Françoise Collin et les Cahiers du grif. Penser/agir en dehors des grands centres
Texte intégral
Nous partons sans dogmes, non sans conviction...
Notre avancée théorique, comme notre avancée pratique, ne se fera pas sans tâtonnements, ni sans détours, mais elle se fera. De coup de grif en coup de grif.
Editorial, Cahiers du grif, 1
- 1 Pour alléger le système de notation, les citations tirées des Cahiers du grif seront mentionnées av (...)
- 2 Dès le début, les Cahiers ont été distribuées à Paris et parfois au Québec, surtout à partir du mom (...)
1Les Cahiers du grif, surtout la première série publiée entre 1973 et 1978, représentent un jalon important pour le féminisme belge, mais, dès le début, ils n’ont pas été que belges. « Son noyau organisateur est situé en Belgique, mais ses ramifications sont internationales et le seront toujours davantage » (grif, 1, 4)1. Françoise Collin aimait à en parler comme de la première revue féministe francophone ; dès le premier numéro, les Cahiers affirmaient une volonté de s’inscrire dans la durée et annonçaient un rythme de parution, qui a été grosso modo respecté au prix de quelques numéros doubles. Les Cahiers du grif ont été un projet collectif, alimentant la réflexion et l’action féministe, pas seulement en Belgique, mais de façon plus large dans la francophonie du Nord2.
2Les Cahiers du grif ont connu trois vies. La première, à Bruxelles, de 1973 à 1978, comprend vingt-quatre numéros, certains doubles. La deuxième, publiée à Paris suite à l’installation de Françoise Collin dans cette ville, mais comportant une équipe belge et, brièvement, une équipe québécoise, comprend les numéros 25 à 47 ; les numéros sont publiés entre 1982 et 1993. Cette deuxième série est beaucoup moins « collective » que la première et les thèmes sont moins collés à l’actualité féministe. La troisième série ne comprend que deux numéros, un en 1997 et l’autre en 1998, et correspond plus à un projet personnel de Françoise Collin, qui s’entoure d’une équipe pour la réalisation d’un numéro précis plutôt que d’un collectif de rédaction.
3Dans ce texte, je me concentrerai sur la première série des Cahiers. Je parlerai du projet, sur la base de ma lecture de la revue, mais également de mes conversations avec Françoise Collin qui se sont échelonnées sur près de trente ans et de ma brève expérience de participation à la deuxième série des Cahiers. J’analyserai dans un premier temps les apports de la revue. Dans un deuxième temps, je réfléchirai à la liberté donnée par son lieu de production.
Un laboratoire public
4Lorsque je pense à la première série des Cahiers du grif, plusieurs souvenirs me viennent en mémoire. Ma découverte de la revue en 1975, à travers son numéro 6 sur « les femmes et la politique » et ma stupéfaction devant sa forme : une revue dont certains textes sont à la fois signés et commentés par les autres membres du collectif. Nos discussions autour du texte de Françoise Collin, « Au revoir », dans le dernier numéro de la première série de la revue, à la fois dans le contexte militant du collectif de publication de la revue Pluri-elles / Des luttes et des rires de femmes que dans un contexte plus universitaire, dans les premiers cours féministes à l’Université du Québec à Montréal. La diffusion de la revue au Québec était aléatoire et dépendait probablement des déplacements transatlantiques ; quand j’allais en Europe, j’essayais de m’en procurer des numéros. Ce n’est que plus tard, chez Françoise à Paris, que j’ai pu prendre connaissance de l’ensemble des numéros.
5Pourquoi en parler comme d’un laboratoire public ? D’abord, par la diversité des thèmes abordés qui recouvre plus ou moins le spectre d’intérêt du féminisme de l’époque : le travail domestique, le travail, la maternité, la religion, la langue, le lesbianisme, sans oublier le féminisme lui-même. Ensuite, par le rapport constant entre pensée et action ; la réflexion s’adosse à l’actualité et prend des risques. Enfin, par sa forme : les articles sont commentés et poursuivent donc l’expérience dialogique de la réflexion en collectif. Bref, les Cahiers reflètent un mouvement tout en l’alimentant.
