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Un héritage sans testament

« Il n’y a pas de libération sans déplacement » : l’héritage subversif de Françoise Collin

Une promenade dans la première série des Cahiers du grif
Mara Montanaro
p. 65-75

Texte intégral

Introduction

1Philosophe féministe, philosophe et féministe, écrivaine et essayiste, Françoise Collin nous a quitté.e.s le 1er septembre 2012. Nous n’avons pas seulement perdu une personnalité éminente du féminisme francophone, une penseuse de la liberté, mais surtout une femme extraordinaire, dont la pensée philosophique précède et dépasse l’engagement politique dans le mouvement féministe, et sera, jusqu’au dernier moment, constitutive de son féminisme sous sa forme insurrectionnelle, interrogative, plurielle.

2On pourrait bien appeler sa pensée « une pensée pensante », dès lors que, comme Socrate, elle a toujours mis la théorie à l’épreuve de la pensée elle-même. Françoise Collin avait une capacité unique à détecter les faits, à discerner les possibilités, à imaginer de nouveaux horizons.

3J’ai eu l’énorme chance de rencontrer Françoise Collin quand j’ai décidé de lui consacrer ma thèse de doctorat en philosophie. Ce travail, le premier consacré à son œuvre, doit énormément à toutes nos conversations, à tous les après-midis, à toutes les soirées passées à discuter en fumant autour d’un thé vert japonais, à tout le matériel inédit qu’elle m’a permis de consulter, et pour finir, qu’elle m’a confié et dévoilé. En reconstruisant son œuvre et sa vie, son cheminement intellectuel, j’ai voulu restituer sa complexité sous l’angle triple de la philosophie, de la littérature et de la théorisation féministe. Apatride, mais non nomade, Françoise Collin soutenait qu’« il n’y a pas de libération sans déplacement » et qu’il faut, pour se dé-situer, avoir un lieu à quitter, fût-il même symbolique. Sa pensée se place là où s’articulent, de manière complexe, poétique et politique, politique et symbolique, pour penser le devenir du féminisme. Repenser la ré-articulation du symbolique dans l’écriture, l’art, la philosophie et redéfinir la politique, redéfinir en fait le rapport complexe entretenu par la politique avec le privé pour penser et créer un monde commun, tel est l’enjeu original de la pensée de Françoise Collin.

4Il s’agira dès lors dans cet article de montrer l’originalité de sa pensée et de sa praxis féministe, de reconstruire son positionnement avec comme point de départ l’analyse à la fois historique et philosophique de la première série des Cahiers du grif.

  • 1 Je renvoie, pour une analyse du concept de positionnement à S. Bracke et M. Puig Bellacasa, « Le fé (...)

5Par positionnement1, ou plutôt par pratique du positionnement, j’entends la capacité de considérer de façon critique la dimension historique et les appartenances géographiques, culturelles et psychiques qui permettent une définition politique et stratégique de soi-même.

6Dans un premier temps, je montrerai comment le féminisme est pour Françoise Collin une praxis, ensuite j’analyserai le rapport – crucial dans le féminisme – entre la singularité et le collectif ; comme pour Françoise Collin, il s’agit toujours d’une réflexion théorique-pratique. Enfin, je m’arrêterai sur sa conception de la révolution, sur son idée de « révolutions minuscules », sur son rapport au marxisme, pour conclure sur la transmission de sa pensée aux nouvelles générations.

Le féminisme, une praxis

  • 2 Je me réfère ici à la position de Luce Irigaray, Antoinette Fouque (différentialisme ou pensée de l (...)

7En 1971, alors que la scène féministe française connaît de douloureux débats opposant théories et personnes ou plutôt positions idéologiques2, Françoise Collin se rend aux Etats-Unis où elle rencontre les féministes américaines qui la séduisent autant qu’elles l’inspirent par leur pragmatisme, les rapports entre femmes qu’elles instaurent et leur affirmation d’elles-mêmes.

8Le scénario féministe la fascine : des femmes font des choses en commun, créent des revues, des galeries d’art, autrement dit construisent un être ensemble des femmes à partir duquel une théorisation sera possible.

  • 3 F. Collin, « New York des femmes », La Revue nouvelle, 1972, p. 25.

