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Un héritage sans testament

Le testament des termites. Comment hériter de Françoise Collin en 2016

Nathalie Grandjean
p. 99-109

Texte intégral

1Françoise Collin nous laisse en héritage une pensée rebelle, lucide et complexe. Tout en étant enracinée dans la pensée féministe du xxe siècle, sa pensée résiste néanmoins à toute catégorisation métaphysique et politique. Sa lucidité réside dans la possibilité de remettre en question toute sédimentation qui mettrait à mal l’entreprise émancipatoire du mouvement féministe. La complexité de sa philosophie se mesure notamment à l’épreuve de son écriture, cousue et puissante, qui permet de penser au-delà de la conceptualisation. Ses contributions sont marquées tant par un souci de compliquer et de nuancer les termes des parties que de déplacer les débats, dès qu’ils deviennent sourds, afin de les fluidifier, et ce toujours dans une optique politique.

  • 1 F. Collin, « Différence/indifférence des sexes », Actuel Marx, 30, Paris, puf, 2010, p. 155.

2Françoise Collin, en tant que philosophe et féministe, s’inscrit effectivement dans un héritage politique de la pensée. Elle aura caractérisé le mouvement féministe en mobilisant la métaphore des termites et leur avancée discrète mais sans relâche vers une transformation de leur réalité, à l’inverse de son époque qui pensait le changement social dans les termes marxistes de la révolution : « Il faut donc parler de révolution même s’il s’agit d’une révolution d’un nouveau genre, sans violence physique, sans mise à mort de quelque tyran, sans destruction du donné qui permettrait de fonder l’avenir sur une table rase : plutôt un travail de sape, un grignotement généralisé du privé, du public et de leurs frontières, dans un mouvement irrépressible et incessant. Une « révolution permanente » plutôt qu’une révolution événementielle : la révolution des termites. Et ce dans un accord des intéressées plus évident quant à ce qu’il faut quitter que quant à ce qu’il faut faire être »1.

  • 2 F. Collin, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du grif, 34, 1986, p. 81-92.

3Comment hériter de cette métaphore de la termite, extrêmement pertinente pour décrire tant la finalité que l’agir du féminisme ? C’est en tant que philosophe et féministe du xxie siècle – qui était pour elle la « nouvelle génération » – que je souhaite positionner cette réflexion sur la possibilité de l’héritage entre féministes, lequel est multiforme, inattendu et toujours à-venir. Dans son article « Un héritage sans testament », en 1986, elle s’adresse aux femmes du xxie siècle en ces termes : « que voudrions-nous leur léguer, que voudrions-nous qu’elles retiennent de ce que nous-mêmes avons compris, réalisé ? Et encore : que peuvent-elles en retenir dans le contexte qui est le leur ? »2. C’est à cette adresse que cette contribution aimerait répondre : qu’avons-nous et que pouvons-nous hériter de Françoise Collin ?

4Cet article sera l’occasion de se pencher sur le concept d’héritage en philosophie à travers un prisme féministe, grâce à Françoise Collin. C’est tout l’enjeu de la transmission d’une pensée philosophique complexe dont le sol est radicalement politique, orienté vers ce que j’appellerais une épistémilitance. Les dilemmes et problématiques féministes de la génération de Françoise Collin passent à la génération suivante, la génération queer de Judith Butler, puis à la mienne, et se recomposent dans des configurations inédites mais jamais entièrement neuves, influencées par la contingence de nos histoires et contextes.

Hériter

  • 3 F. Collin, « Une revue de femmes philosophes ? », Revue des femmes philosophes, 1, Paris, éd. unesc (...)
  • 4 Ibid., p. 40.
  • 5 Voir à ce sujet l’ouvrage qu’elle a co-dirigé : F. Collin, E. Pisier et E. Varikas, Les femmes de P (...)

5En 2011, Françoise Collin soulignait, à propos du premier numéro de la Revue des femmes philosophes : « la vérité est-elle tributaire de l’appartenance sexuée (…) ? Mais c’est à la philosophie et à son histoire qu’il faudrait d’abord poser cette question car des Grecs à nos jours, elle est entièrement masculine, comme les religions »3. En effet, il est naturel pour le philosophe d’être un héritier : dans une logique phallocentrique et occidentalocentrique, le philosophe ne s’interroge que très rarement sur sa légitimité d’héritier. La philosophie est une discipline d’héritiers, dont l’histoire est enseignée comme un arbre généalogique, allant de pères en fils, et de grand-pères en petit-fils. Elle se voit et se légitime « comme le lieu d’énonciation d’un Sujet transcendant, indifférent à ses caractéristiques empiriques »4. Son obsession aveugle de l’universalisme oblitère la réalité des encorporations des mandarins, ce qui fait que l’universalisme en vient à se dissoudre dans la neutralité, alors que l’universalité devrait se mesurer à la portée significative des concepts, au-delà des siècles et par-delà les philosophes. Il n’y a en tout cas aucune place pour les femmes : elles sont soit des épouses, soit des muses5.

