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Poétique et politique du fragmentaire. Entre le texte et le livre : Blanchot/Arendt

Françoise Collin et Mara Montanaro
p. 35-51

Texte intégral

Présentation par Mara Montanaro

1En 2004-2005, la « Chaire Francqui au titre belge » était attribuée à Françoise Collin. Le texte que nous publions ici constitue la leçon inaugurale de ce cours donné en octobre 2011 à l’Université de Liège. Il a été édité sur la base d’un document faisant partie des archives privées de Françoise Collin.

2L’intérêt de cette leçon ne tient pas seulement à son caractère inédit mais aussi au fait qu’en filigrane de cette communication, Françoise Collin retrace certains moments primordiaux de son cheminement philosophique et politique.

3Dans cette leçon, intitulée Poétique et politique du fragmentaire. Entre le texte et le livre : Maurice Blanchot/Hannah Arendt, Françoise Collin revient sur la réflexion extraordinairement féconde que lui inspire la confrontation, à première vue paradoxale, des textes de Maurice Blanchot et de Hannah Arendt : celle du rapport entre écriture et politique.

  • 1 Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Paris, Gallimard, 1971.

4Je tiens à rappeler que c’est Françoise Collin qui a écrit le premier essai philosophique consacré à l’œuvre de Maurice Blanchot en 19711 et que c’est elle aussi qui, retournant en quelque sorte à la réflexion singulière après de nombreuses années consacrées au militantisme féministe, a été la passeuse de la réception libertaire de Hannah Arendt dans les années 1980 en France.

5Françoise Collin pense donc, dans le même registre, l’œuvre de Maurice Blanchot et celle de Hannah Arendt, écrire et agir. L’agir féministe est alors, pour l’auteur, cette vigilance qui, sur un mode définitif, fait le deuil de la représentation de l’idéal et contribue à ouvrir d’autres voies à travers un dialogue pluriel.

6Enfin, cette conférence qui confirme l’absolue singularité et l’extrême rigueur de la pensée de Françoise Collin, frappe aussi par son actualité. En effet, son questionnement sur le commun qui n’est pas Un, sur le comment vivre ensemble et qu’est-ce qu’une communauté, nous incite à réfléchir aujourd’hui à partir des lignes conceptuelles et politiques qu’elle a esquissées.

Notice éditoriale

7Le présent travail d’édition ainsi que l’apparat des notes a été réduit à l’essentiel. A l’exception de quelques redondances, dues au caractère oral de cette exposition, qui rendait parfois la lecture assez lourde, j’ai essayé de fournir aux lecteurs un texte au plus proche du texte original.

8Je tiens à remercier vivement les enfants de Françoise Collin, Laurence et Pierre Taminiaux, pour m’avoir fait confiance, comme toujours, dans la tâche difficile de restituer – en qualité de responsable scientifique des archives de Françoise Collin – la complexité et l’épaisseur d’une figure et d’une pensée, même dans un texte assez court comme celui qui est présenté ici.

9Enfin, je remercie aussi Nadine Plateau pour m’avoir aimablement encouragée à reprendre ce texte ainsi que pour m’avoir aidée dans la relecture précieuse et attentive de la dernière version de cette leçon.

Mara Montanaro

Poétique et politique du fragmentaire. Entre le texte et le livre : Blanchot/Arendt*

  • * Chaire Francqui à l’Université de Liège – Leçon inaugurale.

10Monsieur le vice-recteur, monsieur le recteur, mesdames et messieurs les professeurs, chers amis, je voudrais tout d’abord vous dire ma reconnaissance pour cette invitation de l’Université de Liège, invitation qui me touche profondément et qui m’honore, en tant que belge – même en déplacement – et en tant qu’intellectuelle et universitaire quelque peu atypique dans son parcours. Et je voudrais remercier tout particulièrement celle qui en a pris l’initiative, Danielle Bajomée, dont les travaux et surtout l’admirable livre qu’elle a écrit sur Marguerite Duras suscitent ma très vive estime, et à l’interpellation et à l’attention amicale de qui je suis sensible.

11Ne sachant trop ce qui pourrait vous intéresser dans les éléments de ma trajectoire longue et plurielle, j’ai décidé de profiter de votre accueil pour effectuer une réflexion à la fois rétrospective et prospective de ses différents éléments, de mettre ensemble avec vous et pour vous l’apparent disparate de mes intérêts et de mes références, pour dégager de leur discontinuité non pas la continuité mais une certaine cohérence. Pour chercher comment dans une cacophonie apparente, qui me conduit de Blanchot à Arendt et de l’écriture au politique à travers la persistance de la pensée philosophique, et qui me fait passer de la méditation et du retrait que nécessite l’écriture à l’intervention publique – dans leur croisée – se trame ce qui pourrait au moins s’esquisser comme la persistance d’une structure privilégiée dans deux problématiques et dans deux registres, à la fois contemporains et successifs.

  • 2 Paris, Gallimard, 1971.
  • 3 En effet, dans les années 1980, Françoise Collin fait retraduire les textes les plus importants de (...)
  • 4 Paris, Odile Jacob, 1999.

12C’est ainsi que j’ai associé dans le sous-titre de ces leçons, de manière apparemment paradoxale, deux œuvres qui ont beaucoup compté pour moi et que je crois avoir contribué, chaque fois, à faire connaître à un moment où elles étaient encore confidentielles, œuvres qui ont tour à tour et en même temps articulé non seulement ma réflexion mais ma pratique à quinze ans de distance : Blanchot en 1971 sous le titre Maurice Blanchot et la question de l’écriture2, Arendt en 19863 sous le titre : Hannah Arendt. L’homme est il devenu superflu ?4 au regard de la catastrophe totalitaire mais je ne reviendrai pas ici de manière précise sur leurs contenus et leurs apports respectifs : ce n’est pas mon objet. C’est leur confrontation qui m’intéresse.

13Le rapprochement de ces œuvres et de ces auteurs est en effet pour le moins détonnant sinon incongru. Loin de moi l’idée d’identifier ces deux démarches, et ces deux œuvres si dissemblables. C’est précisément d’abord leur dissemblance qui m’interroge, dissemblance qui tient non pas seulement aux objets prioritaires qui les occupent, mais à leur forme, à leurs accents, à leurs styles mêmes, qui pourraient les faire déclarer incompatibles. Et dont le rapprochement dans ces séances mêmes semble certainement incongru à ceux d’entre vous qui les connaissent. Le mouvement de la réflexion qui associe Blanchot et Arendt [peut] sembler arbitraire, voire inapproprié.

