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« The title of a poet » : autorité et auctorialité dans les sonnets de William Shakespeare, de Samuel Daniel et de sir Philip Sidney1

’The title of a poet’: authority and authorship in the sonnets of William Shakespeare, Samuel Daniel and Sir Philip Sidney
Christine Sukič
p. 53-68

Résumés

Dans The Defense of Poesy, Sidney établissait une forme d’aristocratie poétique en introduisant une distinction de classe entre ceux qui sont « nés poètes » et les autres. Néanmoins, il affirmait aussi qu’il n’avait que récemment acquis le « titre de poète ». De plus, sa défense et pratique d’une poésie et d’une poétique aristocratiques ne se manifestèrent de son vivant que dans le cercle intime de ses proches. Cette expérience poétique ne pouvait qu’être problématique pour ses successeurs, vivant dans l’ombre du gentilhomme poète devenu héros national. On étudiera dans cette communication la pratique poétique de Samuel Daniel, proche du cercle de Sidney, et de William Shakespeare, pour se demander comment se manifeste, à la fois dans leur œuvre et dans le contexte de leurs publications, cette « poétique aristocratique » et comment ils se « glissent », comme l’écrivait Sidney, dans le « titre de poète ».

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Texte intégral

  • 1  Je tiens à remercier Gisèle Venet et Laetitia Coussement-Boillot pour leurs corrections et suggest (...)
  • 2  Édition utilisée: Sidney’s ‘The Defense of Poesy’ and Selected Renaissance Criticism, éd. Gavin Al (...)

1Dans The Defense of Poesy2, texte vraisemblablement écrit aux alentours de 1580, sir Philip Sidney semble énoncer une conception double de ce qu’il nomme « the title of a poet » (p. 4). D’une part, comme on le sait, Sidney donne l’impression d’approcher son sujet du bout des lèvres. Il commence son texte par une anecdote racontant une visite auprès d’un professeur d’équitation qui fait un éloge démesuré de son art et du cheval, ce qui fait dire à Sidney qu’après cette visite, il n’avait qu’une envie, c’était de devenir cheval lui-même. Cela lui permet d’aborder son sujet, la poésie, de manière contradictoire, puisqu’il va en faire l’éloge mais énonce en même temps qu’en faire l’éloge c’est apparaître comme un personnage quelque peu ridicule. De plus, son introduction se termine par une dépréciation de sa propre personne, affirmant que, s’il est poète, c’est uniquement par hasard (« I know not by what mischance », p. 4), que sa pratique de la poésie ne se fait qu’à ses moments de loisirs (« my […] idlest times », p. 4) et qu’enfin, il n’est pas vraiment poète, mais s’est simplement glissé dans la peau d’un poète (« having slipped into the title of a poet », p. 4). S’étant ainsi présenté comme le poète de l’otium par excellence, Sidney commence pourtant sa « défense » en affirmant que la poésie est une occupation de princes et de héros.

2Le poète est donc selon lui un aristocrate de l’art (il parle par exemple de « the poet’s nobleness », p. 13) et la poésie l’art aristocratique par excellence : c’est, comme l’équitation louée par John Pietro Pugliano, l’art le plus noble qui soit. Sidney le met en évidence tout au long de son texte, non seulement dans l’emploi de mots comme « noble », « nobleness » ou « peerless », mais également en tentant de démontrer avec force que la poésie est, depuis toujours, associée aux héros. La raison n’en est pas uniquement que la poésie peut avoir pour sujet l’héroïsme, mais surtout que les héros eux-mêmes la goûtent, y compris lorsqu’ils vont au combat. Ainsi, dit-il, « poetry is the companion of camps » (p. 37), ce qui nous rappelle évidemment que Sidney le poète est lui-même mort au champ d’honneur. C’est même la poésie qui pousse les héros à l’action (« active men received their first motions of courage », p. 37). La poésie, continue Sidney, a toujours été en faveur auprès des héros et des grands hommes, qui l’ont goûtée et ont été eux-mêmes poètes : « Sweet poesy […] had kings, emperors, senators, great captains such as, besides a thousand others, David, Hadrian, Sophocles, Germanicus, not only to favour poets, but to be poets » (p. 42).

3Ainsi, Sidney établit une forme d’aristocratie poétique, en introduisant une distinction de classe entre ceux qui sont nés poètes et les autres, puisque, affirme-t-il, « A poet, no industry can make, if his own genius be not carried into it, and therefore is it an old proverb — orator fit, poeta nascitur », c’est-à-dire « on devient orateur, mais on naît poète » (p. 43). Ainsi, selon lui, la poésie du comte de Surrey reflète sa noble naissance: « I account […] in the Earl of Surrey’s lyrics many things tasting of a noble birth, and worthy of a noble mind » (p. 44). En revanche, ce sont les faux poètes et les rimailleurs qui font du tort à la poésie, et notamment en Angleterre : « the cause why it is not esteemed in England is the fault of poet-apes, not poets » (p. 53).

  • 3  Sir Philip Sidney, The Major Works, éd. Katherine Duncan-Jones, Oxford World’s Classics, Oxford, O (...)
  • 4  Édition utilisée pour Astrophil and Stella : The Major Works, op. cit.
  • 5  Baldassare Castiglione, The Book of the Courtier, trad. sir Thomas Hoby, éd. J. H. Whitfield, Lond (...)