  • 6 F. Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, Paris, Editions Fus-Art, 1999, p. 20.

6Il est plus difficile d’hériter, quand comme Françoise Collin, on se risque en tant que femme à « faire de la philosophie ». Un soupçon s’éveille, dans notre pratique quotidienne, qui nous chuchote qu’il y a quelque chose d’incohérent dans la prise en compte de certains contextes (par exemple nationaux ou temporels) pour comprendre un auteur et le déni de certains autres (sexe, sexualité, race). Tout juste évoque-t-on la folie comme une caractéristique romantique de la pensée, comme chez ce pauvre Nietszche. La raison et la vérité restent inscrites de manière primordiale dans une histoire officielle européenne, blanche et mâle. Les femmes n’y échappent pas, car « le nouveau n’est jamais nouveau à partir de rien et on ne peut faire table rase du passé pour le constituer »6, mais elles doivent dès lors créer des brèches pour y exister.

  • 7 Par génération, je n’entends pas une classe d’âge (jeunes, vieux) ou une tranche de personnes nées (...)
  • 8 F. Collin, « La même et les différences », Les Cahiers du grif, 28, 1984, p. 15.
  • 9 F. Collin, Je partirais d’un mot : le champ symbolique, op. cit., p. 18.

7Françoise Collin relate, d’ailleurs, des tensions nécessaires du féminisme de la génération 687 quant au positionnement à adopter face aux pensées dominantes : fallait-il réinventer une pensée à part, de femmes pour les femmes ? Elle pense que non : « Et ce serait tomber dans un vieux piège patriarcal que de nous enfermer dans une pseudo-virginité culturelle et scientifique (reconstruire la science, la littérature, les arts à partir de la table rase) »8. Il n’est pas simple de sortir de l’impression qu’il y aurait comme un choix à faire entre le rejet des pensées dominantes et la fabrication d’une pensée résistante et neuve. Il n’y a pas à choisir, mais à s’inscrire dans le champ symbolique, car c’est cette inscription qui façonne le réel et le transforme : « il ne peut y avoir de transformation des rapports sociaux sans une transformation du champ symbolique »9. Par ailleurs, ce champ symbolique obéit à une politique de l’irreprésentable, car ce qu’il va devenir nous échappe totalement. En cela, il opère sur un mode virtuel de subversion infini, lent et inattendu – irreprésentable.

8C’est en soulignant l’importance du champ symbolique dans l’à-venir des femmes, qu’il faut saisir l’occasion de relever l’inscription symbolique de Françoise Collin dans ce qu’il faut nommer la philosophie féministe. Une des particularités de son travail réside dans son écriture – car elle est d’abord écrivaine. Le texte ne se déploie pas simplement pour opérer de manière logique et rhétorique, Françoise Collin permet à l’écriture de prendre corps dans le texte, et de le tisser de manière robuste car incarnée. C’est étrange, au début des lectures, on attend la sécheresse philosophique qui permet de découper au scalpel des idées, mais le texte et les mots résistent, en cousant de l’épaisseur sur les significations. C’est ainsi qu’elle nous offre une vision encorporée de la théorie, notamment quand elle traite les dilemmes théoriques du féminisme. Elle densifie ce qui est mis en débat, ce qui permet de ne pas le clore, et de l’ouvrir à sa mise en vague.

  • 10 F. Collin, « La même et les différences », loc. cit., p. 11.

9C’est ainsi notamment que Françoise Collin met en vague la question de l’essentialisme dans son article « La même et les différences » : « je suis une femme, mais je n’est pas une femme »10. Elle suggère d’interpréter cette phrase comme l’expression de l’indéterminé de la détermination du sujet transcendant, en soulignant que l’identité de femme doit alors être vécue comme un choix, un engagement. Ce serait selon elle la condition de possibilité du féminisme.

  • 11 G. Deleuze, Anti-Œdipe et autres réflexions. Cours du 3 juin 1980. Disponible en ligne : http://www (...)

