Citoyenneté et démocratie
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- 1 Parcours féministes. Entretiens avec Irène Kaufer, Bruxelles, Labor, 2005.
Penser, est-ce répondre à des questions ?
Ne serait-ce pas plutôt toujours reformuler les questions
elles-mêmes, en déplacer les termes ?
Françoise Collin1
Introduction par Eliane Gubin
1En 1994-1995, Françoise Collin occupait la chaire Suzanne Tassier à l’Université libre de Bruxelles ; elle y présentait un cycle de conférences sur « L’Homme, le Citoyen et les femmes ». Le texte qui suit est la retranscription (inédite jusqu’ici) d’une partie de ce cours.
- 2 Bulletin de la Fédération belge des femmes universitaires, 1963.
- 3 Claire Préaux dans Bulletin de l’Union des Anciens, avril 1956, p. 2.
- 4 S. Tassier, « L’Américaine ne connaît pas son bonheur », Bulletin du Cercle des Alumni, t. X, mars (...)
- 5 Sur ces aspects et la réalité d’un plafond de verre, voir notamment les recherches de Danièle Meuld (...)
2Etre titulaire de la chaire Suzanne Tassier ne signifie pas seulement une reconnaissance scientifique, c’est aussi un acte militant. Créée en 1961, grâce à un legs de Suzanne Tassier (1898-1956), première enseignante d’histoire dans une université belge (1934), cette chaire est la première incursion institutionnelle du féminisme dans un monde académique, relativement frileux en matière d’égalité professionnelle entre les hommes (corps professoral) et les femmes (corps scientifique). Sa signification (et les volontés testamentaires de Suzanne Tassier) firent d’ailleurs le buzz lors de l’inauguration de la chaire, le 17 janvier 1963. John Gilissen, alors président de la Faculté de philosophie et lettres, s’interrogeait sur les convictions de Suzanne Tassier : « Etait-elle féministe ? Je crois qu’il faut répondre oui »2. Mais un oui tempéré, même par ses collègues « féministes » comme Claire Préaux : « Elle fut féministe, mais elle le fut avec mesure, avec sérénité »3. Il y aurait beaucoup à dire, plus d’un demi-siècle plus tard, sur ce jugement. L’on pourrait établir ici un parallèle avec Françoise Collin. Comme elle (en 1972), Suzanne Tassier (en 1938) « découvre » le féminisme lors d’un séjour aux Etats-Unis ; elle constate une autonomie des femmes et des acquis qui n’ont pas leur pendant en Europe. Le témoignage enthousiaste et vigoureux qu’elle publie alors est nettement moins « mesuré » qu’on ne l’a dit4. C’est au contraire une charge au picrate contre la domination masculine qui sévit dans tous les domaines de la vie publique, y compris dans les milieux universitaires. Comme Françoise Collin plus tard, elle s’est heurtée au « plafond de verre académique » et au sexisme d’une partie du corps professoral5.
3Mais ce n’est ici ni le propos, ni celui de Françoise Collin qui porte avant toute chose sur la place et le statut des femmes dans l’espace public politique. Quand Françoise Collin est sollicitée pour occuper la chaire, le problème est d’actualité. La démarche s’inscrit donc dans une « tradition » : depuis son origine, la chaire sert en effet de tribune et de lieu de résonance pour les grands débats de société − la légitimité du travail des femmes, leurs droits, la contraception, le planning familial, etc.
- 6 Françoise Collin, « Pouvoir et domination », in L. Courtois, J. Pirotte, et F. Rosart, Femmes et po (...)
- 7 Ibid., p. 114 et p. 109.
4Dans les années quatre-vingt-dix, le politique est au cœur des controverses et les regards se focalisent sur la participation des femmes dans l’espace public politique, plus exactement sur le déficit démocratique que constitue leur très faible représentation. D’abord méfiant à l’égard du politique, identifié à la domination masculine, le féminisme est passé, d’une période d’utopie anarchique et de l’espoir d’une démocratie directe et permanente issue de Mai 68, à une profonde introspection sur la démocratie représentative moderne, un tournant critique amorcé par le bicentenaire de la révolution française et surtout par la chute du mur de Berlin. Pour Françoise Collin, l’effondrement des régimes communistes bouleverse complètement le paysage politique : désormais, la démocratie a perdu le contre-exemple qui lui servait de paravent, « c’est avec elle-même que la démocratie a à se débattre, sans bénéficier de ce faire-valoir. Et la question de savoir si la démocratie est véritablement démocratique prend toute son acuité »6. Et pour elle, il va de soi que « la démocratie ne peut faire l’économie du féminisme » » car ce qui est en cause, c’est la critique d’un système qui ne prend pas en charge « les droits, les intérêts et les valeurs de l’un et l’autre sexe »7. Il faut donc construire un « monde commun », sur le mode de l’irreprésentable – puisqu’il n’a jamais existé.
- 8 Ibid. Voir aussi F. Collin et P. Deutcher, Repenser le politique. L’apport du féminisme, Paris, Cam (...)
- 9 F. Collin, « Féminisme contemporain et espace public », in Ch. Veauvy (dir.), Les femmes dans l’esp (...)
- 10 F. Collin, L’Homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Paris, Odile Jacob, 1999, (« Introductio (...)
5Sa pensée se structure, elle souligne l’échec du « quantitatif » en politique, au détriment du « qualitatif » : l’accès des femmes à l’espace public politique n’en fait pas pour autant des co-gestionnaires d’un monde commun, mais les incite plutôt à s’intégrer au modèle phallocentré existant. Se coulant dans un moule masculin, les femmes politiques, quel que soit leur nombre, restent (et resteront) sans impact réel sur la vie publique ; ce n’est pas en devenant « hommes » qu’elles régleront la question « du différend des sexes ». Au contraire : il est impératif de repenser la définition même des espaces privé et public et leur articulation. La pensée de Françoise Collin suit un cheminement qui contribue à façonner peu à peu un espace qui intégrerait le pluriel, tous les pluriels « qui font que les questions se nouent autrement d’un lieu à l’autre, que les mêmes questions sont autrement tramées selon leurs contextes, cheminent dans la polysémie »8. Ce faisant, elle ne vise en aucun cas à élaborer « la bonne théorise des sexes mais [à] faire surgir de nouvelles pratiques et de nouvelles pensées assumant l’hétérodoxie »9. Françoise Collin poursuit une réflexion marquée du sceau de la pluralité, dans tous les domaines (y compris le féminisme), elle voit dans l’hétérogène la seule garantie d’une pensée en mouvement, rempart indispensable contre la pensée unique, circulaire et/ou totalisante. Voulant faire acte plutôt que trace, elle prône la praxis (« l’agir ») plutôt que la théorie qui, bien que logique, ne prend pas en compte (ou pas suffisamment) les expériences multiples, à la différence de l’action, « dispositif mobile qui se réinvente à chaque instant et qui tient son pouvoir de l’initiative renouvelée de chacun en confrontation avec les autres »10.
6La pensée de Hannah Arendt, qu’elle a largement contribué à diffuser et à divulguer depuis les années quatre-vingt, sert de fil rouge dans un débat où elle s’implique et qui va faire rage pendant plus de dix ans, faisant surgir des idées et des concepts nouveaux. La parité, une notion encore jamais explorée, émerge et se superpose à l’ancienne revendication égalitariste du « rattrapage » féminin. Depuis 1989, l’ouvrage de l’historienne et philosophe française Geneviève Fraisse, Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France (Paris, Alinéa, 1989) a fait exploser la controverse, une controverse pluridisciplinaire qui convoque à la fois politologues, philosophes, historiens, hommes et femmes politiques… Et Françoise Collin y prend sa part.
- 11 J. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes, Paris, Albin Michel, 2005, p. 12.
7Ce n’est donc pas un hasard si elle consacre l’espace de la chaire Suzanne Tassier à « L’Homme, le Citoyen et les femmes » ; pas plus que n’est hasardeuse la distribution des majuscules et de la minuscule. Remettre en cause les inégalités persistantes dans les démocraties modernes, s’interroger sur l’universalité du citoyen : le défi est de taille et un différend très vif oppose les partisan.e.s de l’universalisme à ceux et celles qui (comme Françoise Collin) veulent « repenser l’individu abstrait comme sexué, de manière à intégrer les femmes »11. Mais une intégration qui témoigne de « l’être ensemble », dégagé des assignations identitaires, pour sortir, comme elle le dit elle-même, « de la logique des contraires ».
