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Les femmes combattantes dans le conflit syrien

Un entretien d’Anne Morelli avec Gülay Kimyongür
Anne Morelli et Gülay Kimyongür
p. 77-89

Texte intégral

1La guerre en Syrie est un conflit dévastateur et meurtrier. Complexe aussi car il combine guerre civile et guerre par procuration aux implications mondiales. Il s’agit d’une configuration au sein de laquelle une kyrielle de protagonistes sont impliqués. Trois types de protagonistes sont plus spécifiquement décrits dans cette interview, qui accorde une attention particulière aux femmes qui portent les armes.

AM : Gülay Kimyongür, pouvez-vous brièvement vous présenter et nous dire comment vous en êtes venue à vous intéresser au conflit syrien ?

GK : Je suis particulièrement attachée à cette région du monde parce que ma famille provient d’Antioche, une ville où je me rends très régulièrement depuis mon plus jeune âge et qui se situe en Turquie, à la frontière avec la Syrie.

Pour être exacte, je dois préciser que ma famille est originaire de Syrie mais juste avant la seconde guerre mondiale, la province qu’elle habite a été cédée par la France à la Turquie. Par la force des choses, la plupart des membres de ma famille sont donc devenus turcs. Pour autant, nos liens avec la Syrie sont demeurés très forts puisqu’une partie de ma famille vit en territoire syrien.

Ces connaissances pratiques de la région, j’ai tenté de les renforcer au cours de mes études en anthropologie à l’Université libre de Bruxelles (ulb). Je me suis ainsi intéressée de près à l’histoire et aux peuples du Moyen-Orient puis j’ai consacré mon mémoire aux Alaouites de Turquie.

Dès le début du conflit en Syrie, j’ai multiplié les voyages en Turquie dans cette zone frontalière. J’y ai servi à plusieurs reprises d’interprète pour des journalistes européens. Cette expérience m’a encouragée à rédiger des articles sur la guerre qui ravage ce pays.

Par ailleurs, vous devez savoir qu’à l’heure actuelle, je travaille dans une association d’aide aux migrants. Ma pratique de l’arabe fait que dans ce cadre, je suis en relation avec de nombreux Syriens.

Enfin, par le biais des réseaux sociaux, j’ai tissé des liens avec des journalistes syriens présents sur le terrain qui me donnent une multitude d’informations sur les dernières évolutions de la situation.

AM : Pouvez-vous, en guise d’introduction à cet entretien, nous fournir quelques éléments permettant de cerner les effets sur la population de la guerre qui se déroule en Syrie ?

GK : Une série de données permettent de saisir l’ampleur des ravages causés par cinq ans et demi d’affrontements en Syrie. D’une part, il convient d’avoir conscience de la destruction systématique des infrastructures comme les hôpitaux, les logements et les systèmes d’approvisionnement en eau, gaz et électricité. D’autre part, il importe de prendre la mesure du nombre considérable de personnes victimes du conflit.

Avant la guerre, le pays comptait une population de vingt et un millions d’habitants. Aujourd’hui, le nombre de déplacés internes frôle les huit millions d’individus. Les réfugiés en provenance de Syrie sont, quant à eux, quatre millions, répartis principalement dans les pays limitrophes à savoir la Turquie, le Liban, la Jordanie et l’Irak. Il est aussi à noter que près de cinq millions de personnes survivent dans des zones difficiles d’accès et ne peuvent donc fuir pour se protéger.

D’après des informations datant d’août 2015 et qui ne sont évidemment pas vérifiables, le nombre vertigineux d’un million de blessés est cité par l’Office syrien pour les droits de l’homme, osdh (un organisme basé en Angleterre qui disposerait de nombreux correspondants en Syrie et dont le directeur est un opposant proche des Frères musulmans). Actuellement, la plupart des sources confirment que ce conflit a causé la mort de plus de 250 000 personnes, dont 40 000 combattants anti-régime syriens et 30 000 anti-régime de nationalités étrangères. Concernant les soldats de l’Armée arabe syrienne, les estimations avancent les chiffres de 45 000 victimes et de 35 000 décès dans les rangs des Forces de défense nationale, proches du gouvernement. Tous les autres morts sont des civils ne prenant pas part aux hostilités.

AM : Parmi les belligérants, Daech semble particulièrement bien implanté en Syrie. Pouvez-vous, au-delà de l’horreur que suscite cette organisation, nous parler de l’« Etat islamique » (ei). Quelle est son idéologie ?

