La place des intellectuelles. Interview de Jeanne Vercheval par Nadine Plateau
Texte intégral
- 1 Un groupe féministe réunissant des ouvrières, vendeuses, femmes d’ouvrage et enseignantes à La Louv (...)
1Fondatrice des « Marie Mineur »1 en 1970, Jeanne Vercheval rencontre Françoise Collin lors de l’élaboration du Petit livre rouge des femmes, manifeste du néoféminisme qui paraît lors de la première Journée des femmes en 1972. Elle coordonnera deux Cahiers du grif sur le thème du travail et participera régulièrement aux réunions des Cahiers du grif de 1972 à 1977, date à laquelle elle s’implique avec d’autres femmes du grif dans le lancement d’un mensuel féministe, Voyelles.
NP : Il y a eu pas mal d’interviews de Françoise centrés sur divers aspects de sa praxis comme elle disait : réflexion féministe, œuvre philosophique, production littéraire. Jusqu’à présent, à ma connaissance, aucune interview n’a été menée sur la dimension à proprement parler militante de Françoise au cours de la période belge des Cahiers du grif. C’est cette facette de la personnalité de Françoise que j’aimerais explorer avec toi. Si tu devais décrire le militantisme de Françoise, que dirais-tu ?
JV : Nos espaces de militance étaient différents. Le mien se situait aux portes des usines, le sien sur le terrain philosophique. Françoise était une théoricienne du féminisme qu’elle propageait à travers ses écrits et son enseignement. Je l’ai rencontrée à l’occasion d’un cours pour de futures assistantes sociales qu’elle donnait rue de la Poste à Bruxelles. Elle m’avait invitée pour parler des « Marie Mineur ». Nous avons très vite sympathisé. Nous nous sommes revues régulièrement chez Marie Denis lors de l’élaboration du Petit livre rouge des femmes, et pour la préparation de la journée du 11 novembre.
Elle était d’une très grande modestie. J’avais à cette époque une sorte d’attendrissement pour ces « grands intellectuels » que Mai 68 avait un peu beaucoup traumatisés. Ils ou elles se mettaient à l’écoute des classes défavorisées. Certains d’entre eux devenu.e.s missionnaires du marxisme maoïste, quittaient l’université pour l’usine. J’admettais difficilement cette attitude estimant qu’il y avait pour eux une révolution à faire, dans leur propre milieu.
En créant les Cahiers du grif, Françoise prenait ses responsabilités d’intellectuelle.
NP : Le féminisme a-t-il représenté pour Françoise une alternative à ces groupes dont elle supportait mal le marxisme cadenassé (elle a développé ce thème dans plusieurs de ses articles) ?
JV : Sans doute, mais Françoise ne rejetait pas la lutte des classes telle qu’elle est définie par le marxisme. Elle prônait la reconnaissance de la spécificité de la lutte des femmes. La lutte contre le patriarcat ne nous suffisait pas. Notre féminisme s’inscrivait parmi les luttes sociales et nous avions en commun le goût de l’insurrection.
- 2 Association pour la Paix et l’Indépendance des Peuples qui faisait partie de la nébuleuse maoïste d (...)
NP : Vous aviez des parcours et des enracinements très différents. Tu étais d’origine ouvrière avec près de dix ans d’expérience politique dans les comités Vietnam et l’apip2. Tu avais été membre du Parti communiste, tandis que Françoise était une grande bourgeoise et une intellectuelle en retrait de l’action militante comme d’ailleurs les femmes qui constituaient le petit noyau des Cahiers du grif. Quel regard portais-tu sur elles ? Comment vous entendiez-vous ?
JV : Les premières réunions du grif auxquelles j’ai participé réunissaient des femmes que je connaissais et que j’appréciais. Il faudrait rappeler que le grif, au début, était le projet de Françoise mais il était porté par Marie Denis, Eliane Bouquet, Jacqueline Aubenas, Hedwige Peemans-Poullet, ainsi Marthe Van de Meulebroeke et Marie-Thérèse Cuvelier, moins présentes, qui faisaient partie de l’association « A travail égal salaire égal ».
Le féminisme des « Marie Mineur » était révolutionnaire et participait à la lutte des classes, sans soutien syndical. Nous courions des risques. Il fallait convaincre et rallier le plus possible de personnes autour de nous. Les membres du groupe porteur du grif avaient une sensibilité de gauche et elles étaient des alliées de poids. Je les considérais comme des amies. Eliane et Jacqueline, comme Françoise, étaient liées au milieu artistique et culturel bruxellois. Lors de l’affaire Peers, j’avais organisé avec Marie-Thérèse une tournée de rencontres à Charleroi, Namur, Liège.