14Cette confrontation ne fait en effet l’objet d’aucune doxa du savoir philosophique ou littéraire et ne s’inscrit sur aucun champ théorique et a fortiori universitaire constitué. Reste donc à la justifier au cours des leçons qui m’ont été confiées. Ce qui n’est pas évident car ces deux auteurs, et les tonalités respectives de leurs œuvres, peuvent paraître franchement antagonistes.

15Mon approche sera de type plus philosophique que littéraire ou politique, puisque c’est la philosophie qui est mon lieu de formation et d’énonciation. Mais qu’est-ce que la philosophie dans ce contexte sinon l’exercice de la pensée auquel chacun, chacune est convié, la transcendance d’une réflexion accompagnant tout examen, une manière humaine d’être au monde qui interrompt les automatismes.

16J’identifie donc d’emblée ces deux pôles essentiels et apparemment incompatibles de ma réflexion pour en réfléchir non pas l’identité ou l’unité mais la ressemblance dans la dissemblance ou du moins la secrète compatibilité.

17Ce faisant, je réponds, il est vrai avec trente ans de retard, à une question violente et bouleversante qui me fut adressée publiquement lors d’un colloque par un de mes auditeurs et collègues, et qui résonna si profondément pour moi qu’elle me laissa longtemps bouleversée et sans voix : « Comment quelqu’un qui a écrit un tel livre sur Blanchot peut-elle s’abaisser à tenir un langage politique – et plus précisément féministe ? ».

18Bonne question, tout compte fait, ou du moins question forte puisqu’elle a surnagé dans ma mémoire émergeant de temps en temps pour être refoulée jusqu’à ce que, grâce à votre invitation, lui répondre soit devenu un objet théorique cohérent à travers une reformulation du politique puisée dans l’œuvre originale de Hannah Arendt, et que la confrontation puisse s’abriter derrière la confrontation Blanchot/Arendt, dont je me propose de développer ici les linéaments, pour en détailler certains aspects dans les leçons suivantes. Il s’agit ce faisant de mettre ensemble des fragments, sans démentir le fragmentaire pour autant.

19Je voudrais ainsi faire apparaître comment, dans la fragmentation et le disparate tant de mes engagements que de mes réflexions et des auteurs qui les nourrissent, se dessine non pas une unité mais une sorte de persistance fondamentale dans le discontinu lui-même, révélant une structure à la fois une et plurielle.

Thématiques, vocabulaire, tonalités

20Je soulignerai dès le départ certaines formes d’incompatibilité évidentes de ces deux œuvres et d’abord ceci, qui devrait interdire de les inscrire ensemble dans la réflexion : à savoir que la question de la mort et du mourir est une thématique persistante qui rythme les écrits de Blanchot, jusqu’à l’obsession, tandis que la question du vivre, de la vie, voire de la naissance, du commencement, du nouveau (juive, elle fait même du thème chrétien de la Noël : « un enfant nous est né », un philosophème) semble éclairer tout entière celle de Arendt. Comme les deux tonalités antithétiques du jour et de la nuit, cet éloignement apparaît jusque dans les titres de leurs œuvres : L’arrêt de mort, Le dernier homme, L’écriture du désastre pour Blanchot, et pour Arendt La vie de l’esprit, Vita activa, Vita contemplativa, Sur la révolution

21La première en appelle à l’effacement du sujet, à la passivité – celle du « patient passif » – écrit Blanchot, la seconde à l’activité – vita activa – se manifester par la parole et par l’action, l’humain se définissant comme acteur selon Arendt.

22Si on voulait ramener cette confrontation à un trait sommaire, on pourrait dire que c’est la thématique du mourir qui faufile toute l’œuvre blanchotienne, la thématique de la vie, voire de la naissance ou du commencement, qui scande l’œuvre arendtienne.

23Mais enfin, même si on s’en tient aux signes les plus apparents, l’opposition n’est pas si claire. Arendt écrit aussi : Les hommes dans les sombres temps, Les origines du totalitarisme, Le juif comme paria, tous objets qui indiquent bien que, si son écriture n’est pas une écriture du désastre, elle est une écriture avec le désastre, à partir du désastre, dont Blanchot porte inlassablement le deuil, qu’il scande, tandis qu’Arendt tente non pas de l’exorciser mais de l’endiguer (par la parole et par l’action selon sa formule).

24L’obstination à être et à naître s’enlève sur fond de désastre et de rupture. La vie dans la naissance même est résurrection : à la nativité curieusement célébrée par la juive Arendt (un enfant nous est né) répond la résurrection de Lazare célébrée par Blanchot : Lazare lève-toi.

25Quant à leurs motifs privilégiés de réflexion, on peut considérer que l’écriture littéraire est le motif principal de l’œuvre de Blanchot même si elle comporte un important volet de préoccupation politique, tandis que le politique est le motif principal de l’œuvre d’Arendt, bien qu’elle comporte un volet d’analyse du rapport à l’œuvre d’art, sous la forme privilégiée du récit.

26Peut-on dès lors opérer ne serait-ce qu’un semblant de rapprochement entre ces deux œuvres, sauf à manier le paradoxe, et pourquoi pas ?

27Je transcris ici cette confrontation dans le rapport du poétique et du politique, et de leur apparente incompatibilité, sinon de leur antagonisme.

28Incompatibilité ou difficile compatibilité existentielle en effet puisque chacune de ces dimensions mobilise tout l’être : l’écriture demande le retrait, la disponibilité, le laisser être, la solitude, tandis que le politique demande l’engagement, l’acte, le dialogue – et non le discours – l’affrontement pluriel.

Dates, itinéraires, éléments de biographies

29Au moins la confrontation peut-elle s’appuyer sur un simple fait : les deux auteurs sont contemporains, Arendt est née en 1906, Blanchot en 1907.

30Petite remarque latérale et ironique : celui qui scande le mourir meurt en 2003 à quatre-vingt-seize ans. Celle qui scande la vie meurt prématurément, son œuvre – La vie de l’esprit – interrompue en 1975 à soixante-neuf ans.

