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« I do not know what poetical is » : sur quelques problèmes de traduction poétique

Jean-Michel Déprats
p. 185-212

Résumés

Le sujet de ce congrès : « Shakespeare poète » nous fait obligation de reposer certaines questions fondamentales et maintes fois débattues : Qu’est-ce que la poésie ? Est-elle en soi différente du théâtre ? Shakespeare est-il plus poète dans ses Sonnets ou ses grands poèmes mythologiques que dans ses œuvres dramatiques ? La poésie est-elle intraduisible ? Qu’est-ce qui est intraduisible ? Le vers ? Les tropes ? L’insaisissable vibration des mots ? On s’intéressera à deux passages de Romeo and Juliet choisis pour leur valeur représentative : la tirade de Mercutio (morceau de bravoure caractérisé par son phrasé, sa dynamique syntaxique et l’énergie de sa rythmique) et le sonnet de la rencontre entre Juliette et Roméo (traitement de la lyrique, insertion d’un poème aux formes fixes dans la trame du dialogue en vers blancs) et on examinera les solutions retenues par les traducteurs français, universitaires, prosateurs ou poètes (François-Victor Hugo, Émile Legouis, Pierre Jean Jouve et Georges Pitoëff, Yves Bonnefoy, Jean Vauthier, Jean-Pierre Villquin, François Laroque et Jean-Pierre Villquin) évaluées à l’aune de leur plus ou moins grand degré de « poéticité ».

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Texte intégral

1Le thème « Shakespeare poète » nous fait obligation de reposer certaines questions fondamentales et maintes fois débattues : Qu’est-ce que la poésie ? Est-elle en soi différente du théâtre ? Shakespeare est-il plus poète dans ses Sonnets et ses grands poèmes mythologiques que dans ses œuvres dramatiques ? À l’évidence non. La poésie est-elle intraduisible ? Qu’est-ce qui est intraduisible ? Le vers ? Les tropes ? L’insaisissable vibration des mots ? L’angle choisi pour réexplorer ces questions pérennes est celui de la traduction qui devrait être fécond si l’on croit, comme c’est mon cas, que la poésie est précisément ce qui échappe ou résiste à la traduction, en tout cas ce que la traduction immanquablement atténue ou assourdit. La forme choisie pour mener à bien cette exploration est l’analyse comparée de plusieurs traductions de deux passages de Romeo and Juliet : la tirade de Mercutio sur la Reine Mab et le sonnet de la rencontre entre Roméo et Juliette.

  • 1  Premier quatrain : Roméo ; deuxième quatrain : Juliette ; les deux locuteurs se partagent à peu pr (...)

2Le choix de parler de Shakespeare poète au sein d’une pièce de théâtre dit assez clairement qu’à nos yeux la poésie dans Shakespeare ne se limite évidemment pas à la forme lyrique non dialoguée. Et il permet d’interroger la dialectique poésie/théâtre ; en effet les deux extraits de Romeo and Juliet choisis sont marqués par une articulation étroitement nouée entre le dramatique et le lyrique. Le premier est un morceau de bravoure théâtral mais non dramatique – il ne fait pas avancer l’intrigue et pourrait à la rigueur être détaché de la pièce – singularisé par son phrasé, sa dynamique syntaxique et l’énergie de sa rythmique. Le second passage est comme une mise en abyme du poétique dans le dramatique puisqu’il est constitué par l’insertion d’un poème à formes fixes dans la trame de l’écriture en vers blancs, poème « dramatisé » entre autres par la dialoguisation, par le découpage d’une forme a priori monologale en répliques de théâtre alternées1. Nous examinerons les solutions retenues par les traducteurs français –universitaires, prosateurs ou poètes – depuis la traduction en prose de François-Victor Hugo (1859) jusqu’à la traduction la plus récente en vers libres, celle de François Laroque et Jean-Pierre Villquin (2005). Ces traducteurs incluent Émile Legouis (1899), Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff (1938), Yves Bonnefoy (1968), Jean Vauthier (1971), Jean-Pierre Villquin seul (1982), moi-même (1989, 2002) et les traductions seront évaluées à l’aune de leur plus ou moins grand degré de « poéticité ». On trouvera bon que je me contente pour ma traduction de remarques d’intention.

3Le graphiste qui a composé le programme de notre congrès 2006 a dans l’intitulé du thème du colloque instinctivement écrit le mot poète avec une majuscule, ce qui nous rappelle la place prééminente de la poésie dans l’imaginaire culturel national. La langue française établit une hiérarchie assez nette entre les genres littéraires et le poème bénéficie d’un préjugé de valorisation maximale. La locution « c’est tout un poème », attestée chez Balzac, désigne quelque chose qui est pittoresque, hors du commun, extraordinaire, éventuellement bizarre, mais avec une nuance d’admiration. Par contre si « c’est du roman », c’est une histoire inventée, invraisemblable, voire un mensonge. Et si « c’est du théâtre », c’est artificiel et outré.

  • 2  Jean-Louis Joubert, La poésie, Paris, Armand Colin, coll. Cursus lettres, 1988, p. 6.
  • 3  Dans un texte de jeunesse : « Hérésies artistiques. L’art pour tous ».

4La supériorité traditionnelle de la poésie sur le théâtre et le roman se fonde entre autres sur le lien immémorial qui rattache la poésie au sacré. Les prophètes bibliques – qui « parlent sous l’impulsion de Dieu dans une forme de structure binaire, multipliant les parallélismes, ce qui nous semble aujourd’hui un modèle par excellence du langage poétique2 » – se présentent comme des inspirés : la langue française a intégré le mot hébreu « nabi » qui signifie le « voyant », l’« appelé », le « visionnaire ». Le mythe d’Orphée est sans cesse invoqué par les poètes eux-mêmes pour rappeler l’origine divine de la poésie. Ce mythe peut s’interpréter comme une figuration du poète. Les pouvoirs magiques d’Orphée symbolisent les pouvoirs que la poésie est censée donner sur les hommes et les choses. Victor Hugo : « La poésie est de toutes les choses humaines la plus voisine des choses divines ». Mallarmé3 : « Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné : l’art a les siens. » Il souhaite donc, pour la poésie, « une langue immaculée – des formules hiératiques dont l’étude aride aveugle le profane… »

  • 4  Cf. Bartlett, p. 1124. Les références données sont à TGV, iii.ii.78 ; Mer. V, v.i.80 ; H8, iii.i.3
  • 5  TGV, iii.ii.71. William Shakespeare, The Complete Works, coll. The Oxford Shakespeare. Pour la com (...)

5Cette conception de la nature divine de la poésie se retrouve abondamment dans Shakespeare (où le mythe d’Orphée est explicitement évoqué au moins trois fois4) : le Duc dans The Two Gentlemen of Verona parle de « the force of heaven-bred poesy5 » et on se souvient bien sûr de la définition que donne Thésée dans A Midsummer’s Night’s Dream du pouvoir créateur et du travail créatif du poète, assimilé au fou et à l’amoureux :

  • 6  MND, v.i.12-17.

The poet’s eye, in a fine frenzy rolling,
Doth glance from heaven to earth, from earth to heaven,
And as imagination bodies forth
The forms of things unknown, the poet’s pen
Turns them to shapes, and gives to airy nothing
A local habitation and a name
6.

6L’essentiel des 34 références à poem, poesy, poet, poetical et poetry répertoriées dans la Concordance de Bartlett (Macmillan, 1972, [1894]) ne rappelle pourtant pas ce lien avec le sacré : Shakespeare s’attache plutôt à souligner le lien entre poésie et mensonge, poésie, amour et mensonge :

  • 7  TA, i.i.217-25.

Apemantus. How now, poet?
Poet. How now, philosopher?
Apemantus. Thou liest.
Poet. Art not one?
Apemantus. Yes.
Poet. Then I lie not.
Apemantus. Art not a poet?
Poet. Yes.
Apemantus. Then thou liest7.

7Dans As You Like It, Audrey et Pierre de Touche dialoguent à propos de poésie :

Touchstone. Truly, I would the gods had made thee poetical.

Audrey. I do not know what ‘poetical’ is. Is it honest in deed and word? Is it a true thing?

Touchstone. No, truly; for the truest poetry is the most feigning, and lovers are given to poetry; and what they swear in poetry it may be said, as lovers, they do feign.

Audrey. Do you wish, then, that the gods had made me poetical?

Touchstone. I do, truly; for thou swearest to me thou art honest. Now if thou wert a poet, I might have some hope thou didst feign.