- 3 Aux éditions Complexe, à Bruxelles.
6Après un numéro introductif sur le féminisme, qui comportait plus de questions que de réponses, la diversité des thèmes est révélatrice des préoccupations du féminisme des années soixante-dix qui, partant d’une expérience, s’étendait et se répandait, cherchant à cerner et à analyser le plus grand nombre d’aspects de la situation des femmes, parce que chacun de ces aspects est pour certaines essentiel, lui fournissant sa porte d’entrée dans le féminisme. C’est probablement la réédition en six volumes3 de certains des textes publiés dans les Cahiers du grif qui permet de mieux prendre en compte la diversité des thèmes traités, mais aussi la récurrence de certains thèmes (enfants, corps, amour, société, langage, travail) et la reprise de la réflexion que cette récurrence entraînait.
- 4 Voir à ce sujet l’entrevue avec Françoise Collin réalisée par Florence Rochefort et Danielle Haase- (...)
7Le texte le plus connu du premier numéro est certainement celui signé par Françoise Collin, qui a tout de suite été réédité en tiré-à-part, puisque le premier numéro a été épuisé quasiment dès sa sortie4. Mais il importe de le relire en regard de deux autres textes de ce numéro, l’éditorial, qui situe le projet des Cahiers et l’article d’Eliane Boucquey, « Pour un projet concret ». Dans l’éditorial, il me semble que trois éléments ressortent. Le premier concerne ce dont veut traiter la revue. « Nos intérêts seront centrés sur les problèmes de la condition féminine mais ils ne s’y arrêteront pas. Il n’y a pas de frontières nettes entre ces problèmes et ceux qui concernent la société tout entière » (grif, 1, 3). Le deuxième a trait à la diversité de l’équipe de production, « politiquement et idéologiquement pluraliste » (grif, 1, 3). Quant au troisième, c’est un appel aux lectrices pour qu’elles ne soient pas simplement des « consommatrices », mais qu’elles participent à des rencontres autour des numéros de la revue.
8L’article de Boucquey est intéressant, parce qu’il se situe presque aux antipodes de ce que sera la revue, mais qu’en même temps, il en respecte le pluralisme. Pensant « qu’il était nécessaire et même urgent de proposer dès ce premier numéro un projet féministe de société » (grif, 1, 23), Boucquey se rabat rapidement sur un projet plus modeste, faire état des aspirations communes « pour ne pas les trahir » (grif, 1, 23) et des difficultés auxquelles se heurte le féminisme puisqu’il ne s’agit pas simplement d’identifier certains enjeux, certaines situations qui posent problème pour que s’impose d’emblée la solution.
9C’est cette même prudence dans le balisage du terrain, renforcée par les commentaires en marge, que l’on retrouve dans le texte de Collin. Celle-ci distingue la féminitude (« être femme ») du féminisme et engage un dialogue implicite avec l’introduction au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en précisant d’emblée que « [l]e féminisme arrache les femmes à leur isolement et à leur passivité » (grif, 1, 6). Suivant toujours la logique de Beauvoir, elle entreprend ensuite d’analyser certains éléments de la vie des femmes (formation et travail, mariage et famille, amour, sexualité). Suit une discussion sur la nature biologique ou non du sexe, où elle fait une référence aux personnes intersexes puisque « le caractère culturel du sexe apparaît de la manière la plus évidente dans les cas exemplaires des intersexuels » (grif, 1, 12). La moitié de l’article est consacrée aux possibilités de changements et aux moyens d’action. A cet égard, elle précise que le féminisme est porteur de bouleversements radicaux de l’ordre des choses puisque « les féministes ne visent nullement à substituer à la domination mâle une domination féminine : ce qu’elles veulent plutôt, c’est dépasser un système social fondé sur la domination et l’exploitation » (grif, 1, 19), tout en soulignant que cela se fera à la fois par un travail à l’intérieur des institutions pour les transformer et à l’extérieur pour éviter de s’y laisser enfermer. « Toutes les entreprises, théoriques ou pratiques, marginales ou légales, peuvent s’épauler » (grif, 1, 21).
