre du commentaire indirect de Shakespeare sur sa propre dramaturgie, mais non sans y ajouter la dimension politique d’un art de la subversion des modèles. L’« espace vide » de la scène est laissé vacant de toute intrigue nécessaire pour laisser libre cours à une écriture comique apparemment dépourvue de pertinence au regard de l’intrigue principale, fût-elle, comme dans les Henry iv, du plus haut intérêt politique. Une esthétique apparemment désinvolte de l’« impromptu » vient « farcir » le lieu scénique par des jeux de mots qui sont autant de jeux de théâtre : Falstaff pratique plus que tout autre l’art de renverser une situation par le simple renversement des mots. Pourtant ces « jeux d’esprits », qui firent la célébrité instantanée de Falstaff, donnent une préséance inattendue au verbe sur la chair chez cet homme dont aucun pourpoint de théâtre ne suffirait à contenir l’envahissant tour de taille. Shakespeare abuse de cette esthétique du détournement des apparences qu’est le théâtre pour ajouter son grain de sel à l’apprentissage paradoxal de l’« hypocrisie » et de l’« histrionisme » infligé par ce mentor imprévu à son Prince. Par delà la mise à mort sacrificielle du cerf gras sous la forme d’une mise à nu de l’acteur déshabillé de son pourpoint, à la fin de la deuxième partie d’Henry iv, Shakespeare est de connivence avec son spectateur d’alors, qui sut y répondre par des applaudissements nourris, en partageant avec lui un jeu sur les mots : l’« énorme » Falstaff donne chair, et donne sa chair en sacrifice, au mot « enormity » qui condamne toute infraction morale comme délit politique selon les Homélies qui fondent l’ordre Tudor. L’art poétique narguant l’art politique?
Texte intégral
- 1 1 Henry iv, iii.iii.20-22 (les références aux actes, scènes et lignes ou vers proviennent de l’édi (...)
1La surabondance de chair et de « tripes » qu’est censé contenir le pourpoint de Falstaff désigne le personnage comme métonymie par excellence de tout excès. Vouloir en faire le tour est en soi un défi, tant la démesure de son tour de taille, objet de plaisanteries innombrables, excède toute tentative de le circonscrire. Bardolph, un des compagnons de taverne les plus assidus, le confirme: « Why, you are so fat, Sir John, that you must needs be out of all compass, out of all reasonable compass, Sir John1. »
- 2 Le titre du premier in-quarto, de 1598, est en effet The Historie of Henry the Fourth ; With the b (...)
- 3 Malgré la continuité introduite par les événements historiques, les emprunts à des sources dissemb (...)
- 4 La première édition in-quarto de 1602 a pour titre : A pleasant conceited Comedie, of Syr Iohn Fal (...)
2Le personnage est, de fait, à ce point pléthorique qu’après son succès immédiat dans The History of Henry iv (1 Henry iv), où il apparaît pour la première fois, et dès le titre2, Shakespeare le fait revenir en scène dès The Second Part of Henry iv (2 Henry iv)3, pour le réincarner à nouveau, au sens propre, pourrait-on dire, tant il y a encore de chair à faire entrer sous le pourpoint, dans The Merry Wives of Windsor, comédie de 1597 dont le titre originel faisait figurer en tête le nom attractif de Falstaff4. Même si les effets comiques et l’intrigue n’instaurent aucun rapport entre la comédie et les pièces historiques, c’est toujours en chevalier gras que Falstaff y revient en scène, replaçant ses bons mots sur son tour de taille – « Indeed, I am in the waist two yards about ; but I am now about no waste ; I am about thrift » (i.iii.38-39). Il y est aussi « a Windsor stag, and the fattest, I think, i’the’forest » (v.v.12-13), cerf gras des chasses carnavalesques de Carême-prenant. Il y demeure l’histrion toujours en quête de mises en scène de lui-même, la panse avantageuse en séducteur de ces dames – « sometimes the beam of her view gilded my foot, sometimes my portly belly » (58-59).
- 5 Les sources et influences pouvant à leur tour être réinterprétées de façon contradictoire : voir p (...)
3Le facétieux Shakespeare emprunte aux sources les plus diverses pour élaborer son personnage d’homme gras, subvertissant jusqu’aux querelles entre factions religieuses s’il le faut5 tout autant que tournant en dérision les héritages littéraires les plus raffinés, dont le mythe s’il en fut des poètes maniéristes, Actéon, venu tout droit d’Ovide, et soudain confondu avec le cerf gras de Windsor. Mais tablerait-il aussi sur une forme moins pittoresque de l’excès, celle qui s’attache à l’étymologie du mot « énorme » comme transgression de toute norme ? S’apprête-t-il à en conjuguer les aspects corporels, moraux, mythiques, politiques, pour mieux défier par le rire, un rire rabelaisien, un rire « énorme », des aspects réitérés de l’ordre Tudor, ou conjurer par ce même rire les inquiétudes qu’entraînent débats et polémiques autour de la succession d’une reine vieillissante, Élisabeth ?
- 6 Prescription de l’article xxxv des « Trente Neufs Articles » adoptés après révision en 1571 sous f (...)
- 7 In G. R. Elton (éd.), The Tudor Constitution, Cambridge, C.U.P., 1982 (1re éd. 1960), p. 15. C’est (...)
4Sous le pourpoint démesuré de l’acteur, Falstaff pourrait à ce titre figurer une transcription burlesque du mot enormity qui menace l’ordre absolutiste – « right order » – tel que l’ont circonscrit les « Books of Homilies », fondations de la constitution Tudor. L’une de ces homélies, de 1547, « An Exhortation concerning good Order, and obedience to Rulers and Magistrates », est encore lue le dimanche dans les églises, et le sera jusqu’à la mort d’Élisabeth6. Elle stigmatise déjà tout désordre moral ou transgression des normes comme menace à l’ordre civique, c’est-à-dire comme délit politique : « Where there is no right order, there reigneth all abuse, carnal liberty, enormity, sin, and babylonical confusion7. » On croirait voir décrit le règne de tous les excès que « l’énorme » Falstaff appelle de ses vœux, un « monde à l’envers », hors norme par définition, qu’il a commencé d’instaurer et que devrait confirmer le couronnement du « madcap prince » en Henry v.
5L’implication politique est obvie tout au long des deux pièces. Le roi Henry iv, le « politic king » que tout oppose à Falstaff, dont son refus de tout histrionisme comme principe de gouvernement (1 Henry iv, iii.ii.50-59), voit son propre règne comme une crise de succession sans recours qui ne peut aboutir qu’au retour d’un « skipping king » à l’image de Richard ii (iii.ii.60) et prophétise pour son fils le désastre : « The hope and expectation of thy time / Is ruin’d, and the soul of every man / Prophetically do forethink thy fall » (36-38). De quoi conforter en effet l’espérance de tous les excès qui fera courir Falstaff au devant de son roi couronné aux cris de « My King ! My Jove ! », n’était la réponse laconique du jeune roi mettant fin à toute espérance : « I know thee not, old man » (2 Henry iv, v.v.46, 47).
6Jusqu’à ce moment fatal, la présence d’esprit de Falstaff est la garantie de sa survie et fait le sel de ses réparties, en particulier dans la première pièce, un « sel » qui n’a pas manqué, à l’occasion, d’être plaisamment déchu de sa fonction métaphorique pour être rendu à sa fonction culinaire, la salaison, quand il s’est agi de sauver les précieuses « tripes » retenues dans le pourpoint : à la bataille de Shrewsbury, sous la menace d’être éviscéré, Falstaff mettait le Prince au défi d’y toucher – « If thou embowel me to-day, I’ll give you leave to powder me and eat me too tomorrow. » (1 Henry iv, v.iv.110-111). Le culinaire, art associé aux fertiles cornes d’abondance, le sera aussi à la gloutonnerie, autre forme de l’excès et autre cible des « Books of Homilies » qui régissent la vie morale et sociale, polarisant nombre de jeux avec les mots. Le Grand Juge, dans 2 Henry iv, parle-t-il de la morale qui sied à l’âge – « his effect of gravity » – à un Falstaff qui revendique une jeunesse éternelle ? Ce dernier en comprend le meilleur d’un mot qui a nourri sa vaste panse et qu’il répète « copieusement » comme pour s’en nourrir encore – « the effect of gravy, gravy, gravy » (2 Henry iv, i.ii.160-161).
7Falstaff a annexé les mots eux-mêmes à la démesure de cette panse, métaphore de tous les excès, puisque ils ne sauraient sortir que de son ventre, gage de son identité : « I have a whole school of tongues in this belly of mine, and not a tongue of them all speaks any other word but my name. » (iv.iii.18-20). Cette identité qui ne fait qu’un avec ses tripes ne saurait s’étendre à moins que l’Europe tout entière, fusse en cautionnant l’incommensurable absence de « tripes » qui l’accompagne, sa réputation de couardise, figure paradoxale de l’excès par le manque : « And I had but a belly of any indifference, I were simply the most active fellow in Europe : my womb, my womb, my womb, undoes me. » (iv.iii. 20-23). L’image du ventre féminisé par l’utilisation hors norme du mot womb amplifie encore ce qu’a de prolifique mais aussi d’inapte à la guerre cette panse de Falstaff. Elle ne l’a pas empêché de revendiquer son titre de « chevalier » lié aux arts du combat à nouveau pour en tirer des effets d’amplification : le plus insignifiant billet sera authentifié d’une signature valant pour « certificat » de cette « valeur » qui excède à son tour métaphoriquement toutes limites territoriales : « Sir John Falstaff, knight », « Sir John with all Europe » (ii.ii.127).
8Dès les premières répliques comiques de The History of Henry iv, le « chevalier » est qualifié de « Sir John Paunch », et la copia, pratique poétique de l’excès verbal, jamais n’aura mieux fait coïncider l’art de la réplique et l’art de donner chair sur scène à un personnage de théâtre. L’accumulation des invectives à son encontre y pourvoit : « this same fat rogue », « ye fat guts », « ye fat paunch », « ye fat-kidney’d rascal », pour n’en citer que quelques-unes, qui viennent renforcer l’apparence d’un pourpoint rembourré comme aucun autre dans l’histoire du costume de théâtre, fiction d’obésité qui semble avoir inspiré les acteurs les plus maigres dans leur nécessaire histrionisme redoublé de l’histrionisme obligé du personnage lui-même. Le Falstaff le moins convaincant jamais monté sur les planches ne fut-il pas, symptomatiquement, Stephen Kemble, acteur dont la propre panse avait rendu tout matelassage inutile ? Si les vocables signalant l’excès de chair ou de graisse surabondent dans une même phrase – « thou whoreson, obscene, greasy tallow-catch » (1 Henry iv, ii.iv.222-223), ou par répliques croisées – « A gross fat man » (503), « As fat as butter » (504) – n’est-ce pas justement pour mieux entretenir la connivence entre l’histrion Falstaff et ce spectateur qui le sait acteur ?