4Sidney s’étant lui-même défini comme poète occasionnel, on peut en déduire, soit qu’il ne se considère pas comme poète de naissance, soit que, par coquetterie, il rechigne à se définir lui-même comme le noble représentant du plus noble des arts. C’est fort possible, d’autant plus que la définition aristocratique de la poésie et du poète implique que le poète lui-même ait une attitude aristocratique, c’est-à-dire qu’il en adopte les codes. Or Sidney, dans son rapport à l’écriture, choisit d’apparaître comme un artiste s’adonnant nonchalamment à son art, parlant, dans The Defense, de « this ink-wasting toy of mine » (p. 55). De même, dans une lettre à son frère Robert datée du 18 octobre 1580, il évoque l’Arcadie en écrivant « My toyfull book3 ». Enfin, si l’on se réfère au sonnet 18 d’Astrophil and Stella4, le locuteur y déplore sa propension à ne produire que des broutilles en dépit du savoir qu’il a accumulé : « my knowledge brings forth toys » (v. 9). Évidemment, on est tenté de voir dans cette nonchalance une forme de sprezzatura, telle que Castiglione la définit dans Le Livre du courtisan: « to use in everye thing a certaine disgracing to cover arte withall, and seeme whatsoever he doth and saith, to doe it without paine, and (as it were) not minding it5 ».

  • 6  Tottel’s Miscellany, éd. 1870, p. iii, cité par Stephen May, « Tudor Aristocrats and the Mythical (...)

5On le sait, Sidney n’a jamais publié ses œuvres, qui n’ont donné lieu à des publications qu’après sa mort. Ainsi, The Defense a paru pour la première fois en 1595, soit 9 ans après la mort de Sidney en 1586. Quant à Astrophil and Stella, sa première édition date de 1591. Sidney répugnait-il à la publication de ses œuvres, selon le principe qu’Edward Arber appelait « the stigma of print6 », à savoir, une aversion de la part des aristocrates à voir leurs œuvres données au public par la voie de la publication ? Dans un article de 1980, Stephen May a dénoncé le principe du « stigma of print » comme un mythe inventé par Arber qui ne correspondait pas à la réalité du xvie siècle. Néanmoins, les exemples donnés par May ne sont guère convaincants, et laissent apparaître que Sidney se situe à une période charnière entre les aristocrates non publiés comme sir Thomas Wyatt et le comte de Surrey, et ceux qui ne rechignent pas à voir leur œuvre imprimée, comme sir Walter Raleigh, ou bien sûr Mary Sidney Herbert, Comtesse de Pembroke, la propre sœur de sir Philip Sidney.

  • 7  « To his Booke », The Shepheardes Calender, in The Poetical Works of Edmund Spenser, éd. J. C. Smi (...)

6La définition du poète et de la poésie, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Sidney, ne manquait pas d’être problématique pour ses contemporains ou ses successeurs immédiats, vivant dans l’ombre du gentilhomme poète devenu héros national. Du vivant de Sidney déjà, Spenser mettait l’accent, dans The Shepheardes Calender (1579), sur les qualités de noblesse du héros poète, « To him that is the president / Of noblesse and of chevalree7 ». Dans sa dédicace de Complaints (1591) à la comtesse de Pembroke, Spenser continuait son hommage à Sidney, posthume cette fois. Enfin, avec son imitation de l’élégie pastorale classique, Astrophel, en 1596, Spenser s’inventait une persona poétique : il devenait berger à l’égal d’un Sidney berger de fiction, qu’il pleurait donc en tant qu’habitant de la même Arcadie. Il semblait atteindre ainsi sa véritable identité de poète en établissant une généalogie poétique par l’intermédiaire de la poésie pastorale. Je vois dans ce parcours poétique de Spenser une forme emblématique du parcours poétique des contemporains ou successeurs immédiats de Sidney : Sidney est le passage obligé, l’aune poétique à laquelle se mesurer, le premier théoricien de la poésie en anglais, et le premier auteur en langue anglaise d’un recueil de sonnets.

7Aussi ai-je choisi de me demander comment, à la lumière de cette définition problématique, selon moi, de la poésie et du poète énoncée par Sidney, deux poètes aussi différents l’un de l’autre que sont Samuel Daniel et Shakespeare envisageaient leur poétique et leur persona poétique. Tous deux publient un recueil de sonnets à deux époques différentes. Pour Daniel, il s’agit de Delia, publié pour la première fois en 1592 — soit un an après Astrophil and Stella — et pour Shakespeare, des Sonnets publiés en 1609. Il est évidemment nécessaire de tenir compte de la période d’écriture qui, pour ces deux poètes, et encore plus pour Shakespeare, précède de beaucoup l’année de première édition et n’est pas connue avec certitude. Le contexte social de l’un et de l’autre poètes doit également être pris en compte : Daniel et Shakespeare sont tous deux dramaturges, mais Daniel a étudié à Oxford, et fait partie du cercle de la comtesse de Pembroke, à qui il dédie de nombreuses œuvres.