Le féminisme n’est pas une idée: c’est une force. (...) Il faut avoir vu ces Américaines jeunes et moins jeunes organiser une journée sur les discriminations sexuelles dans les manuels scolaires, monter une galerie d’art coopérative, réunir un groupe de travail sur les crèches et garderies, prendre la parole à une commission des Human rights, promouvoir la Self Help Clinic, etc., pour comprendre que quelque chose déjà a commencé à changer et que les femmes sont entrées activement dans l’histoire. (...) De sorte que l’on hésite parfois à utiliser le terme de « féministe » qui est attaché à une certaine tradition et à une certaine forme de lutte, le terme de mouvement des femmes, Women’s Movement, est plus juste3.

9C’est donc à partir de cette expérience qu’elle commence à penser au féminisme comme praxis, comme pratique, comme politique qui repose sur la pluralité du dialogue et sur la réalisation d’espaces concrets où la singularité de chaque femme peut s’affirmer.

  • 4 Je renvoie, pour une histoire des revues féministes, à « Revues féministes », in Où en sont les fém (...)

10De retour à Bruxelles, en 1973, elle décide de créer une revue, les Cahiers du grif, première revue féministe en langue française à un moment où le paysage textuel francophone est pratiquement vide : Les Editions des Femmes prendront forme quelques mois plus tard, la revue Sorcières deux ans après, La revue d’en face, Questions féministes et les Cahiers du féminisme paraissent en 19774. Il y avait bien eu des journaux comme Le torchon brûle en France ou Et ta sœur ? en Belgique mais ils étaient destinés à un public militant. L’objectif de la revue est de remettre au monde le monde, autrement dit de repartir de zéro, d’opérer une épochè husserlienne, d’appliquer au savoir donné, contaminé en tant que patriarcal, une véritable suspension.

11Il semble que la première journée des femmes à Bruxelles en 1972 ait été le moteur de l’entreprise. Les Cahiers sont alors en gestation, tant il est vrai que presque toutes les protagonistes des premières publications sont impliquées ou simplement présentes à cette journée. Cependant, toutes ne se sont pas rencontrées au même moment et au même lieu.

12Marie Denis, Jeanne Vercheval et Suzanne Van Rockeghem avaient réalisé ensemble le Petit livre rouge des femmes, véritable manifeste du féminisme belge. Marie Denis et Françoise Collin avaient toutes deux collaboré à la rubrique Femmes, de l’hebdomadaire La Relève et contribué comme Eliane Boucquey à La Revue nouvelle et peu avant le 11 novembre 1972, Françoise Collin rencontrait Jacqueline Aubenas qui allait également s’investir dans le projet des Cahiers.

13Dans la première série des Cahiers du grif (1973-1978) que j’ai choisi d’analyser, la revue est volontairement peu théorique et les femmes qui écrivent, décident d’y parler une langue basique, accessible à toutes. La politique n’est pas métaphysique pas plus que l’histoire n’est ontologie, la différence entre les sexes se traduit en histoire déterminée, en actualité, en une praxis. Déplacer ce qui est, infatigablement, sans modèles restrictifs, tel est, pour Collin, le sens de la praxis de la différence des sexes. La différence n’est pas déterminée a priori : c’est un enjeu, un acte, un acte de déplacement.

14Comme le féminisme ne se réduit pas, selon Collin, à la simple prétention de réparer une injustice mais veut être la reconstruction d’un commun dans lequel toutes les femmes peuvent parler, le témoignage occupe une place centrale dans les Cahiers car raconter c’est penser, et c’est dans la narration même, dans les diverses narrations, que la pensée surgit. Concrètement, l’équipe se constitue alors autour de Françoise Collin et les réunions qui préparent la sortie des Cahiers sont ouvertes à toutes. Le thème est fourni par l’équipe, la parole est libre, les réunions sont enregistrées puis décryptées. Celles-ci constituent le matériel à partir duquel les membres du comité de rédaction écriront. Si le témoignage constitue la base de la revue, la force des Cahiers consiste à transformer les récits individuels en sujet de réflexion et de conceptualisation au service de la pensée des femmes et des hommes qui souhaitent mettre en question le différend des sexes. Il en va ainsi tout au moins dans la première série. Rétrospectivement, Collin soutient que l’on théorise aussi dans la parole, mais au départ le projet a pour objectif de faire naître, et non de diriger en tant qu’intellectuelles, la pensée de toutes les femmes. Pour cette raison, elle n’est pas forcément proche des textes ou des auteures qu’elle publie.