9L’art de l’invention pléthorique, de cette copia si chère à tous les contemporains, Falstaff en est la démonstration jubilatoire tout au long de 1 Henry iv, mais sur un mode qui ne tient pas à la seule pléthore des mots pour le décrire. Si Bardolph confirme pour nous la démesure métonymique de sa panse « hors norme », le Grand Juge, au début de 2 Henry iv, souligne les mécanismes de ses jeux d’esprit, révélateurs de l’ampleur véritable de son « énormité », verbale :
Sir John, Sir John, I am well acquainted with your manner of wrenching the true cause the false way. It is not a confident brow, nor the throng of words that come with such more than impudent sauciness from you, can thrust me from a level consideration. (2 Henry iv, ii.i.107-112)
- 8 1 Henry iv, ii, scènes ii et iv.
10Un épisode célèbre, dans 1 Henry iv, met en jeu ces mécanismes, conjuguant le « flot de paroles » et l’« aplomb effronté », mais surtout une stratégie polymorphe et proliférante du langage que Falstaff met en œuvre lors du récit qu’il fait de sa glorieuse résistance à Gad’s Hill contre des assaillants venus dérober – en fait récupérer – le trésor royal qu’il comptait empocher8.
- 9 Ibid., 167. L’expression est déjà utilisée dans un contexte satirique contestant la validité des p (...)
11Dans cet épisode emblématique, tel le vaillant héros qu’il n’a pas été, Falstaff multiplie les « signes » d’une bravoure qui donneront sa crédibilité au récit de l’assaut, présence d’esprit oblige et volonté de « vraisemblance » histrionique faute d’être historique : « I am eight times thrust through the doublet, four through the hose ; my buckler cut through and through ; my sword hack’d like a handsaw » (ii.iv.164-166). Peu importe si la surabondance de si graves blessures n’a pas même éraflé le précieux pourpoint, moins encore troué la panse qu’il contient – nous sommes au théâtre, Falstaff aussi. Un signe du moins – « ecce signum9 » – peut y être brandi à peu de frais : la dite vaillante épée ébréchée, preuve oculaire de ses prouesses. Mais ce Falstaff qui joue avec la visibilité de l’invisible jusqu’à se voir assailli par des hommes en vert par nuit noire (ii.iv.216-219), sous l’effet d’une malignité de son créateur qui l’a créé visible à l’excès, peut toujours être trahi par quelque témoin qui l’a de ses yeux vu et de ses oreilles entendu :
Why, he hack’d it with his dagger, and said he would swear truth out of England but he would make you believe it was done in fight, and persuaded us to do the like. (301-304)
- 10 Voir 1 Henry iv, ii.iv.133-135, Falstaff narguant le Prince : « A king’s son ! If I do not beat th (...)
- 11 King Lear, iv.vi.149.
12Pour Falstaff, toutefois, l’enjeu est moins l’objet en soi, « théâtral », c’est-à-dire fait pour en mettre plein les yeux – il sait tout du sabre de bois qu’on agite sur les tréteaux populaires, il en tire même à l’occasion des métaphores10. Ce sur quoi il se fonde pour « montrer » – art premier du théâtre –, c’est l’espace de jeu verbal dont il dispose entre vraisemblance et simulation, l’espace même du théâtre où, si l’on en croit le roi Lear, on ne voit pas avec ses yeux mais avec ses oreilles11. À la fin de la pièce, le Prince, après l’avoir cru mort aux côtés de Hotspur à la bataille de Shrewsbury, et ne pouvant songer à une simulation aussi éhontée, médusé, lui demandera de parler – « we will not trust our eyes / Without our ears » –, en concluant, comme il siérait de le dire au théâtre, et sied parfaitement pour décrire l’histrion Falstaff : « thou art not what thou seem’st » (1 Henry iv, v.iv.135-136).
13Ce jeu avec les paradoxes du théâtre, Falstaff en a abusé pour décrire le combat homérique, digne de passer à la légende, et à la mesure de sa démesure, qu’il vient de mener à Gad’s Hill, ses assaillants se multipliant à chaque addition de réplique, sous la seule action des mots (ii.iv.188-219). Ici encore, des témoins oculaires – rien moins que le Prince en personne, flanqué de Poins – croient pouvoir démentir par l’objectivité du constat l’énoncé du récit épique. La nuit décidément n’aura pas prêté secours à Falstaff : lui qui jure que, s’il n’a pas bravement affronté cinquante assaillants, il n’est pas plus gros qu’une botte de radis (183), est trahi pas sa propre apparence, ce qui fait son identité et son personnage – ses tripes –, comme en témoignent les sarcasmes du Prince – « Falstaff, you carried your guts away as nimbly, with as quick dexterity, and roared for mercy and still run and roared, as ever I heard bull-calf » (254-257).
14Le Prince atteste la réalité des faits : un seul mot avait suffi – « with a word » (249) – pour provoquer la débandade de Falstaff devant témoins, lui-même et Poins – « We two saw you » (252). Pour débouter les mots du Prince de leur validité et dérouter à leur tour les dits témoins oculaires, mettant à mal leur manie du constat visuel et de l’évidence, Falstaff a moins recours à l’excès de mots en réponse au laconisme du Prince qu’à un détournement d’un procédé de théâtre qui va saturer ses propres mots de sens. Au théâtre, au nombre de ses paradoxes, la vérité « vraie » reste invisible aux yeux puisqu’elle appartient à cet espace qui échappe aux apparences trompeuses, l’espace du dedans. L’accès à cette vérité ne peut se faire que dans la confidence d’une réplique, chargée justement selon la convention théâtrale de mettre dans la confidence. La présence d’esprit d’un Falstaff, passé maître dans tous les arts du jeu avec les apparences, fera le reste : le ton est à la confidence intime, en effet, dans la réplique qu’il fait à ses accusateurs – « Why, hear you, my masters » –, et la forme interrogative de connivence débonnaire, dont le ton protecteur les implique à décharge : « was it for me to kill the heir-apparent ? Should I turn upon the true prince ? ». Ainsi peut-il valider la « vraie » confidence, celle d’une lucidité retorse qui le montre, comme tout « père », perçant à jour ses enfants : « By the Lord, I knew ye as well as he that made ye » (264-265).
15Toutes les normes de la vérité et du langage se trouvent mises à l’envers par cette « énormité », usage hors normes de la convention théâtrale, et la figure marginale de l’oxymore tout naturellement s’invite, défi aux normes de la rationalité puisqu’elle contraint à fusionner dans une même unité poétique une proposition et son contraire : Falstaff pourra donc être « valiant as Hercules » (266), tout en étant, le plus logiquement du monde, « a coward on instinct » (269).
16Une autre saturation de l’oxymore intervient dans un moment qui n’appartient pas aux épisodes comiques, historique qu’il est au contraire, la bataille de Shrewsbury, événement majeur dans la pièce puisqu’il donne la victoire à Henry iv sur les forces du désastre. Dans ce combat autrement légendaire que celui de Gad’s Hill, Shakespeare, qui ne sait rien refuser à son personnage comique, pas plus que le Prince d’ailleurs, laisse Falstaff cyniquement détourner à son profit une action de portée politique, la victoire du Prince sur Hotspur. Selon cette esthétique de l’excès qui gouverne le personnage et ses actions, pour que ce « couard par instinct » qu’est Falstaff sorte de 1 Henry iv la tête haute – et l’on sait comme il se monte du col tout au long de 2 Henry iv pour cet « exploit » –, il faut rien moins que l’antithèse la plus extrême en effet, une victoire sans appel sur le preux d’entre les preux, Hotspur, comme couronnement d’une vie passée à prendre la fuite. De surcroît, c’est pour avoir fait le mort que Falstaff peut l’emporter… sur un mort !
17Le combat contre le preux Hotspur, remporté par le Prince, s’insérait pourtant dans une vision cohérente qui déniait à la victoire du prince le panache d’une prouesse pour mieux en souligner l’efficacité politique, selon le principe absolutiste d’un pouvoir unique qui gouverne l’Angleterre Tudor : « Two stars keep not their motion in one sphere, / Nor can one England brook a double reign / Of Harry Percy and the Prince of Wales » (1 Henry iv, v.iv.62-66). Ces mots du Prince de Galles pour motiver son combat le montraient enfin héritier de son père, « the politic king », et enfin digne de son titre et de sa future destinée, de roi efficace, vainqueur à Azincourt.
18Le combat fini, c’est à Falstaff, retrouvant ses jambes et ses esprits, qu’en reviendra la gloire, par quoi Shakespeare semble offrir un sursis jubilatoire par sa poétique de l’excès avant le retour à l’ordre à la fin de 2 Henry iv : il suffira à Falstaff d’une fiction de coup mortel porté au cadavre de Hotspur, avec toujours sans doute sa fiction d’épée valeureuse, en bois, et il lui reste à le charger sur son dos, comme victime de cette épée et « preuve » de sa bravoure. Devant le Prince médusé qui objecte – « Percy I killed myself » –, Falstaff opère un retournement de sens en sa faveur par le plus commun des clichés, à la portée du premier venu – « Lord, Lord, how this world is given to lying ! » (144-145) –, mais cliché à son tour « énorme », sorti de sa norme de banalité extrême par la réalité objective du contexte : devant cet ultime déni d’adéquation entre les apparences et les mots, Hal n’a plus qu’à se montrer bon prince – « For my part, if a lie may do thee grace, / I’ll gild it with the happiest terms I have. » (156-157). En quoi Shakespeare « dore » aussi son propre mensonge d’artiste, sa propre manière de détourner la matière de ses sources, les chroniques, au bénéfice de l’« énormité » de la dérive comique qu’il en tire : le prince de Galles historique n’était pas à Shrewsbury, et la mort de Hotspur est à mettre au seul crédit d’Henry iv. La gloire factice acquise à Shrewsbury sera dûment monnayée dans 2 Henry iv, sans pouvoir toutefois faire parade à l’histoire véridique, inscrite dans les mêmes chroniques, qui terminera le cycle des deux pièces, le bannissement final d’un Falstaff qui le contraint à quitter le plateau du théâtre et à dévêtir le pourpoint de scène de l’homme gras.