31Ils sont donc contemporains des mêmes événements, mais à d’autres places : l’un en France qu’il ne quittera jamais, entre l’Université de Strasbourg où, étudiant, il se lie d’amitié avec Emmanuel Levinas, et la région parisienne, l’autre en Allemagne, juive allemande assimilée témoin de la montée du nazisme qui la fait fuir en 1933 à Paris. En 1940, après avoir été enfermée comme allemande dans le camp français de Gurs, elle s’évade avec celui qui deviendra le compagnon de toute sa vie, le communiste Heinrich Blücher, et gagne les Etats-Unis où elle développera sa pensée et fera une carrière universitaire, n’hésitant cependant jamais à intervenir publiquement dans la conjoncture politique. Ainsi entre autres lorsqu’elle se rend à Jérusalem pour faire un rapport sur le procès Eichmann ou se prononce contre la fondation de l’Etat d’Israël, deux interventions qui lui vaudront l’hostilité de la communauté juive à laquelle elle est pourtant profondément attachée.

32Leurs œuvres ne prennent ni l’une ni l’autre forme systématique, puisque les livres de Blanchot sont constitués de textes publiés préalablement en revues qui ne sont pas retravaillés en forme systématique, tandis qu’Arendt, à côté de quelques ouvrages construits philosophiquement, n’hésite pas à recourir à ce même procédé, pas plus qu’elle n’hésite à s’avancer dans des interventions sur la scène publique, à travers non seulement les revues mais les journaux. Et elle entretient de très longues correspondances dont une partie est aujourd’hui publiée avec ses amis et amies, on pense à Heidegger, à Karl Jaspers ou à Mary McCarthy.

33Précision encore : Blanchot écrit dans sa langue natale, sa langue maternelle oserait-on dire. Arendt, après ses deux premiers livres écrits en allemand, écrira ensuite – elle se traduira en quelque sorte – dans la langue d’emprunt que constitue l’anglais, ainsi toujours séparée d’elle-même, et de cette « langue maternelle » qu’elle évoque avec nostalgie, à jamais perdue mais qu’elle pratique dans son courrier et dans ses rencontres amicales, que ce soit avec Heidegger, avec Jaspers, avec son mari, ses proches, pas tous cependant puisqu’elle noue une amitié intime avec l’écrivaine américaine Mary McCarthy ou avec le poète Auden.

34Blanchot, après avoir été jusqu’en 1940 d’extrême droite, fera un virage qui le conduira à ratifier durant de longues années, comme tant d’intellectuels français, le rêve de la salvation par le communisme, avant de rallier l’espoir d’une « révolution » d’un autre genre qui éclate en mai 68.

35Mais c’est par sa réflexion sur la littérature qu’il est principalement identifié, et c’est exclusivement de ce point de vue que je l’abordai dans le livre que je lui consacrai en 1971, le premier ouvrage d’ensemble sur celui qui était alors connu d’un petit cercle d’initiés et de fervents.

36Arendt range très tôt quant à elle ce même communisme dans la catégorie des totalitarismes, le conjoignant même dans certaines analyses au totalitarisme nazi. C’est une des raisons qui la tiendra longtemps à l’écart de la scène française qui la perçoit longtemps erronément comme un penseur de droite puisqu’elle ne rallie pas la croyance persistante de beaucoup d’intellectuels européens de l’époque dans le salut que figure idéalement la société sans classe. Jusqu’à ce que la vérité éclatant sur les régimes communistes, consacrée par la chute du mur de Berlin, elle devienne au contraire un recours politique pour des intellectuels déboutés de leur rêve salvateur. Sur mai 68 elle se prononce peu, envoyant toutefois une lettre de soutien à Cohn-Bendit qui est le fils de ses amis. C’est seulement dans les années quatre-vingt qu’elle commence à devenir une référence philosophique et politique, à laquelle je pense avoir contribué pour ma part : le numéro spécial des Cahiers du grif qui lui est consacré en 1985 est un des premiers à lui être consacré, et me permet de co-organiser au Collège international de philosophie à Paris le premier colloque sur cette œuvre, publié sous le titre Ontologie et politique aux éditions Tierce qui publient Les Cahiers du grif (il sera réédité plus tard chez Payot, sans mention de cette édition originale…).

37Blanchot consacre la première partie de son œuvre à des récits. Arendt est philosophe – politologue comme elle le précise avec une modestie quelque peu provocatrice – plutôt qu’écrivain, mais elle écrit cependant des poèmes pendant sa période allemande et son premier ouvrage de réflexion est la biographie de Rahel Varnhagen, histoire d’une juive allemande à l’époque des Lumières. La question du récit, l’articulation étroite qui existe entre penser et raconter est présente dans toute sa réflexion et elle la formule d’ailleurs explicitement.

38Ainsi tous deux, témoins de la même époque mais dans des conjonctures très différentes, croisent inversement les deux dimensions, celle du poétique, celle du politique. Arendt consacre l’essentiel de sa réflexion au politique, mais reste constamment attentive à la littérature et essentiellement à la question du récit. Blanchot se consacre à la question de la littérature, après avoir écrit plusieurs récits, mais développe parallèlement à titre second une réflexion sur le politique.

Références théoriques : praxis et praxis

39Philosophiquement, leurs références ne sont pas absolument étrangères même si elles sont différemment utilisées. Blanchot est politiquement resté longtemps fidèle à la dialectique hégélienne-marxiste, qui a imprégné longtemps la pensée française – relayée par Alexandre Koyré et par Kojève dans les années trente ensuite par Eric Weil – dont la femme était une amie intime d’Arendt –, plus tard par Jean Hippolyte, traducteur de La phénoménologie de l’esprit.

  • 5 M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 38.

40De sorte que Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France peut affirmer : « Toute notre époque que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaye d’échapper à Hegel »5, ce qui atteste de son emprise durable jusqu’alors.

41Que signifie dans ce contexte l’emprise durable de la dialectique sur les esprits : la persistance de l’idée d’une dialectique continue, articulée à l’idée de progrès, culminant potentiellement dans la résolution des contradictions, telle que l’incarnera plus grossièrement l’utopie sociale communiste.

42Arendt, qui s’est confrontée à ce courant et à ses supports, s’en démarque précocement. Et le pivot de cette dissociation, de cet écart, de cette irréductibilité de la pensée arendtienne par rapport à l’idéologie dialectique qui tient lieu de pensée politique à Blanchot pendant longtemps, est éclairée à mon sens par la double interprétation de la notion de praxis qu’on trouve chez les uns et les autres.

43En effet, alors que la praxis dans la pensée dialectique est conçue comme action cumulative, progressive, la praxis pour Arendt, qui se ressource sur ce point chez Aristote, est sans représentation de sa fin. C’est un agir, mais sans assurance de son objet, un geste, une prise de risque sans représentation de ce qu’il ouvre et qui requiert l’imagination non la conformité à un modèle. C’est même, et la distinction est le nœud de la pensée arendtienne, ce qui sépare agir, praxein, de faire, poiein.