10A cet égard, on peut dire que les Cahiers ont été fidèles au projet qu’ils s’étaient fixés. Et surtout qu’ils n’ont pas craint de faire des rapprochements que l’on pourrait juger hasardeux comme dans le numéro 5, entre grève et fête (« La grève c’est, après tout, comme la fête, un arrêt de travail ») (grif, 5, 3) ou dans le numéro 7 intitulé (Dé- Pro- Ré- créer) qui fait état de l’ironie entre la crise économique qui s’installe et frappe de plein fouet les femmes et la célébration de « l’Année internationale de la (sic) femme ».
11Comme le soulignait l’article de Collin dans le dernier numéro de la première série, « le grif a été un mouvement d’amour, (...) un mouvement de vie (...) un travail (...) qui se fiait à soi, un travail qui n’était que l’expression des découvertes que nous faisions nous-mêmes, nous qui tout à la fois produisions et apprenions » (grif, 23-24, 8). Mais le bricolage a ses limites et la tension devenait croissante entre l’expérience que permettait la revue et le fait de devoir la produire : écrire, respecter des échéances, diffuser…
12Le registre de la revue est un registre politique si l’on entend par politique une pratique collective adossée à une capacité de réflexion avant et après coup. Certes, dans le dernier numéro de la première série des Cahiers, on rencontre plusieurs témoignages et allusions à son côté intellectuel, hermétique. « Les articles du grif sont toujours intéressants, s’attaquent aux vrais problèmes. Malheureusement, ils sont souvent trop abstraits, trop pleins de références à des théories abstruses » (grif, 23-24, 79). « Le reproche essentiel que j’ai à faire au grif, c’est qu’il me paraît vraiment illisible pour toutes les femmes et tous les hommes qui n’ont pas un amour tout spécial pour les complications littéraires » (grif, 23-24, 82).
13Mais il me semble qu’au-delà de ces reproches, la revue a fourni un lieu de rencontre et d’expression, permettant de cristalliser des impressions et des sentiments, de les nommer, parfois pour la première fois. « Nous avons aussi souvent offert une chance d’expression, et provoqué l’expression de femmes qui n’avaient envie, au fond, que de venir et de s’en aller » (grif, 23-24, 9). Comme le souligne le témoignage de Geneviève, « l’apport du grif cela a été me semble-t-il d’ouvrir un débat, de mettre en forme des idées qui ne l’étaient pas encore » (grif, 23-24, 82).
- 5 F. Collin, Parcours féministe. Entretiens avec Irène Kaufer, Bruxelles, Labor, 2005, p. 162.
14Ce registre est politique également par le fait qu’il a pour objectif le monde. Il s’agit de transformer le monde pour que les femmes puissent à la fois s’y mouvoir avec aisance, loin des contraintes imposées par la société patriarcale et puissent en devenir les co-actrices. Il s’agit donc de trouver des mots pour dire l’oppression, mais aussi des mots pour penser son au-delà, la libération et ultimement la liberté. Ce que Françoise Collin, au contact de l’œuvre de Hannah Arendt, décrira ultérieurement comme « une politique de l’acte aventureux, de la prise de risque, de l’avancée sans modèle préalable et sans garantie »5.