8Comme Audrey, I do not know what ‘poetical’ is. Il est difficile voire impossible de donner une définition opératoire de la poésie. Il y en a tant, et de si contradictoires, que la confusion règne. Valéry dans Variété : « Ni l’objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n’étant élucidées […] toute netteté sur ces questions demeure individuelle, la plus grande contrariété dans les opinions est permise, et il y a pour chacune d’elles d’illustres exemples et des expériences difficiles à contester. » La difficulté s’accroît si l’on s’avise que le mot « poésie » joue sur une double valeur : une forme d’art spécifique dont le langage est le matériau ; et une catégorie esthétique : cette poésie que l’on attribue à un paysage, à un regard, à une musique, à toute forme artistique susceptible d’éveiller une émotion esthétique forte. Même si je m’en tiens dans cette communication à la poésie comme art du langage, je me garderai bien de récuser le sens métaphorique ou dérivé du mot poésie. Il y a pour moi plus de poésie dans le velouté d’une orchidée ou dans le grain de la voix de Delphine Seyrig, dans le visage du scribe du Départ des Ambassadeurs (cycle de sainte Ursule) de Carpaccio à l’Accademia de Venise, dans une mise en scène de Chéreau, un film d’Andreï Tarkovski, dans l’ouverture de Tristan ou de Parsifal, dans Le Baiser, les Débardeurs, la Conversation, les Nourrices, l’Ombrelle rouge d’Édouard Vuillard… que dans tout l’œuvre poétique d’André Chénier ou de José-Maria de Heredia, poètes que j’ai pourtant beaucoup aimés adolescent. Chacun naturellement aurait son panthéon personnel au registre des émotions esthétiques mais la poésie, c’est évident, ne se limite pas aux objets de langage nommés poèmes. Il y aurait d’ailleurs tout intérêt à différencier poète, poème et poésie, trois termes qui ne sont pas du point de vue sémantique co-extensibles.

  • 8  R&J, ii.i.229-230.

9À défaut de proposer une définition consensuelle de la poésie, on pourrait presque dire de façon négative que la poésie est ce qui échappe à toute traduction de « parting is such sweet sorrow / That I shall say good night till it be morrow8 ». Certes il n’y a rien à redire à : « Se quitter est un si doux chagrin / Que je dirais bonne nuit jusqu’à demain », mais l’étirement de la plainte dans l’original et la quasi parfaite homophonie de sorrow et morrow, non reproductibles en traduction, font que la phrase de Roméo est un joyau de poésie alors que le second énoncé n’est qu’une traduction. Valeureuse, certes – c’est la mienne, je ne vais pas l’étriller – mais « Se quitter est un si doux chagrin / Que je dirais bonne nuit jusqu’à demain » n’est déjà plus de la poésie. On pourrait rétorquer qu’à l’impossible nul n’est tenu et que la perte est inhérente à l’acte de traduction mais quand il s’agit de traduire de la poésie, toute perte est dommageable, à l’impossible le traducteur est tenu. La poésie des adieux de Roméo et Juliette est au sens maximaliste intraduisible comme l’est la vibration secrète mais parfaitement analysable des vers suivants d’Antony and Cleopatra :

Enobarbus. O sovereign mistress of true melancholy (iv.ix.11)
I am alone the villain of the earth (iv.vi.30)

Antony. Sometime I see a cloud that’s dragonish (iv.xv. 2)
Unarm, Eros, the long day’s task is done, (iv.xv.35)

Cleopatra. O, withered is the garland of the war (iv.xvi.66)
My desolation does begin to make / A better life. (v.ii.1-2)
I have / Immortal longings in me. (v.ii.275-6)

  • 9  La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, rééd., 1999. p. 58-59.
  • 10  Robert Ellrodt, « Les poèmes de Shakespeare », in Shakespeare Œuvres Complètes, édition bilingue, (...)
  • 11  André Davoust, « Traductologie et Poésie : Emily Dickinson entre la dérive des règles et les règle (...)

10Vers qui se traduisent certes mais aux dépens de leur poésie. « En présence de tels textes, écrit Robert Ellrodt à propos des poèmes de Shakespeare, – le constat s’applique aussi aux pièces de théâtre –, on conçoit que le traducteur puisse désespérer d’ouvrir à l’imagination dans la langue d’accueil une expérience identique à l’expérience vécue en lisant l’original […]. La « défectivité inhérente à l’acte traductif » (Berman dans Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 86) est le plus sensible dans le domaine des sonorités. L’union du sens et du son dans les vers les plus suggestifs ne peut être reproduite parfaitement ; on peut simplement en approcher. Ce qu’Antoine Berman appelait la « corporéité iconique du mot9 » inévitablement se perd dans le passage d’une langue à l’autre10. » De Dante à Jakobson, une longue tradition affirme que la poésie est intraduisible parce qu’elle n’est qu’une « hésitation prolongée entre le son et le sens » (Valéry). Mais si les sons ne sont pas traduisibles, en revanche, la plupart des figures de style, le rythme, l’énergie phonatoire, les structurelles formelles, voire les vers – qui font aussi partie de la poésie – sont traduisibles. On se contentera alors de cette définition plus minimaliste de la poésie comme signifiance. Les modes de déploiement de la stratégie traductive d’un poème procèdent de deux interrogations : Que cherche-t-on à traduire dans le poème ? Et comment envisage-t-on de le faire ? « Ce qu’on cherche à traduire c’est la signifiance. Celle-ci peut être définie comme le faisceau des paramètres syntaxiques, lexicologiques, sémantiques, sonores, prosodiques, typographiques, psychanalytiques et autres qui, aux yeux du lecteur/traducteur, donnent au poème […] son originalité et sa séduction11. » Passons donc aux travaux pratiques en comparant plusieurs versions françaises des deux extraits choisis.

I. La Reine Mab

11Je propose d’analyser les différentes traductions de ce passage sur trois plans :

12- celui du lexique et du niveau de langue,

13- celui de la rythmique d’ensemble,

14- celui des allitérations et des assonances.

15Le choix du vocabulaire montre assez le vieillissement de la langue des traductions (le texte original lui ne vieillit pas, il se transforme). Ainsi, les mots alderman (alderman), faucheux (spinners), cousin (gnat), ciron (grab), stryge (hag ligne 92) qu’utilise François-Victor Hugo sont soit des mots vieillis (alderman, stryge), soit des mots rares (faucheux, ciron) dont l’inconvénient majeur est que, même s’ils sont exacts, ils n’ont pas d’impact immédiat, ne sont pas immédiatement déchiffrables par l’oreille et sont donc, au théâtre, des mots morts. Traduire « moucheron » plutôt que « cousin » ou « ver rongeur » plutôt que « ciron » facilite la compréhension.

16Les pièces de Shakespeare, faut-il le rappeler, n’ont pas été écrites pour être lues mais pour être entendues. Au théâtre, il n’y a pas de notes en bas de page. Shakespeare écrit pour la scène et le spectateur, emporté par le mouvement précipité de la parole et de l’action, doit capter l’information et l’impression sensorielle de façon immédiate.

17L’enjeu majeur de la traduction de ce morceau de bravoure vif et enjoué, dont le merveilleux féérique presque enfantin n’est sensible que si la tirade peut être dite de façon rapide est évidemment la rythmique d’ensemble. Il y a des traductions qui ne respirent pas, que ne parcourt aucun rythme : celle de François-Victor Hugo (voir la lourdeur de la phrase : Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade), et des traductions qui vivent, qui sont limpides, luminescentes, qu’électrise un sens aigu du mouvement de la parole : celle de Jean-Pierre Villquin plus encore que celle de Jean Vauthier dont l’élan est parfois ralenti par quelques « c’est » ou quelques « et » importuns. Dans cette stratégie du dire, l’ordre des mots est de première importance. On peut ainsi comparer la version par Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff des vers 70 à 74 qui, traduisant paradoxalement par trois adverbes différents (vivement, aussitôt, à l’instant) les trois straight du texte anglais, diluant donc l’effet d’amplification, manque d’élan et d’allant à la traduction plus vivante et cinétique d’Yves Bonnefoy qui met l’adverbe à sa place usuelle en français. La recréation du mouvement du texte anglais ne s’effectue pas nécessairement, on le voit, en calquant pour les adverbes la position qu’ils ont dans le texte d’origine. On pourrait toutefois placer le premier « aussitôt » en fin de phrase comme dans le texte anglais sans que la traduction y perde de sa célérité.

  • 12  De la traduction, extrait de Sous l’invocation de Saint-Jérôme, Arles, Actes Sud, 1984, p. 15-16.