  • 6 M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, (réédition) 1996, p. 109.

44Merleau-Ponty, qui a été longtemps tributaire lui aussi de l’idéologie dialectique identifie cette ambiguïté ou ce glissement quand il écrit : « Toute notre époque essaye d’échapper à Hegel »6.

  • 7 H. Arendt, « Religion and Politics », in Essays in Understanding, 1930-1954, New York, Harcourt, Br (...)

45Et Arendt écrit ironiquement : « la loi de l’Histoire et la foi en Dieu peuvent remplir la même fonction sans relever cependant de la même essence »7.

  • 8 M. Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953, p. 59.

46Cette conception non totalisante de la praxis, Merleau-Ponty avait tenté de l’identifier chez Marx lui-même : « ce que Marx appelle praxis », écrit-il, « c’est ce sens qui se décide spontanément par l’entrecroisement des actions par lequel l’homme organise ses rapports avec la nature et avec les autres. Elle n’est pas d’emblée dirigée par une idée de l’Histoire universelle totale »8.

47La praxis au sens aristotélicien tel que l’assume Arendt est sans représentation de sa fin : l’agir ne postule pas la fin de l’histoire – la société accomplie – l’écrire, à travers le livre, ne le postule pas non plus.

48L’agir/écrire est sans présupposé de totalisation ou d’achèvement. L’agir/écrire va vers ce qui n’est pas encore et ne se représente pas, vers l’inconnu, dira Blanchot, requérant l’imagination plutôt que la fabrication conforme à un modèle théorique, dira Arendt. Le texte est une aventure, non l’application d’une Idée.

49Blanchot et Arendt, dans l’hétéronomie de leurs œuvres, ont en commun une référence intellectuelle au moins : Heidegger, dont comme on le sait Arendt fut l’étudiante émerveillée, et un moment l’amante passionnée, et dont la pensée est une référence à la fois positive et négative dans son œuvre. Ils appartiennent tous deux à ce qu’Arendt elle-même désigne comme « le démantèlement de la métaphysique » et qui tant en politique que dans la pensée signifie l’abandon du rêve de totalisation, immédiate ou dialectique. C’est ce que laisse entendre Blanchot quand il soutient que l’écriture – le texte – échappe au Livre comme objet fini, comme totalisation qu’il semble cependant constituer.

50Certaines de leurs références littéraires sont également communes, Kafka par exemple, René Char ou Nathalie Sarraute, d’autres étrangères : Karen Blixen, la romancière danoise pour Arendt ou encore le poète américain Wystan Auden, Joyce ou Mary McCarthy.

Le texte et le livre

51Le titre de cette première leçon inaugurale et introductive : le texte et le livre, pourrait donner à penser que je traite de la seule littérature.

52La formulation de ce titre peut sembler liée exclusivement à la pensée de Maurice Blanchot qui a marqué la première partie de mon itinéraire, faisant écho à un de ses titres Le livre à venir, qui est toujours à venir dans la mesure même où le texte – l’écriture – en le constituant fait éclater ses limites, détotalise le tout qu’il pourrait sembler accomplir.

53Le mouvement de l’écriture est infini : interruption plutôt qu’accomplissement, ou en même temps qu’accomplissement du livre.

54Mais le rapport entre le texte et le livre prend aussi, à la lumière de la pensée d’Arendt, un autre sens qui qualifie le politique comme « vie politique » pour reprendre un titre de la philosophe, vie politique qui jamais ne trouve son accomplissement mais recommence et recommence sans cesse, requérant des commencements incessants.

  • 9 H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 284.

55Et je citerai ici une phrase de Hannah Arendt qui pourrait servir d’exergue à la confrontation du poétique et du politique : « En esthétique, non moins que dans les jugements politiques, une décision est prise. (...) L’activité de goût décide comment voir et entendre ce monde, indépendamment de l’utilité et des intérêts vitaux qu’il a pour nous, décide de ce que les hommes y verront et y entendront »9.

56Que ce soit dans la vie littéraire ou la vie politique il y a « beaucoup de commencements » – formule arendtienne, mais pas d’achèvement, pas de moment ultime, réel ou fictif, pas de fin de l’histoire – dans les deux sens du terme. Le propre du commencement est qu’il recommence. L’écriture, comme l’agir recommence mais ne s’achève pas : ce qui s’écrit est une textualité. Le Livre reste ouvert. « Finalité sans fin », comme le formule Kant. On n’écrit et on ne lit jamais qu’un texte, non un livre.

  • 10 M. Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 500.

57J’ai inscrit ici cette confrontation entre deux œuvres et deux problématiques sous la catégorie commune du fragmentaire. Ce terme éclaire dans l’une et l’autre œuvre la résistance à la totalisation qui les habite intimement. J’aurais pu substituer au terme de fragmentaire celui de détotalisation qui les éclaire peut-être plus justement l’une et l’autre, dans la résistance du poétique comme du politique à la catégorie de l’Un ou du Tout, la résistance de la pensée à la forme du système. Ou encore celui, commun à mes deux auteurs, de « pluriel » si, comme l’écrit Blanchot, « parler c’est reconnaître que la parole est nécessairement plurielle, fragmentaire, capable de maintenir, par delà l’unification, la différence »10.

58Si le terme de fragmentaire est assumé explicitement par Blanchot – entre autres quand il aborde la pensée de Nietzsche – il est repérable aussi dans l’œuvre d’Arendt quand à la fin de La vie de l’esprit, son dernier livre interrompu par la mort, elle cite Shakespeare :

  • 11 H. Arendt, La vie de l’esprit, Paris, puf, 1981, p. 237.

Par cinq brasses sous les eaux ton père étendu sommeille, de ses os naît le corail, de ses yeux naissent les perles, rien chez lui de périssable que le flot marin ne change en tel ou tel faste étrange11.

59Et elle commente : « c’est sur de tels fragments venus du passé, après que le flot marin les a changés, que je me suis arrêtée… Si certains de mes lecteurs ou de mes auditeurs se sentaient tentés de s’essayer aux techniques de démantèlement, qu’ils prennent soin de ne pas détruire « le faste étrange », « le corail », les « perles », qu’on ne peut sans doute sauvegarder que sous forme de fragments ». Et elle cite aussi le poète Auden dans cet esprit. « Le démantèlement de la métaphysique » ou si on veut le renoncement à la totalisation laisse intacts les fragments et leur enchantement. La détotalisation, le fragmentaire ne se traduit pas comme perte mais comme révélation.