10Je lis pour ma part sa proposition avec une autre carte conceptuelle, car j’estime que « l’indéterminé de la détermination » qu’elle souligne peut également être compris hors du seul mode d’individuation personnologique. A l’instar de Virginia Woolf et de ce qu’en dit Deleuze, cette mise en vague procède d’un mode d’individuation qui ne concerne pas les personnes mais les événements. Comme le dit Deleuze dans ses cours : « Grand exemple, dans Virginia Woolf, la promenade de Mrs Dalloway. « Je ne dirai plus : je suis ceci ou cela, conclut Mrs Dalloway. Je ne dirai plus, je suis ceci ou cela... Je ne dirai plus « je », J’ai un problème d’individuation. C’est très curieux, mais il faut se méfier des trucs. On en a jamais fini. On se disait au besoin. Ah, bien, il y a un vague choix entre quoi et quoi ? Entre dire « je » et dire le néant, ou dire « je » ou dire « l’abîme indifferencié ». La forme de « je » ou le « fond sans visage » »11.

  • 12 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 124-125.

11Cette pensée en vague induit un mouvement d’individuation qui ne passe plus par l’individuation sexuée, mais par une individuation en heccéité inscrite sur le plan d’immanence. Selon Deleuze, l’heccéité sert à « déterminer un champ transcendantal impersonnel et pré-individuel, (...) qui ne se confond pas pourtant avec une profondeur indifférenciée [et ne peut] pas être déterminé comme celui d’une conscience. (...) Ce qui n’est ni individuel ni personnel, au contraire, ce sont les émissions de singularités (...) [qui] président à la genèse des individus et des personnes »12.

  • 13 F. Collin, « Praxis de la différence : Notes sur le tragique du sujet », Les Cahiers du grif, 46, 1 (...)

12Son procédé de mise en vague de la pensée traverse les théories féministes afin de ne pas les clore sur un quelconque dogmatisme, et ce faisant, les ouvre à un devenir qui sublime le politique entendu comme uniquement régi par un humanisme de personnes. Le féminisme, c’est plus qu’une théorie politique de l’émancipation s’adressant aux femmes : son souci politique s’oriente vers un effritement continu de l’ontologie, car ce qui compte, avant tout, c’est le politique. C’est ainsi, par ailleurs, que son écriture et son souci de déplacer les termes des dilemmes vers une politique de l’irreprésentable permettent de fluidifier le passage d’une métaphysique des sexes vers une praxis des sexes13.

Problématiser

13Prenons un peu de recul face aux théories féministes. Elles semblent aujourd’hui s’organiser autour de quelques consensus théoriques : les distinctions entre sexe, genre et sexualités, organisées autour de la dénonciation de l’hétéronormativité et le refus unanime de tout essentialisme.

Sexe, genre et sexualités : séparer et déconstruire

14Le féminisme s’instancie dans deux gestes instaurateurs : séparer les termes du régime hétéronormatif en les désignant comme des réalités conceptuelles construites (sexe, genre, sexualités) et en permettant de les déconstruire (ce qui est construit peut donc être déconstruit). Cela fait à présent consensus entre les féministes. Cependant, dit Françoise Collin, si tout le monde s’accorde sur la nécessité et la possibilité de transformer les rapports sociaux de sexe, la question est plutôt de déterminer comment et en vue de quoi.

15C’est ainsi qu’elle souligne une coïncidence qui permet de comprendre l’importance des enjeux politiques. Depuis les années 60-70, les revendications féministes ont permis de distinguer et d’autonomiser la sexualité de la reproduction (droit à l’avortement, droit à la contraception). La place des femmes est particulière dans ce geste. Elles ont brisé une institution séculaire qui leur conférait un destin « naturel » de mère, en sortant du privé vers le public les problématiques liées aux pratiques (hétéro)sexuelles. Ce geste, quand il est porté par les femmes, était sulfureux : il n’a pas fini de l’être, comme en témoigne la fragilité du droit à l’avortement en Europe. Par ailleurs, souligne Françoise Collin, de manière concomitante et homologue, les avancées biomédicales et biotechniques, comme les fécondations in vitro, ont également bouleversé les modes hétérosexuels de la génération. La science a elle aussi séparé ces deux pratiques : la sexualité et la reproduction. Pour autant, son geste est plutôt apparu comme le signe du progrès, un résultat de recherche qui méritait des louanges.

16Il ne suffira donc pas de rappeler que ce qui est construit peut être déconstruit : l’enjeu politique n’est pas là, il se situe dans les moyens et les finalités de ce jeu émancipatoire. Françoise Collin se veut critique vis-à-vis de cette posture du féminisme, qui se suppose presque suffisante à elle-même.