19Shakespeare s’était fait une joie pourtant dans le contexte de Gad’s Hill d’associer à l’obésité du personnage la métonymie d’une obésité du langage, en somme la copia faite homme : « These lies are like their father that begets them, gross as a mountain, open, palpable. » (1 Henry iv, ii.iv.220-221). Avec un même bonheur, il avait joué de tous les excès de la langue pour faire de cette obésité même du langage un usage hors norme. Ainsi de la prolixité du Prince dans l’insulte, que suscite l’anatomie de l’homme gras – « Why, thou clay-brain’d guts, thou knotty-pated fool, thou whoreson, obscene, greasy tallow-catch » (221-223) – et qui achoppe sur une imprévisible stratégie du jeu d’esprit chez Falstaff. Pour couper court à l’excès d’insultes, celui-ci recourt à une paradoxale figure de l’excès, l’excès de parcimonie verbale, la tautologie : « Is not the truth the truth ? » (224-225). La figure désopilante – répondre à l’excès de mensonge par l’excès d’inintelligibilité des mots à force d’excès candide de sens – l’est ici de surcroît au sens propre : « désopiler » ne veut-il pas dire à l’origine désobstruer la rate d’un éventuel excès de bile, ou humeur noire ? Le rire n’a-t-il pas pour fonction de « dilater la rate » ? Et Falstaff ne vient-il pas de faire un diagnostic des effets de l’humeur noire sur le Prince, qui expliquerait la soudaine surabondance d’insultes obstruant le dialogue sans avoir à la prendre au sérieux – « What, art thou mad ? Art thou mad ? » (224).
20Un prêté pour un rendu dans l’art du diagnostic ? Le Prince, dès le début de 1 Henry iv, en aparté, s’était dit averti d’une « humeur » dangereuse, l’oisiveté – « I know you all, and will a while uphold / The unyok’d humour of your idleness. » (i.ii.190-191). Par ses « contagious clouds » (193), « foul and ugly mists » (197), elle pourrait faire obstruction à la radieuse émergence du roi soleil qu’il veut être. L’oisiveté, mère de tous les vices, entretient en effet des liens étroits depuis la plus haute antiquité, mais plus encore depuis l’avènement du protestantisme, avec l’humeur la plus fétide et la plus noire, la mélancolie, humeur nocturne, humide, gouvernée par l’astre des « lunatiques », la Lune. L’association avec le jovial Falstaff peut surprendre, mais lui-même l’avoue : « ’Sblood, I am as melancholy as a gib cat, or a lugged bear » (1 Henry iv, i.ii.71-72). Le Prince, qui a épuisé la copieuse liste des comparaisons pour l’aider à cerner l’état morbide, demande encore : « the melancholy of Moor-ditch ? » (75-76).
- 12 Voir infra note 22.
21Falstaff s’était placé sous l’influence de la Lune dès ses premières répliques, avec déjà comme horizon – « when thou art king » – un gouvernement par nuit noire et selon des règles sans règle puisque régies par l’astre des marées irrégulières : « let men say we be men of good government, being governed as the sea is, by our noble and chaste mistress the moon, under whose countenance we steal. » (1 Henry iv, i.ii.27-29). Le contexte de tels passages n’est pas innocent : Falstaff, identifié comme « lord of Misrule12 », y appelle de ses vœux un monde à l’envers régi par une Loi elle aussi mise à l’envers, figure bouffonne prête à jouer dans quelque sotie – « Old Father Antic the Law » (59) –, autrement dit une loi de Carnaval pour garantir tous les excès de dérèglement, quand le Prince sera roi, et l’oisiveté reine, et que lui-même, Falstaff, sera juge pour promouvoir les filous et proscrire les gibets. Apprenant le couronnement d’Henry v, à la fin de 2 Henry iv, il la voit déjà advenue : « the laws of England are at my commandment » (2 Henry iv, v.iii.131-132). Dans ses heures de doute les plus noires, le roi Henry iv près de mourir ne verra pas autrement le destin du royaume :
Pluck down my officers, break my decrees;
For now a time is come to mock at form:
Harry the Fifth is crown’d! Up, vanity!
Down, royal state! All you sage counsellors, hence!
And to the English court assemble now,
From every region, apes of idleness! (iv.v.117-122)
- 13 Voir la pièce anonyme, The First Part of the Reign of King Richard ii or Thomas of Woodstock (159 (...)
22Ce même Henry iv avait pris le pouvoir des mains d’un roi frivole, Richard ii, dont les mignons par nuit noire jouaient aussi les « chevaliers de Diane », habillés de drap vert, pour éliminer le gêneur faiseur de lois, l’oncle Woodstock13.
- 14 Voir la note 76 de 1 Henry iv, i.ii.76, dans l’édition de A. R. Humphreys, op. cit., p. 14. Bridge (...)
- 15 1 Henry iv, i.ii.77 : « Thou hast the most unsavoury similes », dit Falstaff au Prince. Sur le fon (...)
- 16 Ovide, Pontiques, i, 5, 6, cité dans The Anatomy of Melancholy, i, 2, 2, 6, Holbrook Jackson, éd., (...)
- 17 Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, ibid.
23Quel rapport avec Moor-Ditch, réservoir réel d’eaux dormantes entre Bishopgate et Cripplegate, devenues légendaire à force d’être croupies14 ? Ou faut-il entendre dans cette « métaphore des plus répugnantes15 » selon Falstaff une de ces allusions que Robert Burton reprendra quelque vingt ans plus tard, dans son Anatomy of Melancholy, pour décrire les effets de l’oisiveté ? Cet autre maître de la copia, penché sur des textes farcis de tripes et de boyaux, décrivant les humeurs grossières qui se développent dans les corps inactifs, y ajoute la farcissure des citations, Ovide au premier chef : « Chez les oisifs les pensées mauvaises et corrompues se multiplient comme les vers et les algues répugnantes dans une mare d’eau stagnante16. » Cette citation, Shakespeare aurait aussi bien pu en farcir aussi son allusif renvoi à Moor-Ditch tant il a lui-même emprunté au même Ovide, comme il a déjà à l’esprit le commentaire que Burton associera encore à l’eau stagnante – le danger politique de rébellion et de guerre civile que l’oisiveté fait courir aux royaumes17 –, sujet précisément des deux Henry iv.
- 18 Henry iv, roi moderne machiavélien, est conçu par opposition au machiavélique manipulateur qu’est (...)
- 19 Dans l’épilogue de Henry v, Shakespeare fait droit à l’histoire : la mort prématurée d’Henry v et (...)
24Tant de faconde vient-elle faire contrepoids et contrepoint à un autre dévoiement des héritages, opéré cette fois par l’homme de peu de mots, Henry iv, chargé de promouvoir, sous couvert de gestion inquiète de la rébellion une nouvelle gestion politique de l’État, une gestion machiavélienne18, efficace, en rupture avec les images de diabolisation qu’incarnaient des « Machiavels » de théâtre comme Barabas dans The Jew of Malta ou son propre Richard iii ? Henry iv, malgré l’acte punissable entre tous de sa propre usurpation, malgré les rébellions ouvertes tout au long de son règne, voit sa réussite personnelle sinon dynastique19 confirmée par le couronnement de son fils, « madcap prince », prince de sotie carnavalesque devenu le paradoxal « miroir des rois chrétiens » dès son couronnement sous le nom d’Henry v.
- 20 Sur l’importance de « l’homme gras » dans la tradition comique et satirique, voir l'étude comparat (...)
- 21 Dans Shakespeare’s Festive Comedy, et dans un chapitre précisément intitulé « Mingling Kings and C (...)
- 22 Voir l'article de Kristen Poole, « “Saints Alive !” Falstaff, Martin Marprelate, and the Staging o (...)
25Les lectures anthropologiques du personnage de Falstaff en épuisent-elles toutes les fonctions subversives, qu’il s’agisse de la figure sous-jacente de l’homme gras20 hérité du Kômos antique à l’origine de la comédie, ou de la figure dionysiaque des bacchanales, d’où dériverait le roi de carnaval ou « Lord of Misrule » des xve et xvie siècles, celui qui met le monde à l’envers mais aussi s’en met un plein ventre dans l’intervalle de fête autorisé par l’Église, Carême-prenant ? Ce Falsatff, souvent identifié depuis C. L. Barber comme « Lord of Misrule21 », n’est pas sans équivoque. Perpétuateur pour certains, mais dans le même esprit, d’une « Merry Old England » de rite catholique, il serait aussi vu par d’autres, toujours selon l’angle de l’anthropologie culturelle, comme le proto-protestant que fut le réel Sir John Oldcastle, prototype de Falstaff détourné par la tradition pamphlétaire en homme gras ne faisant jamais maigre22.
- 23 Sir Philip Sidney, A Defence of Poetry, J. A. Van Dorsten, Oxford, Oxford University Press, p. 67.
26Par delà ces modèles polymorphes, dont les liens avec la modernité politique et esthétique des deux pièces ne sont pas toujours mis en évidence, Shakespeare, dans son jeu avec la copia, mobilise aussi tout ce que détient en réserve cette esthétique de la subversion des normes par l’excès pour accentuer sa propre cohérence poétique tout en jouant à subvertir toutes les normes. Il abuse à ce titre de la subversion latente que représente l’association paradoxale du Prince et de Falstaff, et au premier chef, de l’étrange « mélange des genres » que forment les deux personnages. Il ne détournera jamais mieux que dans cette première partie de Henry iv l’une de ces lois impératives qu’aurait voulu instaurer le théoricien d’un théâtre « classique » inspiré d’Aristote et d’Horace, prônant la mesure et le decorum, au nom d’une « défense de la poésie », le délicat Sidney invitant à proscrire de scène le mélange des bouffons et des rois – « mingling kings and clowns23 ». Shakespeare détourne la loi pour un sommet d’infamie sur scène, outrage « énorme » au decorum, un bouffon obèse mentor d’un futur roi, le dit bouffon promis de surcroît à traverser des siècles de « classicisme » restauré sans rien perdre de sa bedaine.
- 24 Sur l’esthétique maniériste de Shakespeare au théâtre, voir Gisèle Venet, « Shakespeare, Maniérist (...)
27La poétique d’une copia par détournement sarcastique des héritages profite de cette transgression de toute mesure qu’occasionne la constitution du couple mal ajusté pour détourner les objets eux-mêmes de leurs fonctions. En dramaturge maniériste24, agile à s’aproprier la matière de tous les héritages pour les remettre en jeu à sa manière, Shakespeare s’en donne à cœur joie pour subvertir jusqu’aux métonymies de la subversion pour le bonheur d’en nourrir son texte et son personnage. Il commence par métamorphoser le temps de l’histoire contraignante qui se joue parallèlement dans le monde politique de la cour et des champs de bataille en l’entrelardant – on pourrait dire, là aussi, au sens propre – d’une comédie sans structure narrative où s’épanouit la durée hédoniste, perpétuel « impromptu » qui ne se nourrit que des jeux et des paradoxes de l’excès.
- 25 Voir Philippe Morel, « Les têtes composées d’Arcimboldo, les grotesques et l’esthétique du paradox (...)