18La traduction ou l’effacement des effets allitératifs mérite également notre attention. Il y a clairement d’un côté les traductions guidées par le primat du sens, qui privilégient la pratique véhiculaire de la langue au détriment de sa musique, de ses sonorités, de ses couleurs (celle de François-Victor Hugo) et les traductions soucieuses de la lettre qui considèrent comme une donnée essentielle les images, la composition, la poésie, tout ce qui est sensoriel (celles d’Yves Bonnefoy ou de Jean-Pierre Villquin). Comme l’écrit Valery Larbaud : « Chaque lettre a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors du sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent et qui seul crée en nous l’impression esthétique voulue par le poète. C’est ce sens-là qu’il s’agit de rendre, et c’est en cela que consiste la tâche du traducteur12. » Il est difficile de ne pas remarquer dans le texte anglais l’ accumulation de labiales et de dentales dans les vers 75 et 76 (« with blisters plagues / Because their breaths with sweetmeats tainted are »). Jean-Pierre Villquin recrée par un effet de paronomase (« bubons »/« bonbons ») qui s’ajoute à un effet allitératif (« fort en colère afflige ») la forte teneur allitérative du texte anglais. Il y a à la fin du texte de Mercutio au vers 90 un autre effet sonore créé par l’accumulation de quatre « l » (« bakes the elf-locks in foul sluttish hairs ») que Jean-Pierre Villquin rend également par une série de « l » (« colle les poils follets en paquets dégoûtants »). La version commune Laroque/Villquin (« Collant les poils follets en paquets répugnants ») ajoute un effet allitératif en « p ». Yves Bonnefoy recrée avec bonheur ces allitérations en utilisant d’autres effets allitératifs en « t » et « f » (« Ces petites touffes démones / Qu’il est funeste de démêler »).

  • 13  Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, notamment p. 321.

19On peut se demander en revanche s’il n’y a pas poétisation excessive du texte lorsque le même Bonnefoy traduit le fluide « moonshine’s watery beams » (vers 65) par le savant et recherché « iridescences humides du clair de lune ». Avec ce choix, on change d’univers poétique. Mais n’y a-t-il pas toujours, dans toute bonne traduction, un phénomène de concentration, d’accentuation sans lequel la traduction n’est pas véritablement « écrite », manque de style et d’épaisseur littéraire ? Henri Meschonnic oppose à cet égard la traduction-introduction13 ou traduction-acclimatation (qui vieillit vite) à la traduction-texte, plus attentive à la lettre du texte-source, à son relief linguistique, à son individualité (et à laquelle sa littérarité assure une durée plus longue).

II. Le sonnet

20Venons-en au deuxième extrait qui est également un passage connu, et qui constitue un véritable défi pour le traducteur. Les premières paroles que Roméo adresse à Juliette constituent le premier quatrain d’un sonnet construit autour du thème du pèlerinage, des motifs des mains et des lèvres, sonnet qui se termine, du point de vue textuel, par l’habituel distique rimé du sonnet shakespearien, et du point de vue gestuel par un baiser. Commence alors un deuxième sonnet dont les répliques entrecroisées de Roméo et Juliette élaborent un premier quatrain. Ce sonnet est interrompu par les paroles de la Nourrice. Ce premier échange verbal est un moment de pure poésie, d’exaltation émotionnelle dont l’intensité est magnifiée par la forme du sonnet. Le lyrisme du passage, son raffinement de pensée et d’expression contribuent à isoler les deux amants. L’extrême élaboration de l’écriture, le recours aux « concetti » et à l’arsenal rhétorique de l’euphuisme, ne fait pas pour autant prévaloir l’impression d’artifice dans la mesure où la vérité humaine de ce rapport naissant – selon des codes sociaux, il est vrai, traditionnels (audace masculine, pudeur féminine) – est tout aussi perceptible que la formalisation de l’écriture poétique. La métaphore religieuse autour de laquelle s’organise ce rituel verbal trouve en effet pour Roméo sa justesse dans la vérité de sa situation : dès qu’il aperçoit Juliette, Roméo se voue entièrement au culte de l’amour et de sa future amante. Il y a également un élément de ludisme puisqu’en développant le thème du pèlerinage, Roméo ne fait que jouer sur son nom, Roméo signifiant pèlerin en italien. Devant l’évidence d’une telle imbrication de la forme et de la situation, le premier instinct du traducteur est bien sûr d’estimer qu’il faut essayer de traduire ce sonnet par un sonnet. Le peut-on ? Et le doit-on ?

  • 14  « Comment traduire Shakespeare », Études Anglaises, n°4, oct.-déc. 1964, p. 341-351. Reproduit dan (...)

21Dans un texte publié il y a une trentaine d’année dans Études Anglaises14 Yves Bonnefoy aborde de façon plus générale la question : « Faut-il traduire en vers ou en prose ? » Il y défend l’emploi dans la traduction du vers libre, affirmant à la fois « le choix passionné de la poésie », donc du vers, et « les risques des formes fixes », donc le rejet de l’alexandrin, ou de tout autre mètre régulier. Il me paraît fructueux pour nourrir le débat, de rappeler les analyses qui motivent son choix :

  • 15  Ibid. p. 195.

La justification implicite des traducteurs en prose est la conviction que toute une part de la substance poétique – les images, par exemple, les symboles, les métaphores – est sauvegardée dans leur traduction, et cette pensée suppose que le vers lui-même n’est qu’une part de la poésie, que le contenu de la poésie est donc séparable, dans une certaine mesure, de sa forme […], que l’élaboration de la forme n’est qu’un moyen parmi d’autres pour exprimer de façon plus frappante ce qui demeure pour l’essentiel la description d’un état de notre conscience. […] La poésie ne serait qu’une façon de mieux dire ce qui resterait avant tout du compris et de l’exprimé15.

22À cette pensée, Bonnefoy oppose la conviction que

  • 16  Ibid. p. 198.

au cœur de la poésie il y a une subjectivité qui se forme, s’éprouve, se constitue en destin ; et par ce fait une interrogation et une inquiétude qui excède toute formule de ce savoir et toute connaissance d’un aspect particulier de notre être. […] Le vers assure donc une fonction aussi spécifique qu’irremplaçable que le traducteur ne saurait sans trahison méconnaître […]. Il faut sauver le vers quand on veut traduire Shakespeare, ou tout autre poète, sinon on perd l’essentiel de ce qu’ils ont tenté d’accomplir16.

23Pourtant, « le choix passionné de la poésie et pour cela l’espace du vers », n’implique nullement chez Bonnefoy le choix d’une prosodie régulière. Il y a, poursuit-il, « des traductions en vers que j’éprouve comme infidèles, et cela même en dépit de l’art dont elles font preuve. » Bonnefoy affirme que le parti de traduire Shakespeare en vers réguliers « parti impossible à réaliser en pratique », porte dans son principe une contradiction qui travestit sans recours la vérité qu’il propose.

  • 17  Ibid. p. 202-203.

Que se passe-t-il, interroge Bonnefoy, si je choisis de traduire Shakespeare en alexandrins, ou, plus raisonnablement peut-être en décasyllabes ? J’ai d’une part un cadre pour certains aspects intangible, et d’autre part une donnée de sens qui ne l’est pas moins. Et il faudra donc que j’ajuste ce contenu à ce cadre par des procédés qui ne peuvent être, au moins à certains moments, que des exercices de pure forme. […] J’avoue que devant la meilleure traduction en vers réguliers, j’éprouve une impression d’artifice que l’ingéniosité du traducteur ne fait qu’aggraver. En poésie, la forme n’est pas un cadre mais un instrument de recherche. [...] Et si nous n’avons plus cette liberté de choix, la forme prétendument inventée se dégradera en pur formalisme. Il n’y a pas de signification qui préexiste au poème, il n’y a qu’un destin qui a pris forme. Voilà pourquoi le vers régulier, dans la traduction, donne presque toujours une impression de gratuité, et parfois même de parodie17.

24Bonnefoy accorde cependant que la traduction en vers réguliers est acceptable pour les œuvres dont la convention est l’essence même de la parole, mais il montre bien que traduction en vers libres et traduction en vers réguliers ne sont pas deux décisions techniques, mais qu’elles supposent deux conceptions radicalement différentes de l’œuvre traduite, Ce qui importe au traducteur soucieux de reproduire une forme, une métrique, c’est moins, écrit Bonnefoy,

  • 18  Ibid. p. 204.

l’acte ébauché, jamais terminé par Shakespeare que la dépouille qui en subsiste dans la parole. Artiste, il a le souci d’une forme finale, écorce de la poésie, en vérité d’un objet, et cela parce qu’il suppose que cet objet serait en lui-même, pour le poète, une fin. Voici donc une idée de la poésie où la forme n’apparaît plus une épreuve de l’existence, mais un des éléments de la constitution d’un objet. Et où tout va donc se subordonner à cette confection qui se doit de se reclore sur elle-même18.