Différences et indifférences des sexes

17Il y a quelques décennies, en France, un débat féroce a opposé deux orientations du féminisme : les universalistes face aux essentialistes. Les premières déclaraient l’égalité entre les sexes au nom d’une commune humanité. Les deuxièmes la soutenaient à travers la reconnaissance de la spécificité de l’un et l’autre sexe, et particulièrement à travers le rôle primordial des femmes dans la maternité. Françoise Collin dénonce les effets pervers de l’universalisme et du républicanisme français, qui suppose une scène homogène de démocratie mais qui produit dans les faits des discriminations, en recouvrant « les citoyens » d’une pseudo-neutralité. En décrétant un humanisme égalitaire, on nie les réalités des rapports de domination (classe, race, sexe) qui construisent le champ social. Cet universalisme pose un dilemme qui se dépasse difficilement si on se maintient dans les postures ontologiques de la métaphysique occidentale classique : l’égalité entre les humains nécessite-elle leur mêmeté ou l’égalité est-elle une égalité dans la différence, permettant que subsistent les « différences dans l’égalité » ? or, l’égalité ne trouve pas plus son point d’appui dans l’identité que dans la différence, surtout dans la mesure où la mêmeté se définit à partir du dominant.

18Selon Françoise Collin, une troisième orientation, la queer theory, en soutenant l’indécidabilité des orientations sexuelles et l’indifférence des sexes, serait une reformulation de la première de ces positions, dans la mesure où elle plaiderait pour un sujet transcendant. La queer theory pose problème à Françoise Collin, d’abord parce que l’indifférence des sexes suppose une dépolitisation des rapports sociaux de sexe. Elle lit la théorie de Butler dans un sens purement performatif, comme si les identités sexuelles étaient interchangeables et les sexes indifférenciés. Pour Françoise

19Collin, la performativité a ses limites : elle s’exerce, comme la liberté, à partir d’un socle. Dans cette optique, le sexe (re)devient une fiction transcendante du sujet, et on retombe alors dans une ancienne posture philosophique du sujet-maître. On pensait cette posture post-moderne, en réalité elle est un retour vers les modernes, dans la mesure où est gommée toute incarnation située. De plus, pour Françoise Collin et sa génération, il est impensable de laisser la question ontologique se substituer à la question politique.

  • 14 J. Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990 ; Id.(...)

20Beaucoup ont lu dans ce sens Gender Trouble (1990) de Judith Butler. Elle a d’ailleurs reprécisé sa théorie de la performativité de genre dans des ouvrages ultérieurs, Bodies that Matter : On the Discursive Limits of « Sex » (1993) et Undoing Gender (2004)14. Dans Bodies that Matter, Judith Butler reformule son dispositif théorique dans lequel ses lecteurs lisaient une forme de volontarisme (on pourrait « performer » son genre comme un rôle, et en changer comme un vêtement) et d’idéalisme (le genre ne serait qu’une pure construction culturelle et/ou discursive, sans réalité ou assise corporelle derrière le genre). Selon Butler, il faut prendre en compte la matérialité des corps, mais cela ne suppose pas une réalité pure ou naturelle, derrière le genre : le sexe est aussi une catégorie normative, culturelle et historique, régissant l’encorporation matérielle des corps. Donc, si le sexe présuppose nécessairement le genre, nous n’avons et n’aurons jamais accès au réel du sexe que médiatement, à travers nos schèmes culturels.

21Françoise Collin se réjouit des mouvements de reconnaissance des droits des lgbtqi, tout en appelant à la prudence : les dispositifs de sexe (sexuation) et de sexualité (pratiques sexuelles) se croisent mais ne se superposent pas. Si une lesbienne n’est pas une femme dans sa pratique hétéronormative, elle partage pourtant sa condition socioéconomique et son incarnation. Cela confirme plus une disjonction des sexes qu’une indifférenciation, dans la mesure où la pyramide hétéronormative des rapports de sexe est exacerbée. Collin souligne dès lors que les gays profiteront de plus de reconnaissance que les lesbiennes. La misogynie peut aussi être le fait des gays, elle ne disparaît pas « naturellement ».