15Enfin, la revue est une œuvre collective. D’abord elle est le produit d’un collectif qui en prend en charge les divers aspects, même si les responsabilités peuvent y être diversement partagées. Ensuite, elle s’inscrit dans un mouvement : les rencontres de débroussaillage avant les numéros et les rencontres de rétroaction après. Elle met en œuvre le penser/agir ensemble que l’on a pu voir ressurgir récemment dans les mouvements des places, principalement le mouvement espagnol du 15m. Finalement, et c’est là une originalité qui ne survivra guère à la première série, la revue elle-même est dialogique. Il y a souvent au moins un texte qui est commenté par d’autres membres du collectif ou alors, on fait état de tables rondes et de témoignages qui se répondent en quelque sorte. Je ne connais pas d’autres revues qui aient adopté une telle façon de procéder.
- 6 Ibid., p. 22.
16La revue a aussi incarné ce qu’ultérieurement Françoise Collin décrira comme le legs le plus important du féminisme : la rencontre entre femmes et la prise au sérieux dans ce mouvement même de rencontre de ce que chacune avait à dire. « Cet espace de dialogue que les femmes ont constitué dans le mouvement féministe, espace dont elles sont les agents, m’apparaît comme un acquis de base fondamental de ce mouvement et comme une rupture historique majeure »6. Plutôt qu’un ordonnancement du monde à l’aide d’une « grande théorie », il s’agissait d’un faire ensemble et d’un faire advenir sur le mode de la polyglossie.
17Le colloque, organisé préalablement à la reprise de la publication des Cahiers en 1982 à La Marlagne, près de Namur et qui réunit autant des Belges que des Françaises, fait aussi état de ce caractère collectif du féminisme, quoique sur un mode plus désenchanté. Françoise Collin précisait que « les femmes, les féministes, doivent aujourd’hui inventer des rapports entre elles qui soutiennent la différence et les différends » (grif, 28, 12). A cela répondait Marcelle Marini par « nous reconnaître comme semblables : oui, comme identiques : non » (grif, 28, 19).
La liberté de l’excentration
18A une époque où le féminisme était encore à la recherche de lui-même, tant dans sa théorisation que dans sa pratique, l’espace qu’il fournissait pour la créativité politique était énorme. Comme le souligne à plusieurs reprises Françoise Collin, le féminisme ne s’appuie pas sur une théorie, mais repose sur un mouvement d’aller-retour entre l’action et la réflexion, s’apparentant à un travail de pensée.
- 7 Ibid., p. 17.
- 8 Ibid., p. 18.
- 9 Ibid., p. 19.
19Avant d’aborder un exemple pratique de ce travail de pensée, il me semble qu’il faut préciser la différence que fait Françoise Collin, dont l’apport aux Cahiers a été majeur à cet égard, entre pensée et théorie. Alors que la théorie veut faire système, la pensée est aussi exigeante, mais plus sinueuse, « elle ne repose pas sur la représentation de sa fin, ni sur une doctrine préalable : elle se pense et s’invente à chaque pas »7. Ceci n’implique ni l’unanimité, ni l’évitement du conflit même en l’absence de « garant de l’orthodoxie »8, mais plutôt que le féminisme est mû « par l’urgence de l’ici et maintenant et la nécessité de repenser et de redéfinir constamment ses objectifs »9. Bref le féminisme sait d’où il vient, la révolte contre l’injustice inhérente au fait d’être une femme dans une société patriarcale puisque « être femme, c’est être assurée de subir de la naissance à la mort une discrimination basée sur la simple appartenance sexuelle » (grif, 1, 5), mais ignore dans une large mesure où il va, ce qui implique les tâtonnements et les reprises qui ne sont pas tant des incohérences que des effets de l’absence de représentation du futur à atteindre.
- 10 Ibid., p. 20.
20Il me semble que le fait d’être en périphérie, même si c’est une périphérie proche, ajoute à la liberté inhérente au fait d’une telle absence de théorie. Si, assez rapidement, le féminisme français s’est clivé entre différents courants qui devenaient de plus en plus étrangers les uns par rapport aux autres, allant même jusqu’à s’affronter devant les tribunaux sur l’appellation « mlf », les Cahiers du grif ont d’emblée fait le choix du pluralisme, ce qui était congruent avec le choix de la pensée par apport à la théorie. Ce pluralisme se fait sentir dans le collectif, mais aussi dans l’implication des unes et des autres face aux différents thèmes. « Le féminisme est pluriel en ce que, depuis le début, il est nourri de positions diverses, tant quant à la définition même de la différence des sexes et de son statut que quant aux stratégies politiques à adopter pour le transformer, et au monde visé »10.