- 12 Voir notamment F. Collin, L’Homme est-il devenu superflu ?, op. cit., « Introduction », p. 18.
8C’est une véritable révolution puisque, dans une perspective politique, la démarche exige de remettre sur le métier la notion même d’individu tel que les Lumières l’avaient définie (de manière progressiste pour l’époque, soit un individu « asexué », dégagé de toute contingence naturaliste) et de sonder la validité actuelle des systèmes représentatifs conçus au xviiie siècle. L’une et l’autre ont largement montré leurs limites et leur incapacité à penser l’humanité dans sa double modalité, masculine et féminine12. Il s’agit donc de « resexuer » l’individu de manière à intégrer pleinement les femmes et d’abandonner cette improbable neutralité − pirouette théorique mais sans lien avec les expériences vécues ni avec l’altérité du genre humain. Françoise Collin approfondit encore sa réflexion en incluant également la question de la génération, c’est-à-dire qu’elle englobe dans son interrogation l’humanité passée et présente mais aussi les générations futures − dont nous sommes comptables. Si elle renoue ainsi avec la pensée arendtienne de la natalité, elle s’en écarte sur la question de la succession et de la transmission, en lien avec celle de l’éducation, la transmission n’étant pas pour elle « compilation » mais, à chaque fois, promesse d’un commencement porteur d’un monde moins misogyne.
9Prononcé il y a plus de vingt ans, ce texte de Françoise Collin se révèle toujours actuel et stimulant pour les lecteurs et lectrices des années 2010. Il n’a rien perdu de sa capacité à remuer les idées, dans un monde confronté à des différences de plus en plus nombreuses, à un brassage massif de populations et où la quête d’un « monde commun » se pose avec acuité. Publier ce texte, étape dans une pensée en construction permanente, a semblé un hommage à rendre à Françoise Collin, cette grande dame du féminisme, amoureuse d’une pensée libre et vagabonde, adepte d’une praxis qui serait capable de faire de la différence des sexes (mais aussi de toutes les différences humaines) un tremplin pour leur autonomie.
Eliane Gubin
Citoyenneté et démocratie*
Introduction
10Nous allons aborder maintenant la question de la citoyenneté, de la démocratie, c’est-à-dire la partie plus politique de la question du rapport aux femmes.
11J’avais en effet intitulé l’ensemble de ces séances, « L’Homme, Le Citoyen et les femmes ».
12Bien que l’un ne soit pas séparable de l’autre, nous avons évoqué l’Homme avec un grand H et les femmes. Nous avons effectué un survol rapide pour voir comment cette question avait été traitée par les philosophes, avec des intensités variables. La question de la différence des sexes est présente depuis l’Antiquité grecque, elle a ensuite connu un net recul dans la pensée contemporaine, puis une réactivation depuis ces vingt-cinq dernières années.
13Maintenant, nous allons surtout parler du rapport des femmes à la citoyenneté dans le cadre de la démocratie. Un juriste belge, François Ost, qui vient de publier un livre sur la Nature (aux Editions de la Découverte), me fait penser combien tout vient enrichir ce problème. Etudiant la nature, il reprend en effet des thématiques sur le déploiement de la raison moderne comme maîtrise, domination et exploitation de la nature, comme arraisonnement, disait Heidegger. Il reprend l’idée, que nous avons évoquée dans nos séances précédentes, selon laquelle la raison moderne a été l’affirmation d’un connaître, d’un savoir maîtrisé, mais aussi d’un exploiter, d’un faire rendre gorge, sans aucun souci de l’hétéronomie de la nature par rapport à la domination humaine. Ost situe l’origine de ce mouvement chez Descartes et il dit quelque chose qui m’a paru intéressant. Il explique en effet comment la Révolution française et l’avènement de la modernité démocratique n’ont pas été ce bond en avant aussi radical qu’on l’avait jusqu’ici supposé.
14Aujourd’hui, on revient peu à peu sur le caractère novateur et progressiste de cette coupure entre l’Ancien Régime et le monde contemporain, en se rendant compte des effets négatifs qu’elle a pu produire. Les femmes, les premières, ont montré comme il n’était pas certain que l’avènement du nouveau régime était nécessairement un progrès pour elles. Pour Ost également, l’affirmation des droits de la propriété privée, à partir de la révolution, a provoqué une accentuation très forte du phénomène d’appropriation et d’arraisonnement de la nature, dans un sens destructeur. A partir du moment où l’idée de terres communes, de terrains communaux est abandonnée, à partir du moment où la terre est appropriée, chacun devient maître absolu de cette propriété. On assiste à une radicalisation dans le sens de la destruction sans limites, à une absence d’égard pour le reste de la nature et pour les dommages causés aux lieux qui restent communs, tels la mer et l’atmosphère. L’affirmation de la propriété privée accompagne donc l’idée de démocratie, est liée à l’individualisme et accentue la perte du sens communautaire.
15Aujourd’hui, la nécessité de se soucier de ce que nous léguerons aux générations futures réapparaît, notamment avec l’écologie.
16Ce propos de François Ost m’a paru d’autant plus intéressant que récemment, lors d’une recherche portant sur le passage du communautaire au privé, l’idée s’était dégagée que le communautaire se transmettait par les femmes. Il y aurait un rapport entre l’appropriation communautaire et le bien commun, liés à la transmission féminine, et l’appropriation privée à la terre, liée à la transmission masculine. Je ne veux pas succomber ici à une espèce d’opposition manichéenne entre le mal, provoqué par le phallogocentrisme – comme disait Derrida – et le bien, qui serait soutenu par les femmes ; mais au minimum je crois qu’il serait intéressant de montrer que le féminin est supporté par les femmes, (non pas ontologiquement ni fondamentalement, mais probablement historiquement), comme une espèce d’alternative à l’entreprise de la raison instrumentale et à ses méfaits, à ce que Derrida appelait le phallogocentrisme.
17L’intérêt des positions de Luce Irigaray et de Derrida est de faire apercevoir qu’il n’y a pas seulement un problème d’hommes et de femmes au sens quantitatif du terme, mais qu’il y a aussi une alternative dans les modalités du rapport au monde, dans les valeurs. La réflexion sur la question des femmes est aussi une réflexion sur les limites de la modernité, voire de la démocratie, précisément au nom d’une position critique, qui n’est pas une position de destruction mais une position de provocation à une alternative.
18Ces deux choses sont présentes dans la problématique qui est la nôtre, à savoir la question des femmes mais aussi la question d’une alternative à ce que Derrida appelle le phallogocentrisme. Aujourd’hui nous sommes peut-être dans le moment du bilan, nous avons perdu l’euphorie de l’idée de progrès technique, de maîtrise technologique de l’univers, et nous percevons des effets pervers de cette conquête. Tant du côté des femmes que de l’écologie, on commence à s’interroger.
L’enjeu actuel : l’égalité à travers les différences ?
19Je ne sais pas trop dans quel ordre présenter le problème de la démocratie. Nous avions évoqué précédemment cette alternative que propose l’universalisme, et la question des différences, travaillée dans l’ordre du politiquement correct.
20En posant la question des femmes, nous touchons un enjeu plus général de notre époque, concernant notre destin mais aussi le politique.
Universalisme versus différences
21Car aujourd’hui, qu’est-ce qui est fondamentalement en jeu et que nous retrouvons à travers la question des femmes ? C’est une prise de conscience que la conception de l’humanité, faite d’hommes supposés égaux ou égalisés par l’Etat de droit (donc l’idée d’homme universel) est aujourd’hui retraversée par la question des différences. Aujourd’hui on sait qu’une pensée démocratique, reposant sur le présupposé de l’égalité des hommes, provoque à la fois un Etat de droit et une certaine reconnaissance de chacun, mais est aussi source d’entérinement et même de renforcement de discriminations.
22Car chacun ne se présente pas de la même manière devant cette citoyenneté supposée neutre. Et nous voyons réapparaître les revendications de droits à l’égalité à travers les différences. Autrement dit, pour réaliser un monde égalitaire, il faut affirmer les différences, revendiquer ces différences et la reconnaissance de ces différences. On a besoin de ce détour pour devenir égal aux autres. Car l’affirmation d’une égalité abstraite et d’une sorte de neutralité de la notion d’homme ou de citoyen conduit en fait à des inégalités.