15En effet, des textes de femmes appartenant à des courants de pensée différents voire opposés sont publiés. Les Cahiers ne sont donc pas l’expression d’un courant, d’une école. Certaines des femmes qui participent sont connues alors que d’autres n’ont aucun écrit à leur actif. L’intérêt se focalise sur la construction d’une scène d’expression et de rencontre entre femmes autour d’un thème commun dont le caractère est toujours problématique. Les Cahiers sont une pratique de dialogue pluriel. En marge de l’institution, ceux-ci procèdent de la volonté de construire ensemble une réflexion, en dehors du circuit des hommes, comme le dit Françoise Collin et sans attendre que ces derniers en autorisent la publication dans leurs revues.

Singularité et pluralité

  • 5 Pour une analyse historique plus détaillée des Cahiers, je renvoie à M. Denis et S. Van Rokeghem, L (...)

16Le premier numéro des Cahiers du grif, publié sur fonds propres, paraît en octobre 1973 et le 11 novembre de la même année, qui marque la deuxième journée des femmes à Bruxelles, 1 500 exemplaires sont vendus, le stock est épuisé le soir même. Distribués à Paris à la librairie Maspero à partir du deuxième numéro, les Cahiers acquerront rapidement une dimension internationale dans le monde francophone5.

17L’éditorial du premier numéro qui interroge le jeune mouvement féministe : Le féminisme pour quoi faire ? s’ouvre de la manière suivante :

  • 6 Editorial, « Le Féminisme pour quoi faire ? », Les Cahiers du grif, 1, 1973.

(...) Le féminisme est un travail des forces historiques d’abord. C’est aussi une hypothèse de recherche particulièrement féconde aujourd’hui, et qu’il nous incombe d’utiliser. (...) Nos intérêts seront centrés sur les problèmes de la condition féminine, mais ils ne s’y arrêteront pas. Il n’y a pas de frontières nettes entre ces problèmes et ceux qui concernent la société toute entière. A la limite, nous voudrions seulement faire apparaître le regard des femmes, faire entendre la voix de femmes, dans tous les domaines. (...) L’équipe responsable du grif est politiquement et idéologiquement pluraliste : elle est unie par une recherche et des objectifs communs6.

18Réfléchir, donc, entre femmes, partager l’écriture avec d’autres femmes, d’où la non-mixité : les Cahiers sont le produit de la réflexion et du travail d’une vingtaine de collaboratrices régulières auxquelles s’agrègent de nombreuses autres participantes. Le groupe se veut pluraliste, composé aussi bien de féministes historiques que de féministes de la seconde vague. Il comprend des intellectuelles, des travailleuses, des femmes immigrées et des femmes au foyer. Les participantes qui proviennent d’horizons divers s’inscrivent différemment dans le féminisme. Les thèmes naissent de leurs préoccupations et le contenu de la publication est le fruit d’une discussion qui vise à rendre accessible à toutes l’écriture et les paroles des femmes. Il s’agit, soutient Collin, « de marcher avec les mots ».

19Chaque participante est invitée à s’exprimer à partir de sa propre sensibilité et expérience, quels que soient son savoir ou ses compétences en la matière. Outre cette volonté de libération de la parole, les Cahiers mettent en acte un travail qui dépasse le simple partage des subjectivités. Chaque thématique proposée est un champ à explorer au service du féminisme à l’intérieur duquel se mêlent théorie et pratique. Hormis l’éditorial, chaque article est signé par une ou plusieurs auteures, contrairement à la pratique du mlf en France, qui prônait l’abolition de la singularité dans l’anonymat.

  • 7 J. Brau, « Au cœur du féminisme des années 1970. Le Groupe de recherche et d’information féministes (...)

20En effet, la première série des Cahiers inaugure une pratique originale et unique : chaque article est annoté en marge par les différentes lectrices. Ces notes qui sont également des références bibliographiques, témoignent de l’intense travail de réflexion collective. Chaque numéro des Cahiers se présente comme un domaine à explorer où se mêlent créativité, réflexion et militance. Au croisement entre base théorique et action féministe, ils fournissent en même temps des informations d’actualité ou encore une bibliographie sélective sur les différents sujets traités. Il n’y a pas de progression linéaire, chaque dossier se présentant comme un nouveau chantier à approfondir. Selon Jacqueline Brau7, il est possible de distinguer, pour ce qui est de la première série des Cahiers (1973-1978) trois lignes de force : la première concerne l’épistémologie et la conception du féminisme, la deuxième est liée à la problématique de la production et de la reproduction, la troisième pose la question du rapport à soi et à autrui. Cette classification peut illustrer la dialectique permanente qui anime la réflexion du groupe sur le processus individuel de libération des femmes et son inscription dans un devenir collectif.