8Mais avant les textes eux-mêmes, il me paraît indispensable d’examiner brièvement les conditions de publication. La première édition de Delia est du plus haut intérêt, puisque vingt-huit sonnets de ce recueil apparurent d’abord en 1591 dans une publication non autorisée, préparée à l’instigation de l’éditeur Thomas Newman, publication qui incluait, justement, Astrophel and Stella : Syr P. S. his Astrophel and Stella. Wherein the excellence of sweete poesie is concluded. To the end of which are added, sundry other rare sonnets of divers noble men and gentlemen. Aussi, lorsque Daniel publia Delia l’année suivante (1592), il ne manqua pas d’évoquer cette circonstance dans sa dédicace à la comtesse de Pembroke :

  • 8  Samuel Daniel, Delia. Contayning certayne Sonnets: vvith the complaint of Rosamond, Londres : I. C (...)

Right honorable, although I rather desired to keep in the private passions of my youth, from the multitude, as things utterd to my selfe, and consecrated to silence: yet seeing I was betraide by the indiscretion of a greedie Printer, and had some of my secrets bewraide to the world, uncorrected: doubting the like of the rest, I am forced to publish that which I neuer ment. But this wrong was not onely done to mee, but to him whose unmatchable lines have indured the like misfortune; Ignorance sparing not to commit sacriledge upon so holy Reliques. Yet Astrophel, flying with the wings of his own fame, a higher pitch then the gross-sighted can discerne, hath registred his owne name in the Annals of eternitie, and cannot be disgraced, howsoever disguised8.

9Pour certains critiques, c’est Daniel lui-même qui aurait échafaudé l’idée d’une fausse édition pirate, afin d’être associé au nom de Sidney. L’idée est séduisante, mais ne peut être prouvée. Ce qui est important, c’est qu’ayant été associé à son illustre aîné, il fasse de ce rapprochement, fortuit ou non, le point de départ de sa préface, dans laquelle il se défend d’avoir voulu publier ce qu’il présente comme une œuvre de jeunesse (il avait trente ans en 1592). Cela lui permet ainsi d’apparaître comme l’égal de Sidney, et de montrer sa réticence à publier. En cela aussi, Daniel peut apparaître comme l’égal de ce grand poète qui ne publia jamais. Néanmoins, lorsqu’on fait le compte des éditions, rééditions, réécritures, corrections de Delia (de même que de ses autres œuvres), on peut supposer que cette réticence est feinte. Elle a pourtant besoin d’être réaffirmée, comme si la publication exposait dangereusement l’œuvre et le poète au jugement de ses lecteurs, et peut-être même à une catégorisation de classe. L’éditeur de Syr P. S. His Astrophel and Stella, Thomas Newman, est d’ailleurs conscient du danger (d’autant plus que la publication n’a pas été autorisée par la comtesse de Pembroke) puisqu’il s’excuse d’avoir rendu publique l’œuvre de Sidney, mais se défend en invoquant la nécessité de ne pas laisser dans l’ombre cette œuvre majeure.

  • 9  « ’These fewe scribbled rules’: Representing Scribal Intimacy in Early Modern Print », Huntington (...)

10Shakespeare qui, on le sait, avait associé ses deux premières publications poétiques à une figure de l’aristocratie, le comte de Southampton, livre avec ses Sonnets, en 1609, une œuvre qui, mis à part la dédicace à « W. H. » signée de Thomas Thorpe, se singularise par ce que j’appellerais son autonomie auctoriale, dans la mesure où l’on accepte que cette édition a bien été supervisée par le poète lui-même, ce qui n’est pas absolument certain. Alors que dans Vénus et Adonis et dans Le Viol de Lucrèce, les deux dédicaces, ainsi que l’a bien montré Cathy Shrank9, tentent d’imiter un document manuscrit avec une signature en bas et à droite de la page, censée représenter une attitude de soumission au dédicataire qui est, lui, d’une classe sociale plus élevée que l’auteur, tel n’est pas le cas dans les Sonnets, y compris dans la dédicace de Thorpe.

  • 10  Tottel’s Miscellany (1557-1587) n’est pas un recueil au sens strict du terme, mais plutôt une anth (...)

11Shakespeare, en affichant cette autonomie dans son choix éditorial (rappelons ici que seules ses œuvres poétiques firent l’objet de publications soignées de sa part), rejoint l’autonomie auctoriale de Sidney, qui est néanmoins d’une autre nature. Sidney n’ayant pas publié (il en avait peut-être émis le souhait, mais cela, on l’ignore), son autonomie d’auteur se manifeste d’une autre manière, dans la matière même de ses poèmes. Publiant le premier recueil de sonnets écrits en anglais10, Sidney, dès le début du recueil, s’inscrit contre l’idée d’imitation, et revendique l’invention autonome. Les poèmes des autres demeurent étrangers à son écriture : « And others’ feet still seemed but strangers in my way » (sonnet 1). Dans le fameux dernier vers de ce premier poème, la revendication d’autonomie, et d’une poésie intime, venant de soi, est confirmée par sa muse : « Fool, said my muse to me : ‘look in thy heart, and write’« . Dans le sonnet 90, reprenant plus ou moins le thème du sonnet 293 de Pétrarque (« S’io avesse pensato che sí care »), le poète se défend de rechercher la gloire par ses vers : « Stella, think not that I by verse seek fame ». Pétrarque se défendait aussi d’utiliser la figure de Laura aux mêmes fins. Dans le sonnet 90, Sidney-Astrophil nie toute forme d’ambition poétique (« Nor so ambitious I am, as to frame / A nest for my young praise in laurel tree ») et se refuse à apparaître à la postérité comme un véritable poète (« In truth I swear, I wish not there should be / Graved in mine own epitaph a poet’s name »). Et, reprenant d’ailleurs le mot de « title » qu’il emploie dans The Defense, il affirme enfin que, le voudrait-il, il ne pourrait à bon droit revendiquer le titre de poète : « Ne if I would, could I just title make ». Dans le dernier tercet, il affirme enfin que ce n’est pas lui qui écrit, contrairement à ce qu’il affirme dans le premier sonnet du poème, mais l’amour, qui guide sa main pour célébrer la beauté de Stella :

For nothing from my wit or will doth flow,
Since all my words thy beauty doth endite,
And love doth hold my hand, and makes me write.