28Toutes les scènes dans lesquelles Falstaff apparaît se passent en effet dans une durée hors temps, suspension carnavalesque des scansions du jour et de la nuit, qui s’instaure d’emblée, dès ses premiers mots – « Now, Hal, what time of day is it, lad ? » (1 Henry iv, i.ii.1). Cette question est aussi surprenante pour nous que pour le Prince qui lui dénie tout rapport avec le temps des horloges : « What a devil hast thou to do with the time of the day ? » (6-7). Cette absence de principe qui nie la « norme » occasionne une figure de « l’énorme », du « hors normes ». Le Prince répond en effet à cette question « superflue » par une surabondante métonymie qui nie la possibilité même de représentation d’une horloge à force d’en détourner la fonction. Il fusionne tous les « appétits » de Falstaff en une seule figure proliférante à la manière de l’autre maniériste des portraits grotesques, Arcimboldo25, peintre des anamorphoses encombrées où les objets, sans cesser de se signifier comme objets individuels, dépeints avec le plus extrême réalisme, sont détournés pour une signification surréaliste qui en fait autant de dérives métaphoriques :
Unless hours were cups of sack, and minutes capons, and clocks the tongues of bawds, and dials the signs of leaping-houses, and the blessed sun himself a fair hot wench in flame-coloured taffeta, I see no reason why thou shouldst be so superfluous to demand the time of the day. (1 Henry iv, i.ii.7-12)
- 26 Voir John Foxe, « Defense of Lord Cobham », dans Acts and Monuments, editions de 1563 et de 1570. (...)
29Dans ce « temps libre », paroxysme d’oisiveté, Shakespeare cependant ne laisse pas dériver l’esthétique vers un pur jeu gratuit avec les mots. Cette esthétique, elle-même née de la subversion des genres, il la met au service de ce qui sert la subversion, adopte la satire pamphlétaire la mieux rodée pour mettre en scéne la confusion « babylonienne » qui sépare désormais les deux Églises issues de la Réforme. Depuis presqu’un siècle, protestants et catholiques prennent pour cibles les pratiques culinaires rivales, conviées de plus par le style pamphlétaire et ses jeux d’esprit grivois à se confondre avec d’autres débordements de la « chair ». La confusion est entretenue par les jeux de mots sur les « abstinences » de Carême, elles-mêmes au cœur des controverses aux heures les plus brûlantes de la Réforme. De ces bûchers, un Falstaff qui perd sa graisse – « sweats to death, / And lards the lean earth as he walks along » (1 Henry iv, ii.ii.103-105) – est le probable résidu par dérision, selon le modèle transmis par des pamphlets hostiles ou par son défenseur John Foxe, d’un martyr réel brûlé pour sa foi, Sir John Oldcastle26. Les dénégations mêmes de Shakespeare dans l’épilogue de 2 Henry iv associent les deux « suées » tout en prenant l’air de les dissocier :
for any thing I know, Falstaff shall die of a sweat, unless already a be kill’d with your hard opinions; for Oldcastle died martyr, and this is not the man. (2 Henry iv, Epilogue, 29-32)
- 27 Shakespeare emprunte à la chronique d’Holinshed, outre le bannissement, l’interdiction d’approcher (...)
- 28 Éd. T. W. Craik, The Arden Shakespeare, 1995.
30Le récit de la mort de Falstaff, dans Henry v, fait converger tous les sens et tous les niveaux de controverses autour de cette proto-figure. Cette mort fait suite au dénouement de 2 Henry iv : Falstaff est à jamais banni de la vue de son prince – les sources de la pièce sont formelles, et Shakespeare leur fait des emprunts verbatim27, avec les conséquences que rappelle la verbosité involontairement cocasse d’un Pistol amateur de grands mots – « his heart is fracted and corroborate » (Henry v, ii.i.124)28. On ne connaîtra de cette mort que ce qu’en rapporte la déploration burlesque de Mrs Quickly qui, familière de ce vaste corps, croit-on comprendre, pour l’avoir si souvent accueilli dans sa taverne, n’en finit pas de faire remonter ses mains compatissantes des pieds étrangement froids jusqu’au… constat de mort certaine : « I put my hand into the bed and felt them, and they were as cold as any stone, then I felt to his knees, and so up-peer’d and upward, and all was as cold as any stone. » (ii.iii.22-25). La vision de la « chair », la femme, qui obsédait encore Falstaff dans son délire est celle qui aurait dû obséder le « martyr » Lollard, celle de la « femme écarlate » – « the Whore of Babylon » (33-37) –, comme les Wycliffites et les Lollards les premiers nommèrent l’Église papiste.
31Avant d’en arriver à cette extrêmité, dans la durée hédoniste indéfinie et sans terme pour la borner, la rouerie de Falstaff a annexé la vertu pénitente pour mieux s’afficher en pécheur impénitent, abusant de la citation sacrilège, « damnable iteration » comme il en fait reproche au Prince, rejetant sur lui sans vergogne la responsabilité d’avoir été son tentateur – « thou hast done much harm upon me, Hal, God forgive thee for it ; before I knew thee, Hal, I knew nothing, and now am I, if a man should speak truly, little better than one of the wicked. » Il est périodiquement saisi de l’intention urgente de se repentir – « I must give over this life, and I will give it over: by the Lord, and I do not I am a villain, I’ll be damn’d for never a king’s son in Christendom. » (1 Henry iv, i.ii.88-95). Mais à peine le prince a-t-il mentionné qu’il y aurait une bourse à voler que le repentir s’évapore avec la volonté de Falstaff d’être à la hauteur de sa « vocation », voler, s’attirant la remarque à nouveau « sacrilège » : « I see a good amendment of life in thee, from praying to purse-taking. » À quoi Falstaff répond par un autre détournement sacrilège du sens des mots, et du mot puritain par excellence, de « vocation » : « ’tis no sin for a man to labour in his vocation » (99-102). Voyant entrer Poins, celui qui doit conduire l’expédition de brigandage contre le trésor royal à Gad’s Hill, Falstaff ne recule pas devant l’argument d’une controverse qui sépare radicalement protestants et catholiques, la querelle toujours en débat sur le salut par les « œuvres » : « Oh, if men were to be saved by merit, what hole in hell were hot enough for him ? » (103-104).
32Poins, se moquant de ses velléités éphémères de « réforme », puise dans les rites et la science culinaire pour dénoncer en Falstaff celui qui se gave un jour maigre :
What says Monsieur Remorse? What says sir John Sack, and Sugar Jack? How agrees the Devil and thee about thy soul that thou soldest him on Good Friday last, for a cup of Madeira and a cold capon’s leg? (1 Henry iv, i.ii. 109-113).
- 29 2 Henry iv, ii.iv.339-345 : « there is another indictment upon thee, for suffering flesh to be eat (...)
- 30 Dans la traduction de Jean-Michel Déprats à paraître, Histoires ii, Œuvres Complètes iv, Gallimard (...)
33Sous les emprunts au vocabulaire de l’abstinence, le sous-entendu des mots assure la jonction de tous les sens impliqués par la « consommation de la chair ». La tenancière d’auberge, Mrs Quickly, à qui Falstaff a l’audace de promettre l’enfer pour ses méfaits29, minimise en plaidant coupable – « what’s a joint of mutton or two in a whole Lent ? » (ii.iv.344-345) – lequel « joint of mutton », plus encore en français traduit par « cuisse de poule30 », donne à entendre un double sens.
- 31 Voir J. McLaverty, « No Abuse : The Prince and Falstaff in the Tavern Scenes of Henry iv », Shakes (...)
34Même la simple querelle des mots pour décrire leurs aspects respectifs entraîne Falstaff et le Prince, toujours sur le mode de l’excès, dans la controverse : le déluge d’insultes31 du Prince visant l’homme gras – « This sanguine coward, this bed-presser, this horseback-breaker, this huge hill of flesh » – n’est interrompu que par la non moins « copieuse » dénonciation du « maigre » en ce Jack o’Lent qu’est le Prince aux yeux de Falstaff :
’Sblood, you starveling, you eel-skin, you dried neat’s tongue, you bull’s pizzle, you stockfish! O for breath to utter what is like thee, you tailor’s-yard, you sheath, you bow-case, you vile standing tuck. (1 Henry iv, ii.iv.237-244)
- 32 Combat de Carnaval et Carême, Kunsthistorisches Museum de Vienne. Cité par Duval et Martinez, La S (...)
35Autrement dit, Shakespeare reproduit implicitement par l’échange d’invectives la bataille entre « gras » et « maigre », entre « chair » et « poisson », entre Sire Carnaval et Dame Carême qui occupait déjà le xve siècle et que Pieter Bruegel a immortalisée, en 1559, dans son célèbre tableau32.
- 33 La scène fonctionne en effet comme si les « anciens » personnages de la comédie s’opposaient à l’i (...)
36Dans l’unique scène de 2 Henry iv que le Prince partage avec Falstaff comme au bon vieux temps de 1 Henry iv, le jeu des invectives qui leur a tenu lieu de complicité affective repart de plus belle, chacun traitant l’autre de « whoreson » –, la présence en scène du Prince à ses côtés redonnant toute leur tonicité aux bons mots de Falstaff, quitte à ce qu’il s’en serve, à nouveau, comme avant, pour dénigrer son Prince. Falstaff a fait le brave pour expulser un Pistolet33 qui tentait d’investir son espace comique préféré, lieu de tous ses exploits verbaux, gastronomiques et érotiques, l’auberge, où le Prince et Poins se trouvent aussi, déguisés en valets, et le chevalier « vainqueur » écoute la fille qu’il a sur les genoux, Doll Tearsheet, confondre cet exploit avec la réputation gagnée à Shrewsbury : « Come on, you whoreson chops ! Ah, rogue, i’faith, I love thee, thou art as valorous as Hector of Troy, worth five of Agamemnon, and ten times better than the Nine Worthies. » (2 Henry iv, ii.iv.215-218). Cette réputation ne lui vaudra-t-elle pas encore, à la bataille de Gaultree, de faire un prisonnier sans coup férir, le chevalier Colevile de la Dale, tombé à ses genoux – « I think you are Sir John Falstaff, and in that thought yield me » (iv.iii.16-17) – en entendant confirmer le nom redoutable ? En quelque sorte, Falstaff « turning the word to sword » (iv.ii.10), pour lui appliquer le reproche que faisait le Prince Jean de Lancastre à l’Archevêque d’York, ou en écho au terrible Tamerlan qui gagnait des batailles par le seul fait de paraître ? Ou à sa manière à lui d’accomplir des prouesses avec ses seuls mots ?