23C’est pourquoi on voit de plus en plus, au sein de la démocratie, les revendications s’exercer non plus au nom de l’identité de tous, de l’égalité, mais bien plutôt de la particularité communautaire, avec tout ce que cela comporte d’innovations et de risques. La question de ce fameux « politiquement correct » est une stratégie qui consiste à se revendiquer comme égaux, mais à partir d’une communauté propre, spécifique. Tous les citoyens américains peuvent se considérer comme égaux ; mais on s’aperçoit que cette affirmation principielle d’égalité profite à certains, au mâle blanc, occidental, etc. Pour accéder à cette égalité principielle, il faut donc s’affirmer dans sa différence communautaire.
24Cette conception permet de casser l’illusion d’une identité devant la loi, devant l’ordre principiel. Elle affirme des différences en obligeant chacun à se définir, non plus comme homme en général ou comme citoyen, belge ou américain ou autre, mais comme femme, noir, homosexuel… et à revendiquer ses droits en fonction de cette identité communautaire d’appartenance. Au lieu d’avoir une affirmation, en principe neutre, de l’humanité, de la citoyenneté, on a des affirmations identitaires, communautaires. Cette position présente des inconvénients, c’est incontestable. Car une femme noire et homosexuelle appartient à plusieurs identités communautaires, cristallisées chacune sur leurs revendications. Le premier problème est donc un problème de choix. Si on appartient à plusieurs minorités, il est évident qu’il y a des choix identitaires, qui sont des options plutôt que de véritables choix d’appartenance.
Les risques du politiquement correct
25Le deuxième problème est qu’on pourrait multiplier le nombre d’identités minorisées ; à la limite on pourrait imaginer un nombre très grand nombre d’identités communautaires juxtaposées revendiquant chacune la reconnaissance de leur présence dans la communauté citoyenne. On arrive ainsi à une citoyenneté additionnelle qui serait composée d’un certain nombre d’identités (1 + 1 + 1…) qui feraient le tout.
Vers une nouvelle définition de la citoyenneté ?
26La question qu’on peut se poser est de savoir si la superposition des identités est une solution. Ne faudrait-il pas au contraire redéfinir la citoyenneté dans son ensemble, poreuse ou perméable à la diversité des identités ? Ne faudrait-il pas aboutir à une définition de la citoyenneté qui serait, non plus abstraite ou neutre, mais polyvalente, polymorphe. Au lieu d’aboutir à une juxtaposition de droits spécifiques, n’est-il pas plus intéressant, du point de vue des femmes, de remanier la notion même de citoyenneté et de ne plus l’identifier à cette position de neutralité dans laquelle elle a été enfermée ?
27Cette problématique de la citoyenneté et du rapport aux femmes est symptomatique de questions qu’on se pose aujourd’hui. Après avoir postulé qu’un citoyen égale un citoyen, on pense aujourd’hui qu’ils ne se présentent pas tous dans la citoyenneté de la même manière.
Critique de la citoyenneté « neutre »
28Mon hypothèse est d’ailleurs que cette citoyenneté supposée neutre n’est pas neutre. C’est ce que laissent entendre les affirmations identitaires aux Etats-Unis qui soulignent combien ce qu’on appelle neutralité de la citoyenneté est en fait très marqué par les caractéristiques de l’homme blanc, occidental, chauviniste, etc.
29Cette critique de la « neutralité citoyenne » a déjà été faite précédemment, par Marx bien entendu, qui considérait la démocratie libérale comme une démocratie formelle et non réelle. Mais chez Marx, cette critique est faite uniquement d’un point de vue économique. Elle est liée à la question des classes : la citoyenneté formelle n’est pas aussi réelle pour les prolétaires que pour les possédants. Le problème est de trouver la clé des rapports de pouvoir dans les rapports économiques capital-travail.
30Aujourd’hui, quand on parle de différence, la question est élargie. L’inégalité devant la citoyenneté principiellement identique ne relève pas uniquement de l’ordre économique mais de nombreux autres facteurs. La question des minorités, tout ce qui met en général l’accent sur le fait que, si on appartient à tel ou tel groupe, on n’est pas citoyen au même titre que les autres (bien qu’on le soit formellement), n’est plus liée exclusivement aux facteurs économiques. Cette différence peut être liée à des facteurs de race, de sexe, etc. Les rapports de domination ne peuvent plus être réduits aux seuls rapports économiques même si cette dimension reste importante. Mais désormais elle n’est plus la seule à éclairer les rapports de domination, d’exclusion ou de minorisation.
31Quand les féministes ont commencé à poser la question des femmes, elles ont souligné les éléments économiques de cette discrimination. Mais très vite, elles se sont aperçues que ce n’étaient pas les seuls éléments en jeu dans les rapports de pouvoir et de domination. Alors que la critique de la neutralité citoyenne (ou de l’universalisme humain ou citoyen) avait été précédemment entièrement inscrite dans les rapports économiques, elles ont fait intervenir désormais des facteurs différents dans les rapports d’exclusion, de discrimination. Elles ont montré que le processus est bien plus complexe.
32La clef marxienne était relativement simple. Marx est peut-être le dernier à avoir recherché dans un point nodal, dans une cause unique, désignable, l’explication du dysfonctionnement social, des rapports interhumains.
33Le postmarxisme nous amène dans un paysage plus complexe. Nous sommes aujourd’hui devant une analyse des rapports de pouvoirs, de domination, d’exclusion qui fonctionne beaucoup plus en structures, en réseaux. Dans la philosophie contemporaine, celui qui a pensé cette question de la façon la plus efficace est peut-être Foucault. Il montre qu’on ne peut pas mettre le doigt sur le point où se déclenche le dispositif de domination. Ces points sont nombreux et disparates et cette complexité rend les inégalités et les discriminations extrêmement difficiles à surmonter. Croire en un déclencheur unique est commode mais inadéquat. Quand on a voulu opérer le retournement de ce déclencheur, on est allé à la catastrophe, notamment dans les pays communistes.
34Aujourd’hui, on a une vision plus complexe des modalités par lesquelles s’opèrent les discriminations, les exclusions et les différences au sein d’une humanité apparemment unique. Dans la mise en cause de cette citoyenneté supposée égalitaire, Marx est le premier déclencheur. Les marxistes ont vu que cette démocratie libérale était une démocratie formelle et non pas réelle ; que les droits sont en principe les mêmes pour tous mais que dans la réalité, on ne peut ni recourir à ce droit, ni bénéficier de ce droit de la même manière si on n’occupe pas la même place dans la société. Marx a montré le caractère artificiel de la neutralité citoyenne. Aujourd’hui la question a été approfondie et elle est étudiée de manière plus variée et complète.
35C’est tout cela qui est en jeu dans la question de la citoyenneté et de la démocratie. Pour l’aborder, je ferai un petit détour par une philosophe, Hannah Arendt.
Hannah Arendt et la citoyenneté
36Arendt se situe dans la filiation de Heidegger. Elle fut une de ses disciples dans les années trente. Mais elle est juive, et vous savez ce que cela commence à signifier. Elle quitte l’Allemagne après avoir suivi les cours de Heidegger, elle continuera à s’inscrire dans sa filiation mais critiquera ou reniera certains aspects de sa pensée, sur le terrain notamment de son déficit politique. Car si Heidegger a fait la critique de la pensée occidentale et de ses dangers, comme nous l’avons vu précédemment, en revanche il a peu abordé le politique.
37Arendt n’est pas du tout féministe, la question fondamentale qui est la sienne est la question juive. Elle quitte l’Allemagne en 1933, inquiétée pour ses positions sionistes et ses convictions de gauche. Elle vit en France de 1933 à 1940 et, avec l’avancée allemande, elle est enfermée par les Français dans un camp comme allemande ou comme apatride. Elle réussit à s’échapper, alors que son ami se suicidera après une tentative manquée de passage des Pyrénées. Elle arrive aux Etats-Unis et elle y vit le reste de sa carrière. Elle devient professeure et travaille essentiellement sur la question du totalitarisme. Dans le totalitarisme, elle inclut à la fois le nazisme et le stalinisme, ce qui lui sera reproché. Elle considère en effet que ce sont deux modalités différentes du totalitarisme et pose la question de savoir à quelles conditions la démocratie est possible, par rapport aux totalitarismes.
38Devant l’horreur totalitaire, Hannah Arendt s’interroge sur le fait de savoir ce qui nous rend capables de résister au totalitarisme, et tout d’abord ce qu’est le totalitarisme. Dans cet itinéraire, nous voyons se dessiner deux lectures de la démocratie. L’une, qui fait confiance à la neutralité citoyenne, et l’autre, qui s’aperçoit que la question de la différence doit y être introduite.