GK : L’ei est une organisation salafiste révolutionnaire. Le postulat du salafisme repose sur le retour des communautés islamiques à une forme originelle, immaculée et pure de l’Islam. Le salafisme est une émanation du wahhabisme. Le salafisme wahhabite s’appuie sur une interprétation littérale des textes sacrés et rejette la raison et la logique humaines.

L’ei mêle prophéties eschatologiques (la Syrie serait le lieu de la bataille décisive avant la fin du monde) et expansion territoriale mondiale. Révolutionnaire, elle préconise une stratégie violente à l’encontre des Etats considérés comme impies et ce, afin d’y instaurer un Etat islamique. Ceux qui ne partagent pas les convictions véhiculées par l’organisation doivent être combattus sans merci. Ainsi, les Chiites dans leurs différentes branches (ismaélisme, alévisme, alaouisme, zaydisme) seraient des apostats car ils auraient abandonné la véritable religion. Ils doivent donc être éliminés, tout comme les athées. L’ei explique aussi que Chrétiens et Juifs des pays musulmans sont contraints soit de verser un impôt qui leur confère la protection, soit de se convertir. S’ils ne le font pas, ils sont exécutés.

AM : Quelles sont les origines de cette organisation et qu’en est-il de l’état de ses forces ?

GK : A l’origine, Daech est constitué de divers groupes djihadistes liés à al-Qaïda, qui se rassemblent en 2006 en Irak sous la bannière de l’Etat islamique en Irak (eii). En avril 2013, l’eii devient l’eiil (Etat islamique en Irak et au Levant), englobant ainsi la Syrie en guerre dans son projet de califat. Daech aurait bien voulu intégrer al-Nosra (al-Qaïda en Syrie) à sa branche syrienne mais le successeur de Ben Laden, al-Zaouahiri, a refusé cette dissolution. Pour autant, un grand nombre de combattants d’al-Nosra ont, au fil du temps, rallié l’organisation. En juin 2014, l’eiil proclame le rétablissement du califat sous le nom d’Etat islamique, sur un espace chevauchant la Syrie et l’Irak.

A la mi-2015, le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi affirme gouverner un Etat s’étendant notamment sur 50% du territoire syrien, une zone désertique peu densément peuplée. Il faut néanmoins remarquer que depuis l’offensive conjuguée de la Russie et de la coalition internationale menée par les Etats-Unis, la portion de la Syrie occupée par Daech s’est réduite de près de 20%.

Des institutions y délivrent la justice, y battent monnaie, y gèrent l’économie. A ce propos, le « califat » dispose de ressources financières non négligeables issues d’importantes donations de mécènes des pays du Golfe ou fruits d’extorsions, de taxations, de vols, de contrebande de céréales, d’œuvres d’art et de pétrole.

Sur le plan militaire, l’arsenal de l’ei, qui provient du dépouillement des armées irakienne et syrienne ou qui a été subtilisé aux autres groupes qui s’opposent à Damas, est imposant. L’organisation est, par exemple, en possession de chars, de blindés, de pièces d’artillerie, d’armes chimiques, de drones ou encore de missiles antichars et antiaériens.

Les effectifs de l’ei sont, quant à eux, difficilement quantifiables. A l’apogée du groupe, ils étaient parfois évalués à 50 000 hommes (30 000 en Syrie) dont 22 000 combattants étrangers séduits par une propagande high-tech au service d’une idéologie vieille de plus d’un millénaire. Aujourd’hui, le renseignement américain annonce que les djihadistes ont perdu la moitié de leurs forces. Il est, par ailleurs, à noter que la Belgique est le pays européen qui, proportionnellement à sa population, offre au « califat » le plus gros contingent de recrues fanatisées.

AM : Il semble que, dans la guerre qui embrase la Syrie, les combattantes jouent un rôle important, tant d’un point de vue symbolique que sous un angle militaire. Ce conflit a notamment fait émerger dans l’imaginaire occidental une nouvelle incarnation du Mal : la figure de la djihadiste de l’Etat islamique. Selon vous, quelles sont les convictions, les motivations des djihadistes, en particulier des femmes, qui ont décidé de prendre les armes pour défendre l’ei ?

GK : Soif d’aventures, découverte d’un nouvel Eldorado, ivresse de la violence, lutte contre l’injustice, recherche d’un conjoint, véritable projet de vie (ou de mort) à mener en famille : alors que les motivations des djihadistes des deux sexes sont multiples et variées, leurs aspirations se rejoignent autour de la conviction de participer à la construction fantasmée d’un Etat islamique. Il s’agit de mener une lutte de libération pour la Oumma, cette nation islamique qui dépasse et annihile la nationalité et le pays de l’individu, dont l’Islam constitue l’unique élément fédérateur.