Les divergences apparaîtront plus tard, quand les réunions s’élargiront. Il y a eu des affrontements lors de certaines rencontres, notamment à propos de la crise. Une des économistes présentes déclarait « que certaines fusions d’entreprises étaient indispensables. Les travailleurs devaient comprendre et accepter les fermetures d’entreprises… ». Les « Marie Mineur » présentes n’y allaient pas par quatre chemins pour leur dire le dégoût que ces propos nous inspiraient. Certaines, victimes directes de fermetures, s’offusquaient et se demandaient si « ces femmes nées le cul dans le beurre comprenaient ce que c’était que de n’avoir que deux bras pour faire vivre une famille ».
Des femmes bourgeoises se disaient féministes et l’étaient. Ce n’était simplement pas le même féminisme que le nôtre. Nous leur rappelions volontiers que nous n’étions pas là pour les aider à monter dans la hiérarchie du pouvoir économique ou politique et que nous attendions d’elles qu’elles se mettent au service des femmes de la classe ouvrière et pas le contraire.
Françoise gérait bien les réunions qui débordaient le plus souvent des thèmes prévus. Elle laissait aller la discussion pour en retirer la moelle. Elle arrivait à faire sortir le meilleur de chacune et s’efforçait d’en retenir les choses positives sans évacuer les divergences.
NP : Est-ce que le sentiment de solidarité coexistait avec les divergences ?
JV : Oui, je pense que le sentiment de solidarité existait. Nous n’ignorions pas les épreuves endurées par certaines femmes de la bourgeoisie. Notre radicalisme suscitait de chauds débats mais nous n’avons jamais manqué de soutien. Au cours de certaines réunions, les antagonismes de classe apparaissaient clairement. Je me souviens de discussions provoquées par l’interpellation d’une femme que nos propos avaient énervée – vous voulez la suppression de l’exploitation, du capitalisme et qu’avez-vous à mettre à la place ? Demande-t-on aux victimes de l’apartheid ce qu’ils feront du pouvoir une fois acquis, rétorquaient Françoise, Marie-Thérèse et Hedwige qui plaidaient pour un féminisme qui n’occulte pas l’importance des enjeux socio-économiques. C’était l’époque du putsch fasciste contre Allende le 11 septembre 1973, de la révolution des œillets au Portugal en 1974. Et la guerre du Vietnam n’en finissait pas.
NP : Tu as eu une relation privilégiée avec Françoise pendant quelques années. Qu’aviez-vous en commun ? Qu’échangiez-vous ?
JV : Françoise et son mari avaient pris des risques dans l’aide au fln durant la guerre d’Algérie. Je nous sentais d’une même famille. Elle s’est enthousiasmée pour le travail des « Marie Mineur ». Je me souviens d’une réunion organisée chez nous au cours de laquelle elle devait parler du grif. Ce jour-là, nous avions été sollicitées par des ouvrières de Kwatta. La réunion s’est déroulée autour de l’organisation des piquets de grève. Des femmes parlaient des problèmes de l’entreprise puis, comme d’habitude, débordaient sur leurs soucis familiaux. Françoise, qui n’avait certainement jamais vécu ce genre de rencontre, ne semblait pas dépaysée. Nous n’avons pas parlé du grif et les jours suivants, elle téléphonait pour prendre des nouvelles.
Elle n’avait pas l’attitude condescendante de certain.e.s intellectuel.le.s. Elle prenait réellement plaisir à être en contact avec les gens de terrain. Elle était à l’aise, écoutait avec intérêt. Elle savait que son point de vue n’était pas le seul. Elle disait ne pas avoir de certitude et s’étonnait des miennes.
NP : Comment Françoise réagissait-elle à ton discours ?
JV : Lors de rencontres informelles avec Françoise, nous avons toutes eu des discussions à n’en plus finir, « à ne plus pouvoir dormir », disait Marie Denis. Elle aimait ces discussions pour elle-même, et c’était parfois fatiguant de la suivre.
Je n’en avais rien à foutre de la pensée lacanienne par rapport à celle de Marx. Celle de Rosa Luxembourg m’était plus proche.