21Le choix des thèmes comme la manière de les traiter s’inscrit dans une interaction permanente entre questionnement individuel et interrogation collective. Entre 1973 et 1978, sont donc publiés dix-neuf Cahiers (24 numéros) qui explorent les différents domaines de la condition féminine : politique, travail, violence, langage, corps, maternité, homosexualité, création. Françoise Collin écrira plus tard :

  • 8 F. Collin, « Un autre rapport au langage : Note sur l’expérience des Cahiers du grif », in M. A. Ma (...)

La réalisation de chaque Cahier a constitué et constitue pour nous un progrès, une avancée, et non une synthèse. De telle sorte qu’il nous apparaît plus comme une plate-forme de départ que comme un point d’arrivée. Si travail collectif il y a, c’est un travail qui reste toujours de l’ordre de la collection, ou du spectre. Une recherche est faite en commun qui ne va pas jusqu’à l’abolition des différences8.

22En effet, la spécificité propre aux Cahiers est de commencer un parcours de réflexion dans le mouvement féministe en évitant de produire une pensée unique. Comme Collin elle-même l’affirme dans un entretien très significatif avec Nadine Plateau en 2011 :

  • 9 F. Collin, N. Plateau, De la création littéraire, philosophique et féministe : un entretien avec Fr (...)

Il n’est peut-être pas étonnant que plus tard, mon engagement politique féministe se soit d’abord concrétisé dans la fondation d’une revue, Les Cahiers du grif, articulant ainsi agir et écrire, mais aussi singularité et pluralité. A la différence d’autres revues en effet, Les Cahiers du grif, momentanément interrompus au profit de la fondation de l’Université des femmes puis repris, n’étaient pas l’expression d’une théorie prédéterminée de la différence des sexes, « universaliste » ou « différencialiste » comme on le disait à l’époque, mais un espace de rencontres et d’expression de femmes différentes et s’exprimant dans leur différences autour d’une thème commun. C’est dans cet esprit qu’ils ont poursuivi leur parution un peu plus tard à Paris, dans une formule plus théorique9.

Une réflexion théorico-pratique

23Ancrée dans le mouvement, c’est donc une réflexion théorico-pratique qui se construit dans l’action et dans la déconstruction. Cette modalité est lisible à la fois dans la genèse et dans le fonctionnement des Cahiers du grif.

  • 10 F. Rochefort et D. Haase-Dubosc, « Entretien avec Françoise Collin. Philosophe et intellectuelle fé (...)

24Dans un entretien publié dans Clio. Histoire, femmes et sociétés10, où elle évoque les Cahiers du grif, Françoise Collin explique comment ceux-ci ont représenté une aventure individuelle et collective, intellectuelle et politique, en mobilisant les forces et l’imagination au fil des ans, un cheminement où le vécu et la pensée s’entremêlent constamment. Une pensée toujours attentive, cependant, à ne pas devenir théorie.

25Avec une extrême rigueur, Collin distingue la théorie de la pensée : la première constitue un cadre figé sur lequel se reposer, elle se rattache au moment de l’affirmation et non de l’interrogation, risquant ainsi de se transformer en idéologie tandis que la seconde interroge, n’entend pas déterminer mais éclaircir une position. Pour Collin, la théorie est un bricolage transitoire, une boîte à outils en écho à Foucault, un pont de fortune qui assure le passage mais n’a pas le caractère définitif d’un édifice. De même, au sein du débat porté par le féminisme français entre différencialisme et universalisme, elle veille à ce qu’il ne se transforme pas en alternative idéologique stérile, car le débat doit se déplacer, se raviver pour ne pas bloquer la pensée à l’intérieur d’une logique des contraires. L’abandon de tout postulat métaphysique (ou naturaliste) des sexes est le dépassement de la position à la fois unitaire et duelle. Collin parle d’une politique de l’irreprésentable mais aussi d’une praxis des sexes et par féminisme elle n’entend pas un devenir homme des femmes, à savoir une conversion au monde constitué mais un travail de réinvention tant des positions sexuées que du monde commun. Pour Collin, le féminisme est une révolution dans la durée, une insurrection permanente, ne reposant pas sur la représentation de sa propre fin, ni sur une doctrine préétablie. A chaque pas, il se pense, s’invente, et par là, il doit se maintenir comme mouvement, comme action qui se formule et reformule.