Les hommes et les femmes qui s’engagent aux côtés de l’ei mènent le djihad, un acte de foi qui leur permet de démontrer leur force, leur pouvoir. En agissant de la sorte, les combattantes participent de l’idéal de la femme qui marche sur les sentiers de l’Islam, attirant par leur démarche d’autres coreligionnaires sur la même voie qu’elles.

Ainsi, les femmes djihadistes défendent l’idée de l’émancipation dans une lutte pour la création d’un Etat où la musulmane peut vivre pleinement sa religion. Il s’agit d’un devoir idéologique et religieux. L’émancipation est acceptée par celles-ci dans le cadre de la soumission à l’homme puisqu’elle est « établie par Dieu ».

  • 1 Le poème retranscrit ici est éloquent à ce propos (ndr) : « O mes fils ! Vous avez embrassé l’Islam (...)

Il n’est pas étonnant1 que la brigade de Daech qui est composée exclusivement de femmes syriennes et étrangères porte le nom de la poétesse du viie siècle al-Khansa, surnommée la mère des martyrs. Par ce biais est symboliquement construite l’image d’une guerrière puissante soutenant les hommes vaillants qui prennent part au combat.

AM : Cette image correspond-elle à la place réelle qui est offerte aux femmes au sein de l’organisation ?

GK : Les femmes qui s’enrôlent dans la brigade al-Khansa sont volontaires, souvent des épouses de djihadistes dont la motivation est aussi stimulée par des avantages pécuniaires. En effet, ces combattantes de l’Etat islamique touchent deux cents dollars par mois et travaillent à plein temps. Elles opèrent à Raqqa, la capitale autoproclamée de Daech. Leur rôle est d’arrêter et de punir les femmes qui ne respectent pas les règles édictées par la charia. En fait, cette brigade aurait avant tout été créée afin de remplir des fonctions policières qui, pour des raisons de mixité, ne peuvent être assurées par des hommes.

Ces djihadistes sont également tenues d’accomplir un travail de recrutement, une arme redoutable quand on connaît le nombre de femmes occidentales parties rallier Daech. Elles seraient 550 selon l’Institute for Strategic Dialogue. La gent féminine constituerait, d’après cet institut, 10% du nombre total des combattants étrangers en Syrie.

Cependant, en dépit de la glorification dont fait l’objet la guerrière sunnite, il apparaît qu’aucune djihadiste ne participe actuellement au combat (même si la situation est susceptible d’évoluer pour des raisons stratégiques, comme un manque d’effectifs masculins par exemple). En fait, le manuel consacré au rôle des femmes dans Daech cantonne ces dernières à des tâches plus convenues, aux fonctions d’épouses et de reproductrices. Selon ce manifeste, l’Islam a donné à l’homme un rôle de domination. La femme doit lui obéir. Sa mission fondamentale est de demeurer à la maison. Elle peut être mariée dès l’âge de neuf ans et doit rester cachée et voilée. Seules trois exceptions l’autorisent à sortir du foyer : pour être docteure, professeure ou pour étudier la religion... mais en respectant strictement les règles de la charia, stipule encore le document.

Les femmes font donc partie intégrante du projet djihadiste. Grâce à elles, Daech entend pérenniser son Etat embryonnaire. Mais bien que les membres de la brigade al-Khansa et d’autres djihadistes soient formées au maniement des armes, leur rôle premier consiste à « être des épouses vertueuses » et à « élever des enfants vertueux ».

AM : Pour combattre l’ei en Syrie, l’Europe et les Etats-Unis semblent miser sur les Kurdes. Qui sont-ils, qui sont leurs combattants et quelles sont les organisations qui les dirigent ?

GK : Trois millions de Kurdes vivent en Syrie, majoritairement le long de la frontière nord du pays, à la lisière de la Turquie. Le Kurdistan syrien est appelé Rojava et est composé de trois grandes villes : Afrin, Kobané et Djézireh.

Sur le plan politique, le pyd, les Unités de protection du peuple kurde, est l’équivalent syrien du pkk (parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie, un groupe initialement marxiste-léniniste, inspiré par les différents mouvements de libération des années 1960-1970. Durant des décennies, le pkk voyait la Turquie comme un Etat impérialiste à la botte des Etats-Unis et prônait une révolution socialiste qui permettrait de s’affranchir du joug américain.