37Le Prince déguisé entend aussi ce qu’il ne devrait pas entendre : le mépris affiché du vainqueur de Hotspur pour sa jeunesse aux mollets trop maigres et à l’esprit trop léger (ii.iv.241-249), ce que, en l’écoutant, Poins et le Prince ne se sont pas privés de commenter : le Prince en appelle au temps astronomique, ou astrologique, c’est tout un, qui se détraque sous l’effet de l’astre du déclin : « Saturn and Venus this year in conjunction ? What says th’ almanac to that? » –, tandis que Poins ironise sur la célébrité priapique d’un Falstaff qui appartient au passé – « Is it not strange that desire should so many years outlive performance? » (258-259). Se découvrant, le Prince pense le réduire au mutisme en prévenant une nouvelle esquive – « Yea, and you knew me, as you did when you ran away by Gad’s Hill » (303) – sans plus déconcerter un Falstaff qui a d’autres ressources : confidence pour confidence, la satire du vocabulaire religieux y pourvoira. Pressé par Poins d’avouer qu’il a voulu insulter son Prince en public, il avoue pour mieux s’en défendre. Ce n’était pas pour l’éprouver mais à l’intention des « réprouvés », terminologie puritaine s’il en est – « I disprais’d him before the wicked » et, se tournant vers son prince, « that the wicked might not fall in love with thee: in which doing, I have done the part of a careful friend and a true subject, and thy father is to give me thanks for it. No abuse, Hal; none, Ned, none; no, faith, boys, none. » (315-317).
38La Bible elle-même sert les jeux de la copia et de la dérision dans les Henry iv, chargée à nouveau de couvrir les excès de l’abondante chair de Falstaff. L’introduction dans les rites liturgiques de traductions mal vues par Rome l’ont jetée au cœur de la confusion « babylonienne », ce mot qui désigne à coup sûr l’adversaire, quelle que soit son Église, encore que la « putain de Babylone » soit plus souvent la Rome papiste, sa pourpre et ses ors. Shakespeare qu’on dit catholique cite la « Bible de Genève » des calvinistes anglicans, faute de « version authorisée » pas encore établie à cette date, ou pour mieux convaincre que son Falstaff est puritain par anti-phrase, puisque c’est à son mécréant de Falstaff qu’il prête les plus nombreuses références à l’Écriture, jusqu’à le faire songer à chanter les psaumes en tissant le drap (1 Henry iv, ii.iv.130), comme ces huguenots venus de France au plus fort des guerres de religion, plutôt que d’avoir à voler sans profit. On le surprend à citer force paraboles qui obsèdent les commentateurs de la bible – le mauvais riche, le fils prodigue –, et non sans malmener aussi différents emprunts aux livres de la Genèse ou de l’Exode, ou encore des évangélistes, Matthieu, Marc, Luc, ou des épîtres de Pierre, ou du livre de Samuel, ou des Proverbes, avec des références toujours en porte-à-faux, dans des contextes où le rire et la pitrerie ne peuvent que rompre avec l’héritage culturel que ces textes représentent.
39Falstaff accapare au premier chef dans la Bible l’anthropologie cuturelle par excellence qui fonde depuis des siècles la culpabilité ontologique, le péché d’Adam. Ce n’est que pour mieux se défausser de toute responsabilité personnelle : l’énormité de ses péchés ne peut venir que d’un péché originel hors mesure, à la mesure d’une ontologie de l’homme obèse qui le disculpe :
Thou knowest in the state of innocency Adam fell, and what should poor Jack Falstaff do in the days of villainy? Thou seest I have more flesh than another man, and therefore more frailty. (1 Henry iv, iii.ii.164-168)
40Le contexte dans lequel Bardolph exprimait l’évidence d’une « énormité » du tour de taille n’est pourtant pas sans paradoxe, et la « panse » qui tient lieu à Falstaff d’ontologie et de conscience de soi pourrait aussi servir d’indice de la vulnérabilité du personnage. Rentrant bredouille de l’équipée de Gad’s Hill qui devait remplir ses coffres en vidant ceux du roi, Falstaff s’était senti lui-même « vidé » de sa substance :
Bardolph, am I not fallen away vilely since this last action? Do I not bate? Do I not dwindle? Why my skin hangs about me like an old lady’s loose gown. I am withered like an old apple-john. (1 Henry iv, iii.iii.1-9)
41Le jeu sur la perte possible des précieuses tripes prend plus d’un tour burlesque. Ainsi, dans un échange entre Falstaff et le Prince, Falstaff veut-il jouer sur l’autorité encore immature d’un prince enfant écartelé entre deux « pères » – « Why, Hal, thou knowest, as thou art but man, I dare, but as thou art prince, I fear thee as I fear the roaring of a lion’s whelp » –, et le dit lionceau se rebelle-t-il – « And why not as the lion? » –, que la réponse tombe comme une fin de non recevoir: « The king himself is to be feared as the lion: dost thou think I’ll fear thee as I fear thy father? ». Il en met sa tête, ou plutôt sa panse, à couper : « I pray God my girdle break ! » (144-150). Au vœu ludique de Falstaff, à nouveau emprunté au cliché d’un proverbe mais rendu cocasse par la réalité de son tour de ceinture, le prince réagit par l’image d’une éviscération comique – « Oh, if it should, how would thy guts fall about thy knees ! » –, emblématique d’un sort à venir. Si frivole que soit le ton de la scène, le prince ne manque pas de tirer de sa leçon d’anatomie une leçon de morale, fût-elle parodique des formules édifiantes convenues : le contenu de la célèbre bedaine révèle le manque autant que le trop plein – « there’s no room for faith, truth, nor honesty in this bosom of thine. It is all fill’d up with guts and midriff. » (152-154).
- 34 Au début de cette scène, le prince désœuvré avait aussi imaginé une parodie de l'intrigue principa (...)
- 35 Voir John W. Shirley, « Falstaff , an Elizabethan Glutton », Philological Quarterly, 17, 1938, et (...)
- 36 Voir John Dover Wilson, The Fortunes of Falstaff, Cambridge, C.U.P., 1964 (1944), p. 17-20. Voir a (...)
42Dans un contexte de frivolité pourtant encore plus radicale, le Prince avait déjà fait état de la faillite morale d’un Falstaff jusqu’à la condamner. Le désœuvrement dans la durée comique, hors du temps des horloges, est tel, l’épopée de Gad’s Hill terminée, que Shakespeare est comme contraint d’improviser dans la partie comique de 1 Henry iv le rembourrage qui pourrait masquer le manque. Afin de « farcir » l’intrigue ludique, il laisse Falstaff lui-même proposer une « pièce dans la pièce34 », un « impromptu » : « What, shall we be merry ? Shall we have a play extempore ? » (ii.iv.276). À l’occasion de l’impromptu, le Prince et Falstaff seront tour à tour eux-mêmes ou le roi Henry iv. Falstaff, invité par les jeux de rôles à faire son propre portrait en un autre, se décrit comme « A goodly portly man, i’ faith, and a corpulent », ajoutant la qualité morale à la perception physique : « of a cheerful look, a pleasing eye and a most noble carriage… » (416-418). C’est lors du même « impromptu », pourtant, comme s’il s’agissait d’une scène venue du théâtre des Moralités et mise en abyme dans l’intrigue comique sans morale, que le Prince accumule les qualificatifs qui font de Falstaff le Glouton oisif35, père de tous les Vices qui se produisent sur les tréteaux populaires36, lui-même tenant le rôle du roi son père, inquiet de ses fréquentations. Selon le Prince-Roi, Falstaff en lui-même est tout à trac l’homme trop gras et l’homme trop plein, « an old fat man », « a tun of man », « that trunk of humours, that bolting-hutch of beastliness, that swollen parcel of dropsies, that huge bombard of sack, that stuff’d cloak-bag of guts, that roasted Manningtree ox with the pudding in his belly », et pour tout dire la figure même du Vice de théâtre, « that reverend Vice, that grey Iniquity, that father ruffian, that vanity in years » (1 Henry iv, ii.iv.443-449). L’hyperbole ludique de l’invective, sous couvert de théâtre dans le théâtre et de retour aux allégories des Moralités, tourne à l’accusation – « That villainous abominable misleader of youth, Falstaff, that old white-bearded Satan » (456-457).
43Dans l’impromptu, une autre menace se profile pour un Falstaff qui croit pouvoir la détourner par la copia d’une incantation, comme si la seule répétition de son nom devait assurer la survie de son personnage :
No, my good lord, banish Peto, banish Bardolph, banish Poins, but for sweet Jack Falstaff, kind Jack Falstaff, true Jack Falstaff, valiant Jack Falstaff, and therefore more valiant, being, as he is, old Jack Falstaff, banish not him thy Harry’s company, banish not him thy Harry’s company: banish plump Jack, and banish all the world. (1 Henry iv, ii.iv.468-474)
44À quoi le prince, par un laconique « I do, I will », met provisoirement fin à l’art de Falstaff de donner la réplique, lequel, courroucé d’être exclu de l’impromptu, dit craindre pour sa vie s’il n’a plus la parole, la parole sur scène : « Out, ye rogue ! Play out the play: I have much to say in the behalf of that Falstaff. » (478). De fait, un autre laconisme du prince, devenu roi au dénouement de 2 Henry iv, pour le bannir plus sûrement de sa vie lui interdira définitivement toute réplique, et Falstaff en mourra.
45Le personnage, sous le coup tantôt de perdre ses viscères tantôt de perdre son droit de réplique, ne cesse, en effet, de pièce en pièce malgré sa truculente vitalité, d’être menacé de mises à mort symboliques, dramaturgiques ou corporelles, jusqu’à sa disparition de scène dans Henry v. L’élimination de la surabondante « chair grasse » dans cette dernière Histoire, après son envahissante présence dans les deux Henry iv au point qu’on les représente parfois sous le seul titre de Falstaff, s’annonce dès l’épilogue de 2 Henry iv. L’auteur, tongue in cheek, se montre inquiet de la nausée qui pourrait incommoder son spectateur – « One word more, I beseech you. If you be not too much cloy’d with fat meat, our humble author will continue the story, with Sir John in it. » Pour se dédouaner, il déclare vouloir en finir pour de bon en nous offrant à sa place un autre fin morceau à venir en effet : « make you merry with fair Katharine of France » (2 Henry iv, Épilogue, 26-29).
46Dès son retour en scène au début de The Second Part of Henry iv, alors que le Juge tente de le sermonner – « Well, the truth is, Sir John, you live in great infamy » –, Falstaff nous remet en mémoire, s’il le fallait, la démesure de son tour de taille qui excuse, explique ou avalise son immoralisme – « He that buckles him in my belt cannot live in less » (i.ii.135-138). De même, tancé par le même juge pour être prodigue d’un argent qu’il n’a pas – « Your means are very slender, and your waste is great » –, il perdure dans sa pratique du jeu d’esprit – mettre les phrases à l’envers pour remettre le sens non pas à l’endroit mais à la mesure de ce même tour de taille, jouant ici sur l’assonance des mots : « I would my means were greater, and my waist slenderer » (139-142).
- 37 La pièce aurait été jouée sous le titre de Sir John Oldcastle, du nom du martyr historique brûlé s (...)