21La liberté de l’excentration est également reconnue par Françoise Duroux, lors de son intervention à La Marlagne en 1983. « Je voudrais dire d’abord que c’est l’ailleurs offert – la Belgique – qui rend pour moi prononçables les propos que je vais tenir. L’Ailleurs : un espace expatrié où sont pour un moment suspendus et les conventions des coteries intellectuelles françaises (...) et les interdits propres au mouvement des femmes français » (grif, 28, 25).
- 11 Le féminisme différentialiste insiste sur l’incommensurabilité entre les hommes et les femmes. Pour (...)
22Les Cahiers ont donc ouvert leur page à toutes sortes d’articles et surtout à des féministes de tous horizons. Ils ont également salué la naissance des diverses revues féministes dans le champ francophone. Il me semble qu’il aurait été assez difficile de trouver dans une autre revue des textes de Frédérique Vinteuil (de la lcr et des Cahiers du féminisme) et de Luce Irigaray, de Françoise d’Eaubonne, de Leila Seibar ou de Nicole Brossard. Les Cahiers se sont également intéressés très tôt à ce qui se passait dans le féminisme italien, plutôt différentialiste11, en traduisant deux textes dans son numéro 9-10 et en publiant un texte de Louise Vandelac, qui travaillait à l’époque à un livre sur le féminisme italien publié par la suite chez Tierce, dans le numéro 16.
23L’éclectisme sur le plan des courants du féminisme se fait également sentir du côté des contributrices belges. Catherine Francblin mentionnera que les Cahiers « posent davantage les questions qu’ils ne les résolvent » (grif, 23-24, 80). Alors que plusieurs sont assez sensibles à la réalité sociale et à l’analyse en termes de classes sociales, ce qui se fait sentir dans le choix de plusieurs thèmes reliés au travail, à la crise économique, aux remises en cause de l’Etat providence, d’autres insistent sur l’importance de la sororité et d’autres encore sont dans le témoignage du groupe de conscience. Cependant, cette sensibilité aux injustices socioéconomiques et l’importance intellectuelle du marxisme qui colore tout projet de transformation sociale à l’époque ne conditionnent aucunement des volontés d’exclure d’autres apports de la constitution de la réflexion féministe
- 12 F. Collin, Anthologie québécoise, Montréal, Remue-ménage, 2014, p. 77.
24Le féminisme est donc, pour les Cahiers du grif ou à tout le moins pour Françoise Collin qui a eu plus d’une fois l’occasion de s’exprimer à ce sujet, à la fois un mouvement de la pensée et une pensée en mouvement, pensée qui refuse sa propre domestication dans des dogmes ou des certitudes et qui cherche à se situer du côté de l’insurrection plutôt que de celui de l’institution. Ce mouvement de la pensée se fait sentir dans les reprises que Collin ne cesse de faire des mêmes thématiques, en infléchissant les angles d’approche au gré des changements de conjoncture (par exemple de la question du droit à l’avortement à l’analyse des nouvelles technologies de reproduction humaine). Comme elle le précisera dans un texte publié par le magazine québécois La Vie en rose, « [i]l ne faut pas craindre de remettre en question cela même qui a pu paraître évident. Le féminisme est un travail de réinterprétation interminable »12. Il se situe également dans son refus d’avoir à choisir entre les pensées du un et les pensées du deux dans ses réflexions sur le féminisme, leur préférant à toutes deux le pluriel, tout en reconnaissant leur apport.