Une conception politique de la révolution

26Chez Collin, une telle position coïncide avec la préférence qu’elle accorde toujours au dialogue, notion qu’elle théorise dans les années quatre-vingt avec Hannah Arendt. Collin introduit en France la lecture libertaire de Hannah Arendt dont elle fait publier de nombreux textes dans la collection Littérales qu’elle dirige aux éditions Tierce, et à laquelle elle consacre plusieurs articles et l’ouvrage intitulé L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, en 1999. En 1986, dans l’introduction au numéro monographique des Cahiers du grif consacré à Arendt, Collin écrit :

  • 11 F. Collin, « Introduction : actualité de Hannah Arendt », in Hannah Arendt, Les Cahiers du grif , 3 (...)

Cet éclairage arendtien de la révolution permet de penser la question du féminisme comme révélateur privilégié et symptôme des temps nouveaux. (...) Le féminisme c’est le droit à la parole politique et le courage de la parole publique. Cet accès au monde public ne s’effectue pas seulement dans la politique. Le monde public c’est aussi, et d’abord, l’élaboration du symbolique : le droit et l’initiative de parler en son nom, de manière à pouvoir nommer avec et pour les autres. Hannah Arendt ici encore, montre remarquablement comment poétique et politique se conjoignent d’une certaine manière car ils instaurent un mode d’apparition qui se fonde sur la pluralité11.

  • 12 Voir F. Collin, « Le féminisme pour quoi faire ? Genèse et formes d’un mouvement », La Revue nouvel (...)

27Plus tard, dans un article de 2004 intitulé Le féminisme pour quoi faire ? Genèse et forme d’un mouvement12, Françoise Collin note que les questions soulevées par les féministes des années soixante-dix ont gardé toute leur pertinence malgré d’évidents acquis. Rappelons qu’en 1973, le premier numéro des Cahiers du grif a justement pour titre Le féminisme pour quoi faire ? et que de nombreuses femmes ne comprenaient pas de telles protestations ni en quoi consistait leur discrimination en se déclarant satisfaites de leur sort. Des slogans comme mon corps est à moi, le privé est politique, à travail égal salaire égal, surprennent et choquent.

28Les femmes n’étaient-elles pas égales aux hommes dès lors que, après la guerre, elles s’étaient vu accorder le droit de vote et le suffrage universel ? La révolte féministe met au jour une structure de domination qui traverse et transgresse la frontière entre public et privé. Dans Parcours féministe, Collin affirme que la structure de domination reliant les sexes sur un mode hiérarchique, formulée ou non avec le concept de patriarcat, est transhistorique et transculturelle, présente dans toutes les cultures et à toutes les époques historiques. Une structure invariante et constitutive de l’état social.

29Prétendre la subvertir constitue une révolution et cette question a été posée pour la première fois comme question générale dans les années 1970. C’est précisément à partir de ces années-là que cette structure est identifiée comme telle dans toutes ses formes, et donc contestée.

Féminisme et marxisme

30Dans un entretien sur l’expérience des Cahiers du grif où Françoise Collin reconstruit aussi le climat politique de l’époque, elle écrit :

  • 13 F. Collin, « Un autre rapport au langage : note sur l’expérience des Cahiers du Grif », loc. cit., (...)

La problématique féministe et des féministes préexistant à la fondation des Cahiers du Grif a été d’emblée confrontée à la problématique marxiste de la lutte des classes. Cette confrontation nous demeure présente. Parce que la lutte des femmes est une lutte révolutionnaire. Ce qui constitue pour nous une évidence cependant, c’est que la lutte des femmes est théoriquement, pratiquement et stratégiquement, irréductible à ces autres luttes et ne peut être rabattue sur elles, même si elle est leur alliée. Et que c’est aux femmes elles-mêmes qu’il appartient de la mener13.

31Cette révolution, définie comme permanente par Françoise Collin, présente une spécificité par rapport à la révolution marxiste : d’une part, il ne s’agit pas d’une révolution événementielle ou violente, mais elle s’inscrit dans la durée, d’autre part, elle ne repose pas sur la représentation de sa propre fin ni sur une doctrine préétablie. Elle se pense et s’invente à chaque pas.

32D’après Collin, il y a dans le marxisme une prétention scientifique visant la détermination d’un modèle élaboré de manière spéculative. Pour elle, le féminisme ne succombe pas à ce risque puisqu’il est avant tout défini comme un mouvement : le mouvement de libération des femmes, comme action qui formule et reformule ses problématiques.

33Le féminisme a donc instauré une politique non métaphysique, autrement dit une politique ne reposant pas sur une représentation définie de ses objectifs ou de ses méthodes. Il s’agit d’une politique de l’action permanente. C’est à chaque moment, à chaque conjoncture que les problématiques nous concernant doivent être réinventées, repensées. La force et la faiblesse du féminisme tout à la fois, est de ne pas être lié à une doctrine unitaire bien qu’il repose sur un corpus théorique en constant développement. Il n’y a pas de livre fondateur.