En 2005, un basculement politique est opéré par le pkk qui milite désormais pour un confédéralisme démocratique, où l’économie s’appuie sur le collectivisme. Cette ligne sera reprise par le pyd syrien. Cette organisation a été fondée en 2003, lorsque la Syrie, qui avait jusque-là hébergé les militants du pkk, tente un rapprochement avec la Turquie. Le pkk n’ayant plus autant les faveurs de Damas, le pyd est créé sur le sol syrien.

Ainsi, les Kurdes ont évolué d’une idéologie marxiste vers un combat plus nationaliste. Depuis plus de trente ans, ils mènent une lutte armée en territoire turc et aspirent à la création d’un Kurdistan indépendant. Même s’ils diffèrent politiquement, les Kurdes de Syrie s’inscrivent aussi dans la lignée des Kurdes d’Irak qui ont obtenu un territoire autonome suite à la guerre américaine contre Saddam Hussein. Mais leurs velléités indépendantistes sont aujourd’hui menacées tant par la Turquie que par l’ei.

Au nord de la Syrie, les combattants kurdes ont pris les armes dès juillet 2012 avec l’accord tacite du gouvernement, au moment où les premiers affrontements ont lieu entre groupes djihadistes et kurdes. En novembre 2013, ces régions ont proclamé leur autonomie de fait sous l’égide du pyd et de son bras armé, le ypg, les Unités de protection populaire.

Depuis octobre 2015, cette force domine une coalition multiethnique mise sur pied par les Etats-Unis pour vaincre l’ei dans cette zone.

AM : Chez nous, on a découvert les Kurdes de Syrie lors de la bataille de Kobané. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce moment charnière du conflit au Levant ?

GK : En effet, les combattants du ypg se sont fait connaître en Occident lors de la bataille de Kobané. Celle-ci devait symboliser la complémentarité entre la coalition occidentale bombardant les terroristes depuis les airs et leurs alliés kurdes se battant au sol. Selon l’osdh, le nombre de victimes de ces affrontements s’élève à 1 500 côté islamiste et à 500 côté kurde. Si nos médias se sont empressés de nommer ce conflit urbain « la bataille des Kurdes de Kobané contre Daech », il est cependant nécessaire de préciser que tous les habitants de cette localité ne sont pas kurdes et que les Kurdes ne sont pas les seuls à combattre l’ei dans cette partie de la Syrie.

Dans la ville de Kobané – Aïn el Arab en arabe – vivent, en effet, des Arméniens, des Turkmènes, des Kurdes et des Arabes. Dans la cité, des Kurdes, des Turcs, des Arabes, des Circassiens de Turquie, de Syrie et des volontaires de pays occidentaux livrent bataille au sein de différents groupes politiques.

Ainsi, les ypg se battent aux côtés d’autres organisations turques et internationales telles que le mlkp (le parti communiste marxiste-léniniste, turc), les Forces unies de libération – qui ont été formées en août 2014 par différentes organisations marxistes révolutionnaires de Turquie –, le tikko (une organisation maoïste turque) ou encore l’Organisation pour la reconstruction espagnole (un groupe marxiste-léniniste). Celles-ci se sont regroupées depuis le 10 juin 2015 au sein du Bataillon international de libération.

Les militants à Kobané combattent dans une optique de fraternité entre les peuples contre Daech et toutes les forces réactionnaires, contre les forces d’occupation impérialistes et considèrent le Rojava comme le symbole de la résistance des peuples opprimés.

Dans ce cadre, les femmes combattantes internationalistes ont lancé, le 10 juin 2015, un appel aux femmes du monde afin qu’elles rejoignent leurs brigades pour défendre leurs libertés face à Daech qui tente de les leur confisquer.

AM : A ce propos, qui sont les combattantes kurdes, qui apparaissent comme les seules capables d’effrayer les djihadistes de l’ei ?

GK : Effectivement, elles font peur aux djihadistes parce que ces derniers croient que s’ils sont tués par une femme, ils n’accéderont pas au paradis... Plus généralement, il faut se rappeler que les femmes prennent part à la lutte armée depuis les débuts du mouvement kurde de Turquie. Elles poursuivent aujourd’hui ce combat en Syrie. Elles constitueraient 40% des effectifs totaux des ypg estimés, d’après la revue Moyen-Orient, à une force comptant entre 35 000 et 65 000 membres en 2015. Depuis ses origines, ce mouvement intègre des unités mixtes. En son sein, une unité spéciale, les ypj, les Unités populaires de défense des femmes, a été formée en 2012. Celle-ci est exclusivement composée de femmes. A ce jour, elle compterait entre 7 000 et 10 000 combattantes volontaires âgées de dix-huit à quarante ans. Nombre de ses membres sont décédées au combat mais peu de chiffres circulent à ce propos.