25Que vaut cette conception devant Shakespeare ? Toute la question est là. L’importance est plus de la poser que de la résoudre, de comprendre les enjeux intellectuels et artistiques des différents choix plutôt que de hiérarchiser les façons de traduire.

26Ainsi, la traduction par Émile Legouis du sonnet de Roméo et Juliette par un sonnet (traduction reprise dans l’édition Bouquins par Victor Bourgy qui parle d’« une très belle traduction ») provoque des impressions mitigées. Le vers est la seule chose visée, et la rime. On peut peut-être admirer le brio et la virtuosité du versificateur, mais on voit aussi à l’analyse détaillée tout ce qui est sacrifié à la priorité de la forme fixe. Omissions : « unworthiest » (ligne 1), « tender kiss » (ligne 4), « dear saint » (ligne 11), « you kiss » (dernier vers du second sonnet), faux sens et ajouts dont la fonction n’est à l’évidence que d’offrir une rime. Faux sens : « dévote » pour « blushing » (ligne 3), « coutumier » pour « mannerly » (ligne 6) [qui signifie decent, modest], « justement » pour « sweetly » (ligne 3 du deuxième sonnet) ; ajouts qui thématisent aux mêmes fins des éléments qui ne figurent pas dans le texte d’origine : « votre bouche » (ligne 5), « nuit et jour » (ligne 10), « le ciel est sourd » (ligne 12) – dont on ne peut guère considérer qu’il traduit « lest faith turn to despair » (ligne 12), littéralement « de crainte que leur foi ne tourne au désespoir » (traduction de Jean-Pierre Villquin) – et enfin « inexcusable oubli » (ligne 3 du second sonnet). Comme l’écrit Henri Meschonnic :

  • 19  Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 264.

En apparence, il n’y a que deux partis à prendre, devant des vers à traduire, celui de traduire en vers, celui de traduire en prose. Mais il faut voir ce qu’on entend par des vers, ce qu’on entend par de la prose. Et leur rapport à ce qu’on entend par un poème19.

27Le sonnet traduit par Legouis n’est pas un poème mais du sens versifié, et la versification est mauvaise, sans historicité. Appliquée. Sur le poème. On pourrait croire que cette tradition exsangue de versification rhétorique et purement gymnastique à la française avec attrait non dissimulé pour un certain archaïsme a fait long feu. Il n’en est rien : Émile Legouis a des continuateurs et des disciples qui s’entêtent à confondre vers et poésie.

28Le souci exclusif de la rime peut en effet conduire à écrire des vers fort médiocres tel le vers 2 du second sonnet : « Le péché passe alors en celle qui vous l’ôte », qui perd toute la fluidité et le mouvement du vers anglais « Then have my lips the sin that they have took ». La traduction d’Émile Legouis est également une traduction faite davantage pour l’œil que pour l’oreille, pour la lecture que pour le jeu. Ainsi le mot paumier est trop obsolète pour être identifié à l’audition, à laquelle il sera inévitablement confondu avec le mot pommier.

29Ce souci du rendu oral conjoint au même projet de traduire un sonnet par un sonnet m’a conduit pour ma part à une solution de compromis. Le sonnet de Shakespeare est rendu par un sonnet approximatif. Les rimes sont plus faibles que dans le sonnet d’Émile Legouis. Le mètre choisi est l’alexandrin mais certains vers sont ce que j’appellerais des « alexandrins pour l’oreille ». Du point de vue métrique, la notion n’est pas rigoureuse. Du point de vue de ce que l’oreille entend au théâtre si l’on ne fait pas toutes les liaisons, la diction s’indexant sur les codes du parlé, la notion peut avoir quelque justification poétique. Ainsi le vers 3, « Mes lèvres adouciront, rougissants pèlerins », les vers 1 et 2 du second sonnet (« Roméo. De mes lèvres, tes lèvres ont lavé le péché / Juliette. Alors mes lèvres ont le péché qu’elles vous ont pris ») sont des alexandrins pour l’oreille bien que ce soient en toute rigueur des vers hypermétriques, le e muet dans la tradition classique de l’alexandrin de théâtre devant être prononcé. Si l’on veut être puriste, on peut d’ailleurs, au prix de quelques archaïsmes, de quelques coups de pouce ou de quelques afféteries, transformer ces alexandrins imparfaits en alexandrins exacts en traduisant par exemple « Mes lèvres douciront, rougissants pèlerins » ou « Lors mes lèvres ont le péché qu’elles vous ont pris » (vers 2 du second sonnet). Il y a néanmoins trois vers de 14 pieds : vers 12, vers 3 et 4 du deuxième sonnet. Le vers 8 suppose que la diérèse est effectuée : « Et paume contre paume est leur pieux baiser », mais le vers 9 est un alexandrin si « pieux » est prononcé comme un monosyllabe. Par rapport au projet d’écrire un sonnet, ces défaillances et ces incohérences sont assurément des imperfections. J’ai pour ma part tenté de traduire en alexandrins rimés plus par défi que par conviction. Les limites de l’entreprise prouvent bien qu’en pratique il est impossible de tenir le parti des formes fixes sans sacrifier l’exactitude ou le mouvement à la rime et au nombre.

  • 20  Art. cit., p. 206.

30À l’inverse, l’impression d’aplatissement qui ressort de la traduction en prose de François-Victor Hugo renforce la conviction qu’à opter pour le primat du sens et pour l’exactitude statique, on aboutit au naufrage de la poésie. La longueur et la lourdeur des phrases étouffent la vivacité de l’inspiration. La traduction de Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff se veut une traduction poétique. Elle est composée d’une succession de vers pairs, de l’hectasyllabe (pour autant que l’on élide le e muet) au vers de quatorze pieds. Cette combinaison offre un certain attrait puisqu’elle peut être une forme où l’intensité poétique s’affirme sans être pour autant un cadre rigide. La composition poétique d’Yves Bonnefoy, qui conjugue à la fois le mouvement, l’invention et le souci de la forme, est plus savante qu’il n’y paraît. L’alexandrin y est très présent, notamment dans la traduction du deuxième quatrain, en alternance avec le décasyllabe (vers 4 et vers 12), on y trouve des vers de 14 pieds (vers 2 et 3) et quelques vers de onze pieds peu présents ici mais pour lesquels Yves Bonnefoy avoue sa prédilection. Il écrit en effet : « Le vers qui me paraît le plus proche du pentamètre élisabéthain n’a pas de nom et guère d’histoire, c’est le mètre de onze pieds. Quand on le coupe après le sixième, il commence comme une indication de l’idéal, mais c’est pour s’achever, avec ses cinq syllabes qui ramassent et laïcisent, comme un fait ouvert à l’avenir, [à] d’autres faits20. » On perçoit très bien cette ouverture, ce suspens dans la traduction des premiers vers du premier et du troisième quatrain : « Si j’ai pu profaner, de ma main indigne » et « Saintes et pèlerins ont aussi des lèvres ? » L’attrait de l’alexandrin pour Jean-Pierre Villquin est tout à fait perceptible. Il pratique un alexandrin souple, non rimé, qui a toute la mobilité d’une parole théâtrale vivante et fluide. Quant à l’adaptation de Jean Vauthier, elle est tantôt lourdement prosaïque (ainsi de la phrase « Les saints restent immobiles en exauçant les prières qu’on leur adresse ») tantôt théâtralement vive comme dans la dernière réplique de Roméo « Un péché sur tes lèvres ? Délicieux reproche ! Rends-le moi, rends-moi mon péché. » La version commune de François Laroque et Jean-Pierre Villquin emporte la conviction par son extrême souplesse rythmique.

31On est frappé enfin – incidemment – par la diversité des traductions de la dernière réplique de Juliette (« You kiss by the book ») :

Vous avez l’art des baisers (François-Victor Hugo)

Vous savez le rituel sans faute (Émile Legouis)

Vous embrassez selon les plus belles manières (Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff)

Il y a de la religion dans vos baisers (Yves Bonnefoy)

Vous connaissez l’art d’embrasser (Jean Vauthier)

Vous embrassez selon la liturgie (Jean-Pierre Villquin)

Vous embrassez en érudit (Jean-Michel Déprats)

Tu embrasses comme il faut (François Laroque et Jean-Pierre Villquin)

32ce qui prouve que même sur un segment court, il est toujours possible d’innover. La réplique est d’ailleurs difficile à traduire puisqu’elle signifie à la fois « Vous embrassez en expert des baisers, comme si vous en aviez appris l’art dans des livres spécialisés » et « Vous embrassez au moyen de rimes et de mots d’esprit ».