60Le « démantèlement de la métaphysique », la fin de la croyance dans un fondement, laisse subsister ces perles, au fond de l’eau. Le désastre (pour reprendre un terme de Blanchot) qui a ravagé l’histoire et la pensée ne nous laisse pas face au vide, mais aux fragments, comme à ce qu’il y a de plus précieux de par leur dispersion même.

61Les fragments ne sont pas les pièces d’un puzzle que quelque astucieux penseur ou joueur pourrait reconstituer dans sa totalité. Les fragments ne s’ajustent pas en un tout, mais sont plutôt les éléments disparates d’un ensemble qui ne fait pas un, qui laisse subsister dans sa symphonie une cacophonie. Cacophonie interne à chacune de ces deux dimensions, le politique, le poétique, et cacophonie de leurs rapports.

62Le fragmentaire – et tout texte est fragment, et fait de fragments – comme le fait justement remarquer Blanchot, ne tient pas nécessairement à une forme d’expression déterminée, rythmée par des blancs. Le fragmentaire peut s’attester au sein même de l’apparente continuité de la phrase.

  • 12 M. Blanchot, Le pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 62-63.

63Blanchot écrit : « Le fragmentaire s’énonce peut-être au mieux dans un langage qui ne le reconnaît pas. Fragmentaire : ne voulant dire ni le fragment, partie d’un tout, ni le fragmentaire en soi. L’aphorisme, la sentence, la maxime, citation, pensées, thèmes, cellules verbales en étant peut-être plus éloignés que le discours infiniment continu qui a pour contenu sa propre continuité »12. L’aphorisme par sa prétention à la condensation du sens lui est souvent contraire malgré les blancs qu’il crée autour de lui. C’est peut-être l’infinie continuité du texte qui n’en finit pas et ne finit pas qui atteste le mieux de l’impossible totalisation du sens toujours repris, déplacé, répété, comme dans « l’entretien infini » qui ne se conclut pas. Comme on le sait, le livre est toujours à venir (Le livre à venir) dans sa trame même. Il s’interrompt mais ne finit pas.

  • 13 M. Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 500.

64On trouve ici une des sources de ce que Derrida théorisera sous la question de la différance – avec un « a » – comme perpétuel différer, report du sens, « cette différence – je cite encore Blanchot – qui fait que parlant nous différons de parler veillant sur « le sens absent » ». Ou encore, en d’autres termes, et en un autre sens : « parler c’est reconnaître que la parole est nécessairement plurielle, fragmentaire, capable de maintenir, par-delà l’unification de la différence, le sens absent »13.

65La conjonction dans le non-un du fragmentaire et du pluriel, est chère aussi à Arendt. Le sens est pluriel et se soutient de sa pluralité qu’elle soit interne au texte ou distribuée entre les parlants. Et c’est cette pluralité que ne cessera pour sa part d’énoncer Arendt dans l’acte de soutenir le sens absent ou inappropriable, celui du dialogue pluriel, formule arendtienne, ou de l’entretien infini, formule blanchotienne, et que les deux œuvres soutiennent chacune à leur manière.

66Rien ne semble pourtant plus étranger l’une à l’autre que la dimension de l’écriture – qualifiée ici de poétique – impliquant le retrait du monde, la déprise, le rapport de soi avec soi, le laisser être et la dimension du politique qui nous met aux prises avec l’emprise, entre la passivité du recueillement des mots et des images, et l’activité réformatrice voire révolutionnaire, entre la réceptivité préalable à toute écriture (et que le romantisme assimile à l’inspiration) et l’intervention sur le donné, l’obstination à le transformer.

  • 14 M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 65.

67On pourrait certes, dans un premier temps, souligner de manière justifiée l’irréductibilité de ces démarches pour celui ou celle qui s’y livre, le dédoublement quasi impossible de qui écrit et qui agit en une même personne. Comme si « dire le possible, répondre à l’impossible » (Blanchot) se scindait en deux postures existentielles ou en deux démarches contradictoires, entre l’activité du vivre et ce que Blanchot nomme la passivité du mourir, entre le poétique qui a rapport à l’ouvert, au laisser être, et le politique qui imprime sa marque sur. Mais c’est aussi en toute écriture, en tout langage que s’affrontent ces deux dimensions, ainsi que l’exprime Blanchot : « Ecrire pour que le négatif et le neutre, dans leur différence toujours recouverte, dans la plus dangereuse des proximités, se rappellent l’un à l’autre leur spécificité, l’un travaillant, l’autre désœuvrant »14. Dans le poétique comme dans le politique, l’affirmation fait œuvre dans son combat avec le désœuvrement.

68Peu réussissent à faire cohabiter ces deux démarches dans un même temps. Mais leur incompatibilité psychique, ou leur difficile compatibilité, n’implique pas leur divergence structurelle que Blanchot a exprimée pourtant en une formule frappante : « dire le possible, répondre à l’impossible ».

69Ce qui s’atteste dans le poétique comme dans le politique, tels que le pensent ces deux auteurs, c’est un négatif qui ne prend pas la forme de la négativité dialectique, un négatif de la finitude mais d’un fini qui ne se pense pas dans la forme de la négativité dialectique, comme la condition d’un progrès qui postulerait une totalité accomplie : écrire, agir, c’est assumer le fini sans postuler la totalisation progressive du fini vers l’accomplissement du tout à accomplir, c’est ouvrir du sens qui ne se situe pas sur l’horizon d’un sens accompli. La conception dialectique de la parole et de l’action postule le tout, la conception fragmentaire de la parole et de l’action est quant à elle livrée à l’infini de la répétition et du déplacement de ce qui s’écrit : l’écrit s’écrit, disait Gertrude Stein.

70Chez Blanchot comme chez Arendt, écrire, agir, implique le renoncement au tout : c’est sur cette absence du tout que s’élabore quelque chose, quelque chose de la pensée, de la parole, de l’agir, du lien : un simple ceci. Ceci est mon corps.

Fragmentaire et totalité dialectique chez Blanchot

71Malgré les rapprochements prudents que j’opère ainsi entre Blanchot et Arendt comme entre écrire/agir dans une « finalité sans fin », il faut souligner que pendant une longue première partie de son œuvre, Blanchot oppose résolument l’écriture et le politique, également indispensables mais dédoublant ou déchirant même le rapport au monde de chacun : l’un dialectique dit-il, l’autre non dialectique, l’un ayant rapport au possible, l’autre à l’impossible mais également indispensables, dit-il.

72C’est alors l’écriture qui a rapport à ce qu’il nomme l’impossible, au non un, au fragmentaire, le politique ayant rapport au possible et postulant la réalisation d’un sens accompli : l’infini et la totalité sont dissociées.