39La première lecture irait dans le sens de la démocratie entendue comme l’égalité de chaque citoyen, égalité non affectée par d’éventuelles différences. Mais il y a une deuxième lecture chez Arendt, selon laquelle, au contraire, on ne peut pas faire l’économie de l’intégration des différences dans l’affirmation de la citoyenneté démocratique.
L’origine grecque de la démocratie
40Dans La condition de l’homme moderne ou dans La crise de la culture, Arendt pose la question de la démocratie dans ses origines grecques. Elle montre comment la polis grecque, réalité emblématique de la démocratie, est la première à connaître la démocratie, c’est-à-dire un espace public où chacun se donne à apparaître devant les autres par la parole et l’action. La scène politique est une scène publique. Dans la cité grecque, c’est l’ensemble des citoyens qui se retrouve sur l’Agora pour discuter, pour confronter leurs opinions. Ils y sont présents dans leur égalité mais aussi dans leur pluralité d’opinions.
41Pour elle, l’essence de la démocratie est la reconnaissance de la pluralité des opinions qui peuvent être exprimées sur la place publique. C’est cela la première constitution élémentaire de la scène publique.
42Ce terme de pluralité est aux antipodes de la société totalitaire où règne l’un. Elle distingue cependant le totalitarisme de la dictature. Dans une dictature, un homme impose sa férule à l’ensemble du peuple alors que dans le totalitarisme, la suprême habileté est de faire en sorte que tous entonnent le même chant. Le totalitarisme n’est pas tant la domination d’un seul sur une masse qui se tait que l’établissement d’une parole unique que tous répètent. C’est un système qui a gommé toute pluralité. Ceux-là mêmes qui participent disent tous la même chose. Il n’y a pas de place pour un dire autre. Celui qui dirait autrement sera éliminé.
43C’est ainsi qu’elle distingue le totalitarisme de la dictature : dans un système totalitaire, le peuple tout entier participe à cette sorte de perte de sens de la pluralité et de la parole, à cette perte de l’agir comme innovation. Chacun ne fait plus que répéter ce qui a déjà été dit. J’ai été frappée de voir, dans les pays de l’Est, combien le fait d’émettre son opinion était difficile, même dans des cercles restreints. Dans le totalitarisme, la parole n’est plus qu’une parole circulante, reprise par tous, elle n’est plus innovatrice.
44Or le propre de la scène publique, de la parole politique, est que chacun s’y avance avec ses idées propres. La sauvegarde du dialogue pluriel est précisément le fondement de la démocratie.
45Pourtant, même dans les pays supposés démocratiques, il y a constamment un étouffement de cette parole plurielle au profit d’une parole convenue. Prenons le phénomène de la télévision, de la culture de masse : ce sont des lieux où l’on fait circuler un langage sans innovation, sans prise en charge. C’est en quelque sorte la circulation infinie du même. Ce sont là des phénomènes totalitaires au sein de la démocratie, des endroits où la démocratie se meurt, se refroidit, est en péril.
46La démocratie est un effort, un travail constant pour garder ouvert cet espace de parole initiale, où chacun s’éprouve, en se confrontant aux autres. Même dans nos sociétés, dites démocratiques et libérales, cet espace est constamment menacé.
47Arendt se situe donc dans la scène politique dans ce dialogue pluriel des Grecs sur l’Agora. Mais ce faisant, elle ratifie la coupure instaurée par Athènes et la cité grecque, ainsi que par le monde moderne, entre le public et le privé.
48Le privé est identifié à la maison, à l’oikos. Et qui se trouve dans le privé ? Les femmes, les esclaves et les étrangers puisqu’ils sont exclus du public. Sur la scène publique, il n’y a que les Athéniens, nés à Athènes, et hommes.
49La scène démocratique s’est donc constituée en excluant tout ce qui pouvait la déranger. Elle opère dès l’origine une sorte de pré-sélection, ne retenant que les Athéniens hommes. Elle instaure donc une pluralité mais dans le même : il y a dialogue pluriel mais entre participants qui tous sont grecs et hommes.
50Ce qui se passe dans la maison est très différent de ce qui se passe sur l’Agora. Le privé est le lien de la gestion de la vie. De la vie circulaire et des besoins d’abord : faire à manger, se nourrir pour que la vie continue, tâche confiée aux femmes et aux esclaves. Mais c’est aussi le lieu de la génération. Faire les enfants appartient à la circularité de la maison, du domestique. Nous trouvons dans le privé tout ce qui est de l’ordre des besoins, de la circularité, de la vie, et dans le public tout ce qui est novation, disparité, action.
51La scène publique démocratique se constitue en excluant de manière interne une partie des gens. Elle exclut aussi de manière « externe », en situant ses frontières. Car, nous l’avons dit, une citoyenneté est toujours liée à un Etat et donc à ses frontières. L’exclusion externe nécessite un état guerrier, qui assure l’existence de la cité. Il y a donc une double détermination de la scène publique, une détermination interne qui sélectionne certaines personnes et une détermination externe qui enferme dans les murs de la cité, par rapport aux autres cités.
52Hannah Arendt signale cette coupure comme un fait, sans s’interroger. C’est d’autant plus curieux qu’elle met la génération avec l’ordre des besoins, de la répétition de la vie, comme purement biologique, alors qu’elle lie la pluralité, la parole nouvelle, la novation au fait d’être né. Elle souligne combien la philosophie a toujours médité la mort et dit que pour elle, la naissance est bien plus importante. Ce qui importe, c’est le fait que nous soyons nés, que nous ayons surgi, comme un élément imprévisible et radicalement original dans un monde qui fait que nous sommes toujours capables de nouveau. Toute notre vie est commencement ou recommencement d’un commencement, et rapport à ce commencement qui fait que nous pouvons dire le nouveau.
53Cette idée place donc le rapport à la naissance du côté de la pluralité, du côté du nouveau. Et pourtant, quand elle décrit la cité grecque, elle entérine comme allant de soi la vie biologique, comme répétition du même 13. Il y a des citations tout à fait claires chez Arendt où elle dit que c’est le fait de la naissance qui introduit du nouveau dans le monde. Elle a de longues réflexions sur le fait des générations, de la novation des générations qui, par leur surgissement même, sont les porteurs d’une parole nouvelle, d’un commencement. Cela recommence parce que nous prenons la parole mais nous pouvons prendre la parole parce que nous avons commencé, nous sommes en rapport à ce commencement qui était le nôtre à notre naissance.
- 13 Des commentateurs de Hannah Arendt, comme Ricœur, soulignent qu’Arendt ne parle pas de la naissance (...)
54Dans la même œuvre, celle de Hannah Arendt en l’occurrence, il peut y avoir deux positions, deux places données à la question de la naissance et de la génération. Une qui est de l’ordre du pur biologique, de la répétition, du même et qui dès lors est enfermée dans la maison avec des besoins, « primaires » (manger, se laver, faire des vêtements), et d’autre part une pensée de la naissance qui est du côté de la novation, de la pluralité.13
La période moderne
55Quand elle passe une réflexion sur le monde moderne et la démocratie, elle s’aperçoit que la scène est plus complexe. Elle distingue désormais trois registres :
-
le public et le politique qui est le lieu constitutif du monde commun ;
-
le privé ;
-
le social, lié à la dimension du travail, et qui vient s’insérer entre les deux premiers.
56La sphère du social se développe avec les nouvelles formes de travail, qui ne sont plus limitées à la maison, mais passent dans les usines. La catégorie du privé est maintenue. Le social et le public pourraient avoir l’air de s’apparenter, car pour aller travailler, on sort de chez soi, on se montre en public, on rencontre les autres. On est hors du privé, en tout cas.
57Aussi, au début du mouvement des femmes, quand on a revendiqué le droit au travail, l’autonomie professionnelle, c’est bien parce qu’on voulait que les femmes sortent du privé pour entrer dans une sphère où nous confondions le public et le social. Arendt, elle, les distingue clairement.
58Le social est le lieu où l’on est dans un espace apparemment public mais où l’on n’y est pas en tant que quelqu’un. Dans le travail, on est un parmi les autres, attelé à la réalisation d’un objet commun ; qui d’ailleurs souvent nous échappe. A de rares exceptions près (dans l’enseignement, dans la recherche...), on n’apparaît pas dans la sphère du travail comme quelqu’un. On y est avec les autres mais pas dans la pluralité ; on est avec les autres dans la visée de la fabrication d’un objet, on est attelé avec les autres dans la réalisation d’une fin qui nous est prédéterminée. Le modèle est pré-réalisé.