25A cet égard, ses réflexions sur la différence des sexes méritent qu’on s’y attarde parce qu’il me semble qu’elles illustrent bien le mouvement dans la pensée qui est particulier à Françoise Collin. Celle-ci dans son entrée « différence des sexes » du Dictionnaire critique du féminisme, fait l’inventaire de trois positions présentes dans le féminisme occidental : l’universalisme, le dualisme et le queer.
- 13 F. Collin « Différence des sexes », in Helena Hirata et al., Dictionnaire critique du féminisme, Pa (...)
26De la première position, qui se rapproche beaucoup, selon Collin, de la tradition politique française de l’universalisme républicain, elle dira qu’il n’y a pas « de sexes, mais des « classes de sexes » vouées à disparaître (...) L’exigence d’égalité comporte pour les filles comme pour les garçons l’accès identique, et dans des conditions identiques, à toutes les formes d’exercice de la vie humaine et citoyenne »13. Bref, cette posture universaliste, insiste sur la construction sociale des catégories de sexe.
- 14 F. Collin, Parcours féministe, op. cit., p. 106.
27La position dualiste, reposant largement sur la psychanalyse lacanienne, soutient plutôt qu’il y a deux sexes, c’est-à-dire deux formes sexuées de l’humanité. L’émancipation des femmes, dans cette optique, est l’avènement d’un autre mode de rapport au monde qui « présente au moins l’intérêt de rappeler que le modèle de la masculinité développé à travers les cultures et les périodes de l’histoire, n’est pas le modèle de l’humanité, sa seule version possible »14.
28Quant à la position queer, elle se rapporte à une position philosophique de type postmoderne, faite de contournements et de déstabilisation. Elle refuse l’injonction à choisir entre le « un » et le « deux », l’universalisme et le dualisme, pour s’engager dans une subversion des identités sexuées, et introduire, selon le titre du premier ouvrage de Butler, du « trouble » dans le genre.
- 15 Ibid.
- 16 Ibid., p. 111.
29Ces trois positions sont loin de satisfaire Collin qui souligne « qu’il faut échapper à cette injonction d’une alternative entre le « un » et le « deux » des sexes, qui s’est présentée à la réflexion dans les débuts du mouvement féministe et a suscité des conflits qui « ont stérilisé plutôt que de nourrir la pensée »15. Pour échapper à cette binarité sclérosante, elle propose donc un déplacement du terrain de la réflexion : plutôt que de se situer sur un plan métaphysique, il faut aborder la question sous l’angle politique, posant la question « [e]st-ce d’ailleurs la différence que combattent les féministes, ou est-ce la domination ? »16.
30Il en résulte une réflexion en trois temps. Le premier se rapporte à l’envergure du féminisme qui ne se réduit ni à la place occupée par les femmes dans les sociétés patriarcales, ni à l’identité féminine – si tant est qu’une telle identité existe – mais interroge l’ordre sexué dans son ensemble. Comme elle le soulignait dans un de ses premiers textes, « les féministes ne visent nullement à substituer à la domination mâle une domination féminine ; ce qu’elles veulent plutôt, c’est dépasser un système social basé sur la domination et l’exploitation » (grif, 1, 19).
- 17 F. Collin, Le différend des sexes, Paris, Pleins Feux, 1999, p. 61.
- 18 Ibid.
31Le deuxième concerne les enjeux ou les terrains. Ce que le féminisme met en mouvement, « c’est le statut général des corps, de la sexualité et de la reproduction humaines. Dans ce processus, les femmes, les féministes de la fin du xxe siècle ont été les déclencheurs et les révélateurs à la fois »17. Il en résulte « un déplacement des identités sexuées et des pratiques sexuelles mais aussi un trouble dans l’ordre de la génération et des générations »18. En soulevant des questions comme la liberté d’avortement et de contraception, ce que nous nommerions aujourd’hui pour rendre la notion plus inclusive, la question des droits reproductifs, les féministes ont permis de distinguer fondamentalement les termes de « femmes » et de « mères », à un point tel que, de nos jours, les nouvelles technologies de reproduction, la procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui sont venues consolider cette dissociation, souvent dans une version marchande.