  • 14 F. Collin, I. Kaufer, Parcours féministe, Bruxelles, Labor, 2005, p. 18.

Simone de Beauvoir ne joue pas dans le féminisme le rôle que jouait Marx dans le marxisme. Nous pouvons lire ou relire Le Deuxième Sexe, y trouver inspiration et en débattre, mais ce n’est pas notre dogme. C’est un texte historiquement référentiel. Et il y a beaucoup d’autres textes, mais aucun n’est le texte fondateur. Le livre est en quelque sorte à écrire14.

Penser sans garde-fou

34Pour Françoise Collin, le féminisme est pluralité : c’est un agir pluriel et non une fabrication conforme à un modèle. Ce que l’on désigne sous le nom de féminisme est donc un espace politique où positions comme personnes diverses se confrontent, et s’affrontent aussi, sans perdre de vue l’objectif fondamental, comme dans l’expérience des Cahiers du grif.

35S’il est mû par une utopie, continue Collin, celle-ci n’est pas une représentation mais une injonction à penser et agir, une praxis des sexes. Il est mû par l’urgence de l’ici et maintenant et par la nécessité de repenser et redéfinir continuellement ses objectifs.

36La notion de féminisme au singulier est pertinente au sens où elle définit un espace de pensée et d’action concentré sur la transformation des rapports entre les sexes : c’est le point de jonction, le point de référence. Il est question de transformer un monde défini par un seul sexe en un monde défini par les un(e)s et par les autres. Mais le féminisme est pluriel dans la mesure où il se nourrit dès le départ de positions diverses non seulement quant à la définition même de différence des sexes et de son statut mais aussi concernant les stratégies politiques à adopter pour le transformer. C’est une insurrection permanente, aussi bien théorique que politique. Il existe une construction sociale des sexes et de leur rapport, une construction organisée en termes de pouvoir à travers les diverses formes historiques et culturelles, privées et publiques, dans les sociétés. Le féminisme conteste ce que l’on a identifié comme structure invariante et engage une révolution non violente mais radicale des rapports humains.

37La notion de construction sociale des sexes ou de genre, soutient Collin, est souvent utilisée sans être suffisamment analysée et risque ainsi d’être mal comprise. En effet, ce n’est pas la construction en tant que telle, c’est-à-dire le caractère culturel de leurs formes et de leurs relations, qui est contestée : le féminisme ne vise pas la réalisation d’un état de nature ou d’un naturalisme achevé, selon les termes de Marx, mais il s’oppose à la forme hiérarchique assumée par cette construction.

38Son objectif consiste à substituer aux rapports hiérarchiques des sexes des rapports d’égalité : mais égalité à quoi ? Est-il question, pour les femmes, de s’aligner sur le monde tel qu’il a été de tout temps défini par les hommes, de devenir des hommes comme les autres ou de promouvoir un autre monde, redessiné en termes nouveaux ? S’agit-il d’un processus d’assimilation, d’ailleurs impossible, aux valeurs établies ou d’un mouvement de transformation de ces dernières conduisant à une redéfinition des sexes et des sexualités ? Ces deux objectifs sont tous deux présents dans l’action et dans la revendication.

  • 15 Ibid., p. 21.

Nous allons, non vers ce qui est déjà, mais vers ce qui n’est pas encore, vers un monde dont nous n’avons pas la représentation a priori mais que nous construisons dans la diversité de nos actions, dont nous prenons le risque, sans garantie. C’est ce qui caractérise la révolution des sexes – elle est sans modèle, ni historique ni doctrinal – et c’est ce qui donne son sens à la notion de politique qu’elle met en jeu : non pas la réalisation d’un plan, mais le frayage du nouveau dans les différentes conjonctures15.

  • 16 En effet, ses premières publications sont des romans : Le jour fabuleux (Seuil, 1960), Rose qui peu (...)

39Ecrire et agir sans que le mot fin soit jamais prononcé. Voici le legs de Françoise Collin : une pensée qui est expérimentation, interrogation, car Collin pense sans garde-fou, dans le souci de tracer des expériences plutôt que des doctrines. Passion de comprendre qui s’éloigne des formes traditionnelles du savoir académique. Pensée libre et autonome assumant avec courage une position marginale, sacrifiant l’instance de la continuité dialectique à la cohérence dans la discontinuité. Pensée sans appuis, ni chaînes ; la pensée de Françoise Collin est comme l’écriture, un mouvement perpétuel, sans fin vers ce qu’encore on ne connaît pas16.