59Arendt distingue d’ailleurs deux registres du travail :
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le labeur, c’est-à-dire la répétition du même. Ceci a déjà été évoqué dans les choses de la maison : la reproduction de la vie (la cuisine, la vaisselle, le quotidien qui se répète indéfiniment et pour lequel elle semble avoir une certaine horreur). Le labeur est le travail de répétition du même où rien ne se constitue, cela se recommence ;
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l’œuvre, c’est-à-dire la réalisation de quelque chose.
60Quand les femmes ont demandé leur insertion professionnelle et l’ont opposée au travail ménager, c’était d’une part pour rencontrer les autres, d’autre part pour réaliser quelque chose de l’œuvre commune.
61Le public par contre, demeure le lieu de l’action dans l’espace de la pluralité. Et le politique ne comporte jamais de modèles préalables. Etre dans l’action, être un être d’action, c’est commencer, prendre une initiative, décider, s’avancer mais sans se représenter a priori ce vers qui on s’avance. Le politique est toujours dans une certaine incertitude de sa fin. Et quiconque a approché le politique le sait d’ailleurs. Le marxisme a cru qu’il suffisait d’exécuter un programme, et il a produit des effets désastreux.
62Il y a dans l’agir politique quelque chose qui est de l’invention permanente. Toute politique est contextuelle, dit Arendt. Constamment il faut refaire le point et avancer vers quelque chose dont on n’a pas le modèle. Hannah Arendt a lu Marx (à cette époque presque tous les intellectuels de gauche étaient marxistes) mais elle a une très forte réticence et un regard très critique à l’égard du marxisme. Elle est une des premières à avoir vu les effets et les dangers pervers de la doctrine, à avoir désigné les risques du stalinisme et les dangers d’une conception politique liée à l’exécution d’un modèle préalable.
63Pour elle, ce qui fait la grandeur et la beauté de l’agir, du vivre en commun, du vivre ensemble, c’est d’être ensemble à risquer, à décider de ce qui est et de ce qui sera sans garanties.
64C’est pourquoi ce dialogue pluriel est essentiel. Si on connaissait la société idéale, il suffirait alors de deux ou trois techniciens pour accomplir cette affaire. Le dialogue pluriel est essentiel dans la mesure où rien n’est décidé d’avance. Et comme il n’y a aucune décision qui n’ait sa possibilité d’effets pervers, une remise en débat constante de ce qu’on décide est fondamentale.
65Le privé semble dévalorisé. Arendt dit même qu’être uniquement dans le privé, c’est d’être « privé de ». Pour ceux qui vivent uniquement dans le privé, il y a une privation de, une privation du public. Elle pense aux Juifs dans l’Allemagne nazie, au peuple juif qui a toujours été persécuté partout, qui n’a pas eu accès – ou toujours de manière très dangereuse et difficile – à l’espace public, et qui a en revanche cultivé les vertus privées. Il y a chez tous les exclus une sorte d’inflation du privé, une grande beauté du privé, un grand bonheur de la vie privée. Car faute de public, il faut bien jouer toute sa vie dans l’espace privé. Elle ne dit donc pas que dans le privé, on n’est rien, mais elle souligne qu’être privé du public est une amputation, puisque c’est là que se joue la scène démocratique. Ceux qui sont rejetés dans le privé sont ceux qui sont marginalisés.
66Au moment où la scène démocratique moderne se recrée, elle épouse exactement le même processus que la scène publique grecque. C’est-à-dire qu’on va exclure du premier espace démocratique après la Révolution française, les femmes, les travailleurs et les étrangers, pour n’y admettre comme citoyens que les propriétaires (suffrage censitaire). Cette marginalisation de certains groupes est donc récurrente.
67Par la suite, on assiste à une récupération progressive de ces catégories exclues. La citoyenneté va s’élargir progressivement : aux travailleurs d’abord, puis aux femmes, aux étrangers dans la mesure où ils sont naturalisés.
68Cependant, le droit de vote n’est pas le tout de la citoyenneté. C’est ce que Hannah Arendt peut nous faire voir de manière valable. Les femmes ont eu raison au xixe siècle de lutter ardemment pour accéder au suffrage, comme elles ont eu raison aujourd’hui de lutter pour être des représentantes, dans une thématique paritaire ou autre, mais il faut bien se rendre compte que le tout de la démocratie ne réside pas dans le processus électoral.
Démocratie et représentation
69Le système de représentation est une modalité qui peut être fortement biaisée si on le veut et qui l’est. Quand on s’interroge sur le fait de savoir pourquoi il y a peu de femmes élues alors que les femmes votent, il est bien évident qu’il faut analyser le système de représentation, qui comporte des éléments de détournement de la démocratie.
70On a vu que le politique est défini à partir de la pluralité, mais d’une pluralité d’opinions. Ceux qui sont sur la scène publique ont des opinions différentes, mais cela ne fait pas encore référence au fait, par exemple, qu’ils ont des données existentielles ou des positions sociales ou sexuées. La pluralité n’introduit pas la question de la différence.
71Hannah Arendt a beaucoup de scepticisme à l’égard de la réduction de la démocratie au système de la représentation. On remarque, à travers son œuvre, que le modèle pour elle est la démocratie directe. Elle pense très peu les structures de l’Etat. Elle se pose très peu la question de l’Etat, de l’institutionnalisation. Elle réfléchit plus au fonctionnement de l’institution, à ce qui ferait exploser les institutions qui auraient tendance à se scléroser. C’est plutôt une penseuse de la société civile qui se préoccupe de savoir comment tenir ouverte la démocratie.
72Chez Arendt, nous n’avons pas affaire à la représentation d’une citoyenneté neutralisée, nous sommes en présence d’une démocratie dialogale. Pourtant, nous restons dans une sphère où les provenances, où la question des différences ne sont pas prises en charge.
73Partant d’une réflexion sur les femmes, et étant imprégnée des questionnements sur les minorités présents aujourd’hui dans la réflexion démocratique, je me suis posé la question de savoir si l’introduction de cette dimension dans la conception arendtienne de la démocratie fonctionnerait. Et il me semble que oui, si on l’aborde par les textes sur la condition juive.
La question des différences
74Dans sa réflexion sur la condition juive, Arendt doit bien affronter la réalité d’une communauté humaine intégrée à des Etats divers, soit envoyée à sa différence pour être exclue, soit tout au moins confrontée à ce problème.
75Le premier livre qu’elle écrit est l’histoire d’une juive allemande au xviiie siècle. Elle y montre combien cette femme, disciple des Lumières, voulant être une Allemande comme les autres, éprouve des difficultés à être reconnue parmi les autres. Bien qu’elle reçoive les écrivains de l’époque, qu’elle participe à la philosophie des Lumières, il lui est toujours renvoyé le problème de sa différence, cette différence qui l’exclut et qu’elle ne peut surmonter en tant que femme qu’en se mariant avec un non-juif. Le mariage est donc une des modalités d’accession à la scène générale. Comme le baptême d’ailleurs : être un chrétien comme les autres.
La signification des différences
76La différence est-elle liée seulement à l’exclusion ou bien est-elle une richesse, une ressource ? Question incontournable. D’une certaine manière, on peut minimiser le problème en le réduisant à une différence construite. Sartre disait : le Juif, c’est simplement dans le regard de l’autre.
77Mais Arendt s’oppose à cette conception et commence par là à assumer l’idée d’un donné différencié, entrant en rapport dans une scène commune. Elle écrit que, dans une période de persécution comme celle du nazisme, à la question : qui êtes-vous ?, elle ne pouvait répondre qu’une chose : je suis une Juive. C’est-à-dire ne pas trahir sa communauté et s’affirmer comme telle. C’était une affirmation liée à l’exclusion, tout comme une femme dit, je suis une femme. Elle s’affirme dans sa minorité. Au contraire, ceux qui sont du côté de la majorité n’affirment pas leur différence, car elle est conçue comme allant de soi, et donc comme n’étant pas une différence (ce qui est une erreur).
78Bien qu’Arendt ne fût pas juive religieuse et que sa famille n’accentuât pas cette différence, elle la considère comme un donné incontournable, constitutif de ce qu’elle est. Elle ne revendique pas pour autant qu’elle soit reconnue comme une catégorie à part, mais elle n’en approche pas moins à ce moment la question du donné, des provenances.