73C’est que, comme beaucoup d’intellectuels européens de son temps, il conçoit alors le politique comme la réalisation progressive – dialectique – d’une société accomplie telle qu’elle est fantasmée par la pensée du communisme – incarnant la fin de l’histoire à travers la dialectique. Cette foi dans la réalisation d’une société idéale propre à beaucoup de ses contemporains et que toute une génération a partagée – ce salut historique substitué au salut religieux – surprenante chez un penseur aussi critique, est sans doute renforcée par le fait qu’il fut dans sa jeunesse tributaire de l’extrême droite et croit opérer ainsi une véritable conversion ou rédemption.

74C’est sans doute pourquoi il se convertit avec une telle fermeté à la dialectique marxiste et au rêve de la venue de la société sans classes, et d’une manière générale sans hiérarchie et sans emplacements. Et il distingue donc alors fermement la dimension de l’écriture qui est dans la fragmentation, la dissolution, le laisser être, et la dimension du politique qui est « dialectique » en voie progressive de réalisation d’une société totale parfaitement harmonieuse : la fin de l’histoire dans la réconciliation de tout avec tout promise par la dialectique hégélienne.

75Un tournant s’opère cependant dans sa pensée autour de mai 68 où se découvre à lui une autre forme de politique qui est une politique de l’immédiat et non de la médiation, une politique qui s’écrit dans le dialogue et sur les murs, où pour un temps les barrières entre le privé et le politique semblent disparaître. Où l’avenir se joue sur place entre les présents, dans la présence et non dans quelque fiction résolutoire de la fin de l’histoire. L’histoire vit et finit dans le même temps, incarnant à la fois un moment de cette histoire et la réalisant en un sens tout à la fois. Utopie, nouvelle utopie à laquelle Blanchot succombe mais qui modifie sa vision de l’histoire telle qu’il l’avait consignée jusque-là. L’immédiat se substitue à la médiation. L’écriture et l’agir se confondent d’une certaine manière « en direction de l’inconnu » mais dans l’immédiateté.

76Arendt quant à elle ne succomba jamais au rêve du salut par la fin de l’histoire. Elle vit très tôt combien de tels rêves – l’ambition du tout, de la fin de l’histoire – tournent au cauchemar. Le politique pour elle n’a pas l’ambition de la résolution universelle des conflits, mais s’attache à des actes, ouvre des éclaircies, assure des espaces, sans cesse renouvelés et soutenus. Et si ce ne peut être l’espace du monde entièrement éclairé, que ce soit au moins dix autour d’une table : c’est déjà le commencement de la polis, de la cité. Partout où vous êtes commence la polis. Il ne s’agit pas là pour elle du rabattement résigné du politique sur le moral, mais de la nécessité partout, à tout moment d’être dans la vigilance politique du dialogue et de l’action en commun. Seule voie possible pour qui a fait son deuil du fantasme résolutoire – du paradis sur terre. Et à certains moments tragiques, si le commun ne peut se soutenir que de « dix autour d’une table », ces dix autour d’une table importent. C’est là que commence la résistance à la radicalité du mal et à son apparente banalité. Et si les Lumières (promises par la modernité) s’effondrent dans les sombres temps, au moins la lumière d’une bougie peut-elle tenir dans la nuit, dit-elle pour indiquer que « la banalité du mal » commence par la démission. Il faut beaucoup de commencements, dit-elle, pour soutenir la réalité d’un monde commun.

77Dans cette perspective, toute démission frôle le crime. (Criminels furent ceux qui continuèrent à écouter Mozart sous Hitler, feignant de ne pas entendre leurs voisins qu’on arrêtait). C’est là dans l’escalier de la maison que se décide le politique. Et partout où quelques hommes s’assemblent, dit-elle.

78C’est donc dans le politique même et non seulement dans l’écriture qu’elle inscrit d’emblée l’impossible de l’un ou du tout achevé. Il n’y a pas de fin de l’histoire, pas de paradis sur terre, pas de réconciliation accomplie à attendre : le politique même est une écriture, un agir indéfiniment sollicité qui ne postule pas la fin du Livre. Il faut écrire, agir, dans l’absence du tout, tracer le commencement dans le recommencement. C’est à tout moment que quelque chose commence et que doit être soutenue la chance du commencement : il y a, dit-elle, « many beginnings », beaucoup de commencements, mais aucune fin. L’initiative, celle de « se manifester par la parole et par l’action », est une entreprise jamais finie.

79Dans chaque moment, il faut penser et décider dans la conjoncture, dans la détermination finie sans que cette décision puisse se référer à une représentation de la totalité sur laquelle s’inscrit cette conjoncture. Une décision doit être prise sans que ce qu’elle engage se situe comme la partie d’un tout potentiel en voie d’accomplissement. Nul ne se tient au point de vue du tout, du tout contemporain ou du tout historique, pour éclairer sa décision, et en éluder ainsi le risqué. Le Livre (avec majuscule) est absent dans ce qui l’écrit.

Le dialogue pluriel et l’entretien infini

80A la différence de l’acte solitaire d’écrire qui sollicite pourtant lui aussi l’autre, comme lecteur, constitutif à sa manière du texte comme le souligne Blanchot, l’acte politique tel que le définit Arendt repose sur la parole partagée : le dialogue, comme dialogue pluriel, la confrontation des opinions. La dictature, comme discours de l’Un, est à ce titre la négation du politique. La confrontation des opinions lui est indispensable, car nul ne détient la vérité, confrontation qui confine cependant toujours dans la décision. Une décision est prise, mais la décision elle-même entre à son tour dans la sphère du négociable. Aucune décision ne met un terme au mouvement infini de l’écriture plurielle du monde.

81Le dialogue engage chacun non comme sujet, sujet-maître, mais comme, ainsi qu’elle le formule, comme quelqu’un, concrètement constitué. La substitution du terme de qui, de quelqu’un en lieu et place du terme de sujet habituellement utilisé indique qu’il s’agit toujours non d’un individu abstrait, interchangeable, mais d’une personne déterminée, inscrite dans la contingence de sa situation. La pluralité telle qu’elle la pense n’est pas la pluralité numérique des interchangeables mais la pluralité concrète des singularités irréductibles, des personnes, dont aucune ne détient à soi seule la vérité. La démocratie n’est pas dans le nombre d’individualités quantitativement cumulables, mais dans l’irréductibilité des personnes. Le commun est toujours non pas l’un mais le comme un : ce qui fait un avec du multiple que le monde commun ne peut éroder mais qu’il assume.