AM : Pour quelles raisons se battent-elles ?

Les « Amazones » du pkk sont en rupture avec l’image traditionnelle des femmes, réduites au statut de victimes ou de soutiens de la guerre. Les femmes kurdes y participent activement.

Les « Amazones » du pkk sont en rupture avec l’image traditionnelle des femmes, réduites au statut de victimes ou de soutiens de la guerre. Les femmes kurdes y participent activement.

Photo de Colin Delfosse prise en juillet 2009 dans la région de Qandil, au Kurdistan Irakien.

© Colin Delfosse.

GK : Il faut savoir que le Rojava a adopté une Constitution en janvier 2014 qui affirme l’égalité totale entre hommes et femmes ; un idéal qui est parfois très éloigné de la réalité quotidienne d’une société marquée par le patriarcat. Les femmes kurdes de Syrie sont ainsi confrontées à un double défi émancipateur : obtenir la libération de leur territoire menacé par des groupements étrangers obscurantistes et conquérir leur indépendance en desserrant des liens familiaux ancestraux.

Il n’est donc pas surprenant d’observer que, dans les combats livrés par les Kurdes, les combattantes se tiennent en première ligne et appellent à prendre les armes dans une guerre d’émancipation contre les forces réactionnaires.

AM : Si l’on parle souvent des djihadistes et des Kurdes dans nos médias, il existe finalement peu d’enquêtes approfondies sur les partisans du régime. Pouvez-vous nous décrire la lutte qu’ils mènent ?

GK : Pour comprendre dans quel cadre s’inscrit l’esprit patriotique syrien, il paraît nécessaire d’opérer un rapide détour historique.

Les frontières de la Syrie moderne résultent d’un découpage arbitraire effectué par la France et l’Angleterre à la fin de la première guerre mondiale. En effet, avant le morcellement territorial réalisé par les puissances européennes au Moyen-Orient, s’étendait dans la région, la Grande Syrie ou le Bilad el-Cham regroupant la Syrie, le Liban, la Jordanie, l’ouest de l’Irak, la région d’Alexandrette dans le sud de la Turquie et la Palestine actuels. Les pays occidentaux ont désolidarisé cet ensemble afin de se partager la zone.

Ce sont donc les mandats français et britannique (et avant eux, l’occupation ottomane) qui permettront aux nationalismes arabes de se développer. Concrètement, en mai 1945, la France gaulliste bombarde Damas, 36 heures durant, faisant 2 000 morts. La Grande-Bretagne exige la fin des bombardements. Presque un an plus tard, la Syrie arrache son indépendance. Le 17 avril 1946, au terme d’une lutte acharnée entre les Français – mandatés en 1920 par la Société des nations (sdn) pour administrer le territoire – et les nationalistes arabes, le dernier soldat français est chassé. La Syrie choisira cette date anniversaire comme jour de la fête nationale.

Dès 1947, le parti Baas arabe et socialiste voit le jour. Ce parti est fondé par un chrétien, Michel Aflak, un sunnite, Salaheddin el-Bitar, et un alaouite, Zaki el-Arsouzi. Les trois intellectuels ont étudié à la Sorbonne avant de revenir en Syrie la tête pleine d’idées révolutionnaires. A cette époque, le Baas est considéré par la population comme porteur d’avenir, symbolise une renaissance pour les Syriens qui ont dû se battre afin que leur pays atteigne sa pleine indépendance.

Cette vision politique s’inscrit donc dans un contexte de mouvements de luttes anticoloniales. La doctrine du Baas se base sur l’unité des peuples arabes au sein d’une grande nation comme c’était le cas avant les accords Sykes-Picot. Cette organisation est attachée au socialisme, au nationalisme arabe, à la laïcité. Elle prône un socialisme modéré, un panarabisme, un islam humaniste. Le parti choisira comme devise « Unité, Liberté, Socialisme » : unité panarabe, liberté face aux puissances et aux intérêts occidentaux, socialisme arabe et non marxiste.