Je dois admettre que sans le grif – mais sont-ce les discussions avec Françoise ? –, je n’aurais pas pu tenir le coup. Le militantisme féministe que je pratiquais était épuisant et je me ressourçais à leur contact. C’était la même chose pour mes amies « Marie Mineur » qui m’accompagnaient. Nous rentrions avec l’impression d’élargir notre point de vue. Travailler à La Louvière au sein des usines était stimulant, car l’humour ne manque pas dans le milieu ouvrier, mais nous étions aussi confrontées à de nombreux problèmes. L’une arrivait en demandant de l’aide pour sa sœur enceinte, une autre avait été harcelée, une autre encore cherchait un refuge. Nous devenions des assistantes sociales. Je trouvais très dur de travailler avec des femmes abîmées par leurs relations avec leurs compagnons ou leurs enfants. J’aime les femmes qui se révoltent. J’avais besoin de parler avec Marie ou Françoise qui m’aidaient à mettre les choses en place.
Françoise était un électron libre. Travailler, parler avec elle était enrichissant, rassurant même pour autant que ce soit en particulier. Il y avait deux Françoise, celle des réunions du grif et l’autre avec laquelle on discutait tant de problèmes personnels, que politiques ou féministes.
J’ai le souvenir de moments forts chez Françoise. Un midi, je lui avais dit mon désarroi ; je venais d’accompagner trois femmes pour des avortements. J’en avais marre. Avec Françoise, qui cuisinait des sardines, nous parlons des qualités de son poissonnier, du soleil qui entre dans la cuisine, des couples, de la sexualité, de femmes battues qu’on ne peut prendre en charge indéfiniment. Nous parlons de nous, nous questionnant à propos de toute cette énergie perdue et de la nécessité de penser et vivre pour soi… je la quittais le moral regonflé. Depuis, l’odeur de sardines reste liée à cette rencontre dans une cuisine que le soleil illuminait.
NP : On a déjà écrit sur les Cahiers, sur l’originalité de la rédaction, sur les thématiques etc. On ne sait rien, en revanche, des rapports de force au sein du grif. Comment le pouvoir était-il pensé et vécu (ce qui n’est pas la même chose) ?
JV : C’est Françoise qui en était la conceptrice. Il était clair qu’elle en assumait la responsabilité et ne désirait pas partager le pouvoir. Son charisme lui permettait de garder le leadership. Il nous est arrivé d’en parler. Elle reconnaissait vouloir tout contrôler tout en déplorant le manque d’investissement de certaines. Je n’ai pas retrouvé la lettre qu’elle m’avait envoyée et où elle reconnaissait qu’elle dirigeait le grif (comme moi les « Marie Mineur », disait-elle) à la stalinienne.
NP : 1978, c’est la fin des Cahiers de la première série. Vois-tu la division s’installer au sein de l’équipe de rédaction ? Y a-t-il conflit par rapport à une conception du féminisme, de l’engagement féministe ?
JV : Oui et non ; les divergences me semblaient minimes. Je n’avais rien vu venir car, avec Suzanne, Marie et Jacqueline, je m’étais investie dans la création de Voyelles.
Des bruits couraient (les ragots existent même chez les féministes) mais ni Françoise ni Hedwige ne nous en parlaient. Fin novembre 1980, elles participaient côte à côte à la manifestation du Palais d’Egmont, organisée par le Comité de liaison dont Hedwige était la cheville ouvrière. A propos de la manifestation qui s’était déroulée ce jour-là, Françoise m’a vivement critiquée pour n’avoir pas laissé à Hedwige la place qui lui revenait.
Je pense que les dissensions n’étaient pas dues à une conception différente du féminisme. Elles sont apparues en réunion quand Françoise a décidé de reprendre la publication des Cahiers. C’était après la création de l’Université des femmes, héritière du grif, qu’elles avaient mise sur pied ensemble. Hedwige y faisait un travail remarquable. Personne ne souhaitait la fin de l’Université des femmes que semblait abandonner Françoise qui avait reconstitué une équipe à Bruxelles et à Paris où elle résidait. J’ai participé à certaines réunions bruxelloises, rue Blanche, où l’ambiance était différente. Le grif qui disposait d’un secrétariat, se professionnalisait.
Notes
1 Un groupe féministe réunissant des ouvrières, vendeuses, femmes d’ouvrage et enseignantes à La Louvière.
2 Association pour la Paix et l’Indépendance des Peuples qui faisait partie de la nébuleuse maoïste dans les années soixante.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jeanne Vercheval et Nadine Plateau, « La place des intellectuelles. Interview de Jeanne Vercheval par Nadine Plateau », Sextant, 33 | 2016, 139-143.
Référence électronique
Jeanne Vercheval et Nadine Plateau, « La place des intellectuelles. Interview de Jeanne Vercheval par Nadine Plateau », Sextant [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/683 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.683
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