33Il ne saurait y avoir à proprement parler de conclusion à cette analyse de diverses traductions d’un même passage. Le dernier mot pourrait être toutefois pour souligner que, comme la mise en scène, la traduction de Shakespeare reste un champ d’expérimentation ouvert. On l’a vu, les traductions de François-Victor Hugo ne constituent en rien une référence incontournable. La retraduction de Shakespeare à des fins de théâtre ou à des fins essentiellement poétiques (l’un n’étant nullement exclusif de l’autre) peut contribuer à renouveler une entreprise qu’avec toute l’innocence et l’aveuglement de la foi paternelle Victor Hugo déclarait définitive. Pas plus qu’il n’y a de mise en scène définitive, il n’y a de traduction définitive d’un texte. La traduction est éphémère, caduque, elle sait qu’elle vieillira, qu’elle sera dépassée en raison de l’évolution imprévisible des langues. En raison de l’évolution de la pensée de la traduction. Ce qui n’exclut pas l’idée de progrès – dans notre échantillon, de François-Victor Hugo à François Laroque et Jean-Pierre Villquin il y a un progrès évident – mais l’histoire de la traduction est en partie faite d’une série de critiques et de propositions de critères, immédiatement désavouées par une opposition toujours présente ou par la génération suivante. L’histoire de la traduction enseigne une grande leçon de prudence et de relativité en matière de jugement et d’opinion. Dernière remarque : en comparant des traductions du point de vue non de l’effet global mais du rendu précis des particularités stylistiques des textes, on est conduit à constater que poètes et universitaires, écrivains ou adaptateurs de théâtre font jeu égal. Les traductions se différencient par leur prise de risque et leur qualité, non en fonction de l’état-civil du traducteur selon la doxa qui voudrait que tel ou tel « traduise en poète », quand tel autre ne saurait traduire qu’en universitaire. Dans le panel examiné, les traductions les plus convaincantes car les plus rigoureusement affrontées au texte et les plus inspirées sont celle(s) de Jean-Pierre Villquin et François Laroque et elles n’ont rien d’académique. Le sens poétique n’est pas l’apanage des poètes. « Comment faire entendre que la poésie, pour exister et respirer, a sans cesse besoin de se ‘désaffubler’ (c’est Francis Ponge qui le dit), de sortir, avec une certaine hargne, du ‘fatras mythologique’ et sentimental où on l’enferme, où plus exactement elle s’enferme avec complaisance – comme si elle avait peur du grand dehors ? » écrit Patrick Kéchichian dans le Monde daté du 10 mars 2006… Pour finir vraiment, voici, en cadeau, deux définitions glanées au hasard de mes lectures récentes, l’une, de Bonnefoy, qui parle de la poésie comme objet de langage et l’ancre du côté des rythmes, des voix et des polyphonies, l’autre d’Olivier Py, qui parle du poème au sens large en termes de récit. Yves Bonnefoy :

  • 21  Cité dans le Programme automne-hiver 2005-2006, Lectures et Rencontres du Centre de Traduction Lit (...)

C’est bien vrai qu’un poème, c’est une voix, et qu’une voix, c’est aussi un instrument de musique, avec des sons, des rythmes en puissance, des virtualités d’émotions qui ne sont qu’à cet instrument : le violon n’est pas le hautbois, l’un est passion et l’autre est sagesse. Et une œuvre de poésie, c’est tantôt le violon, tantôt le hautbois, ou c’est l’un avec l’autre et d’autres encore21.

34Olivier Py :

  • 22  « La prose du monde », Libération, samedi 22 et dimanche 23 octobre 2005.

trop de preuves épuisent la vérité, trop de réel nous conduit à la folie. Ce réel n’est que la prose du monde. Le récit qui délivre, nous ne le trouvons pas encore dans les livres d’histoire, ni dans les actualités, les poètes seuls peuvent y prétendre. Plus exactement tous ceux qui s’efforcent de faire le récit d’une vérité exilée sont des poètes22.

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Annexe

Romeo and Juliet, éd. Arden, i.iv.53-95.

Mer. O then I see Queen Mab hath been with you.
She is the fairies’ midwife, and she comes
In shape no bigger than an agate stone
On the forefinger of an alderman,
Drawn with a team of little atomi
Over men’s noses as they lie asleep.
Her chariot is an empty hazelnut
Made by the joiner squirrel or old grub,
Time out o’ mind the fairies’ coachmakers;
Her waggon-spokes made of long spinners’ legs,
The cover of the wings of grasshoppers,
Her traces of the smallest spider web,
Her collars of the moonshine’s watery beams,
Her whip of cricket’s bone, the lash of film,
Her waggoner a small grey-coated gnat
Not half so big as a round little worm
Prick
d from the lazy finger of a maid;
And in this state she gallops night by night
Through lovers’ brains, and then they dream of love;
O’er courtiers’
knees, that dream on curtsies straight;
O’er lawyers’ fingers who straight dream on fees;
O’er ladies’ lips, who straight on kisses dream,
Which oft the angry Mab with blisters plagues
Because their breaths with sweetmeats tainted are.
Sometime she gallops o
er a courtier’s nose
And then dreams he of smelling out a suit;
And sometime comes she with a tithe-pig’s tail,
Tickling a parson’s nose as a lies asleep;
Then dreams he of another benefice.
Sometime she driveth o’er a soldier’s neck
And then dreams he of cutting foreign throats,
Of breaches, ambuscados, Spanish blades,
Of healths five fathom deep; and then anon
Drums in his ear, at which he starts and wakes,
And being thus frighted swears a prayer or two
And sleeps again. This is that very Mab
That plaits the manes of horses in the night
And bakes the elf-locks in foul sluttish hairs,
Which, once untangled, much misfortune bodes.
This is the hag, when maids lie on their backs,
That presses them and learns them first to bear,
Making them women of good carriage.
This is she—

A) Traduction de François-Victor Hugo, 1859.

Oh ! je vois bien, la reine Mab vous a fait visite. Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu’une agate à l’index d’un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote d’ailes de sauterelles ; les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. Son fouet, fait d’un os de grillon, a pour corde un fil de la Vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu’une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. Son chariot est une noisette vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, et vite il rêve qu’il flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme chatouiller la narine d’un curé endormi, et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se rendort. C’est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure. C’est elle…

B) Traduction de Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff, 1938.

Alors je vois que la Reine Mab vous a visité.
C’est l’accoucheuse des fées et elle vient
Pas plus grosse qu’une pierre d’agate à l’index d’un échevin,
Traînée par un attelage de petits atomes,
Se poser sur le nez des hommes quand ils dorment.
Les rayons des roues de son carrosse
Sont faits de longues pattes de faucheux,
La capote, avec des ailes de sauterelles ;
Le harnais, de la plus fine toile d’araignée
Et le collier, de rayons humides de clair de lune ;
Son fouet d’un os de grillon, la mèche d’un fil de la Vierge ;
Son cocher, un petit moucheron gris vêtu
Pas plus gros que la moitié du petit ver rond
Que l’on tire du doigt paresseux d’une servante ;
Son char est une noisette vide
Confectionnée par un écureuil menuisier
Ou par le vieux ciron
De temps immémorial le carrossier des fées.
En cet atour nuit après nuit elle galope
Dans les cerveaux des amoureux
Et alors ils rêvent d’amour ;
Sur les genoux des courtisans,
Qui vivement rêvent de courbettes ;
Sur les doigts des hommes de loi,
Qui aussitôt rêvent d’honoraires ;
Et sur les lèvres des dames,
Qui à l’instant rêvent de baisers,
Ces lèvres que Mab, furieuse, couvre d’ampoules
Car leur haleine par les douceurs est empestée ;
Parfois elle galope sur le nez d’un huissier
Et lui de rêver qu’il flaire un beau procès ;
Parfois, avec la queue d’un cochon de la dîme,
Elle chatouille le nez d’un ecclésiastique,
Et lui reçoit en rêve un nouveau bénéfice ;
Parfois elle roule sur le cou d’un soldat,
Il rêve alors qu’il coupe des gorges étrangères,
Voit des brèches, des embuscades, des lames espagnoles,
Boit des rasades profondes de cinq brasses,
Le tambour bat à son oreille, il tressaille, il se réveille
Et ainsi effrayé jure une prière ou deux
Et se rendort. C’est toujours cette Mab
Qui tresse la crinière des chevaux la nuit
Et dans leurs poils gluants fabrique des nœuds magiques,
Qui débrouillés font arriver de grands malheurs.
C’est la sorcière, quand les filles sont sur le dos,
Qui les presse et leur apprend à l’endurer la première fois,
Faisant d’elles des femmes de bonne charge !
C’est encore elle…

C) Traduction d’Yves Bonnefoy, 1968.