Aussi, le parti Baas, comme d’autres mouvements de libération des années cinquante, défend comme principe la laïcité. Celle-ci n’exclut nullement les religions. Michel Aflak dira que l’Islam est la meilleure expression du désir d’universalité de la nation arabe mais il condamnera l’Islam qui imposerait sa loi à la société arabe comme l’envisagent, dès cette époque, les islamistes tels les Frères musulmans.

C’est donc dans ce cadre que la lutte patriotique syrienne doit être appréhendée quel que soit le dirigeant en place. Elle prend sa source dans un affrontement historique d’abord contre l’occupant ottoman, ensuite contre les « colons » français. Plus récemment, elle tire sa légitimité du combat mené contre l’expansionnisme israélien et à l’heure actuelle, de la guerre livrée contre les groupes rebelles islamistes syriens et étrangers.

AM : L’essentiel des forces armées défendant l’Etat syrien sont regroupées dans l’Armée arabe syrienne (aas). Parlez-nous de cette structure et en particulier des femmes combattant en son sein.

GK : D’après l’Institute for the study of War, les effectifs de l’armée syrienne sont passés de 325 000 au début du conflit à 150 000 soldats à l’entame de l’année 2015. Les femmes y occupent de nombreux postes, tant dans des unités mixtes qu’au sein d’unités exclusivement féminines.

Ainsi, il existe au sein de l’Armée arabe syrienne un contingent de 800 femmes qui, après un entraînement de plusieurs mois dans les académies militaires, ont été affectées aux postes de sniper ou de tankiste.

Ces dernières années, à travers les zones contrôlées par le régime, ont fleuri des panneaux publicitaires destinés à encourager la population à s’engager dans les rangs loyalistes. Les jeunes femmes en uniforme y tiennent une place centrale. Ces appels renvoient à la Constitution de la République qui prône l’égalité hommes/femmes et entend, dans son article 23, supprimer toutes les restrictions qui empêchent le développement des femmes et leur participation à la construction de la société. Cette propagande participe sans doute également d’une démarche visant à pallier la chute des effectifs liée notamment aux dizaines de milliers de militaires tués au cours du conflit. Consécutivement, quantité de photos circulent sur la toile pour glorifier le courage dont font preuve les femmes qui servent dans les rangs de l’armée et afin de célébrer les exploits qu’elles réalisent sur le front. De nombreux portraits de soldates sont également postés sur les réseaux sociaux pour annoncer le décès de ces dernières au combat.

AM : L’aas bénéficie de nombreux soutiens internationaux. Qui sont-ils ?

GK : Effectivement, outre le rôle déterminant joué par des militaires iraniens et russes depuis l’automne 2015 dans ce conflit, il faut savoir que l’aas est épaulée par des recrues en provenance d’Irak, d’Iran, d’Afghanistan ou du Liban (notamment cinq à huit mille miliciens du Hezbollah).

Dans ce cadre combattent également aux côtés de l’aas, des nationalistes arabes qui ont formé leur propre milice, la gna, la Garde nationale arabe, forte de mille combattants qui ont entre dix-neuf et trente-cinq ans. Cette unité s’inscrit dans la lignée de l’intellectuel marxiste palestinien Georges Habache. Elle est composée non seulement de Syriens mais aussi de Palestiniens, de Libanais, de Tunisiens, d’Irakiens et d’Egyptiens. Elle comprend également des femmes parmi ses membres : cent d’entre elles ont d’ailleurs été regroupées dans une brigade exclusivement féminine.

AM : Des Syriens se mobilisent également dans les Forces de défense nationale (fdn). De quoi s’agit-il ?

GK : Aux quatre coins de la Syrie, des milliers d’hommes participent à la guerre au sein de dizaines de milices prorégime. Parmi elles, une structure mérite une attention particulière : les Forces de défense nationale.

Dès juillet 2011, trois mois à peine après le déclenchement du « printemps syrien », la ville de Homs a été attaquée par des hommes en armes se revendiquant de l’« Armée syrienne libre » (asl). En décembre de cette même année, le poste de commandement de l’asl s’est trouvé hébergé dans la province turque du Hatay, gardé et contrôlé par les forces armées turques.

Il est un fait que l’asl a rapidement été noyautée par les islamistes. Dans la « capitale de la révolution syrienne », les manifestants scandaient, le vendredi, à la sortie des mosquées : « Les Alaouites au tombeau, les Chrétiens à Beyrouth », « A bas la démocratie, nous voulons la charia ». Le vendredi 20 janvier 2012, les Comités de coordination de la révolution criaient : « Le peuple veut déclarer le djihad ». Pourtant, en juin 2012, le Wall Street Journal rapportait que le département américain et la cia travaillaient de concert avec les alliés du Golfe pour aider l’asl à faire passer du matériel en Syrie.