79Elle voit bien que l’on ne s’avance pas dans la scène publique à partir des mêmes horizons ou des mêmes donnés. D’une certaine manière, ces donnés sont présents dans le citoyen qui s’avance sur la scène publique, et la question des différences réapparaît ainsi au sein de la pluralité.
80Dans un livre qui s’intitule L’impérialisme (1982) où elle étudie la situation des pays d’Europe centrale, elle voit comment le démembrement de l’empire austro-hongrois a donné lieu à la constitution d’Etats, faits de provenances nationales, linguistiques, religieuses diverses et dans lesquels les seules solutions trouvées pour respecter certains groupes sont la question du droit des minorités. Elle presse le problème que pose la constitution d’un Etat à partir d’agglomérats de provenances nationales, linguistiques et religieuses diverses, même si cet Etat se dit en principe démocratique. Car la citoyenneté abstraite, étatique, n’est jamais tout à fait neutre, elle est plus favorable aux nations majoritaires ou aux religions majoritaires qui composent l’Etat qu’aux autres. En même temps, elle est opposée au droit des minorités qui, pour elle, sera toujours un droit de seconde zone. Tôt ou tard, cette situation risque de provoquer des éclatements. Aujourd’hui, nous voyons cette problématique à l’œuvre dans des combats atroces.
81Arendt est-elle dès lors favorable à des Etats homogènes ? Devons-nous passer d’un extrême à l’autre et dire qu’il faut une adéquation absolue entre Etat et Nation ? Je ne crois pas qu’elle irait jusqu’à cette position. Mais en tout cas, il faut retenir que chez elle, la citoyenneté n’est pas abstraite mais favorise toujours certaines communautés plutôt que d’autres, certaines personnes plutôt que d’autres.
82Cette question de l’apparente neutralité de la citoyenneté se pose pour l’espace public et ses rapports avec le privé.
83En France, l’espace public est présupposé être neutre : c’est la laïcité républicaine. La laïcité est le statut de la scène publique à laquelle participent des religieux et des non-religieux, et l’idéal, constamment répété, est celui d’une scène publique totalement neutre. Or, si l’on y réfléchit, le choix des jours de congé de l’école publique, par exemple, est propre à certaines communautés plutôt qu’à d’autres. Pour les chrétiens, le dimanche est sacré ; pour d’autres c’est le samedi, et pour d’autres c’est le vendredi. Même dans des détails aussi simples, l’idée d’une neutralité pure de la scène publique, qui part probablement d’une très belle intention, n’est pas respectée. Quelque chose du privé débouche dans le public. Mais maintenant que la religion musulmane est la deuxième religion de France, cela pose quelques problèmes et l’on s’aperçoit que la scène publique n’est jamais totalement coupée de la scène privée. Il en va de même de la question des langues, de la question des coutumes. Y a-t-il une scène publique totalement étrangère à la scène privée ? Une scène publique neutre existe-t-elle ? Principiellement oui, mais dans la réalité, non.
84Si la citoyenneté, proclamée par l’avènement de la démocratie, était un concept neutre, le problème de l’exclusion serait un problème quantitatif, qui serait résolu par l’intégration des exclus. Dans le cas des femmes par exemple, il suffirait de les intégrer pour réaliser l’égalité citoyenne. Or les femmes ont déjà obtenu le droit de vote. Suffit-il dès lors de les faire entrer pour moitié dans la scène publique, dans la scène de représentation, pour régler tous les problèmes ? La question n’est pas si simple, car on constate combien leur intégration à la scène publique semble extraordinairement difficile. Elle requiert des mesures d’assimilations, de discriminations positives (dans le domaine du travail), la mise en œuvre de toute une série de moyens complémentaires pour les « adapter ».
85On peut expliquer ces difficultés par la persistance de phénomènes d’exclusion, systématiquement répétés par ceux qui possèdent le pouvoir, par exemple les hommes. Mais on peut penser aussi que la conception même de la scène publique est d’inspiration masculine. La difficulté d’intégration des femmes à la scène publique, comme celle d’autres minorités, ne viendrait pas seulement de la nécessité d’adjoindre quantitativement quelques personnes à une scène préétablie, mais rendrait nécessaire une restructuration de la scène elle-même. L’introduction des femmes nécessitera une reformulation de la citoyenneté et de la démocratie.
Vers la fin de la « coupure » privé/public ?
86Nicole Loraux, qui est une grande spécialiste de la pensée grecque et qui a beaucoup travaillé ces questions, écrit que « les femmes sont gênantes parce qu’elles produisent. Elles cassent, elles empêchent la coupure entre oikos et agora ».
87Les femmes dérangent la coupure entre privé et public, elles rappellent en quelque sorte que le public n’est pas exempt du privé, que ce tranché radical est suspect.
88On peut dès lors se poser la question de savoir si la démocratie n’est pas liée à une conception de la scène publique comme scène homogène, où les individus qui se présentent sont tous semblables (même s’ils ont des opinions différentes). D’où la nécessité de n’admettre sur cette scène que les mêmes, et ensuite seulement, au compte-gouttes, les autres, progressivement « intégrés ».
89Dans cette perspective, les femmes peuvent être troublantes à deux titres.
Les femmes rappellent l’existence de l’altérité de l’être humain
90La première est évoquée par Spinoza pour qui les femmes n’ont pas à entrer dans le politique parce qu’elles ne sont pas capables. Il termine en avouant que cela le dérangerait parce que (nous le savons bien) les hommes ont avec les femmes un rapport de désir et de passion. La présence des femmes viendrait perturber la scène publique. C’est une boutade, mais l’introduction de l’autre sexué dans la scène publique (qui est la scène du même) est le rappel de l’altérité radicale de l’être humain.
91Car le premier autre est quand même l’autre sexe. C’est le plus radicalement même et autre à la fois. C’est celui avec lequel on a un rapport autre, qui n’est pas simplement celui d’un rapport d’autonomie à autonomie, régi par la raison. L’introduction du désir est un rappel de l’hétérogénéité, un rappel que nous ne sommes pas complètement autonomes et autodécisionnaires. Le désir rappelle que nous ne nous appartenons pas, que nous ne sommes pas totalement maîtres de nous-mêmes et de l’univers, qu’il y a en nous de l’hétéron.
92Or toute la scène démocratique, née de la conception de l’individu en tant qu’être de raison, est liée à l’idée d’autonomie : je suis maître de moi comme de l’univers, de l’être humain comme raison et maîtrise de soi, comme autonomie. Le terme revient sans cesse et en particulier chez Kant. Peut-être l’irruption de l’autre, sous la forme de l’autre sexe, est-elle déjà un premier rappel d’une hétéronomie qui nous habite. L’irruption de l’autre sur la scène publique rappelle que cette scène ne peut pas être celle du rapport d’une autonomie à une autre autonomie, d’une liberté à une autre liberté, mais qu’il y a aussi de l’altérité qui nous dépasse dans nos décisions.
Les femmes renvoient au problème de la génération
93Les femmes sont le lieu de la génération. Or qu’est-ce que la génération ? C’est la chose la plus gênante pour la démocratie. Kant, qui est un grand défenseur de l’Etat de droit, comme la plupart de ses confrères et des révolutionnaires, a fait un effort immense pour introduire la question de la démocratie même au sein de la sphère privée.
94Il est un des rares à dire que dans les rapports d’un homme à une femme, dans les rapports amoureux, sexuels, l’un et l’autre sont dans une position similaire et que l’un n’a pas la droit sur le corps de l’autre sans qu’il ait donné ce droit et réciproquement.
95Car, dit-il, dans le rapport sexuel il y a une chose bizarre : le rapport avec l’être humain, c’est un rapport de personne à personne mais c’est aussi un rapport dans lequel la personne se donne comme une chose sans être une chose. Il utilise alors la formule : un droit personnel à modalité réelle. C’est un droit qui régit le rapport entre deux personnes, dans lequel ces personnes se donnent comme chose, tout en restant personnes.
96C’est pourquoi il préconise le mariage comme seul lieu où cette réciprocité peut être vérifiée, avérée. Seul le contrat conjugal permet d’éviter, chez Kant, la sauvagerie d’un désir dominant l’autre, le droit du plus fort qui réduirait l’autre à l’état de chose.