  • 11  Édition utilisée : Shakespeare’s Sonnets, éd. Stephen Booth, New Haven et Londres, Yale University (...)

12Samuel Daniel reprend la thématique du sonnet 90 dans le sonnet iv de Delia (inspiré de Philippe Desportes, le poète maniériste français par excellence) en affirmant, qu’il ne recherche pas, lui non plus les honneurs : « No bays I seek to deck my mourning brow ». Mais Stella, elle, semble être créée directement de la plume d’Astrophil (« Since all my words thy beauty doth endite », Astrophil and Stella, Sonnet 90). Son nom même semble formé comme par magie par l’encre déposée sur le papier : « My very ink turns straight to Stella’s name » (sonnet 19). La poésie, pour Astrophil, est une imitation du visage de Stella, comme si les traits du visage se transformaient en vers : « then all my deed / But copying is, what in her nature writes » (Sonnet 3). En revanche, Delia regarde le visage du poète sur lequel la douleur a tracé de profondes lignes : « Delia herself, and all the world may view / Best in my face, how cares hath tilled deep furrows » (Delia, Sonnet iv). Ce que le poète dépeint, ce n’est pas le nom ou le visage de Delia, mais les passions que son amour pour elle a provoquées : « Nor are my passions limned for outward hue ». Et ses vers proviennent directement de son cœur, affirme-t-il au début du distique final : « These lines I use t’unburden mine own heart ». Shakespeare11, lui, lorsqu’il évoque sa poésie et son statut de poète, semble établir une différence entre le thème et le style. Dans le sonnet 76 (« Why is my verse so barren of new pride »), il entreprend de se défendre de l’accusation de monotonie formulée par le jeune homme contre sa poésie. Utilisant le paradoxe du soleil qui est à la fois nouveau chaque jour, et pourtant toujours vieux (« For as the sun is daily new and old »), il revendique la constance, à la fois de son amour, et du thème de sa poésie : « And you and love are still my argument ». Il ne fait donc que redire ce qui a déjà été dit, et user (ou dépenser : « spend ») ce qui a déjà été usé ou dépensé. Ce n’est pas le thème (l’amour qu’il porte au jeune homme) qui est nouveau, mais le style (la réécriture de ce qui a déjà été écrit, ou peut-être la subversion d’un topos). De même, dans le sonnet 78 (« So oft have I invoked thee for my muse »), il affirme, comme Sidney et Daniel, que ce qu’il écrit procède directement du jeune homme : « that which I compile / Whose influence is thine and born of thee ». Néanmoins, plutôt que l’aspect thématique, il met encore en avant, dans ce sonnet, l’influence que le jeune homme porte, non sur ce qu’il écrit, mais sur sa manière de l’écrire : « But thou art all my art ». De même, dans le sonnet 79, c’est le jeune homme qui donne (ou plutôt qui donnait) de la grâce à ses vers : « My verse alone had all thy gentle grace ». Il est à noter que ces deux derniers poèmes appartiennent au groupe dit des sonnets du « poète rival ». L’influence thématique du jeune homme (à la fois l’amour qui lui est porté, et la grâce qui lui est inhérente) est partagée par plusieurs poètes. Le poète des sonnets ne revendique donc pas une indépendance thématique, mais stylistique, ce que confirme le sonnet 86 (« What is the proud full sail of his great verse »). Comme le poète l’affirme dans le distique final, son rival a beau emplir sa poésie de la beauté du jeune homme (c’est ce qu’affirmait Sidney à propos de Stella), il demeure que les vers du locuteur, malgré cette absence, sont toujours présents, bien qu’affaiblis : « But when your countenance fill’d up his line, / Then lack’d I matter ; that enfeebled mine ».