47Les premiers mots que Shakespeare lui prête dès ce retour en scène, après un premier constat de santé tout falstaffien, qui fait passer le corps avant l’esprit – l’examen préalable de ses urines en témoigne, « a good healthy water » (2-3) –, revendiquent la démesure d’un succès antérieur auquel il faut donner suite malgré les critiques – « Men of all sorts take a pride to gird at me » (5) –, allusion sans doute aux démêlés de Shakespeare avec la censure lors des premières versions37 de 1 Henry iv. Falstaff peut alors se poser en maître absolu de la pléthore d’esprit: « the brain of this foolish-compounded clay, man, is not able to invent anything that intends to laughter, more than I invent or is invented on me; I am not only witty in myself, but the cause that wit is in other men » –, non sans rappeler la pléthore de chair qui parade ainsi sous nos yeux par une métaphore… écrasante: « I do here walk before thee like a sow that hath overwhelm’d all her litter but one. » (2 Henry iv, i.ii.5-11).
- 38 Sur la controverse de l'unité des deux parties d'Henry iv, qui entraîne aussi une modification du (...)
- 39 Giorgio Melchiori, dans l’introduction de son édition de The Second Part of Henry iv, Cambridge, C (...)
48Pourtant, une première défaillance, d’ordre théâtral, affecte les jeux d’esprit de Falstaff dans 2 Henry iv: le Prince ne sera plus en scène avec lui, parole de Grand Juge – « Well, the king hath sever’d you and Prince Harry: I hear you are going with Lord John of Lancaster against the Archbishop and the Earl of Northumberland. » (202-205). L’absence à ses côtés, à part un bref instant (ii.iv.230-363), du Prince pour lui donner la réplique modifie en effet la tournure des jeux de mots, voire même leur tonicité38. Poins a beau refuser de croire aux larmes de repentir et d’amour pour son père que le Prince voudrait verser mais que son passé rendrait hypocrites au nom de ce Falstaff toujours vu à ses côtés – « because you have been so lewd, and so much engraffed to Falstaff » (2 Henry iv, 58-59) –, les signes d’une détérioration du statut de Falstaff sont partout, même dans l’abus de la « copia » qu’exerce toujours Falstaff, Shakespeare lui-même ne récusant pas le remplissage creux, si l’on peut dire, pour maintenir l’effet d’abondance39 dans cette deuxième partie de la pièce, sans jamais retrouver la plénitude d’à propos qu’avait été le « remplissage » dans 1 Henry iv, l’impromptu.
- 40 Ibid., i.ii.138. Les « sotties » ou « soties », interdites sur le continent depuis 1540, l’ont été (...)
49Ainsi de la célébration du vin – ce « sack » partout appelé en renfort de l’action ou des réjouissances dans 1 Henry iv et qui, dans l’impromptu même, devait servir à mieux jouer la comédie, fusse dans un rôle tragique – « Give me a cup of sack to make my eyes look red, that it may be thought I have wept ; for I must speak in passion, and I will do it in King Cambyses’ vein. » (1 Henry iv, ii.iv.379-382). Le vin aurait eu ainsi des effets bénéfiques supposés sur le futur roi. Falstaff vient de décrier en aparté celui qu’il croit être l’antithèse du Prince Hal, son frère Jean de Lancastre : « I would you had but the wit, ’twere better than your dukedom. Good faith, this same young sober-blooded boy doth not love me; nor a man cannot make him laugh, but that’s no marvel: he drinks no wine. » À ce prince de Carême – « making many fish-meals » – il oppose la santé du prince de Mi-Carême, « a madcap40 », tel qu’il apparaissait dans 1 Henry iv :
Hereof comes it that Prince Harry is valiant, for the cold blood he did naturally inherit of his father, he hath, like lean, sterile and bare land, manured, husbanded and till’d with excellent endeavour of drinking good and good store of fertile sherris, that he is become very hot and valiant. If I had a thousand sons, the first humane principle I would each them should be to forswear thin potations and to addict themselves to sack. (2 Henry iv, iv.iii.115-123)
50L’éloge est vibrant, et de mise l’emphase de la copia, mais le breuvage consommé dans la jovialité à tout propos au cours de 1 Henry iv n’est plus ici qu’affaire de rhétorique, presque « hors sujet » pourrait-on dire : le futur Henry v, déjà infidèle à ce père putatif qui inquiétait tant son père réel, s’adonne en effet aux « thin potations » plutôt qu’aux boissons fortes – « Faith, it does me, though it discolours the complexion of my greatness to acknowledge it : doth it not show vilely in me to desire small beer ? » (ii.ii.4-6). Et cette « petite bière » est déjà sans doute la saine boisson dont s’abreuvera son armée on ne peut plus anglaise à la veille d’Azincourt — un Connétable français, buveur de vin comme il se doit, s’en gausse, dans Henry v, sans tout à fait imaginer la suite :
Can sodden water,
A drench for sur-rein’d jades, their barley-broth,
Decoct their cold blood to such valiant heat?
And shall our quick blood, spirited with wine,
Seem frosty? (Henry v, iii.iv.18-22)
51Il n’y aura pas non plus de Falstaff obèse, lui que le Prince appelait « my sweet beef », dans les troupes anglaises marchant sur Azincourt : « these English are shrewdly out of beef » (Henry v, iii.vii.151), commentent les aristocrates français encore sous l’effet de la surprise après avoir vu passer ces cavaliers rigides et maigres comme des candélabres.
- 41 Ibid., 37-38 ; 50.
52L’art de la surabondance des mots, la copia, s’est appauvri dans la Deuxième partie. C’est toujours à Falstaff qu’il revient d’en abuser mais trop souvent pour dénoncer la maigreur sous-jacente d’un texte, comme celui d’un Shallow – « this same starved justice hath done nothing but prate to me of the wildness of his youth » –, lui contestant toute validité – « and every third word a lie ». Il dénie même au personnage toute épaisseur : « the very genius of famine », si mince qu’il aurait tenu dans une peau d’anguille, ou nu, n’aurait pas eu plus de calibre qu’un radis fourchu, ce même radis auquel pour rien au monde Falstaff aurait voulu ressembler. Ce Shallow qu’il juge d’un coup d’œil – « I do see the bottom of Justice Shallow » – est un personnage pour rien: « a was so forlorn that his dimensions to any thick sight were invisible » (2 Henry iv, iii.ii.296-307). De fait, les sarcasmes narquois et les rires homériques de la taverne londonienne dans 1 Henry iv semblent bien loin quand on assiste aux interminables congratulations et aux non moins prodigues souvenirs de jeunesse du juge provincial, ponctués qu’ils sont par l’autre Juge, le bien nommé Silence, d’étiques répliques sur l’état des personnages évoqués – « Dead, sir » –, quand une comptabilité prosaïque et agricole ne vient pas ajouter le prix de la brebis ou de la paire de bœufs41 pour rembourrer d’un peu de matière concrète les insipides listes de défunts inconnus.
53Dans The Merry Wives of Windsor, Falstaff subit aussi un effet de déflation. Faute de Prince en scène, c’est à un personnage lui aussi échappé d’une des pièces précédentes, Pistol, son dangereux rival scénique dans 2 Henry iv, qu’il revient de miner à nouveau d’une réplique l’idéalisation de la bedaine qui tient lieu d’identité à Falstaff : « Then did the sun on a dunghill shine » (60).
54Dans la truculente comédie, cette chair, déjà saturée de comparaisons culinaires, y sert de support à la plus burlesque des métamorphoses, elle-même métamorphose d’une métamorphose : Actéon, noyau central des métamorphoses ovidiennes qui transcrivent sur le mode précieux l’érotique pétrarquiste de la voluptas dolendi, est Herne le chasseur, d’invention shakespearienne, pour que Falstaff lui-même, après moult invocations à Jupiter et rappels de ses métamorphoses – « a swan for the sake of Leda » (v.v.6) –, devienne à son tour l’animal sacrifié à la dévoration érotique : « a Windsor stag, and the fattest, I think, i’the’forest » (12-13). La recette littéraire si souvent exploitée par les délicats maniéristes devient aussitôt recette culinaire pour accommoder le cerf gras : coiffé des cornes du pseudo légendaire chasseur qu’il lègue par avance aux maris qu’il se croit près de cocufier, Falstaff s’offre en met de choix aux deux commères – « Divide me like a bribed buck, each a haunch : I will keep my sides to myself, my shoulders for the fellow of this walk, and my horns I bequeath your husbands. » (24-27).
55Le jeu avec la métamorphose en cerf gras, si adapté au contexte de la forêt de Windsor qu’on le croirait inventé pour ce lieu, est pourtant présent dès la première des pièces sur Henry iv : le mythe d’Actéon y subit l’avanie d’une burlesque refondation, pour finir déjà en copieuses références culinaires. Au dénouement de 1 Henry iv, à l’issue de la bataille de Shrewsbury qui donne la victoire aux Lancastre sur les barons rebelles, le prince héritier médite sur la mort de Hotspur, leur bouillant chef de guerre, qu’il vient de tuer et, voyant à ses côtés Falstaff faisant le mort, il continue l’oraison funèbre pour déplorer « la lourde perte » – « heavy miss » – que représente pour lui la mort, qu’il croit réelle, de Falstaff : « Death hath not struck so fat a deer to-day, / Though many dearer, in this bloody fray. » (1 Henry iv, v.iv.106-107).
56Ce moment d’attendrissement tempéré par une comparaison défavorable est sans doute aussi faussement vrai qu’il est authentiquement faux – comment savoir, dans cette pièce où les relations entre le prince et son paradoxal mentor se sont tissées de brouilles et de mépris réciproques pour mieux les arrimer l’un à l’autre, selon une voluptas dolendi de leur façon. Ainsi, plus tôt dans 1 Henry iv, un Falstaff bougonnant, après que le prince l’eut littéralement « fait marcher », lui qui ne meut sa panse qu’à grand peine, avait-il feint d’invoquer non moins qu’un philtre d’amour :
I have forsworn his company hourly any time this two-and-twenty years, and yet I am bewitch’d with the rogue’s company. If the rascal have not given me medicines to make me love him, I’ll be hang’d. It could not be else, I have drunk medicines. (ii.ii.15-20)
57Le prince, pour jouer le détachement en le découvrant mort, a préféré détourner sous forme burlesque l’assonance entre « dear » et « deer » rendue familière par deux siècles de jeu pétrarquiste avec le sado-masochisme de la plaie d’amour et le sort d’Actéon dévoré par ses désirs. La métaphore dûment rendue à des évocations plus concrètes se continue dans la promesse d’éviscération qui suit la mise à mort du cerf : « Embowell’d will I see thee by and by, / Till then in blood by noble Percy lie. » (v.iv.108-109).
58Le cerf gras menacé d’être vidé de ce qui signe l’être en scène du personnage et remplit son pourpoint, ses tripes ? La première réaction de Falstaff en se remettant prestement sur ses pieds, après avoir sauvé sa vie en simulant si exactement la mort, est d’abord de filer la métaphore en recette de salaison. Pourtant la dextérité avec laquelle Shakespeare le fait enchaîner sur les sens multiples du seul mot « counterfeit » le montre plus enclin à explorer les paradoxes de la simulation et du simulacre :
Counterfeit? I lie, I am no counterfeit: to die is to be a counterfeit, for he is but the counterfeit of a man who hath not the life of a man; but to counterfeit dying, when a man thereby liveth, is to be no counterfeit, but the true and perfect image of life indeed. (1 Henry iv, v.iv.113-119)
59Pour ne pas être un simulacre de vie en homme mort, quoi de mieux qu’être la simulation de la vie même en étant comédien, un comédien qui de plus simule le plus abouti des histrions ?