97Donc même dans le privé et même dans le rapport sexuel, il pense qu’il y a là un rapport de liberté à liberté, garanti par un contrat, chacun pouvant interrompre cet accord. Alors que les révolutionnaires mettront un temps très important à reconnaître le droit au divorce, signifiant que le rapport est un rapport de deux libertés, Kant a déjà cette conception et introduit l’idée démocratique dans le rapport désirant (il serait très politiquement correct pour les Américaines !).
98Mais il bute sur la question de la génération. Il parle des devoirs des parents envers les enfants, des devoirs des enfants envers les parents. Mais dans la question de la génération, le raisonnement ne fonctionne plus (le juriste psychanalytique Legendre se heurte à la même question) : mettre un enfant au monde ne peut d’aucune manière être pensé dans la dimension du contractuel. Dans la génération, il faut bien reconnaître que je décide à la place de l’autre. C’est le seul cas que l’on ne peut pas démocratiser. Je décide au nom d’une liberté et je décide à sa place. Je fais violence, je fais être quelqu’un qui ne me l’a pas demandé.
99On trouve un problème identique en théologie quand on se demande comment Dieu a fait être une liberté. Si l’on considère que ces discours théologiques sur la liberté humaine sont un peu oiseux, le problème se pose de la même manière en ce qui concerne la génération. La génération échappe au régime de la réciprocité et du contrat. Elle ne peut être démocratisée dans ces termes.
Conclusions
100Pour terminer, j’aimerais revenir à quelques idées sur la citoyenneté, sur l’espace public. Ces idées, esquissées précédemment, nous permettent de comprendre le cheminement vers la revendication politique actuelle de la parité.
Une « citoyenneté sans humanité » ?
101Pourquoi ai-je utilisé une telle formule ? Que peut-elle bien signifier ?
102Nous constatons en effet que l’humanité, que la participation à l’humanité, n’est pas garantie pour les femmes par la citoyenneté. Ce n’est pas la citoyenneté – qu’elles n’ont pas eue pendant longtemps – qui les fait participer à l’humanité. Et cette longue exclusion des femmes de la citoyenneté est d’autant plus frappante qu’elle semble contredire le principe même de l’affirmation démocratique.
103On a vu précédemment combien la coupure privé/public s’était radicalisée dans l’Antiquité. 1789 aggrave encore l’écart entre le privé et le public, et pourtant écarte plus nettement les femmes de la scène politique.
104La démocratie moderne accentue donc la coupure privé/public car en définissant clairement la scène du politique, elle définit en même temps clairement la scène du privé. Le politique est radicalisé dans le système démocratique et dans l’instauration de la démocratie, accompagnée par une pensée du pouvoir et de l’Etat. Désormais on détermine très clairement qui a le pouvoir et qui ne l’a pas. Nous avons vu aussi comment, à l’époque contemporaine, Hannah Arendt a réintroduit une sphère intermédiaire, celle du social.
105De cette manière, on a pu dire que la situation des femmes était moins bonne dans la période moderne que dans les régimes anciens, parce que précisément, les pouvoirs y étaient multiples, flous, diffus, ce qui permettait à certaines femmes de s’y glisser.
Le refoulement de la génération
106La scène politique se construit donc comme une scène donnée, déterminée qualitativement et l’on constate que ceux qui s’y introduisent progressivement sont « absorbés » par ce qualitatif. La quantité ne semble pas ici déterminante pour modifier la scène publique, conçue depuis le Siècle des Lumières comme un espace commun entre autonomes, c’est-à-dire entre hommes. Les femmes n’y pénètrent qu’en devenant « hommes », en quelque sorte. La scène publique n’a jamais pris en charge la donnée principielle des deux modalités – hommes et femme – que comporte l’être humain.
107Or Hannah Arendt y fait déjà allusion en se référant aux textes bibliques – il y a deux versions de la création :
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celle qui présente Dieu créant l’homme et tirant Eve d’une de ses côtes ;
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celle qui dit que Dieu les créa homme et femme, ce qui implique d’emblée que l’être humain est modelé selon un double registre.
108La démocratie, telle qu’elle s’est constituée, n’a pas fait place à ces deux modalités de l’être humain. L’histoire a privilégié la « neutralité », la solution neutre, théorique, plus facile mais qui gomme le fait que, dès l’origine, l’être humain a une expérience d’altérité.
109D’emblée, l’être humain a deux modalités, ce qui est troublant, voire inconcevable pour la conception universaliste issue des Lumières.
110En renvoyant les femmes du côté du privé, on a refoulé aussi le problème de la génération dans le privé. On a refoulé le rapport avec ce qui n’est pas encore.
111Nous constatons donc que la démocratie refoule à la fois le problème de l’altérité et celui de la naissance.
112Or Hans Jonas a mis en évidence que le rapport de l’être humain doit aussi être un rapport avec les générations futures. Ce raisonnement ouvre une voie, notamment pour l’écologie : il n’est plus question seulement du présent mais aussi de ce que l’on va transmettre. L’idée s’impose que l’on est aussi responsable de ce que l’on transmet. Jonas articule précisément sa pensée à la question de la génération, qui est totalement méconnue par la scène politique libérale.
113Si l’apport du monde moderne a été de créer un Etat de droit, il apparaît aujourd’hui que l’Etat de droit ne suffit pas, qu’il faut aussi rétablir une inscription de l’éthique dans le politique. La responsabilité est établie à l’égard des autres par l’Etat de droit, mais on constate aujourd’hui que le respect des droits des autres ne suffit pas. Il faut aussi établir le respect des droits des « non-nés », de ceux à venir, des générations futures.
114J’aimerais bien préciser ici qu’il ne faut en aucune manière confondre cette question de l’éthique avec celle de la charité, avec des manœuvres caritatives, quelles qu’elles soient, elles qu’on peut observer aujourd’hui en France par exemple, autour d’un abbé Pierre ou d’un Mgr Gaillot. Il faut se garder de confondre éthique et charité.
115La question de la génération, introduite dans la réflexion sur la démocratie, est donc extrêmement féconde et oblige à penser, à réfléchir à des aspects nouveaux.
116On peut se demander en effet, et nous l’avons souligné au cours de ces exposés, si l’insertion des femmes dans la politique ne nécessiterait pas un refaçonnement complet de la notion même de monde commun. Il ne suffirait pas d’investir en nombre la scène publique car celle-ci est qualitativement préfaçonnée.
117Dans les années soixante et soixante-dix, le mouvement des femmes a bien compris que la coupure privé/public était le principal handicap. Aujourd’hui il a le sentiment que les problèmes ne surgissent pas tant de l’enfermement des femmes dans le privé que de l’exclusion de la génération du politique. Il n’est donc pas étonnant qu’il se crée des passerelles entre féminisme et écologie : l’un et l’autre restaurent la notion du temps, du long terme, dans la sphère publique.
Démocratie et représentation
118Qu’appelle-t-on démocratie ? Et comment se distingue ce régime des autres ?
119Le concept novateur est celui de la souveraineté du peuple. Lorsque l’on abandonne l’idée de pouvoir de droit divin pour celle de souveraineté du peuple, on s’oriente vers la démocratie. Cette évolution est sous-jacente dès le xvie siècle, mais c’est Jean-Jacques Rousseau qui l’établit et qui, de surcroît, le lie à l’idée « d’un contrat social ».
120Car dans un système où chacun est souverain, le premier paradoxe est que chacun doit abandonner quelque chose de sa liberté pour pouvoir en jouir. Cet abandon d’une partie de sa liberté se fait au nom de la volonté générale.
121Mais qui détermine ce qu’est la volonté générale ? Et comment se conçoit le concept de « volonté de tous », qui apparaît dans un temps second et qui engendre le système de représentation ?
122Pour Rousseau, la représentation tue la démocratie. A partir du moment où la démocratie ne peut être une démocratie directe, que le droit de décider pour tous est délégué à quelques-uns, ces derniers forment une classe, une caste de professionnels – qui ne sont plus tout à fait égaux aux autres, plus tout à fait les mêmes. La représentation est donc une perte de présence sur la scène publique et, partant, une perte de démocratie. Cette critique amène certains penseurs à considérer que la meilleure manière de gérer la volonté de tous serait le tirage au sort.
123Mais quelle que soit l’interprétation,
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celle de la volonté générale qui s’incarne dans le système républicain,
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celle de la volonté de tous qui s’incarne dans le système démocratique,
ces critères de la volonté de tous ou de la volonté générale, ont pu être utilisés diversement selon les besoins.