40Françoise Collin a toujours préféré un savoir généalogique à un savoir historique et privilégié le concept de transmission par rapport à celui de filiation où court, en filigrane, la ligne patrilinéaire et patriarcale. Transmission d’un héritage sans testament, transmission d’un savoir et d’un faire constitué sur le terrain, un savoir et un faire de luttes, de résistances, d’ouvertures et d’expérimentation que les féministes des années soixante-dix nous lèguent. Par son refus de tout dogme, de toute doctrine ou théorie qui bloque et entrave la créativité, le legs de Françoise Collin est une pensée allergique à toute théorisation.

Les révolutions minuscules

41Nous pouvons dire alors que, pour Collin, la politique féministe est une lutte, une guérilla qui se rejoue dans chaque conjoncture, en imposant la réflexion et la décision.

  • 17 Un héritage sans testament est aussi le titre d’un article marquant de Françoise Collin qui, à l’ép (...)

42Dans une de ses dernières interventions publiques, à Lecce en septembre 2011, Collin s’arrêtait sur l’importance d’une telle révolution : d’une part sur le lien horizontal, synchronique qui lie les femmes d’une même génération ou de générations proches, en évoquant la sisterhood qui se développe aujourd’hui au niveau international et interculturel, et d’autre part sur le lien vertical diachronique, qui se constitue entre les femmes de générations différentes, en assurant la transmission d’« un héritage sans testament »17.

43Sans testament signifie que qui précède ne dicte pas les normes de la pensée et de l’action mais fournit à qui vient après une énergie et un état de la situation à reprendre et réinterpréter. Chaque avancée est à la fois transgression et stratagème du pouvoir. La vigilance de chaque femme et la confrontation collective demeurent indispensables. A chaque moment, dans chaque conjoncture, pour Collin, il faut interroger le présent. Bien qu’en travaillant dans l’institution, il est nécessaire de maintenir et préserver le ferment de l’insurrection, de la subversion et de trouver pour celle-ci des formes nouvelles. Notre accès à la conception et à la réalisation du monde commun à partir de la question dite de genre, soutient Collin, ne peut faire l’économie des dérives du pouvoir ni les ignorer. La question est comment et où lutter, et cela exige une vigilance de chaque instant.

  • 18 F. Collin, « Il y a beaucoup de commencements ou de la résistance. Ou quand le contre- pouvoir devi (...)

On peut souhaiter que le mouvement des femmes constitue une de ces résistances aux dérives actuelles du pouvoir ou provoquer au moins des effets de résistance. (...) La résistance, si elle ne veut pas dégénérer en repli complice, nécessite des formes de guérilla. (...) les révolutions minuscules – les procédures de résistance – demandent beaucoup d’intelligence et de courage. Et une attention aux conjonctures. Car la résistance est mobile, et ce qui fut hier subversif peut devenir complice du pouvoir. La résistance doit déplacer constamment ses bivouacs. Il faut, à chaque génération et dans chaque conjoncture, de l’imagination pour déjouer les pièges – sans cesse déplacés – du pouvoir. Il n’y a pas de remède miracle. A chaque moment « il faut juger et décider » (Hannah Arendt)18.

Conclusion

44La pensée de Françoise Collin est une prestation critique en acte, elle possède une cohérence structurelle et non une dialectique, elle constitue une expérimentation dans la mesure où la pensée n’est pas une thèse mais une boîte à outils, une praxis et non une théorie. Sa pensée et d’ailleurs l’ensemble de son œuvre sont une pratique de liberté et d’indépendance, une résistance à toute forme de dogme, de dogmatisme, une révolution permanente qui démantèle le donné, le réel et invente de nouveaux parcours, de nouvelles pratiques. C’est donc à un cheminement complexe et articulé que Françoise Collin nous convie, cheminement cacophonique comme, du reste, l’existence humaine elle-même, mais jamais incohérent car pour elle, il s’écrit, s’agit, sans que le mot fin soit jamais prononcé. Et sa mort qui laisse un vide béant n’est pas le mot fin.

45A nous de continuer à lutter, penser, écrire et transmettre sa pensée comme ouverture et pratique de liberté, résistance, subversion, insurrection tant à l’intérieur de frontières, de lieux de pouvoir et de savoir donnés et constitués, qu’en marge ou aux bords de ces espaces.