13Il se fait jour, entre le recueil de Sidney et celui de Shakespeare, une évolution de la notion de subjectivité poétique. On note que Sidney et Daniel choisissent tous les deux de créer une fiction poétique soulignée par les noms de Stella, d’Astrophil et de Delia. Sidney, en insérant dans son recueil les onze chants qui mettent en évidence le développement d’une histoire — même si elle est assez succincte — construit une véritable fiction (que certains considèrent comme une réalité) qui voit Astrophil passer de l’espoir de convaincre Stella au désespoir et parfois à l’invective contre son amante. Dans les chants, apparaissent aussi des fictions secondaires, comme au chant 9, où Sidney adopte le mode pastoral puisque Astrophil est un berger et Stella une « fiercest shepherdess ». Quant à Daniel, sa fiction est assez dépouillée : elle se concentre sur le nom de Delia, et sur la passion mélancolique du locuteur, ou son humeur, puisque Daniel utilise ces deux modes d’expression. Il n’y a pas de réelle évolution dans cette fiction, mais peut-il y en avoir dans ces formes dérivées du pétrarquisme, horizon psychologique bloqué s’il en est ? Il y a surtout une unité de ton dans cette voix poétique exprimant sa passion maladive de manière obsessionnelle, ce qui est techniquement marqué par la récurrence de certains mots en position finale : disdain, mourn, moan, fade, etc. Pourtant, malgré ce choix, il semble nécessaire à Daniel aussi bien qu’à Sidney de prouver que les sentiments exprimés dans chacun des recueils sont authentiques, réels, comme le montrent les sonnets qui nient l’utilisation de l’écriture poétique à des fins de prestige intellectuel ou social. La fiction créée par Shakespeare dans les sonnets est visible surtout dans le regroupement de sonnets qui ont la même thématique (le jeune homme, l’incitation à se marier et à avoir des enfants, le poète rival ou les poètes rivaux, la « dark lady »…). Mais il n’y a pas, dans cette fiction poétique, nécessité de revendiquer une quelconque authenticité : la fiction ne pose pas problème ; elle va de soi, tout comme l’authenticité des sentiments. Sidney ou Daniel, en soulignant à la fois la fiction et l’authenticité des sentiments, se regardent écrire, en quelque sorte, et pratiquent une forme de détachement dans l’acte d’écrire qui le transforme en une situation artificielle.

  • 12  Voir notamment Pierre Spriet, Samuel Daniel (1563-1619). Sa vie – Son œuvre, Études Anglaises 29, (...)
  • 13  L’accusation d’imitation est d’ailleurs formulée à l’encontre de Daniel dans la pièce The Second P (...)

14Alors que Sidney voit l’écriture des sonnets comme une « simple » transposition sur la page de la beauté de Stella, Daniel, dont le recueil est empreint d’une humeur mélancolique patente dans tous les sonnets, dépeint les passions provoquées par un amour non partagé. C’est cela qui constitue son identité de poète, cette voix passionnelle qui domine tout le recueil, ce qu’il nomme « The sad memorials of my love’s despair » (sonnet ix). L’acte d’écrire même est une souffrance, notamment dans le sonnet xiii, où le poète se compare à Pygmalion amoureux d’une statue. Mais aucune Vénus n’intervient pour changer cette statue en femme, et le poète se heurte à la froideur et à la dureté du marbre : « And still I toil, to change the marble breast, / Of her ». Son acharnement à écrire le conduit à sa propre perte : « And so did perish by my proper art ». On voit d’ailleurs là qu’il n’y a pas de référent autobiographique possible, et que Delia, comme Stella, et comme Laura avant elles, est une scripta puella avant d’être une femme. Shakespeare, lui, affirme son autonomie auctoriale par la réécriture de lieux communs, ce qu’il nomme dans le sonnet 76 « Spending again what is already spent », mettant ainsi l’accent sur la « stérilité poétique » de la veine pétrarquiste désormais épuisée. Sidney, auteur du premier recueil de sonnets en anglais, affirme son statut d’écrivain en soutenant la nécessité de composer une matière neuve, qui ne peut venir que de soi : c’est la revendication d’une autonomie du moi, qui équivaut sans doute aussi à la nécessité de se présenter comme un auteur anglais, et non un imitateur de formes « continentales ». Daniel creuse l’individualité solipsiste du sonnet en composant des poèmes nés de ses passions. La réécriture est une répétition qui se vit comme le supplice de Sisyphe, auquel il fait allusion dans le sonnet ix : « The never-resting stone of care to roll ». Le Sisyphe de la passion amoureuse, c’est l’amant pétrarquiste précisément, puisque c’est l’amour sans issue qui en constitue et la psychologie et la poésie. D’ailleurs, ainsi que l’ont noté de nombreux critiques12, la réécriture, pour Daniel, est une réalité, puisque nombre de ses sonnets sont directement inspirés, ou même imités, de sonnets français ou italiens de Du Bellay, de Pétrarque, et surtout de Philippe Desportes. Il est vrai que c’est là une des caractéristiques du sonnet. Dans son histoire anglaise, cette forme est d’abord une traduction ou imitation du sonnet pétrarquiste par sir Thomas Wyatt et le comte de Surrey. Mais le choix même du sonnet implique le recours à une forme fermée, et qui est par nécessité une réécriture de réécriture, déjà usée, déjà dépensée, comme l’écrit Shakespeare. Le recours à des images pétrarquistes et à une rhétorique pétrarquiste va de soi. Le sonnet est, par nature, un poème de la mémoire et de la réécriture. Sidney semble le nier puisque, lorsqu’il parle d’imitation, il s’agit pour lui d’imitation de la nature, de mimesis, comme par exemple dans le sonnet 3 : « all my deed / But copying is what in her Nature writes ». Le poète de Delia, lui, se désole de cette imitation qui contribue à sa perte13. Quant à Shakespeare, il n’hésite pas à se présenter comme un poète de la réécriture.