60Mais le rôle à venir gagné à Shrewsbury, malgré le ton de componction qui devrait laisser croire qu’il s’agira encore de l’Adam obèse hanté par le péché de 1 Henry iv, menace déjà de lui faire perdre de la substance : « If I do grow great, I’ll grow less, for I’ll purge, and leave sack, and live cleanly as a nobleman should do. » (v.iv.162-164). Autrement dit, Falstaff, après avoir subi la menace d’être étripé, se verrait-il aussi sommé d’avoir à dévêtir quelque jour le célèbre pourpoint rembourré de paille qui sert à l’acteur à être ce qu’il n’est pas quand il le figure en cerf gras ? Le Prince déjà, du temps de sa jeunesse folle, avait manié le paradoxe sur le comédien en accueillant Falstaff par un moqueur portrait par antiphrase – « Here comes lean Jack, here comes bare-bone : how now, my sweet creature of bombast, how long is’t ago, Jack, since thou sawest thine own knee ? » (ii.iv.322-324). Comme si, de fait, l’être même de Falstaff, entre l’excès de chair ou l’os mis à nu, ne tenait qu’à l’enflure, à ce « bombast » qui désigne à la fois l’emphase des mots ou le capitonnage de paille ou de coton qui garnissait les costumes de scène et renvoie aux deux métonymies de base dont dispose tout acteur qui joue avec les métamorphoses de l’être, le pourpoint et les mots. Le Prince devenu roi met fin, de fait, à sa jeunesse oisive en récusant l’homme de l’enflure – « surfeit-swell’d » – comme mauvais rêve – « being awak’d I do despise my dream » (2 Henry iv, v.v.50, 51.).
61Dans ce jeu parodique avec des modèles culturels et des pratiques littéraires qu’il tisse étroitement avec ses sources, Shakespeare est aussi le dramaturge qui aime à mettre son art poétique en abyme dans le jeu de ses personnages. Si Falstaff ne réapparaît dans Henry v que par les mots des autres et pour y mourir hors scène, c’est que Shakespeare l’a déjà tué d’une autre forme de détumescence qui affecte sa possibilité même de paraître à nouveau sur une scène de théâtre. Sa mort symbolique a précédé sa mort « physique », si ce mot peut s’appliquer à d’un personnage de théâtre. Non sans que Shakespeare n’exhibe une dernière fois Falstaff en maître des mécanismes de son théâtre et de sa propre création.
62L’histrion Falstaff est une dernière fois chargé en quelque sorte d’expliciter le fonctionnement de son propre personnage comme personnage de théâtre, d’apparier le signe extérieur et le sentiment intérieur que ce signe est censé manifester, tout en rendant évidente la distance de l’un à l’autre sur laquelle repose le paradoxe du comédien. Il peut paraître ému sans l’être, ou sans que l’on sache jamais s’il l’est, pourvu que les signes de l’émotion soient visibles : Shakespeare laisse au jeu de l’acteur qui, à son tour, interprétera le rôle de Falstaff toute latitude de jouer l’extériorité exhibitionniste ou l’intériorité meurtrie pour cette scène, comme le suggère l’histoire des mises en scène des Henry iv.
63Falstaff, pris de court par cette nouvelle du couronnement, va faire de l’urgence que le temps lui impose un motif de plus de théâtralisation de soi. D’où la série de termes renvoyant à l’apparence ou à la ressemblance qui invitent au déchiffrement des signes. Le délai manque pour de nouvelles livrées ? Le vêtement qu’il porte – « this poor show » – sera recyclé par Falsatff en signe d’empressement, sans même prendre le temps de réfléchir, tant le plus urgent est d’honorer son Prince : « ’tis no matter, this poor show doth better : this doth infer the zeal I had to see him », « It shows my earnestness of affection » (v.v.13-16). Il déchiffre pour nous les indices de son zèle: « As it were, to ride day and night, and not to deliberate, not to remember, not to have patience to shift me – ». Il entre dans les détails les plus matériels du rôle pour parfaire l’illusion d’une émotion extatique devant son roi, quitte à paraître tout crotté du voyage: « But to stand stained with travel, and sweating with desire to see him, thinking of nothing else, putting all affairs else in oblivion, as if there were nothing else to be done but to see him. » (24-27).
64Le stratagème aurait pu réussir, n’était que le Prince devenu roi se défie. Son laconique déni – « I know thee not, old man » (47) –, l’exile d’abord à l’écart de ces lieux, la cour, la taverne, où, en sa présence, il maîtrisait si bien un des arts fondamentaux du théâtre, l’art de la réplique : « Reply not to me with a fool-born jest » (55). Dans cet instant dont il ne mesure pas qu’il lui est fatal, Falstaff croit pourtant qu’il peut encore payer de mots un Justice Shallow qui lui demande des comptes après s’être laissé gruger par des promesses : « fear not your advancements, I will be the man yet that shall make you great » (78-80). Par cette dernière « réplique », dernière tentative de trouver l’échappatoire de mots en forme de rodomontade, l’histrion en lui peut encore camper le personnage au plastron avantageux, ou plutôt, transposons, au pourpoint avantageux, qui peut berner d’un mot en faisant du volume. Autrement dit, il continue de se projeter dans la durée comique sans conséquences qu’il avait jusqu’ici modelée au seul gré de sa présence d’esprit, comptant sur l’autre « volume », celui de sa panse. Mais Shallow justement lui dénie tout « volume », le contraignant à voir qu’il laisse pour tout legs derrière lui un pourpoint vide qu’il reste à rembourrer de paille si l’on veut espérer le faire servir encore : « I cannot well perceive how, unless you should give me your doublet, and stuff me out with straw » (81-82).
65Hal, devenu Henry v, a cessé de répondre au qualificatif tendre, « my sweet boy », qu’imagine encore Falstaff à ce stade, séparé qu’il a été de lui pendant presque toute la durée de 2 Henry iv. Malgré un rappel de ses identités antérieures qui devraient l’attendrir – « My King, my Jove, I speak to thee, my heart ! » (46) –, c’est le cœur de silex (iv.iv.33) dénoncé par le père réel, Henry iv, qui récuse le père imaginaire trop longtemps fréquenté : « I know thee not, old man, fall to thy prayers. / How ill white hairs become a fool and jester ! » (v.v.47-48). Le « mélange des genres », la présence en scène d’une relation intime entre un bouffon et un prince, a cessé d’avoir droit de cité.
66Contribution à l’« art poétique » shakespearien – « lard poétique », ironiserait Falstaff en écho, en caressant sa bedaine « rembourrée de paille » comme le pourpoint de l’acteur qui l’incarne – le personnage « hors norme » participe du commentaire indirect de Shakespeare sur sa propre dramaturgie : l’« espace vide » de la scène est laissé vacant de toute intrigue nécessaire pour laisser libre cours à une écriture comique apparemment dépourvue de pertinence au regard de l’intrigue principale, fût-elle, comme dans les Henry iv, du plus haut intérêt politique. Une esthétique apparemment désinvolte de l’« impromptu » vient « farcir » le lieu scénique par des jeux de mots qui sont autant de jeux de théâtre : Falstaff pratique plus que tout autre l’art de renverser une situation par le simple renversement des mots. Pourtant ces « jeux d’esprits », qui firent la célébrité instantanée de Falstaff, donnent une préséance inattendue au verbe sur la chair chez cet homme dont aucun pourpoint de théâtre ne suffirait à contenir l’envahissant tour de taille. Shakespeare, abusant de cette esthétique du détournement des apparences qu’est le théâtre, semble vouloir accompagner l’apprentissage paradoxal de l’« hypocrisie » et de l’« histrionisme » infligé par ce mentor imprévu à son Prince d’un privilège ajouté pour le spectateur d’alors, qui sut y répondre par des applaudissements nourris : par delà la mise à mort sacrificielle du cerf gras sous la forme d’une mise à nu de l’acteur déshabillé de son pourpoint, à la fin de la deuxième partie de Henry iv, il lui a été donné de voir l’« énorme » Falstaff tourner en dérision l’« énormité » qui hante la fin de la dynastie Tudor, l’art poétique narguant l’art politique.
Notes
1 1 Henry iv, iii.iii.20-22 (les références aux actes, scènes et lignes ou vers proviennent de l’édition de A. R. Humphreys, coll. « The Arden Shakespeare », Londres, Methuen, 1960).
2 Le titre du premier in-quarto, de 1598, est en effet The Historie of Henry the Fourth ; With the battell at Shrewsburie, betweene the King and Lord Henry Percy, surnamed Henrie Hotspur of the North. With the humorous conceits of Sir Iohn Falstalff.
3 Malgré la continuité introduite par les événements historiques, les emprunts à des sources dissemblables créent des différences marquantes dans la conception de 2 Henry iv, y compris dans la conception de Falstaff, voir les notices de ces pièces dans Shakespeare. Œuvres complètes, Les Histoires, vol. iv, dir. Jean-Michel Déprats, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », à paraître sept. 2008.
4 La première édition in-quarto de 1602 a pour titre : A pleasant conceited Comedie, of Syr Iohn Falstaffe, and the merry Wives of Windsor. Le nom de Falstaff disparaît de l'intitulé dans l’édition in-folio de 1623. Sur la date et le titre, voir l'édition de Giorgio Melchiori, The Merry Wives of Windsor, coll. « The Arden Shakespeare », 2000, introduction, p. 1.
5 Les sources et influences pouvant à leur tour être réinterprétées de façon contradictoire : voir par exemple l’échange de correspondance, et quasi d’invectives (publié dans The Review of English Studies, New Series, Vol. 47, No. 188, 1996), entre Barbara Everett, auteur de « The Fatness of Falstaff : Shakespeare and Character », Proceedings of the British Academy, 76, 1991, tenant de la libre inventivité de Shakespeare, et David Womersley, auteur de « Why Is Falstaff Fat ? », The Review of English Studies, New Series, Vol. 47, No. 185, 1996, qui apporte des précisions sur la présence de l’homme gras dans des pamphlets anti-puritains et sur l’écriture ironique de John Foxe.
6 Prescription de l’article xxxv des « Trente Neufs Articles » adoptés après révision en 1571 sous forme des quarante deux articles régissant les rapports de l’Église et de l’État et les obligations des fidèles et des sujets depuis Édouard vi.