- 19 F. Collin, Parcours féministe, op. cit., p. 16.
32En troisième lieu, ce que soulève le féminisme, c’est également la remise en question du corps propre qui constitue le fondement de l’individualisme libéral. Ces questions ont été fort peu abordées par Collin. Ceci conduit à un certain déplacement des interrogations sur le sujet et l’individualité, déplacement qui se situe moins dans la logique postmoderne que dans celle d’une intersubjectivité et des limites de l’autonomie si l’on veut encore réfléchir à la question d’un monde commun. Cet enjeu surgit essentiellement sur le mode de l’interrogation : « [l]e féminisme est-il le « devenir-hommes » des femmes ou le « devenir-autre » des hommes et des femmes ? »19.
33La notion de différend des sexes oblige à mettre au cœur de la réflexion la structure de domination qui façonne encore les rapports sociaux de sexes. C’est ce qui explique le passage du registre philosophique au registre politique puisque « la question de la différence des sexes ou du différend entre les sexes résiste à tout traitement théorique. Elle est de l’ordre de la praxis. Hommes et femmes ne relèvent pas du substantifiable, du définissable, de l’énoncé » (grif, 46, 136). Et elle précise un peu plus loin que « [l]utter contre les inégalités, faire en sorte que les femmes se manifestent comme initiative par la parole et par l’action, n’implique aucune définition de ce qu’elles sont (en nature) ou de ce qu’elles devraient être » (grif, 46, 138).
34Je me plais à penser que ce changement de terrain, non pas pour éviter le débat, mais pour le poursuivre autrement est en partie dû à la possibilité qu’a eue Collin de développer un féminisme qui n’a pas à se ranger dans une case et à arborer un drapeau précis. A ce titre, même si elle s’est par la suite établie à Paris où l’atmosphère lui semblait plus propice à la poursuite d’intérêts philosophiques et intellectuels, Françoise Collin n’a jamais totalement rompu avec la Belgique, faisant de fréquentes incursions dans sa maison de campagne dans un village du Hainaut où elle est d’ailleurs enterrée, mais aussi présente intellectuellement grâce à la Chaire Tassier à l’ulb et à la Chaire Francqui de l’Université de Liège, tout en ayant contribué à fonder cette institution hors norme qu’est l’Université des femmes.
En guise de conclusion
35Je suis parfaitement consciente de la précarité inhérente à ma position dans cet article : évaluer l’impact d’une revue belge ou à tout le moins celui du fait de penser en Belgique, à partir de mon point de vue qui est celui d’une Québécoise. Mais je me plais parfois à penser qu’il y a un certain nombre de similitudes entre les deux situations.
- 20 F. Collin, Anthologie québécoise, op. cit., p. 19 et 22.
- 21 Ibid., p. 22.
36Il me semble que les liens de Françoise avec le Québec (elle y est venue à plusieurs reprises entre 1976 et 1995) et la présence de quelques personnes (d’après mon souvenir, Rosi Braidotti et Véronique Degraef) liées à la deuxième série des Cahiers, venues rencontrer notre collectif de discussion en 1985, de même que les traces écrites de ces passages m’autorisent à avancer certaines interprétations développées plus haut. Dans son intervention lors d’un colloque d’écrivains posant la question Où en sont les littératures nationales ?, Françoise Collin récusait le statut d’écrivaine nationale en signifiant d’emblée : « je ne crois pas que je sois préposée au salut de la langue française, je ne crois pas que je sois préposée au salut de la Belgique, ni de la Wallonie ». Cependant, à la fin de son intervention, elle situait bien les dimensions du problème. « Où en sont les littératures nationales ? Cela signifie : où en est l’écriture des nationalisés ? Elle est là où sont les écrivains qui écrivent (...) l’écriture se donne un pays, se donne comme pays. Ecriture de Québécois, de femmes, de Belges, qui n’est pas une littérature québécoise, féminine, belge ? »20. Refusant l’injonction du Un et de l’héroïsme, elle précisait, « [l]ittératures minorisées, littératures d’une langue mineure, mineures dans la langue. Mais c’est ce mode mineur, cet écart, qui est l’espace même où s’articule l’écriture car il n’y a d’écriture que minoritaire »21. Il me semble que ce qu’elle tenait pour nécessaire pour l’écriture est également une condition de la pensée.