Dans ce cadre de tensions extrêmes, les communautés chrétienne et alaouite de la ville ont subi des intimidations. Certains de leurs membres ayant été tués, nombreux sont ceux qui ont décidé de se réfugier dans leur famille à la campagne. Mais d’autres groupes de citoyens, en réaction à l’insécurité grandissante à laquelle ils devaient faire face, ont préféré s’armer. C’est dans ce contexte que des habitants ont été « enrôlés » dans une milice armée et entraînée.

Homs est donc devenue la ville où sont officiellement nées, en 2012, les Forces de défense nationale. Ces forces regroupent en leur sein les Comités populaires dont les membres ont prêté allégeance au pouvoir de Damas et des civils. Ces milices locales mènent une lutte qu’elles qualifient de patriotique, qui consiste à défendre leur quartier ou leur village, à protéger leur ville d’envahisseurs étrangers ou intérieurs et ce, en appui aux forces de l’Armée arabe syrienne.

Au fil de la guerre, les fdn se sont développées dans les différentes villes du pays, constituant un appui certain à l’armée régulière qui, déployée sur soixante-dix fronts différents à travers la Syrie, peut ainsi se désengager de certaines zones. Les fdn sont aujourd’hui constituées de 100 000 personnes.

Qu’ils soient motivés par une question de survie ou par leur patriotisme, les citoyens syriens qui s’y engagent font montre d’une grande détermination. En effet, les fdn constituent, par ordre d’importance, la deuxième force agissant en Syrie et parce qu’elles sont moins bien équipées que l’armée syrienne, leurs troupes subissent d’énormes pertes humaines. Ainsi, rien qu’en décembre 2013, elles auraient perdu 3 600 personnes sur les différents fronts, en particulier aux checkpoints qu’elles contrôlent.

AM : Pouvez-vous donner quelques détails sur les femmes qui s’engagent dans la lutte, qui livrent bataille pour défendre leur quartier au sein des Forces de défense nationale syriennes ?

GK : Les combattantes qui luttent au sein des fdn, en soutien à l’Armée arabe syrienne, sont mères de famille, étudiantes, ingénieures. Elles ont fait le choix de défendre leur quartier, leur village face aux incursions ennemies. Ces femmes sont des engagées volontaires, souvent bénévoles, âgées de dix-huit à cinquante ans, dont les horaires sont aménagés afin de leur permettre de continuer à travailler. Elles font la guerre de 8 à 12 heures ou de 12 à 16 heures.

Au sein des fdn, une brigade exclusivement féminine a été mise sur pied. Elle compte aujourd’hui environ cinq cents membres. La commandante Nada Jahjah, retraitée de l’armée syrienne, est devenue la formatrice de cette brigade surnommée « les lionnes de Syrie ». Elle explique que l’entraînement comprend le tir à la kalachnikov, à la mitrailleuse bkc, le maniement des grenades, l’attaque des barrages adverses et le contrôle de leurs propres barrages, les perquisitions et des cours de tactique militaire.

Cette unité des fdn est principalement constituée de femmes appartenant aux minorités présentes en Syrie c’est-à-dire de chrétiennes, d’alaouites ou de druzes qui sont les premières menacées mais des femmes sunnites y prennent aussi part puisque Daech attaque les villes et villages sunnites loyaux à la République syrienne. Ainsi, cette brigade féminine comprend, tout comme l’aas, des femmes de toutes confessions. En effet, si la Syrie compte 70% de sunnites, la majorité d’entre eux sont patriotes et syriens avant d’être sunnites.

Force est donc de constater que ces citoyennes combattantes refusent d’être les victimes du conflit. Les divers témoignages recueillis auprès de celles-ci mettent en lumière leur désir de mener la lutte contre les rebelles de l’intérieur et les mercenaires étrangers pour revenir à l’état d’avant la guerre. Attachées à la tradition séculière de l’Etat syrien, ces femmes se battent pour la conservation de leurs acquis. Elles appellent leurs compatriotes à suivre leur exemple en défendant la patrie et la nation arabe. Elles sont prêtes à se sacrifier pour la liberté (et l’indépendance), l’égalité (entre les citoyens, entre les sexes) et la fraternité (entre les communautés et les peuples qui constituent la mosaïque syrienne).