15De plus, le sonnet étant une forme courte, la réécriture se manifeste aussi à l’intérieur d’un recueil, le sonnettiste ressassant inlassablement son amour et recourant à des images identiques, créant à l’intérieur d’un recueil des réseaux métaphoriques. À chaque page, le modèle du sonnet se termine puis recommence, puisqu’il y a en général, à chaque page, à peu près deux sonnets et demi, comme dans la première édition du recueil de Shakespeare ainsi que dans l’édition pirate Sidney / Daniel, par exemple. Le sonnet est aussi propice à l’émergence d’une subjectivité particulière, même si, comme je l’ai déjà souligné, il s’agit d’une subjectivité de fiction : je ne me pose pas ici la question de savoir si Astrophil est Sidney ou si le poète des sonnets est Shakespeare, mais je considère que la création d’un moi poétique dans la fiction des sonnets constitue une réflexion sur le poète et son rapport à la poésie. La forme courte favorise une intimité avec soi-même ou avec l’interlocuteur ou interlocutrice des sonnets ; cela est évident dans le sonnet de la rencontre entre les deux jeunes amants dans Romeo and Juliet. La réécriture se manifeste donc par la répétition d’une forme à l’intérieur du recueil, et on note que Sidney est celui qui innove le plus dans ce domaine. Il est le précurseur en Angleterre d’un genre dont il n’hésite pas à varier la forme, puisque le recueil commence par un sonnet en alexandrins, choix qu’il renouvelle pour les sonnets 6, 8, 76, 77. De même, Sidney n’a pas de préférence pour la structure des rimes du sonnet, puisqu’il envisage plusieurs combinaisons possibles. Ce qui est notamment intéressant chez lui, c’est qu’il ne pratique pas nécessairement le distique rimé à la fin du sonnet. Par exemple, le sonnet 87 est composé de deux quatrains (abab baba) et de deux tercets (ccd ccd). En revanche, dans le sonnet 90, les rimes des deux quatrains sont embrassées (abba abba), et le sizain semble être composé d’un quatrain en rimes croisées (cdcd) et enfin d’un distique rimé (ee). Il n’y a donc pas nécessairement de conclusion très marquée dans le sonnet de Sidney, de voltà qui marquerait un retournement. Même dans le sonnet 90 que je viens d’évoquer, la ponctuation indique qu’une phrase commence au vers 12, si bien que ce que j’ai défini pour le sizain comme un quatrain et un distique se trouve être plutôt deux tercets. Sidney a donc une attitude assez libre dans la forme du sonnet, et il se caractérise plutôt par l’innovation. C’est sans doute son statut de précurseur qui lui donne cette liberté. Cela apparaît aussi dans l’insertion des onze chants, qui ont tous une forme différente mais qui se caractérisent par leur simplicité formelle. L’auctorialité de Sidney ne se manifeste donc pas dans l’unicité de la forme, et l’on peut dire que c’est tout le contraire pour Daniel et Shakespeare. Chaque sonnet de Daniel se termine par un distique, mais pas nécessairement un distique rimé. Par exemple au sonnet xxx, le distique est marqué par la ponctuation et le sens, mais le sizain rime selon le schéma cdcdcd. Malgré ces légères variations, il y a une relative unité formelle chez Daniel, marquée par cette conclusion exprimant un retournement plus ou moins grand, ce qui permet d’éviter la monotonie dans ce recueil au ton mélancolique que j’ai déjà évoqué. En revanche, Daniel a tendance à changer de rimes dans le deuxième quatrain, contrairement à Sidney qui utilise les deux mêmes rimes dans les huit premiers vers.

16Le nom de Shakespeare est, lui, associé à une forme particulière de sonnet, où le distique rimé et donc la voltà tient une grande importance. Cela donne, autant qu’il soit possible de généraliser, une structure dynamique et dramatique qui se répète à chaque sonnet, bien que le distique puisse avoir une valeur différente, exprimant soit une contradiction avec ce qui a été dit dans les douze premiers vers, ou bien concluant le sonnet en reprenant des termes déjà utilisés.

17Il est intéressant de constater que, de Sidney à Shakespeare, la forme semble devenir de plus en plus répétitive, ce qui ne veut pas dire monotone, bien sûr. Mais, selon moi, loin de mettre à mal la subjectivité de la voix du locuteur, cette répétition de la forme la favoriserait plutôt.

18Cette subjectivité, pour Sidney, passe, me semble-t-il, par la création d’un petit monde des objets figurant dans les sonnets l’acte d’écriture, et formant ainsi autour du poète un espace restreint à l’apparition de ces objets : plume, papier, encre ; ainsi se définit l’espace d’Astrophil, qui se trouve être sa table d’écriture. Ces objets ne sont pas en soi des figures de style, alors que pour Shakespeare, le mot « pen », par exemple, est souvent la métonymie de l’écrivain, que ce soit le poète ou son rival. Dans le premier des sonnets de Sidney, Astrophil se décrit écrivant, mordillant sa plume pour trouver l’inspiration, « Biting my truant pen ». J’ai déjà cité le sonnet 19, où il évoque l’encre devenant sur le papier le nom même de Stella. Mais l’espace de l’acte d’écriture passe de la table où s’écrit le poème à la page du poème, et donc au poème lui-même. Ainsi, dans le sonnet 50, Astrophil commence son poème par le nom de Stella : « Stella, the fullness of my thoughts of thee ». Il tente ensuite de rendre sur le papier cette idée de Stella qui est en lui, mais les mots, aussitôt formés, le déçoivent et il s’empresse de les raturer. Néanmoins, ayant inscrit le nom de l’aimée au début de son poème, il ne peut plus effacer les vers qu’il vient de tracer : « Because their forefront bare sweet Stella’s name ». Et c’est ainsi, par cette pirouette ludique, que son poème peut demeurer sur la page. L’écriture du poème tient donc aussi d’un jeu intellectuel dont les règles sont posées par le poète : si je l’ai écrit, dit-il comme un enfant pourrait le faire, je ne peux plus l’effacer. C’est donc cet univers ludique, presque enfantin, qui caractérise parfois Sidney, et que l’on retrouve dans le Chant iv, après le sonnet 85, où Astrophil et Stella sont seuls dans une chambre, la mère de Stella, endormie, pensant que sa fille écrit sagement des lettres. Astrophil se fait pressant, et invoque tous les arguments possibles et imaginables mais Stella est implacable : à la fin de chaque strophe, elle répète, « No, no, no, no, my dear, let be ». L’intimité du petit monde d’Astrophil est également renforcée par l’adresse, dans plusieurs sonnets, à un ami qui reproche à Astrophil, comme dans le sonnet 21, de gâcher son intelligence pour des broutilles : « That Plato I read for nought ».