- 22 Ibid., p. 30.
- 23 Ibid., p. 79.
37Dans une entrevue avec Suzanne Lamy, revenant sur l’expérience du grif, elle précisait « le féminisme apparaissait comme une histoire de femmes excitées. Petit à petit on s’est aperçu que ça existait. (...) Il y a eu un temps des rapports très ouverts, de coïncidences, des possibilités de dialogue que jamais on ne connaît ailleurs »22. Par ailleurs, dans un texte produit pour le dossier de la revue La Vie en rose sur le thème « Les féminismes se critiquent » en 1985, elle précise : « nous avons abandonné ce purisme irréaliste et limitatif de nos propres ressources. (...) Nous avons entamé une navigation en forme de cabotage où il faut (...) être attentive en permanence, où rien n’est jamais définitif, où il ne faut jamais relâcher son regard et sa pensée »23. Il nous appartient à nous féministes de divers pays qui avons été inspirées par le souffle de sa pensée de continuer le périple tout en restant fidèles au ressort insurrectionnel du féminisme.
Notes
1 Pour alléger le système de notation, les citations tirées des Cahiers du grif seront mentionnées avec le numéro de la revue et la page.
2 Dès le début, les Cahiers ont été distribuées à Paris et parfois au Québec, surtout à partir du moment où s’est créée la Librairie des femmes d’ici.
3 Aux éditions Complexe, à Bruxelles.
4 Voir à ce sujet l’entrevue avec Françoise Collin réalisée par Florence Rochefort et Danielle Haase-Dubosc dans la revue Clio en 2001.
5 F. Collin, Parcours féministe. Entretiens avec Irène Kaufer, Bruxelles, Labor, 2005, p. 162.
6 Ibid., p. 22.
7 Ibid., p. 17.
8 Ibid., p. 18.
9 Ibid., p. 19.
10 Ibid., p. 20.
11 Le féminisme différentialiste insiste sur l’incommensurabilité entre les hommes et les femmes. Pour ce courant, il ne s’agit pas tant de prôner l’indifférenciation de genre en accordant des droits égaux aux femmes et aux hommes et en rendant la loi neutre par rapport au genre que de reconnaître la spécificité et de valoriser le féminin en préservant la dualité sexuelle sur une base égalitaire. Françoise Collin en parle comme d’une pensée du deux et il en est question un peu plus loin dans le texte.
12 F. Collin, Anthologie québécoise, Montréal, Remue-ménage, 2014, p. 77.
13 F. Collin « Différence des sexes », in Helena Hirata et al., Dictionnaire critique du féminisme, Paris, puf, 2000, p. 30-31.
14 F. Collin, Parcours féministe, op. cit., p. 106.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 111.
17 F. Collin, Le différend des sexes, Paris, Pleins Feux, 1999, p. 61.
18 Ibid.
19 F. Collin, Parcours féministe, op. cit., p. 16.
20 F. Collin, Anthologie québécoise, op. cit., p. 19 et 22.
21 Ibid., p. 22.
22 Ibid., p. 30.
23 Ibid., p. 79.
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Référence papier
Diane Lamoureux, « Françoise Collin et les Cahiers du grif. Penser/agir en dehors des grands centres », Sextant, 33 | 2016, 55-63.
Référence électronique
Diane Lamoureux, « Françoise Collin et les Cahiers du grif. Penser/agir en dehors des grands centres », Sextant [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/618 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.618
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