Il n’y a qu’un sexe

22En réalité, dit Françoise Collin, il n’y a jamais eu deux sexes, mais un seul, dans la mesure où les hommes constituent le « genre humain », par rapport auquel les femmes sont défaillantes et anormales. Le femme constitue le sexe, l’alternative, ce qui se construit en parallèle et en opposition. Elle est celle qui n’a pas et qui n’est pas. Cette défaillance de la femme se noue dans son inscription biologique, naturelle-naturalisée. La psychanalyse et Lacan vont assurer une pérennité à cette inscription biologique en la reliant au symbolique, au Nom-du-Père, le tiers qui sépare, le phallus manquant, etc.

Transmettre, ou faire n’être

23Tout en soulignant l’intérêt d’écrire une histoire des femmes (bien qu’elle déplore le fait qu’il faille attendre les mortes pour faire histoire), Françoise Collin distingue la transmission de l’histoire, bien qu’elles soient étroitement liées. L’histoire est une discipline scientifique, un type de savoir à produire sur ce qui a été enfoui, et qui doit être excavé pour rendre compte d’un passé.

  • 15 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 85.

24La transmission, c’est bien plutôt « créer les conditions de possibilité dans le présent d’une filiation symbolique pour les femmes »15. Tout comme manque l’inscription dans le champ symbolique, manquent des modes de transmission. Plusieurs raisons expliquent cette opacité. D’abord de manière générationnelle : les féministes des années 60-70 se sont vécues collectivement dans un féminisme année zéro, qui abolissait de facto toute idée de génération, diluée dans la notion de sororité et faisait naître toutes ensemble les femmes, à la même date, peu importe leur âge et leur passé, comme un plan collectif d’égalisation. Par ailleurs, parce que que cette génération s’émancipait précisement d’une zone de maternités immobiles, faite de gestes, de recettes et de récits immuables car répétés, elle a d’autant plus glorifié la révolution collective et anonyme du féminisme de la génération 68. L’histoire des femmes s’érige sur l’épaisseur des invisibilités et des voix atténuées ; ou a contrario s’écrit l’histoire extraordinaire d’une femme peu commune, mâlifiée par la narration, de grands combats en grandes bravoures. Peu d’individuations, peu de singularités, donc. Il faut toujours chercher une autre manière de singulariser.

  • 16 F. Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, op. cit, p. 19.

25La transmission politique et symbolique entre femmes souffre donc d’un passif de gestes et d’encorporations pas nécessairement verbalisées vers le public. Un champ symbolique qualitatif manque : or on ne peut exiger cette transformation, il ne suffit pas de la revendiquer pour la faire exister. Le travail symbolique des femmes apparaît encore trop souvent comme « spécifique », « la parole des femmes est-elle rarement créditée de la possibilité d’introduire le nouveau – un nouveau qui concerne l’ensemble de l’humanité – et est-elle rarement entendue et reconnue comme telle »16.

  • 17 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 86. C’est aussi ce que les féministes amér (...)
  • 18 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 87.

26Françoise Collin insiste sur la coupure entre reproduction (biologique) et génération, binarité confinant les mères à leur seul rôle de pourvoyeuse de soins et de gestes séculaires. Elle suggère de comprendre la transmission comme la paideia, qui n’est ni l’apprentissage, ni le mimétisme, ni la transmission d’un modèle, mais la capacité à amorcer chez l’autre un « entraînement à être, à commencer, à partir de quelque chose et de quelqu’un et non le dos au vide »17. Françoise Collin dit combien c’est nécessaire, car c’est très difficile de se fabriquer seule, de s’auto-constituer en se bricolant des ancêtres femmes grâce à des lectures et des rencontres. Elle appelle par ailleurs à la prudence avec les identifications, inévitables dans la paideia. S’il y a des identifications positives entre femmes de générations différentes, les identifications négatives peuvent être meurtrières, féminicides, matricides, car il n’y a pas de place pour l’ouvert et pour la reconnaissance « d’un espace public dans lequel personne n’appartient à personne »18. Les femmes doivent parler, camper et s’installer dans l’espace symbolique de la parole et du discours, afin de créer du « sérieux ».

  • 19 Françoise Collin reprend à Hannah Arendt le concept de natalité. Pour rappel, elle est une des prem (...)

27La transmission doit se comprendre et se vivre en termes systémiques, dans une opération bilatérale de désir, qui se passe lors d’ajustements spécifiques entre générations sur le désir des jeunes et l’écoute des vieilles. La transmission opère dès lors des reconfigurations dans les modes d’adresse des luttes. Françoise Collin dit qu’on est poussé dans le dos par cette puissance de la natalité, qu’on ne peut dicter ses volontés à l’avenir. Il s’agit donc, de faire surgir, entre générations de femmes qui luttent dans les mêmes zones et pour les mêmes transformations, du désir pour que quelque chose (se) passe. Ce désir est rendu possible par le fait même des générations qui arrivent : la natalité19, concept qu’elle définit comme racine ontologique de l’agir. La transmission entre générations dépend de ceux et celles qui arrivent. Françoise Collin lie donc la question de la transmission avec la question du désir, de la natalité et de l’agir transformateur.