  • 14  Helen Vendler, The Art of Shakespeare’s Sonnets, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard U (...)

19Daniel, lui, exprime la subjectivité du poète par l’évocation du corps, lieu où se manifestent ses passions, et qui se confond avec le sonnet lui-même, comme dans le sonnet xv, où c’est sur son front même que se lisent les caractères de sa peine : « And if a brow with cares’ characters painted, / Bewrays my love ». Ce corps, constamment soumis à la souffrance, le cœur ouvert à la vue de tous, rongé par un vautour comme le foie de Prométhée, se présente aussi à l’amante comme un corps – miroir qu’elle pourrait désirer. Ainsi, dans le sonnet xxix, le poète voudrait détourner Delia-Narcisse de son miroir afin qu’elle se voie en lui, et qu’elle reconnaisse sa propre forme dans son corps à lui : « Upon myself you best may find the form, / Then leave your glass, and gaze yourself on me ». Le poème se termine par le recours au mythe de Hyacinthe, que Daniel fait rimer avec « flint » : « And you are changed, but not t’a hyacint, / I fear your eye hath turned your heart to flint ». Le poète exhibe donc son propre corps comme un corps potentiellement féminin, puisque Delia pourrait s’y reconnaître, alors que Delia est associée à deux figures mythologiques masculines. On voit aussi que Daniel, malgré la prépondérance de sa voix mélancolique, est capable d’insuffler dans son distique final une certaine ironie, avec cette rime quelque peu frivole. On peut bien sûr comparer ce poème à plusieurs sonnets de Shakespeare qui utilisent l’image du miroir. Au sonnet 3, le jeune homme est sommé de se regarder dans un miroir et d’y contempler son visage. Mais, là où le poète de Delia se propose d’être lui-même le miroir de son amante, le poète du sonnet 3 se propose de substituer à l’image du jeune homme celle d’une jeune femme qui lui donnera un enfant. La mère du jeune homme peut aussi se regarder dans le visage de son fils et y voir la propre image de sa jeunesse : « Thou art thy mother’s glass, and she in thee ». Mais alors que dans le sonnet de Daniel, le poème se résout par une volta qui change le cœur de Delia en une pierre dure, la situation de départ — la souffrance du poète non aimé de Delia — restant donc la même, dans le sonnet de Shakespeare, le distique final — qui, ainsi que le note Helen Vendler14, ne reprend aucun des mots utilisés dans les douze premiers vers du sonnet — transforme la situation en un événement tragique, la disparition du jeune homme sans descendance : « But if thou live rememb’red not to be, / Die single, and thine image dies with thee ». Le poème est une suite de figures en miroir : le jeune homme / son image ; le jeune homme / une jeune femme ; le jeune homme / sa mère ; le jeune homme / un enfant. De ce labyrinthe de miroirs, l’issue ne peut être que tragique, et l’univers clos du poème s’ouvre, à la fin, sur une mort certaine, d’ailleurs annoncée par la rime womb / tomb (vers 5-7). Dans le sonnet 62 (« Sin of self-love possesseth all mine eye ») c’est le poète lui-même qui se regarde dans un miroir et y voit le visage du jeune homme au lieu du sien. Là, le sonnet n’a pas d’issue tragique, mais a une issue tout de même, c’est-à-dire qu’il n’est pas un simple jeu intellectuel. Le premier mot, « Sin » étant déjà un jugement sur ce faux amour de soi, permet au lecteur de percevoir que, même s’il y a confusion entre le sujet regardant et l’image du jeune homme (confusion que Shakespeare exprime par l’emploi des pronoms « thee », « myself » « myself », « I » au vers 13), le jugement sur soi porté dès le départ rend la confusion impossible. La confusion est également niée dans le troisième quatrain, lorsque le poète entreprend de se décrire, « Beated and chopped with tanned antiquity ». Elle réapparaît, bien sûr, au dernier vers (« Painting my age with beauty of thy days ») mais comme altérée au cours de la lecture du poème par l’affirmation de son impossibilité. Les reflets dans le miroir sont des images troublées, comme les deux amants du sonnet 138 (« When my love swears that she is made of truth ») se regardent se mentir l’un à l’autre tout en sachant que l’autre ment: « Therefore I lie with her, and she with me, / And in our faults by lies we flattered be ». L’image que l’un voit de l’autre est donc tronquée : le reflet est impossible mais il est maintenu, par nécessité.