124Par exemple Pétain, largement élu, représentait la volonté de tous par le suffrage, mais de Gaulle, disait-on, incarnait la légitimité au nom de la volonté générale.
125Lors des élections algériennes, on a éliminé le fis, qui avait la majorité, en interprétant la volonté populaire contre la majorité numérique, issue des urnes.
126Mais quelle que soit dans l’histoire la manière dont on a conçu la volonté générale ou la volonté de tous, on constate que chaque fois, les femmes sont perdantes.
127Et quand elles accèdent à l’électorat, elles sont à nouveau perdantes car le système est tel qu’il ne laisse pas de place à une autre modalité que celle du système lui-même, neutraliste, universaliste, et donc masculin. Le système de représentation est tel qu’il est figé, déterminé, en quelque sorte non poreux à des éléments nouveaux qui ne peuvent s’intégrer qu’en étant absorbés.
128Bien qu’électrices, les femmes ne sont toujours pas co-décisionnaires du monde commun.
129Il faut aussi souligner ici combien on a généralement limité la question de la démocratie à celle du suffrage.
La parité
130Actuellement la revendication de la parité tente de situer les femmes dans un processus d’intégration du monde commun. Telle qu’elle s’exprime, la parité est l’exigence de voir 50% de femmes dans la représentation.
131Cette exigence ne doit pas être comparée à celle des quotas. Elle n’en est pas une extension à 50%, elle est fondamentalement différente. Les quotas sont une distribution numérique au sein de la représentation, la parité est l’affirmation que l’instance dirigeante doit être à l’image du peuple lui-même. La représentation doit être le reflet du peuple lui-même, dans sa double modalité sexuée.
132Est-ce que cela signifie dès lors que la parité s’intègre dans une perspective du « politiquement correct » ? – c’est-à-dire dans une optique où les femmes représenteraient les femmes et les hommes ?
133Non. L’idée de parité sous-entend celle de l’humanité dans sa double modalité : hommes et femmes représentent l’ensemble du peuple. Les femmes ne sont pas dans la représentation à titre spécifique ; elles n’y sont pas en tant que femmes, elles n’y sont pas pour représenter et défendre le propre des femmes. Elles y sont au même titre que les hommes, représentant comme eux l’être humain en général. Par cet aspect, la parité rejoint le concept de l’universel.
134On peut dès lors se poser la question de savoir en quoi la présence de 50% de femmes dans la représentation – qui ne sont pas là en tant que femmes – changera quoi que ce soit pour la condition féminine.
135Un changement ne serait possible que si l’on admet qu’être une femme implique une autre conception du politique. Mais alors, on retombe inévitablement sur l’idée d’une spécificité féminine. On revient à l’idée que la femme aurait une autre conception du monde commun et que, si hommes et femmes étaient au pouvoir, il se constituerait nécessairement un autre monde commun, différent de celui promu seulement par les hommes. Or les promotrices de la parité contestent précisément cette spécificité féminine. C’est là une sorte de piège, dont on n’est pas encore sorti.
136Mais l’idée de la parité me paraît être intéressante au plan de la stratégie. La parité fait apparaître clairement la double déclinaison de l’être humain, jusqu’ici escamotée dans le politique. La parité a le grand mérite de donner une visibilité à cette double modalité, de donner l’image d’un peuple composé de deux sexes.
137Mais peut-on espérer plus de cette parité que cette visibilité, que cette affirmation du caractère bisexué de l’humanité ?
138On peut craindre en effet que la puissance de la scène de la représentation – et surtout la constitution d’une classe politique spécifique – ne soit prédominante par rapport à la présence sur la scène publique. En d’autres termes, que les femmes ne soient absorbées par le système lui-même – car le système est structuré de manière telle que les nouveaux venus appelés jusqu’ici n’ont guère pu le changer.
139Ce fut déjà la grande désillusion du suffrage féminin, qui n’a pas changé grand-chose. Ne risque-t-on pas une désillusion semblable dans la revendication de la parité ? Se situant dans le système de la représentation et du gouvernement – c’est-à-dire dans une modalité particulière de la démocratie déjà touchée par les victoires du suffrage sans en être affectée – la parité pourra-t-elle faire plus ? On peut craindre que les victoires acquises dans ce domaine resteront également sans résultat.
Le travail de terrain, complètement indispensable ?
140Car la parité ne touche pas le tout de la démocratie.
141La démocratie ne se limite pas aux élections ni à la représentation. Le progrès ne se situerait-il pas beaucoup plus dans les luttes de la société civile ? Ne devrait-on pas postuler que la transformation des esprits, des mœurs, des mentalités est plus importante que la transformation des lois ?
142Le travail de terrain serait ici fondamental et on a le sentiment qu’il a permis, dans ce domaine, de grands progrès : la différence de comportement des générations semble en tout cas l’indiquer.
143La revendication de la démocratie passerait donc nécessairement par deux modalités différentes :
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celle de la représentation et du gouvernement
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mais aussi celle du travail de terrain, l’inscription dans la société civile, dans le changement des mentalités.
144Ces voies ne sont que suggérées, elles ne sont évidemment pas exhaustives pour une réactivation de la démocratie. D’autres modalités sont possibles. Certaines sont très peu exploitées dans les démocraties européennes, nous pensons par exemple ici à la démocratie juridique, largement utilisée aux Etats-Unis. Il s’agit du recours en justice pour faire reconnaître ses droits quand on estime être lésé (exemple : série de procès contre des « harceleurs » pour faire naître l’intérêt pour la question du harcèlement sexuel). Il y a bien évidemment une matière à débat qui ne se limite pas aux quelques aspects que nous avons abordés ici.
Notes
1 Parcours féministes. Entretiens avec Irène Kaufer, Bruxelles, Labor, 2005.
2 Bulletin de la Fédération belge des femmes universitaires, 1963.
3 Claire Préaux dans Bulletin de l’Union des Anciens, avril 1956, p. 2.
4 S. Tassier, « L’Américaine ne connaît pas son bonheur », Bulletin du Cercle des Alumni, t. X, mars 1939, p. 183-188.
5 Sur ces aspects et la réalité d’un plafond de verre, voir notamment les recherches de Danièle Meulders (dulbea, ulb). Voir aussi E. Gubin et V. Piette, Emma, Louise, Marie… L’ulb et l’émancipation des femmes, Bruxelles, gief-Service des archives, ulb, 2004.
6 Françoise Collin, « Pouvoir et domination », in L. Courtois, J. Pirotte, et F. Rosart, Femmes et pouvoirs, Beauvechain, Ed. Nauwelaerts, 1992, p. 104.
7 Ibid., p. 114 et p. 109.
8 Ibid. Voir aussi F. Collin et P. Deutcher, Repenser le politique. L’apport du féminisme, Paris, Campagnes premières-Cahiers du grif, 2004.
9 F. Collin, « Féminisme contemporain et espace public », in Ch. Veauvy (dir.), Les femmes dans l’espace public. Itinéraires français et italiens, Université de Paris 8, Ed. msh le Fil d’Ariane, éd. revue, 2004, p. 50.
10 F. Collin, L’Homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Paris, Odile Jacob, 1999, (« Introduction », p. 15).
11 J. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes, Paris, Albin Michel, 2005, p. 12.
12 Voir notamment F. Collin, L’Homme est-il devenu superflu ?, op. cit., « Introduction », p. 18.
* Chaire Suzanne Tassier 1994-1995.
13 Des commentateurs de Hannah Arendt, comme Ricœur, soulignent qu’Arendt ne parle pas de la naissance biologique. Je m’étonne d’ailleurs que des philosophes puissent dire que la naissance est du pur biologique. Une naissance humaine est-elle jamais en tant que naissance simplement du biologique ? On peut se demander quand commence alors le symbolique humain : est-ce au baptême pour les chrétiens ? Est-ce au service militaire pour l’Etat ? Est-ce par l’initiation dans les tribus ? D’une certaine manière, celui qui naît n’était pas d’emblée autre chose que du simple biologique. Des gens comme Legendre parlent de cette différence entre la viande et la chair. Est-ce que quand on naît, on est de la viande ou de la chair ? Dans cette hypothèse, on est de la viande et on peut devenir de la chair en étant intronisé selon les lois du marché masculin.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Françoise Collin et Eliane Gubin, « Citoyenneté et démocratie », Sextant, 33 | 2016, 13-34.
Référence électronique
Françoise Collin et Eliane Gubin, « Citoyenneté et démocratie », Sextant [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/589 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.589
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