82La démocratie n’est pas réductible à la majorité quantitative des voix abstraites, supposées identiques et additionnables telles qu’elles s’épuisent dans la ritualité électorale, elle reste liée à la disparité qualitative des présences, des quelques uns, les qui comme elle le formule. Et il faut à cet égard souligner le glissement qui s’opère quand les voix singulières, qualitatives, se dissolvent dans le calcul des voix électorales : processus intrinsèque au fonctionnement démocratique mais qui ne l’épuise pas et qui peut en être aussi bien le leurre – par le triomphe de la majorité – que l’expression. Quelque chose de la démocratie directe où chaque un se manifeste par la parole et par l’action dans la concrétude de son existence particulière, se traduit mais aussi se dissimule et se perd dans le processus électoral des voix abstraites quantitatives. Le commun n’est jamais que comme un en deux mots, un faux un. La communauté est toujours une communauté des exceptions : une communauté inavouable comme le formule Blanchot, et dont l’inavouable ne s’épuise pas dans l’avoué du vote ou du rapport majorité minorité : chacun, chaque un, en donnant sa voix, garde sa voix. La pluralité résiste à l’unité. Le commun ne se réalise pas mais au contraire se perd dans l’un dont le totalitarisme – l’ambition de l’élucidation par le tout – est la figure ravageante et destructrice.

  • 15 M. Blanchot, L’écriture du désastre, op. cit., p. 72.

83On peut se demander si les tonalités apparemment antagonistes de ces deux œuvres ne s’alimentent pas à la même source, celle d’une catastrophe initiale, qui peut être historiquement figurée par l’horreur totalitaire, si la répétition obstinée du vivre et du vivre ensemble de Hannah Arendt ne s’alimente pas, mais autrement à la même source : celle de la mort et de la mise à mort. « De cette différence qui fait que parlant, nous différons de parler, les Grecs les plus anciens ont eu le pressentiment qu’elle était la dure, l’admirable nécessité en vertu de laquelle tout s’ordonnait »15, écrit pour sa part Maurice Blanchot, précisant qu’il faut « veiller sur le sens absent ».

84C’est par rapport à cette même emprise de l’ordre comme ordre donné, de l’obstination à l’Un destructeur, que ces deux destins singuliers s’ordonnent différemment et que ces deux œuvres se déploient. Et c’est aux mêmes sources philosophiques qu’elles s’alimentent, à la fois pour les faire résonner et s’en déprendre : Heidegger au moins.

85De sorte que par-delà la divergence de leurs tonalités, de leurs accents, de leurs articulations, se joue une recherche obstinée d’un être ensemble qui échappe à la dictature du tout ou de la totalisation, d’une communication qui pense le commun dans le rejet de la fusion abolissant le singulier, ou encore d’une présence qui se soustrait à la représentation. D’un ordre qui fait place au désordre.

86La tension entre l’écriture et le Livre, la décomposition du Livre par l’écriture qui cependant le compose, fait alors écho à la décomposition de l’Etat ou du dictat politique par la résistance des « quelques uns » qui tout à la fois l’accomplissent et y résistent. Peut-être la recherche d’un tout détotalisé, d’un commun qui ne fait pas un. Peut-être ces deux œuvres disent-elles, chacune à sa manière, la résistance de l’unique dans le commun et d’une présence qui ne s’épuise pas dans la représentation. Pensée chacune en son registre de l’irreprésentable. Agir, écrire, sans représentation de la fin – du tout.

Conclusion

87Il me semble que ce que la fréquentation de ces deux œuvres et de leurs problématiques inversement croisées du politique et du poétique a constitué dans leurs divergences et leurs convergences, c’est à la fois le deuil de la maîtrise – du sujet maître – le deuil du tout, mais qui ne se résout pas dans la démission de l’agir/écrire.

88Si le politique se tient sous la garde constante de l’écriture, c’est précisément comme politique de la contingence, de l’acte qui ne se soutient pas du présupposé de la maîtrise du tout. Une politique qui de se savoir déboutée de cette maîtrise et de la représentation du but – la fin de l’histoire – ne désarme cependant pas mais puise au contraire dans cette absence de projet totalisant, une vigilance redoublée.

89Agir comme écrire dans l’absence du tout et de la maîtrise du tout. Tracer, écrire dans l’absence du Livre. Voilà, me semble-t-il, ce que ces deux penseurs ont éclairé. Ecrire, agir, dans le rapport à l’événement mais sans présupposer l’avènement, la fin de l’histoire. Trouver dans la fragmentation et la conjoncture l’obstination à être et à faire être dans l’absence de l’Etre.

90Et comme l’écrivait Arendt dans les temps de détresse, même si on n’est que dix autour d’une table, ce sera au moins quelque chose qui s’écrit obstinément, dans l’ignorance de sa fin, dans le mouvement d’une finalité sans fin, à travers ce que l’une nomme le dialogue pluriel, et l’autre l’entretien infini.

Le féminisme, les femmes, la question du genre

91Puisque ma présence parmi vous qui se prolongera par les leçons d’octobre dont celle-ci est une sorte d’introduction, a été motivée non seulement par ma démarche philosophique et d’écriture, mais aussi par la forme de mon engagement politique et intellectuel dans le féminisme, auquel l’équipe des études de genre de l’Université de Liège a bien voulu être sensible, je me dois donc d’expliciter pour finir ce qui dans une telle démarche a pu dialoguer avec les œuvres et les thèmes qui m’ont nourrie et que je viens d’évoquer, comment elle a pu même en enrichir l’approche.

92Je voudrais tout d’abord préciser que mes deux auteurs ne traitent pas directement de cette question, qu’ils n’en sont pas titulaires.

93Il est cependant intéressant d’étudier la place des femmes et du féminin dans l’œuvre littéraire de Blanchot – ainsi que je l’avais esquissé autrefois dans un article paru dans la revue Gramma. Il est plus intéressant encore de se demander pourquoi et comment l’œuvre d’Arendt a pu peu à peu susciter tant de commentatrices parmi les femmes – sans doute devant la rareté des femmes philosophes – mais aussi inspirer un certain nombre de réflexions féministes, car si femme elle est en effet et le revendique, elle ne fut jamais féministe, ni en Allemagne dans les années trente où se développait un important mouvement féministe dont Marianne Weber est une figure parmi d’autres, même si elle publie la recension d’un livre d’une féministe, ce qui atteste de son intérêt. Ni aux Etats-Unis dans les années soixante : elle est trop âgée et occupée à son dernier livre, proprement philosophique, La vie de l’esprit. Ceci ne l’empêche pas d’ironiser à plusieurs reprises sur sa position de femme, et celle des hommes, ni d’indiquer dans un passage de Condition de l’homme moderne qu’il y a un statut assigné aux travailleurs comme aux femmes et que le thème de l’émancipation concerne les uns comme les autres.