Vrai ? Alors je vois bien que la reine Mab
Vous a rendu visite, l’accoucheuse
Des songes parmi les fées ! Elle qui vient,
Pas plus volumineuse qu’une agate
À un index d’échevin, derrière un attelage
D’infimes créatures se poser
Au bout du nez des hommes dans leur sommeil.
Son chariot est la coque d’une noisette
Aménagée par un écureuil-menuisier
Ou l’un de ces vieux vers qui trouent le bois,
L’un et l’autre depuis le fond des âges
Les carrossiers des fées. Les rayons de ses roues
Sont faits de longues pattes de faucheux,
La capote, d’un élytre de sauterelle,
Les guides, des toiles les plus fines de l’araignée,
Les colliers, des iridescences humides du clair de lune,
Le fouet, d’un os de grillon, et sa mèche,
C’est un fil de la Vierge. Et le cocher,
Un moucheron de petite taille, au manteau gris,
Qui n’est pas la moitié du petit vers rond
Que l’on extrait du doigt des filles flemmardes.
Voici dans quelle pompe elle va nuit après nuit
Au galop dans la tête des amoureux, et alors ils rêvent d’amour,
Sur les genoux des courtisans, qui rêvent aussitôt de courbettes,
Sur les doigts des hommes de loi, qui rêvent aussitôt d’honoraires
Sur les lèvres des dames, qui rêvent aussitôt de baisers,
Mais que Mab irritée afflige souvent de cloques
Car leur haleine empeste les sucreries.
Parfois elle galope sur les narines d’un courtisan
Et il rêve qu’il flaire une bonne place à briguer.
Parfois, avec la queue d’un cochon de dîme,
Elle vous chatouille le nez d’un curé qui dort,
Et en rêve il reçoit de nouveaux bénéfices.
Parfois elle voyage sur le cou d’un homme de guerre,
Il rêve qu’il égorge ses ennemis
Et de brèches et d’embuscades, de lames d’acier d’Espagne,
De rasades profondes de cinq brasses ; mais elle
Bat le tambour à ses oreilles, et il sursaute,
Se réveille, et tout apeuré, marmonne une ou deux prières
Puis se rendort. C’est toujours cette Mab
Qui embrouille la nuit le crin des chevaux
Et noue dans les cheveux des souillons crasseuses
Ces petites touffes démones
Qu’il est funeste de démêler. Ah, la sorcière,
C’est elle, quand les filles sont étendues sur le dos,
Qui vient peser sur elles, et la première
Leur enseigne comment soutenir la charge,
Faisant d’elles des femmes de bon maintien !
C’est elle encore….

D) Adaptation de Jean Vauthier, 1971.

J’y suis ! La reine Mab, la fée des rêves vous a visité cette nuit. Elle vient, toute mignonne, pas plus grosse que l’agate à l’index d’un échevin, et traînée par un attelage de petits atomes, elle vient se poser sur le nez des dormeurs. Les rayons de ses roues sont faits de longues jambes d’araignée ; la capote est en ailes de sauterelles ; les rênes : une fine toile d’araignée ; les harnais : d’humides rayons de clair de lune ; son fouet : un os de grillon ; sa mèche : un fil de la Vierge.

Son cocher c’est un petit moucheron habillé de gris moins gros que la moitié d’un de ces petits vers ronds que l’on trouve au creux de la main des servantes paresseuses. Une noisette, vidée par le menuisier Écureuil, a permis de fabriquer le carrosse.

Avec ce riche équipage Mab galope nuit après nuit dans la tête des amoureux – et voilà qu’ils rêvent d’amour.

Elle va sur les genoux des courtisans – et voilà qu’ils rêvent de révérences ; elle va sur les doigts des hommes de loi – et ils rêvent aussitôt d’honoraires – et sur les lèvres des dames, qui aussitôt rêvent d’un baiser – mais parfois Mab accable ces lèvres de gerçures parce que le souffle de ces dames est empesté de sucreries.

Mais parfois aussi elle vient chatouiller le nez d’un curé endormi et, aussitôt, il rêve d’évêché – ou bien elle galope sur le cou d’un soldat et le soldat rêve de gorges ennemies tranchées, de brèches, d’assauts, de lames espagnoles de rasades profondes de cinq toises, et la perfide bat du tambour à l’oreille de ce guerrier qui, réveillé en sursaut, jure une fois ou deux et se rendort.

C’est toujours Mab qui va la nuit tresser les crinières des beaux chevaux, et durcit leurs poils gluants de sueur pour faire ces nœuds magiques qu’il est si dangereux de débrouiller ; c’est elle, la sorcière, qui pèse sur les filles couchées sur le dos pour leur apprendre à endurer et à devenir des femmes de bon support ; c’est elle qui…

E) Traduction de Jean-Pierre Villquin, 1982.

Alors, je vois que la Reine Mab t’a rendu visite.
C’est l’accoucheuse des rêves au service des fées
Elle vient,
pas plus grosse qu’une agate au doigt d’un échevin,
traînée par un attelage de tout petits microbes,
se poser sur le nez des hommes quand ils dorment.
Son carrosse est une coque de noisette évidée
par l’écureuil menuisier ou quelque vieux ciron,
de temps immémorial le carrossier des fées.
Les rayons de ses roues sont des pattes de faucheux
et la capote est faite d’ailes de sauterelles,
les brides, des plus fines toiles d’araignée,
les colliers, des reflets mouillés d’un clair de lune,
le fouet, d’un tibia de grillon,
sa mèche est un fil de la vierge,
le cocher est un petit moucheron, en houppelande grise,
pas plus gros que le quart de ce petit poil rond
qu’on tire de la main d’une paresseuse fille,
C’est en cet équipage que nuit après nuit elle galope
dans la tête des amoureux, et alors ils rêvent d’amour,
elle galope sur les genoux des courtisans
qui soudain rêvent de révérences,
sur les doigts des hommes de loi
qui soudain rêvent d’honoraires,
sur les lèvres des dames qui soudain rêvent de baisers,
ces lèvres que souvent, Mab, fort en colère, afflige
de bubons parce que leur haleine empeste les bonbons,
Tantôt elle galope sur le nez d’un courtisan,
et le voilà qui rêve qu’il flaire un beau placet.
Tantôt elle vient armée de la queue du cochon de la dîme
chatouiller les narines d’un chanoine endormi
qui se met à rêver d’un nouveau bénéfice.
Tantôt elle s’aventure sur le cou d’un soldat,
et le voilà qui rêve d’ennemis égorgés,
d’assauts et d’embuscades et d’épées de Tolède,
de hanaps profonds de cinq brasses,
puis elle bat le tambour à son oreille,
sur quoi il sursaute et s’éveille,
et ainsi effrayé, lâche une au deux prières
et puis il se rendort. C’est cette même Mab
qui, la nuit, va tresser la crinière des chevaux,
colle les poils follets en paquets dégoûtants,
ces nœuds qui, démêlés, apportent le malheur.
C’est elle, la sorcière, qui pèse sur les vierges,
quand elles sont sur le dos, sous leur premier fardeau,
faisant d’elles des femmes propres à chevaucher,
C’est elle…

F) Traduction de Jean-Michel Déprats, 1989, Pléiade, 2002.

Oh, je vois, la Reine Mab vous a rendu visite.
Parmi les fées, c’est l’accoucheuse, et elle vient
Pas plus grosse qu’une pierre d’agate
À l’index d’un échevin,
Traînée par un attelage de petits atomes
Se poser sur le nez des hommes quand ils dorment.
Son carrosse est une noisette vide
Fabriquée par l’écureuil menuisier ou par un vieux ver rongeur,
De temps immémorial les carrossiers des fées ;
Les rayons de ses roues sont faits de longues pattes de tarentules,
La capote est une aile de sauterelle,
Les rênes : une fine toile d’araignée,
Le collier : d’humides rayons de lune,
Son fouet : un os de grillon, la lanière : un fil de la Vierge,
Son cocher : un petit moucheron vêtu de gris,
Pas plus gros que la moitié d’un petit ver rond
Que l’on prend dans les doigts paresseux d’une servante ;
Et dans cet équipage elle galope nuit après nuit
Dans le cerveau des amoureux, et alors ils rêvent d’amour ;
Sur les genoux des courtisans, qui rêvent aussitôt de courbettes ;
Sur les doigts des hommes de loi qui rêvent aussitôt d’honoraires ;
Sur les lèvres des dames qui rêvent aussitôt de baisers,
Ces lèvres que souvent Mab furieuse couvre de cloques
Car leur souffle est empesté de pastilles parfumées.
Parfois elle galope sur le nez d’un huissier
Et alors il rêve qu’il flaire un bon procès ;
Et parfois elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme
Chatouiller le nez d’un curé endormi ;
Et alors il rêve d’un nouveau bénéfice.
Parfois elle roule sur le cou d’un soldat
Et alors il rêve d’ennemis égorgés,
De brèches, d’embuscades, de lames de Tolède,
De rasades profondes de cinq brasses ; et aussitôt
Le tambour bat à son oreille, il tressaille, se réveille,
Et ainsi effrayé jure une prière ou deux
Et se rendort : c’est toujours cette Mab
Qui tresse la crinière des chevaux la nuit
Et dans leurs poils gluants et crasseux durcit ces nœuds magiques,
Qui, débrouillés, présagent de grands malheurs.
C’est elle la sorcière, quand les vierges sont allongées sur le dos,
Qui les comprime et leur apprend à endurer la première fois,
Et à devenir des femmes de bon support.
C’est encore elle...