7 In G. R. Elton (éd.), The Tudor Constitution, Cambridge, C.U.P., 1982 (1re éd. 1960), p. 15. C’est dans cette même homélie, et dans la phrase immédiatement précédente, que figure la description d’une société hiérarchisée en « degrees » utilisée pour le discours d’Ulysse dans Troilus and Cressida (i.iii.78-137).
8 1 Henry iv, ii, scènes ii et iv.
9 Ibid., 167. L’expression est déjà utilisée dans un contexte satirique contestant la validité des poursuites contre Woodstock, oncle de Richard ii, dans la pièce anonyme qui servit de source à Shakespeare, The First Part of the Reign of King Richard ii or Thomas of Woodstock (1591-1595), version électronique, p. 60.
10 Voir 1 Henry iv, ii.iv.133-135, Falstaff narguant le Prince : « A king’s son ! If I do not beat thee out of thy kingdom with a dagger of lath, and drive all thy subjects afore thee like a flock of wild-geese, I’ll never wear hair on my face more. You Prince of Wales ! » ; et 2 Henry iv, iii.ii.313-314 : « And now is this Vice’s dagger become a squire », par quoi il décrit la maigreur de Shallow.
11 King Lear, iv.vi.149.
12 Voir infra note 22.
13 Voir la pièce anonyme, The First Part of the Reign of King Richard ii or Thomas of Woodstock (1591-1595), dans laquelle Shakespeare a peut-être joué. Un masque nocturne de chevaliers en vert sert à dissimiler l’assassinat du duc de Gloucester, commandité par Richard.
14 Voir la note 76 de 1 Henry iv, i.ii.76, dans l’édition de A. R. Humphreys, op. cit., p. 14. Bridget Gellert, qui signale pourtant que ces eaux croupies se trouvaient près de l’Asile d’aliénés, Bethlehem (Bedlam), préfère penser que Moor-Ditch ne fait pas sens et qu’il s’agit d’une corruption de Moorfields, arpentés par des malcontents et des mélancoliques, in « The Melancholy of Moor-Ditch. A Gloss of 1 Henry iv, i.ii.87-88 », Shakespeare Quarterly, 18, 1, 1967, p. 70-71.
15 1 Henry iv, i.ii.77 : « Thou hast the most unsavoury similes », dit Falstaff au Prince. Sur le fonctionnement et la nature des injures, voir aussi Nathalie Vienne-Guérin, « Les jeux de l'injure dans Henry iv », Shakespeare et le Jeu, textes réunis par Pierre Kapitaniak, Société Française Shakespeare, 2005.
16 Ovide, Pontiques, i, 5, 6, cité dans The Anatomy of Melancholy, i, 2, 2, 6, Holbrook Jackson, éd., Londres, J. M. Dent & Sons Ltd., 1932, p. 143.
17 Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, ibid.
18 Henry iv, roi moderne machiavélien, est conçu par opposition au machiavélique manipulateur qu’est Worcester dans la pièce, et plus encore à un machiavélique démoniaque comme Richard iii. Voir l’une des premières analyses, de Irving Ribner, « Bolingbroke, a True Machiavellian », Modern Language Quarterly, 9, 1948, et bien sûr Félix Raab, The English Face of Machiavelli : A Changing Interpretation 1500-1700, Londres, RKP, 1965. Une étude récente, de John Roe, Shakespeare and Machiavelli, Cambridge, D. S. Brewer, 2002, procède de façon intéressante au repérage de contacts entre les textes de Machiavel et ceux de Shakespeare, mais pour s’intéresser surtout, par exemple, à la cruauté calculatrice d’Henry v, ou aux rapports de Bolingbroke et de Richard ii, mais sans dégager véritablement de conclusions sur les modes de gestions et la pénétration de la pensée véritablement politique de Machiavel.
19 Dans l’épilogue de Henry v, Shakespeare fait droit à l’histoire : la mort prématurée d’Henry v et la longue minorité de son fils entraîneront les luttes fratricides de la Guerre des Deux Roses. Mais l’ordre qu’il a choisi pour ses Histoires fait des Henry iv et de Henry v des pièces politiques traitant de nouvelles relations, non dynastiques, à l’exercice d’un pouvoir moderne. Elles interviennent de surcroît au plus fort de la crise de la succession d’Elizabeth ire.
20 Sur l’importance de « l’homme gras » dans la tradition comique et satirique, voir l'étude comparatiste de Sophie Duval et Marc Martinez, La Satire, Armand Colin, 2000.
21 Dans Shakespeare’s Festive Comedy, et dans un chapitre précisément intitulé « Mingling Kings and Clown », encore que sans allusion à la règle de Sidney, Barber développe l’analyse de « Misrule » et du monde à l’envers, à propos de Falstaff et des Henry iv, tout en mettant l’accent sur l’éducation du prince et non sur sa vie morale. François Laroque continue dans cette même optique des almanachs et fêtes calendaires et de leurs schémas sous-jacents avec une étude au titre similaire, Shakespeare’s Festive World, Cambridge, C.U.P., 1991.
22 Voir l'article de Kristen Poole, « “Saints Alive !” Falstaff, Martin Marprelate, and the Staging of Puritanism », Shakespeare Quarterly, 46, 1995, d’où est en partie repris son chapitre dans Radical Religion from Shakespeare to Milton. Figures of Nonconformity in Early Modern England, Cambridge, C.U.P., 2000, chap. 1 : The Puritan in the alehouse: Falstaff and the drama of Martin Marprelate, p. 16-44.
23 Sir Philip Sidney, A Defence of Poetry, J. A. Van Dorsten, Oxford, Oxford University Press, p. 67.
24 Sur l’esthétique maniériste de Shakespeare au théâtre, voir Gisèle Venet, « Shakespeare, Maniériste et Baroque ? », xvii-xviii 55, novembre 2002, p. 7-25. Jean-Pierre Maquerlot, premier en France à analyser Shakespeare comme maniériste, dans Shakespeare and the Mannerist Tradition, Cambridge, C.U.P., 1995, fonde son étude sur les seules « problem plays » et leurs parentés esthétiques avec le domaine des arts.
25 Voir Philippe Morel, « Les têtes composées d’Arcimboldo, les grotesques et l’esthétique du paradoxe », in Giuseppe Arcimboldo (1526-1593), catalogue sous la direction de Sylvia Ferino-Pagden, Milan, Skira, Paris, Musée du Luxembourg, Vienne (Autriche), Kunst Historisches Museum, 2007, p. 221-232.
26 Voir John Foxe, « Defense of Lord Cobham », dans Acts and Monuments, editions de 1563 et de 1570. Sur cet antécédent de Falstaff, voir Alice-Lyle Scoufos, Shakespeare's Typological Satire : A Study of the Falstaff-Oldcastle Problem, Athens, Ohio, 1979.
27 Shakespeare emprunte à la chronique d’Holinshed, outre le bannissement, l’interdiction d’approcher à moins de dix miles du roi, l’attribution d’une pension pour que les bannis ne soient pas tentés de mal faire, etc.
28 Éd. T. W. Craik, The Arden Shakespeare, 1995.
29 2 Henry iv, ii.iv.339-345 : « there is another indictment upon thee, for suffering flesh to be eaten in thy house, contrary to the law ; for the which I think thou wilt howl ».
30 Dans la traduction de Jean-Michel Déprats à paraître, Histoires ii, Œuvres Complètes iv, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », à paraître.
31 Voir J. McLaverty, « No Abuse : The Prince and Falstaff in the Tavern Scenes of Henry iv », Shakespeare Survey, 34, 1981.
32 Combat de Carnaval et Carême, Kunsthistorisches Museum de Vienne. Cité par Duval et Martinez, La Satire, op. cit., p. 30.
33 La scène fonctionne en effet comme si les « anciens » personnages de la comédie s’opposaient à l’intrusion d’un nouveau qui, de plus, détrônera Falstaff dans Henry v. Voir notice Gisèle Venet, op. cit.
34 Au début de cette scène, le prince désœuvré avait aussi imaginé une parodie de l'intrigue principale : « Je vais jouer Percy et ce damné gros porc jouera Dame Mortimer, sa femme », ii.iv.107-108. Voir aussi James L. Calderwood, Metadrama in Shakespeare’s Henriad, Berkeley, California, University of California Press, 1979.
35 Voir John W. Shirley, « Falstaff , an Elizabethan Glutton », Philological Quarterly, 17, 1938, et la note récapitulative de A. R. Humphreys, p. xli de son édition de la pièce.
36 Voir John Dover Wilson, The Fortunes of Falstaff, Cambridge, C.U.P., 1964 (1944), p. 17-20. Voir aussi Daniel C. Boughner, « Vice, Braggart, and Falstaff », Anglia, 72, 1954.
37 La pièce aurait été jouée sous le titre de Sir John Oldcastle, du nom du martyr historique brûlé sous Henry v, signalé par quelques allusions résiduelles – sciemment ou involontairement – non effacées dans la pièce (« my old lad of the castle », 1 Henry iv, i.ii.41), ou rappelées dans l’épilogue de 2 Henry iv, Épilogue, 30-32 : « Falstaff shall die of a sweat, unless already a be kill’d with your hard opinions ; for Oldcastle died martyr, and this is not the man. »
38 Sur la controverse de l'unité des deux parties d'Henry iv, qui entraîne aussi une modification du rôle de Falstaff auprès du prince, selon les sources que Shakespeare utilise plutôt que selon un projet qui lui serait propre, voir note 36. Voir aussi le récapitulatif des différentes options dans les notices de ces pièces, Histoires ii, op.cit, à paraître.
39 Giorgio Melchiori, dans l’introduction de son édition de The Second Part of Henry iv, Cambridge, C.U.P., 1989, considère cette « suite » donnée à la première pièce comme un « pot-boiler », citant Richard David, même si David ajoute, comme lui-même implicitement, « a pot-boiler of genius », p. 2, d’où le remplissage. Cet aspect est plus sensible dans les parties comiques, Henry iv dans l’intrigue « sérieuse » vivant une véritable tragédie de la filiation qui manque de peu tourner à la tragédie des erreurs, et cela sous l’influence de Holinshed, voir notice de 2 Henry iv, dans Histoires ii, Gallimard, op.cit.
40 Ibid., i.ii.138. Les « sotties » ou « soties », interdites sur le continent depuis 1540, l’ont été également en Angleterre par la reine Elizabeth ire, dès son accession, et le « madcap » ou « prince des sots » est remplacé par « Lord of Misrule », mais on pourrait en avoir ici une survivance ironique, les allusions au « madcap prince » étant multiples dans les deux parties d'Henry iv et dans Henry v.
41 Ibid., 37-38 ; 50.
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Référence papier
Gisèle Venet, « Falstaff, du « cerf gras » au « pourpoint rembourré de paille » : les paradoxes de l’excès », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 25 | 2007, 175-205.
Référence électronique
Gisèle Venet, « Falstaff, du « cerf gras » au « pourpoint rembourré de paille » : les paradoxes de l’excès », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 10 février 2008, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1068 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1068
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