28D’un autre côté, Françoise Collin nous appelle à opérer une coupure entre la transmission et tout familialisme, comme la sororité, car c’est trop mêlé à la génération biologique. Trop souvent selon elle, les femmes sont toujours dans le maternage voire dans l’infantilisation des autruis, y compris des autres femmes. Au-delà de tout ça, il faut bien plutôt repenser les liens de pluralité entre femmes dans une perspective de génération, qu’elle va nommer affiliation, pour sortir des métaphores familiales.

29Par ailleurs – et cela fait écho à un ressenti peu souvent avoué lors de grossesses et d’accouchements – elle souligne à quel point mettre au monde témoigne d’une expérience radicale d’altérité. Il n’y a rien d’une mêmeté dans cette expérience : il s’agit de faire advenir au monde un être totalement inconnu, que l’on cherche toute sa vie à connaître. On génère une vie, plutôt que de reproduire la vie.

30A l’instar de ce que Donna Haraway nomme kinship entre humains et non-humains (animaux, objets scientifiques, hybrides), il s’agit en réalité de choisir ses propres modes d’apparentement, des modes qui ne soient ni de sang ni de loi, mais de langue, qui forment ensuite une famille qui peut se réinventer et se remodeler en fonction du désir de ceux et celles qui la peuplent. Il s’agit donc d’une parenté symbolique, nourrie de mots, de créations, d’œuvres, qui forment un corpus que je qualifierais de « rhizome généalogique » sur lesquels les femmes peuvent brancher leurs désirs ; un espace de circulation, dans lequel on discute, on réanime, on s’interpelle plutôt que l’édification progressive d’un savoir orthodoxe, d’une doctrine unique, d’un dogme sclérosant.

Sortir de la reproduction du même – le patriarcat

31Avec une conscience lucide des dénis féministes, Françoise Collin va mettre en garde les héritières. D’abord en appelant à ne plus chercher que des mères mortes pour générer une affiliation ; c’est entre femmes vivantes qu’il faut l’opérer. Sinon, nous reproduisons inlassablement les gestes des hommes à notre endroit, en considérant les paroles de femmes comme de simples émanations symptomatiques.

32Françoise Collin aborde également le ventre mou du féminisme : la question toute délicate des garçons et des hommes. Comment éviter l’écueil de la répétition des gestes patriarcaux envers les fils ? Comment penser la transformation des rapports sociaux de sexe sans inclure « l’ennemi principal » comme opérateur de ce changement (sans tomber dans le paternalisme)? Pour Françoise Collin, il faut aussi trouver une nouvelle manière de faire prospérer du symbolique entre les hommes et les femmes, pour échapper aux assignations anciennes que le désir amoureux construit, sortir du cliché de la maman – la sainte vierge – et la putain. Ces deux figures ne donnent pas de place au symbolique, et ne permettent pas aux hommes d’être autrement redevables aux femmes que par le plaisir ou la vie. Il faut sortir du corps à corps, et par là accepter la mise à mort de ce qui faisait l’attrait des femmes, le mystère et l’énigme. Le fait de mettre en jeu (toutes) ses différences sexuelles, mais cette fois de manière symbolique et singularisée, permettra peut-être de sortir des positions théoriques qui figent celles-ci, tant biologiquement que sociologiquement. Car toute singularisation symbolique va faire des trous d’air frais dans les instanciations théoriques. C’est là l’enjeu éthique et politique de la transmission féministe.

Transmettre la révolution

33Dans mon cas, lire Françoise Collin n’est pas uniquement hériter d’une philosophie féministe, mais également de modes d’engagement politico-féministes ancrés dans l’écriture. Il s’agit alors de comprendre les transformations de ce qui fait révolution, tant pour la génération de Françoise Collin que pour la mienne. C’est délicat d’affirmer : « voici ce qui a changé, les féministes de 2016 ne pensent plus ceci ou cela ». Les modes de subjectivation contemporains, sauvagement individuants, capturent le « nous » tel qu’il était pratiqué dans la génération 68. Je ne peux parler qu’en tant que singularité féministe de 2016.

  • 20 La particularité collective du féminisme 68 ne se limite pas au féminisme matérialiste, mais égalem (...)