20En conclusion à ces quelques réflexions, nécessairement trop courtes sur ce vaste sujet, je dirais que se fait jour, de Sidney à Shakespeare, une sorte d’émancipation esthétique qui est également une émancipation sociale. Trente ans séparent la publication (mais sans doute pas l’écriture) des recueils de ces deux poètes. Sidney amorce une individualisation de la voix poétique, qui ne sera pleinement effective qu’avec Shakespeare. Cette évolution esthétique reflète donc une évolution du statut de l’auteur, et de l’auctorialité, aussi bien sur le plan esthétique que social. L’autonomisation de la voix auctoriale peut être assimilée pour Sidney à la distance qu’il s’efforçait de prendre vis-à-vis de la cour. Il n’y avait nul besoin pour Shakespeare, en revanche, de s’émanciper d’un quelconque pouvoir. Le locuteur des sonnets peut même évoquer au sonnet 78 son ignorance crasse (« my rude ignorance ») que le jeune homme arrive à transformer en « high learning », sorte de négation de soi qui est en même temps une affirmation provocatrice. Daniel, lui, se situe entre les deux auteurs : proche de la comtesse de Pembroke, et donc indirectement de Sidney, il reçoit l’influence de ce milieu et s’efforce de trouver une autonomie poétique afin de ne pas apparaître comme un simple imitateur. Sidney, lui, adopte facilement dans son sonnet la liberté de ton et l’autonomie que l’autorité aristocratique lui procure. Avec Shakespeare, l’auctorialité s’est émancipée de ces questions de classe et devient, simplement, une autorité littéraire.

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Notes

1  Je tiens à remercier Gisèle Venet et Laetitia Coussement-Boillot pour leurs corrections et suggestions et l’aide précieuse qu’elles m’ont apportée lors de la rédaction de cet article.

2  Édition utilisée: Sidney’s ‘The Defense of Poesy’ and Selected Renaissance Criticism, éd. Gavin Alexander, Harmondsworth, Penguin Books, 2004.

3  Sir Philip Sidney, The Major Works, éd. Katherine Duncan-Jones, Oxford World’s Classics, Oxford, O.U.P., 1989, p. 293.

4  Édition utilisée pour Astrophil and Stella : The Major Works, op. cit.

5  Baldassare Castiglione, The Book of the Courtier, trad. sir Thomas Hoby, éd. J. H. Whitfield, Londres, J. M. Dent & Sons Ltd, 1975, p. 46.

6  Tottel’s Miscellany, éd. 1870, p. iii, cité par Stephen May, « Tudor Aristocrats and the Mythical Stigma of Print », Renaissance Papers, 1980, p. 11-18.

7  « To his Booke », The Shepheardes Calender, in The Poetical Works of Edmund Spenser, éd. J. C. Smith et E. De Selincourt, Londres, O.U.P., 1929, p. 416.

8  Samuel Daniel, Delia. Contayning certayne Sonnets: vvith the complaint of Rosamond, Londres : I. C. for Simon Waterson, 1592. Consulté sur le site de Renascence Editions le 25 mai 2006 : <http://darkwing.uoregon.edu/%7Erbear/delia.html>

9  « ’These fewe scribbled rules’: Representing Scribal Intimacy in Early Modern Print », Huntington Library Quarterly 67:2 (2004), p. 295-328.

10  Tottel’s Miscellany (1557-1587) n’est pas un recueil au sens strict du terme, mais plutôt une anthologie.

11  Édition utilisée : Shakespeare’s Sonnets, éd. Stephen Booth, New Haven et Londres, Yale University Press, 2000.

12  Voir notamment Pierre Spriet, Samuel Daniel (1563-1619). Sa vie – Son œuvre, Études Anglaises 29, Paris : Didier, 1968, p. 199-280.

13  L’accusation d’imitation est d’ailleurs formulée à l’encontre de Daniel dans la pièce The Second Part of the Returne from Parnassus. À ce sujet voir Jason Lawrence, « ’The Whole Complection of Arcadia Chang’d’ : Samuel Daniel and Italian Lyric Drama », Medieval and Renaissance Drama in England, n° 11, 1999, p. 143-71.

14  Helen Vendler, The Art of Shakespeare’s Sonnets, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1998, p. 57.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Sukič, « « The title of a poet » : autorité et auctorialité dans les sonnets de William Shakespeare, de Samuel Daniel et de sir Philip Sidney »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 24 | 2007, 53-68.

Référence électronique

Christine Sukič, « « The title of a poet » : autorité et auctorialité dans les sonnets de William Shakespeare, de Samuel Daniel et de sir Philip Sidney »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 24 | 2007, mis en ligne le 30 mars 2010, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/shakespeare/1023 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/shakespeare.1023

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Auteur

Christine Sukič

Christine Sukic est maître de conférences à l’université de Bourgogne. Elle a dirigé des ouvrages sur des pièces de Shakespeare (Antony and Cleopatra, éditions du Temps, 2000 et A Midsummer Night’s Dream, éditions du Temps, 2002) et a publié une monographie sur George Chapman (Le Héros inachevé. Éthique et esthétique dans les tragédies de George Chapman, 1559-1634, éditions Peter Lang, 2005).

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