AM : Cette interview a permis de présenter trois types de femmes combattantes en Syrie, de détailler les univers au sein desquels elles évoluent, les raisons qui les motivent à se battre ainsi que les rôles qui leur sont assignés. Pour conclure, pouvez-vous synthétiser votre pensée à cet égard ?

GK : Nos médias ont coutume de réduire le conflit syrien à une guerre de religion opposant sunnites et chiites. Or, cette vision de la situation ne reflète pas la réalité puisque le présent entretien tente de démontrer que des belligérantes sunnites composent chacun des camps qui s’affrontent au Levant.

Ce qui distingue les islamistes, les nationalistes kurdes et les patriotes syriennes décrites dans les propos qui précèdent, relève bien plus certainement de considérations politiques, de l’idéologie qui anime ces différentes combattantes. Chacune d’entre elles semble, en effet, prête à donner sa vie pour l’édification d’un Etat dont les lois sont perçues par l’une comme la cause de son oppression quand l’autre y découvrira les moyens de son émancipation. Chacune des trois figures féminines présentées au travers de mes propos se met, corps et âme, au service d’une structure étatique dont les principes fondamentaux sont considérés comme « haram » (illicites, d’un point de vue religieux) par l’une alors que son ennemie y trouvera la source de sa liberté.

Ainsi, les femmes djihadistes livrent un combat sacré pour l’établissement d’une théocratie. Les militantes kurdes envisagent leur action dans la perspective d’une lutte de libération nationale. Les Syriennes qui s’engagent aux côtés de l’aas mènent, quant à elles, une guerre patriotique pour la préservation du régime qu’elles estiment garant de leur (relative) émancipation.

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Notes

1 Le poème retranscrit ici est éloquent à ce propos (ndr) : « O mes fils ! Vous avez embrassé l’Islam et émigré de plein gré. Par Dieu, en dehors Duquel il n’y a pas d’autre dieu, vous êtes les fils d’une femme qui n’a jamais trahi votre père, ni déshonoré votre oncle, ni mélangé votre lignée, ni changé votre famille. Vous savez ce que Dieu a réservé aux musulmans comme récompenses dans la lutte contre les infidèles ; sachez que la vraie vie commence après la mort. Dieu dit : « O vous qui croyez ! Armez-vous de patience ! Rivalisez de constance ! Soyez vigilants et craignez Dieu, si vous désirez atteindre le bonheur ! » », Coran 3.200.

« Si Dieu le veut et que vous soyez de ce monde demain matin, partez tôt combattre vos ennemis tout en restant vigilants. Avec l’aide de Dieu, vous serez vainqueurs de vos ennemis. Au moment où vous verrez le combat s’engager et que la brutalité de la mêlée s’embrasera autour de ce dernier, dirigez-vous vers le cœur de la mêlée et tranchez la tête de l’adversaire le plus brave. Vous atteindrez votre objectif et vous obtiendrez la victoire sans peine et avec honneur au rang le plus élevé dans la maison de l’éternité », al-Khansa.

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Table des illustrations

Titre Les « Amazones » du pkk sont en rupture avec l’image traditionnelle des femmes, réduites au statut de victimes ou de soutiens de la guerre. Les femmes kurdes y participent activement.
Légende Photo de Colin Delfosse prise en juillet 2009 dans la région de Qandil, au Kurdistan Irakien.
Crédits © Colin Delfosse.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/docannexe/image/524/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 835k
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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Morelli et Gülay Kimyongür, « Les femmes combattantes dans le conflit syrien »Sextant, 34 | 2017, 77-89.

Référence électronique

Anne Morelli et Gülay Kimyongür, « Les femmes combattantes dans le conflit syrien »Sextant [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 02 mai 2017, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/524 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.524

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Auteurs

Anne Morelli

Anne Morelli est historienne, professeure de l’ulb. Elle a notamment coordonné, avec Eliane Gubin, pour Sextant, un numéro intitulé « Pour une histoire européenne des femmes migrantes » (n° 21/22) et un numéro intitulé « Exhumer l’histoire des femmes exilées politiques » (n° 26). Elle a participé à la réalisation de diverses expositions (dont « Femmes, libertés, laïcité ») et d’un manuel d’histoire « mixte » (Femmes et hommes dans l’histoire. Un passé commun, publié en 2013).

Articles du même auteur

Gülay Kimyongür

Gülay Kimyongür est anthropologue, diplomée de l’ulb avec un mémoire sur les représentations identitaires des Arabes alaouites de Turquie. Elle travaille dans des ong, notamment d’aide aux migrants provenant du Proche-Orient.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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