34Partageons-nous vraiment toutes un même corps de dominées ? Il me semble que nous sommes passées de la conscience de la domination d’un même corps (celui des femmes ou de la Femme20) à la conscience singulière mais plurale de la domination de plusieurs corps de femmes, tous ces corps s’éclatant à la fois – queer, fat, lesbienne, sado-maso, portant un enfant, allaitant, etc. – et faisant pourtant ce qui rend conscient des normes qui pèsent, assujettissent et créent de la résistance. Ce que la génération 68 a compris et que nous avons adopté : « la » femme, c’est une catégorie construite, qu’on peut donc détricoter ; cela a créé un formidable appel d’air. Nous pouvons lentement décomposer les rôles traditionnels d’épouse, de mère (et de vierge).

  • 21 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 83.
  • 22 Ibid.

35Dès 1986, Françoise Collin ironise sur la prétendue fin du féminisme, et sur un retour aux valeurs traditionnelles du couple et de la famille : « si tant est qu’il puisse y avoir retour à ce qui n’a jamais été vraiment quitté »21. Je pourrais reprendre à mon compte cette ironie. Elle fait certainement lien entre nos deux générations. Mais « le retour aux choses n’est jamais le retour à l’identique »22. Et c’est juste, pour ma part, que je ne peux me retrouver dans certains traits du féminisme d’avant 1980. La séparation sexuelle du monde est moins nette : nous avons cessé d’être élevées rien qu’entre filles, on nous a mélangé.e.s, on nous a laissé étudier et travailler. Nous avons par ailleurs continué à avoir des amoureux.ses, à vouloir des enfants, et même à en faire… Et ce qui avait marqué la génération d’avant – revendiquer une sexualité dégagée de la reproduction, « un enfant si je veux » – s’est recomposé de manière inattendue. Ma génération a si bien intégré cette distinction qu’elle en devient quasi naturalisée.

36Ceci étant, les pratiques sexuelles restent au creux du trouble, elles sont l’œil du cyclone. Un déplacement s’est opéré, l’agencement corporel dominant reste hétéronormatif, mais ce n’est plus la reproduction qui en est le cœur. C’est notre sexe – sexe entendu dans son acceptation la plus troublée, incompréhensible, comme un point de fiction très matériel et très intime.

  • 23 Selon Françoise Collin, le mouvement post-moderne « queer » n’est pas une sortie de l’humanisme, ma (...)

37Pourtant, c’est en employant le terme « genre » que notre génération s’est engagée à le troubler. Depuis Judith Butler, nous savons que le porte-manteau biologique sexuel, être homme ou femme, est également un construit social. En touchant au porte-manteau biologique, nous avons ébranlé cette espèce d’assise qui nous maintenait toujours parmi les humanistes23. Quelque chose tremble car cette déterritorialisation-là est très puissante. Or on ne déconstruit pas un corps dans un mouvement homologue à celui par lequel il a été construit. C’est peut-être ainsi que nous devons aujourd’hui entendre la phrase célèbre d’Audre Lorde : « the master’s tools will never dismantle the master’s house ». Nous pouvons agir sur la recomposition des rôles sexués de manière à ce qu’ils soient égalitaires. Mais pour agir sur l’individuation des corps, nous avons besoin d’outils et de perspectives neuves, à commencer par réfléchir à la finalité de nos modes d’encorporations.

38Dès que la matière des corps est mise en doute sur ses modes scientifiques de légitimation ontologique (voir les débats sur les intersexués et les transsexuels), d’autres modes de légitimation sont mis en place, comme les dispositifs biométriques, afin de réassigner dans la matière corporelle. C’est un balancier qui dés-signe (désigne) et réassigne, à chaque fois à un autre endroit, et souvent de manière plus enfoncée dans la chair des femmes et des « autres ».

39Ce qui fait révolution, c’est aussi ce qui fait utopie : possible et aveuglement. Ce que nous raconte la génération 68, c’est que tout était possible : c’était l’an zéro de tout. En contraste, notre génération est née, a grandi et vit dans « la crise » : du pétrole, de la justice, du nucléaire, du politique, de la dioxine, du couple, du logement, etc. Même si les crises émaillent incessamment l’histoire du monde, il semble qu’elle ait planté notre décor sémantique. Le régime de la crise a produit notre Umwelt ; un monde en crise, mais pas qu’en perte. C’est sans doute ce qui explique cet aveuglement joyeux face aux théories queer célébrant l’indécidabilité de notre être : finalement, nous avions toujours besoin de maîtriser quelque chose, de nous ramener à ce sujet-maître qui nous a individué.e.s culturellement depuis si longtemps.