94C’est cependant le racisme et nommément l’antisémitisme qui la requiert dans les temps et les lieux où elle vit. Toutefois, dans le racisme comme dans le sexisme, quoique sous d’autres modalités, est traduite la problématique politique de l’exclusion des différences.

95La nécessité d’intégrer les différences dans la pluralité, de faire de celle-ci une pluralité des différents est une dimension importante de sa réflexion sur le politique. C’est ce même problème qu’elle souligne quand elle étudie les difficultés des Etats constitués arbitrairement de plusieurs peuples en Europe centrale et prévoit les tensions et les antagonismes que nous avons vu éclater ces vingt dernières années.

96Pour elle, en raison sans doute de cette expérience du politique, la pluralité démocratique se doit d’être une pluralité des différents, ou du moins qui prend en compte les différents et les différences sans pour autant les renvoyer à ces différences, sans non plus en faire prétexte à l’exclusion ou à la marginalisation. Elle réfléchit beaucoup à la question de la citoyenneté, mais une citoyenneté transétatique, pour les juifs par exemple, et est très consciente de la tension qu’exige la prise en compte tout à la fois de la nation et de l’Etat là où les deux ne coïncident pas. Nous y reviendrons pas la suite.

97Je voudrais simplement signaler le caractère fécond et surprenant de ce mouvement dit mouvement des femmes qui a surgi à la fin du xxe siècle et semble amorcer un bouleversement structurel fondamental.

98Il peut être intéressant pour chacun d’analyser et d’identifier brièvement quelques caractéristiques de ce mouvement politique qui a touché profondément non seulement à un certain ordre social mais aussi au symbolique. Et d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit là d’un mouvement sinon post-moderne, ce terme a été tellement utilisé en tous sens, mais au moins non conforme aux définitions modernes. Mouvement dont je me contenterai de souligner quelques aspects curieux : c’est qu’il est sans doctrine fondatrice et sans dogmatique établie, sans parti, sans dirigeants et sans hiérarchie, qu’il rassemble dans le dialogue mais non dans un discours univoque, et qu’il se nourrit dans son développement de divergences soutenues par le dialogue plutôt que par la représentation de sa fin.

99Mouvement déconditionnant plutôt que reconditionnant, et dont chacune, chacun peut s’inaugurer non pas le maître mais l’acteur. Ce mouvement politique ne se définit pas dans la représentation préalable d’une société juste dont il faudrait seulement établir les moyens, mais il soutient l’indécidabilité de son objectif, défini et redéfini dans chaque conjoncture.

100Voilà pourquoi je peux le joindre de manière au moins interrogative à cette confrontation thématique du politique et du poétique. Ici se concrétise ce que Derrida définissait comme « la différance », le perpétuel différer qui donne lieu à déplacements et à transmutations. Mais là où Derrida donne à ce différer un statut ontologique (et allant de soi) en quelque sorte, Hannah Arendt rappelle que le différer, la différance, est toujours aussi une praxis, un acte, un agir, l’acte de détotaliser, de défaire les fausses évidences figées.

101L’écriture n’est pas automatique : elle implique l’intervention non pas d’un sujet, mais d’un acteur. La main qui écrit s’efface dans le livre, dit Blanchot pour sa part, mais elle lui est indispensable. L’automatisme est la reconduction ou la persistance du fait pris pour évidence.

102Mais tout ceci fera l’objet des leçons à venir, dont j’ai seulement tracé ici l’esquisse, les grandes lignes, dans la tension du texte et du Livre. Quand le texte écrit le Livre mais en même temps aussi le désécrit.

103« Totalité et infini », écrivait Levinas – ami de jeunesse de Blanchot – en titre d’un ouvrage majeur que je citerai finalement ici pour mémoire, en simple invite.

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Notes

1 Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Paris, Gallimard, 1971.

* Chaire Francqui à l’Université de Liège – Leçon inaugurale.

2 Paris, Gallimard, 1971.

3 En effet, dans les années 1980, Françoise Collin fait retraduire les textes les plus importants de Hannah Arendt aux éditions Tierce, dans la collection qu’elle dirigeait à l’époque, Littérales – textes repris plus tard par les éditions Payot – en co-organisant le premier colloque international au Collège de philosophie. Les actes sont publiés pour la première fois dans la même collection sous le titre significatif Ontologie et politique. En outre, en 1986, Françoise Collin consacre à Hannah Arendt un numéro des Cahiers du grif (numéro 33).

4 Paris, Odile Jacob, 1999.

5 M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 38.

6 M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, (réédition) 1996, p. 109.

7 H. Arendt, « Religion and Politics », in Essays in Understanding, 1930-1954, New York, Harcourt, Brace & Company, 1994, p. 386.

8 M. Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953, p. 59.

9 H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 284.

10 M. Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 500.

11 H. Arendt, La vie de l’esprit, Paris, puf, 1981, p. 237.

12 M. Blanchot, Le pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 62-63.

13 M. Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 500.

14 M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 65.

15 M. Blanchot, L’écriture du désastre, op. cit., p. 72.

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Pour citer cet article

Référence papier

Françoise Collin et Mara Montanaro, « Poétique et politique du fragmentaire. Entre le texte et le livre : Blanchot/Arendt »Sextant, 33 | 2016, 35-51.

Référence électronique

Françoise Collin et Mara Montanaro, « Poétique et politique du fragmentaire. Entre le texte et le livre : Blanchot/Arendt »Sextant [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/603 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.603

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Auteurs

Françoise Collin

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Mara Montanaro

Mara Montanaro (1985) est philosophe et rattachée en tant que chercheuse au Laboratoire d’études de genre et sexualités (legs) auprès de l’Université Paris 8. Elle est spécialiste des philosophies féministes contemporaines, notamment de la philosophe-féministe Françoise Collin (1928-2012) dont elle est la responsable scientifique de l’œuvre édite et inédite. Elle est l’auteure de Françoise Collin. La révolution permanente d’une pensée discontinue, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme » (2016). Elle a co-organisé le premier colloque international consacré à Françoise Collin, « Penser avec Françoise Collin, philosophe et féministe » à l’Université Paris 7-Diderot en mai 2014.

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