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Notes

1 Je renvoie, pour une analyse du concept de positionnement à S. Bracke et M. Puig Bellacasa, « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Rétrospectives, Cahiers du genre, 54, 2013.

2 Je me réfère ici à la position de Luce Irigaray, Antoinette Fouque (différentialisme ou pensée de la différence), d’une part, et à celle de Christine Delphy et Nicole Claude-Mathieu, Colette Guillaumin (universalisme ou féminisme matérialiste), de l’autre.

3 F. Collin, « New York des femmes », La Revue nouvelle, 1972, p. 25.

4 Je renvoie, pour une histoire des revues féministes, à « Revues féministes », in Où en sont les féministes ?, Les Cahiers du grif, 23/24, 1978, p. 133-137.

5 Pour une analyse historique plus détaillée des Cahiers, je renvoie à M. Denis et S. Van Rokeghem, Le féminisme est dans la rue. Belgique 1970-1975, Bruxelles, Politique et Histoire, 1992, p. 133-140.

6 Editorial, « Le Féminisme pour quoi faire ? », Les Cahiers du grif, 1, 1973.

7 J. Brau, « Au cœur du féminisme des années 1970. Le Groupe de recherche et d’information féministes (grif) 1972-1978 », Sextant, 23-24, 2007.

8 F. Collin, « Un autre rapport au langage : Note sur l’expérience des Cahiers du grif », in M. A. Macciocchi, Séminaire Paris viii. Vincennes, Les Femmes et leurs maîtres, Paris, Christian Bourgois, 1978, p. 334.

9 F. Collin, N. Plateau, De la création littéraire, philosophique et féministe : un entretien avec Françoise Collin, Bruxelles, Sophia, 2011.

10 F. Rochefort et D. Haase-Dubosc, « Entretien avec Françoise Collin. Philosophe et intellectuelle féministe », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 13, 2001, p. 195-210.

11 F. Collin, « Introduction : actualité de Hannah Arendt », in Hannah Arendt, Les Cahiers du grif , 33, 1986, p. 6-7.

12 Voir F. Collin, « Le féminisme pour quoi faire ? Genèse et formes d’un mouvement », La Revue nouvelle, 11, 2004.

13 F. Collin, « Un autre rapport au langage : note sur l’expérience des Cahiers du Grif », loc. cit., p. 338.

14 F. Collin, I. Kaufer, Parcours féministe, Bruxelles, Labor, 2005, p. 18.

15 Ibid., p. 21.

16 En effet, ses premières publications sont des romans : Le jour fabuleux (Seuil, 1960), Rose qui peut (Seuil, 1962) puis seulement neuf ans plus tard, en 1971, sa thèse de doctorat chez Gallimard, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, la fait entrer pleinement dans le milieu intellectuel et philosophique français.

17 Un héritage sans testament est aussi le titre d’un article marquant de Françoise Collin qui, à l’époque, empruntait la formule à René Char. Dans cet article du numéro 34 des Cahiers du grif paru en 1986, Françoise Collin s’interrogeait sur la possibilité de retracer des généalogies féministes, en y intégrant le rapport au symbolique, à la transmission et à la filiation – des thèmes qui sont encore au cœur de nos débats actuels.

18 F. Collin, « Il y a beaucoup de commencements ou de la résistance. Ou quand le contre- pouvoir devient un instrument de pouvoir », in Nelle controriforme del potere : generazioni al lavoro, a cura di M. Forcina, Quaderni delle Pari Opportunità, 11, Milella, Lecce, 2012, p. 28.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mara Montanaro, « « Il n’y a pas de libération sans déplacement » : l’héritage subversif de Françoise Collin »Sextant, 33 | 2016, 65-75.

Référence électronique

Mara Montanaro, « « Il n’y a pas de libération sans déplacement » : l’héritage subversif de Françoise Collin »Sextant [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/624 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.624

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Auteur

Mara Montanaro

Mara Montanaro (1985) est philosophe et rattachée en tant que chercheuse au Laboratoire d’études de genre et sexualités (legs) auprès de l’Université Paris 8. Elle est spécialiste des philosophies féministes contemporaines, notamment de la philosophe-féministe Françoise Collin (1928-2012) dont elle est la responsable scientifique de l’œuvre édite et inédite. Elle est l’auteure de Françoise Collin. La révolution permanente d’une pensée discontinue, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme » (2016). Elle a co-organisé le premier colloque international consacré à Françoise Collin, « Penser avec Françoise Collin, philosophe et féministe » à l’Université Paris 7-Diderot en mai 2014.

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