G) Traduction de François Laroque et Jean-Pierre Villquin, 2005.

Alors, je vois que la Reine Mab t’est apparue.
C’est l’accoucheuse des fées et elle vient,
Pas plus grosse qu’une agate
Au doigt d’un échevin
Tirée par un attelage de tout petits atomes,
Se poser sur le nez des hommes endormis.
Son carrosse est une coquille de noisette vidée
Par l’écureuil menuisier ou un ver endurci,
Qui sont depuis toujours les carrossiers des fées.
Les rayons de ses roues sont des pattes de faucheux,
La capote est tissée d’ailes de sauterelles,
Les rênes sont faites de fins fils de la Vierge,
Le collier un humide éclat de lune,
Le fouet une patte de grillon, la lanière un fil d’araignée,
Le cocher un moucheron vêtu de gris,
Pas plus gros que le quart du petit poil rond
Qu’on tire de la main des filles paresseuses.
C’est ainsi que nuit après nuit elle galope
Dans la cervelle des amoureux qui rêvent alors d’amour,
Sur les genoux des courtisans qui rêvent alors de révérences,
Sur les doigts des robins qui rêvent aussitôt d’honoraires,
Sur les lèvres des dames qui rêvent aussitôt de baisers,
Ces lèvres que Mab en sa colère afflige
De boutons parce qu’elles sentent trop les bonbons.
Tantôt elle galope sur le nez d’un courtisan,
Et le voilà qui rêve qu’il flaire une requête.
Tantôt avec la queue d’un cochon de la dîme
Elle chatouille les narines d’un chanoine endormi
Qui rêve alors d’un nouveau bénéfice.
Tantôt elle s’aventure sur le cou d’un soldat,
Et le voilà qui rêve d’ennemis égorgés,
D’assauts et d’embuscades et d’épées de Tolède,
De rasades profondes de cinq brasses, et puis, bien vite,
Elle bat le tambour à son oreille, sur quoi il sursaute et s’éveille,
Et, ainsi effrayé, lâche une ou deux prières,
Et puis se rendort. C’est cette même Mab
Qui va la nuit tresser la crinière des chevaux,
Collant les poils follets en paquets répugnants
En nœuds qui, démêlés, annoncent le malheur.
C’est elle la sorcière, qui pèse sur les vierges, quand elles sont sur le dos,
Et leur enseigne à porter leur tout premier fardeau,
Faisant d’elles de bonnes bêtes de somme.
C’est elle…

Romeo and Juliet, éd. Arden, i.v.92-109.

Romeo. If I profane with my unworthiest hand
This holy shrine, the gentle sin is this:
My lips, two blushing pilgrims, ready stand
To smooth that rough touch with a tender kiss.

Juliet. Good pilgrim, you do wrong your hand too much,
Which mannerly devotion shows in this;
For saints have hands that pilgrims’ hands do touch,
And palm to palm is holy palmers’ kiss.

Romeo. Have not saints lips, and holy palmers too?

Juliet. Ay, pilgrim, lips that they must use in prayer.

Romeo. O then, dear saint, let lips do what hands do:
They pray: grant thou, lest faith turn to despair.

Juliet. Saints do not move, though grant for prayer’s sake.

Romeo. Then move not, while my prayer’s effect I take. [He kisses her.]
Thus from my lips, by thine, my sin is purged.

Juliet. Then have my lips the sin that they have took.

Romeo. Sin from my lips? O trespass sweetly urged.
Give me my sin again. [He kisses her.]

Juliet. You kiss by the book.

A) Traduction de François-Victor Hugo, 1859.

Roméo, prenant la main de Juliette. – Si j’ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.

Juliette. – Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser.

Roméo. – Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?

Juliette. – Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.

Roméo. – Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.

Juliette. – Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.

Roméo. – Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. (Il l’embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.

Juliette. – Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres.

Roméo. – Vous avez pris le péché de mes lèvres ? O reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l’embrasse encore.)

Juliette. – Vous avez l’art des baisers.

B) Traduction d’Émile Legouis, 1899.

Rom. (à Juliette) Si cette main profane une châsse divine,
Ma lèvre, que rougit la honte du péché,
Se prépare à venir, dévote pèlerine,
Pour effacer l’affront de ce rude toucher.

Jul. Bon pèlerin, je trouve injuste votre bouche
Pour votre main, qui fait hommage coutumier :
Les saintes ont des mains que tout pèlerin touche
Et paume contre paume est baiser de paumier.

Rom. Le paumier n’a-t-il pas des lèvres, et la sainte ?

Jul. Des lèvres, pèlerin, pour prier nuit et jour.

Rom. Ah ! les miennes envient à nos mains leur étreinte :
Elles te prient… Exauce ! ou bien le ciel est sourd !

Jul. Même exauçant un vœu les saints restent de pierre.

Rom. Reste ainsi, que je goûte au fruit de ma prière. (Il lui donne un baiser.)
Tes lèvres ont purgé les miennes du péché.

Jul. Le péché passe alors en celle qui vous l’ôte.

Rom. Inexcusable oubli, justement reproché !
Rends-le moi ! (Il lui prend un second baiser)

Jul. Vous savez le rituel sans faute !

C) Traduction de Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff, 1938.

Roméo, à Juliette
Si je profane avec ma main qui n’est point digne
Cette châsse bénie, c’est un bien doux péché ;
Mes lèvres, ces rougissants pèlerins vont effacer
Le trop rude toucher par un tendre baiser.

Juliette
Bon pèlerin, voua faites injustice à votre main
Car elle a montré dévotion courtoise ;
Les saintes ont des mains que touchent les pèlerins,
Paume sur paume, c’est le pieux baiser du pèlerin.
Roméo
N’ont-elles pas des lèvres, les saintes,
N’en ont-ils pas, les pieux pèlerins ?
Juliette
Oui, des lèvres, pèlerin,
Dont elles usent pour la prière.
Roméo
Alors, ô chère sainte,
Laisse les lèvres faire ce que font les mains ;
Elles prient, exauce-les, de crainte
Que leur foi ne tourne en profond chagrin.
Juliette
Les saintes sont immobiles
Même en exauçant les prières.
Roméo
Alors, sois immobile
Tandis que je prendrai le fruit de mes prières.
Ainsi le péché de mes lèvres
Par tes lèvres sera effacé. (Il l’embrasse)
Juliette
Et mes lèvres ainsi garderont le péché.
Roméo
Le péché de mes lèvres ?
O faute doucement reprochée au pécheur !
Juliette
Vous embrassez selon les plus belles manières.

D) Traduction d’Yves Bonnefoy, 1968.

Roméo, à Juliette.
Si j’ai pu profaner de ma main indigne,
Cette châsse bénie, voici ma douce pénitence :
Mes lèvres sont toutes prêtes, deux rougissants pèlerins,
À guérir d’un baiser votre souffrance.
Juliette
Bon pèlerin, vous êtes trop cruel pour votre main
Qui n’a fait que montrer sa piété courtoise.
Les mains des pèlerins touchent celles des saintes,
Et leur baiser dévot, c’est paume contre paume.
Roméo
Saintes et pèlerins ont aussi des lèvres ?
Juliette
Oui, pèlerin, qu’il faut qu’ils gardent pour prier.
Roméo
Oh, fassent, chère sainte, les lèvres comme les mains !
Elles qui prient, exauce-les, de crainte
Que leur foi ne devienne du désespoir.
Juliette
Les saints ne bougent pas, même s’ils exaucent les vœux.
Roméo
Alors ne bouge pas, tandis que je recueille
Le fruit de mes prières. Et que mon péché
S’efface de mes lèvres grâce aux tiennes. Il l’embrasse.
Juliette
Il s’ensuit que ce sont mes lèvres
Qui portent le péché qu’elles vous ont pris.
Roméo
Le péché, de mes lèvres ? Ô charmante façon
De pousser à la faute ! Rends-le-moi ! Il l’embrasse à nouveau.
Juliette
Il y a de la religion dans vos baisers.