40En guise de conclusion, que souhaiter, au cœur de ces régimes de crises institutionnalisés ? Il ne nous appartient pas de penser ce que les générations futures problématiseront face aux défis que le féminisme doit (encore et toujours) embrasser. Il n’en reste pas moins que les termites ont encore un long travail de grignotement invisible et décidé devant elles…

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Notes

1 F. Collin, « Différence/indifférence des sexes », Actuel Marx, 30, Paris, puf, 2010, p. 155.

2 F. Collin, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du grif, 34, 1986, p. 81-92.

3 F. Collin, « Une revue de femmes philosophes ? », Revue des femmes philosophes, 1, Paris, éd. unesco, 2011, p. 38.

4 Ibid., p. 40.

5 Voir à ce sujet l’ouvrage qu’elle a co-dirigé : F. Collin, E. Pisier et E. Varikas, Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, Paris, Dalloz, 2011.

6 F. Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, Paris, Editions Fus-Art, 1999, p. 20.

7 Par génération, je n’entends pas une classe d’âge (jeunes, vieux) ou une tranche de personnes nées entre telle et telle date. C’est un sens élargi, plutôt dans le sens d’un vécu commun à plusieurs personnes, peu importent leur âge et leur fonction. Quand je parle de la génération 68, je pense indifféremment à ceux et celles qui ont ressenti « 68 » comme un événement marquant dans leur vie.

8 F. Collin, « La même et les différences », Les Cahiers du grif, 28, 1984, p. 15.

9 F. Collin, Je partirais d’un mot : le champ symbolique, op. cit., p. 18.

10 F. Collin, « La même et les différences », loc. cit., p. 11.

11 G. Deleuze, Anti-Œdipe et autres réflexions. Cours du 3 juin 1980. Disponible en ligne : http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=215, consulté le 7 juillet 2015.

12 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 124-125.

13 F. Collin, « Praxis de la différence : Notes sur le tragique du sujet », Les Cahiers du grif, 46, 1992, p. 125-141.

14 J. Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990 ; Id., Bodies that Matter : On the Discursive Limits of Sex, New York et Londres, Routledge, 1993 ; Id., Undoing Gender, New York, Routledge, 2004.

15 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 85.

16 F. Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, op. cit, p. 19.

17 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 86. C’est aussi ce que les féministes américaines ont désigné par l’empowerment.

18 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 87.

19 Françoise Collin reprend à Hannah Arendt le concept de natalité. Pour rappel, elle est une des premières réceptrices de l’œuvre d’Arendt en France. Elle lui consacre d’ailleurs un ouvrage : F. Collin, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Paris, Odile Jacob, 1999.

20 La particularité collective du féminisme 68 ne se limite pas au féminisme matérialiste, mais également aux formes essentialistes que prit le féminisme durant cette génération. Je veux souligner, en pointant le collectif, cette particularité générationnelle des mouvements sociaux de cette époque.

21 F. Collin, « Un héritage sans testament », loc. cit., p. 83.

22 Ibid.

23 Selon Françoise Collin, le mouvement post-moderne « queer » n’est pas une sortie de l’humanisme, mais bien plutôt un retour à cet humanisme des Modernes, comme je l’explique plus haut. De plus, postuler une indifférence des sexes, revient à nier que les sexes continuent de porter une valence différentielle. Aucune pensée queer ne permet de guérir notre société de ses problèmes de discrimination entre les hommes et les femmes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Grandjean, « Le testament des termites. Comment hériter de Françoise Collin en 2016 »Sextant, 33 | 2016, 99-109.

Référence électronique

Nathalie Grandjean, « Le testament des termites. Comment hériter de Françoise Collin en 2016 »Sextant [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.648

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Auteur

Nathalie Grandjean

Nathalie Grandjean est docteure en philosophie et maîtresse de conférences à l'Université de Namur (Belgique). Elle est également administratrice de Sophia, réseau belge des études de genre, et membre du comité de gestion du master interuniversitaire de spécialisation en études de genre. Ses domaines de recherche sont le corps et la technologie, la philosophie féministe et de genre ainsi que l'éthique du numérique et la surveillance. Elle a publié Corps et technologies. Penser l'hybridité (avec Claire Lobet-Maris, 2012) et Valeurs de l'attention (avec Alain Loute, 2019). En 2021, elle a publié un essai sur Donna Haraway, Généalogies des corps de Dona Harraway. Féminismes, diffractios, figurations.

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