E) Adaptation de Jean Vauthier, 1971.

Roméo, prenant la main de Juliette : Si ma main s’est faite profanatrice, mes lèvres comme deux pèlerins rougissants veulent faire pénitence, et demandent si elles peuvent effacer par un doux baiser la rudesse du grossier toucher.

Juliette : Bon pèlerin, que de sévérité pour votre main courtoise… Les saints ont des mains que touchent celles des pèlerins, et paume contre paume, c’est le baiser du saint pèlerin.

Roméo : Les saints ont des lèvres, n’est-ce pas, et les pèlerins aussi.

Juliette : Oui, pèlerin, des lèvres consacrées à la prière.

Roméo : Ô ma sainte, laisse aux lèvres autant de liberté qu’aux mains ; les lèvres prient, exauce-les, de peur qu’un désespoir remplace leur foi.

Juliette : Les saints restent immobiles en exauçant les prières qu’on leur adresse.

Roméo : Sois donc immobile tandis que je cueillerai le fruit de ma prière. (Il l’embrasse.) Vos lèvres ont effacé le péché de mes lèvres.

Juliette : Alors ce sont mes lèvres qui gardent le péché qui n’est plus sur les vôtres.

Roméo : Un péché sur tes lèvres ? Délicieux reproche ! Rends-le-moi, rends-moi mon péché. Il l’embrasse encore.

Juliette : Vous connaissez l’art d’embrasser…

F) Traduction de Jean-Pierre Villquin, 1982.

Roméo
Si ma main très indigne devait profaner
ce reliquaire béni, pour douce pénitence,
que mes lèvres, ces deux pèlerins rougissants,
effacent d’un baiser la rudesse du geste.
Juliette
Bon pèlerin, vous faites offense à votre main
qui offre ainsi l’hommage de sa dévotion,
car les saintes ont des mains que les pèlerins touchent,
Et paume contre paume, c’est là leur pieux baiser.
Roméo
Les saintes ont-elles des lèvres et les pèlerins aussi ?
Juliette
Elles en ont, pèlerin, faites pour la prière.
Roméo
Oh ! chère sainte,
Laissez les lèvres faire ce que font les mains.
Elles prient, exaucez-les, de crainte que leur foi
ne tourne au désespoir.
Juliette
Les saintes sont de marbre en dispensant leurs grâces.
Roméo
Restez donc impassible, pendant que je recueille
le fruit de ma prière. (Il l’embrasse.)
Vos lèvres ont effacé le péché de mes lèvres.
Juliette
Mes lèvres ont le péché qu’elles ont pris sur vos lèvres.
Roméo
Le péché de mes lèvres ? Oh ! douce tentation,
Rendez-moi mon péché. (Il l’embrasse.)
Juliette
Vous embrassez selon la liturgie.

G) Traduction de Jean-Michel Déprats, 1989, Pléiade, 2002.

Roméo
Si je dois profaner de mon indigne main
Ce saint reliquaire, voici plus doux péché :
Mes lèvres adouciront, rougissants pèlerins,
Ce rude attouchement par un tendre baiser.
Juliette
Bon pèlerin, vous faites trop de tort à votre main,
Qui ne fait que montrer dévote honnêteté ;
Car les saints ont des mains que touchent les pèlerins,
Et paume contre paume est leur pieux baiser.
Roméo
Saints et pèlerins pieux ont des lèvres aussi ?
Juliette
Oui, pèlerin, dont ils se servent pour prier.
Roméo
Chère sainte, lèvres et mains fassent ainsi :
Elles prient, exauce-les, leur foi ne soit désespérée.
Juliette
Les saints ne bougent pas, exauçant les prières.
Roméo
Ne bouge pas, je prends lobjet de ma prière. [Il l’embrasse.]
De mes lèvres, tes lèvres ont lavé le péché.
Juliette
Alors mes lèvres ont le péché qu’elles vous ont pris.
Roméo
Un péché sur mes lèvres ? Faute doucement reprochée.
Rendez-moi mon péché. [Il l’embrasse.]
Juliette
Vous embrassez en érudit.

H) Traduction de François Laroque et Jean-Pierre Villquin, 2005.

Roméo
Si de ma main indigne je devais profaner
Ce sanctuaire, voici mon doux péché : mes lèvres
Ces deux pèlerins rougissants, vont effacer
La rudesse de mon geste dans un tendre baiser.
Juliette
Bon pèlerin, vous offensez là votre main
Qui offre ainsi l’hommage de sa dévotion,
Car les saintes ont des mains que les pèlerins touchent,
Paume contre paume, c’est là leur pieux baiser.
Roméo
Les saintes ont-elles des lèvres comme les pèlerins ?
Juliette
Oui, pèlerin, des lèvres pour prier.
Roméo
Ô chère sainte, que tes lèvres imitent tes mains.
Elles prient pour que leur foi ne soit pas désespoir.
Juliette
Les saintes restent de marbre en dispensant leurs grâces.
Roméo
Ne bouge pas tandis que je recueille le fruit de ma prière.
[Il l’embrasse] Tes lèvres sur les miennes ont lavé mon péché.
Juliette
Alors mes lèvres portent le péché qu’elles t’ont pris.
Roméo
Le péché de mes lèvres ? Quelle douce tentation ! [Il l’embrasse]
Rends-moi mon péché.
Juliette
Tu embrasses comme il faut.

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Notes

1  Premier quatrain : Roméo ; deuxième quatrain : Juliette ; les deux locuteurs se partagent à peu près également le dernier quatrain et le distique final.

2  Jean-Louis Joubert, La poésie, Paris, Armand Colin, coll. Cursus lettres, 1988, p. 6.

3  Dans un texte de jeunesse : « Hérésies artistiques. L’art pour tous ».

4  Cf. Bartlett, p. 1124. Les références données sont à TGV, iii.ii.78 ; Mer. V, v.i.80 ; H8, iii.i.3.

5  TGV, iii.ii.71. William Shakespeare, The Complete Works, coll. The Oxford Shakespeare. Pour la commodité de la consultation, toutes les références shakespeariennes sont à cette édition.

6  MND, v.i.12-17.

7  TA, i.i.217-25.

8  R&J, ii.i.229-230.

9  La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, rééd., 1999. p. 58-59.

10  Robert Ellrodt, « Les poèmes de Shakespeare », in Shakespeare Œuvres Complètes, édition bilingue, Les Tragicomédies II, Paris, Robert Laffont, p. 524-525.

11  André Davoust, « Traductologie et Poésie : Emily Dickinson entre la dérive des règles et les règles de la dérive », Cahiers Charles V, Poésie en Traduction, novembre 1994, n° 17 p. 116.

12  De la traduction, extrait de Sous l’invocation de Saint-Jérôme, Arles, Actes Sud, 1984, p. 15-16.

13  Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, notamment p. 321.

14  « Comment traduire Shakespeare », Études Anglaises, n°4, oct.-déc. 1964, p. 341-351. Reproduit dans Yves Bonnefoy, Théâtre et Poésie, Shakespeare et Yeats, Paris, Mercure de France, 1998, p. 193-208. Les notes de bas de page suivantes sont des références à cette édition qu’on peut plus facilement trouver en librairie.

15  Ibid. p. 195.

16  Ibid. p. 198.

17  Ibid. p. 202-203.

18  Ibid. p. 204.

19  Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 264.

20  Art. cit., p. 206.

21  Cité dans le Programme automne-hiver 2005-2006, Lectures et Rencontres du Centre de Traduction Littéraire de l’Université de Lausanne.

22  « La prose du monde », Libération, samedi 22 et dimanche 23 octobre 2005.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Michel Déprats, « « I do not know what poetical is » : sur quelques problèmes de traduction poétique »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 24 | 2007, 185-212.

Référence électronique

Jean-Michel Déprats, « « I do not know what poetical is » : sur quelques problèmes de traduction poétique »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 24 | 2007, mis en ligne le 30 mars 2010, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1053 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1053

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Auteur

Jean-Michel Déprats

Jean-Michel Déprats est maître de conférences à l’Université de Paris x–Nanterre. Spécialiste du théâtre élisabéthain et de ses mises en scène, auteur de nombreux articles sur la traduction théâtrale, il a traduit pour le théâtre une cinquantaine de pièces de Shakespeare, Marlowe, Ford et d’auteurs britanniques ou américains contemporains. Il dirige la nouvelle édition des Œuvres complètes de Shakespeare dans la Bibliothèque de la Pléiade dont les deux premiers volumes (Tragédies) ont déjà paru.

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