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Le Rassemblement des femmes pour la paix. Une communication stratégique alliant émotions et engagement1

France Huart
p. 66-75

Texte intégral

  • 1 Cet article se base sur l’étude réalisée par Fr. Huart et S. Pereira, Rassemblement des Femmes pour (...)

Nie wieder Krieg, 1924.

Nie wieder Krieg, 1924.

L’artiste allemande Käthe Kollwitz, dont le jeune fils est mort sur le front belge pendant la première guerre mondiale, a consacré de nombreuses œuvres à la dénonciation de la guerre.

© Käthe Kollwitz, Museum Köln.

Introduction

  • 2 carcob, Fonds Marie Guisse, boîte 74.

1Durant la dernière année de la deuxième occupation allemande, un peu partout en Belgique, des comités d’action composés de ménagères revendiquent une amélioration du ravitaillement. Ces groupes constituent le prélude à l’Union des femmes pour la défense de la famille et la libération, qui émerge quelques mois plus tard. Dès août 1944, un certain nombre de femmes proches des milieux communistes et sensibles aux idées progressistes, notamment l’enseignante Andrée Thonnart, l’écrivaine Louis Dubrau, la mère de famille Jo Eekman, se regroupent en unions locales et clandestines pour poursuivre la lutte « contre l’occupant pillard et affameur ». Malgré leur engagement, ces militantes n’affichent aucune orientation politique claire. Leur programme est suffisamment ouvert pour attirer « toutes les femmes indignées par ce régime de misère » imposé par les Allemands et « amener à l’action toutes celles qui luttent et peinent solidairement comme les membres d’une immense famille dispersée »2. Très rapidement, des comités régionaux se créent en Wallonie et en Flandre pour dénoncer les conditions de l’occupation, exiger la libération des maris prisonniers et soutenir les organisations clandestines. Leur stratégie est surtout d’attirer un large public de femmes, quelles que soient leur idéologie et leur orientation socio-économique. « Une vaste union entre les femmes, une fraternité, une solidarité de tous les instants » se met ainsi en place, qui dépasse le cadre strict et l’action de l’Union des femmes.

2A l’instar de ce qui s’était passé lors du premier conflit mondial, des associations pacifistes, cette fois-ci proches du parti communiste, émergent à la fin de la deuxième guerre mondiale. En Belgique, comme partout ailleurs en Europe, les femmes ne sont pas en reste : dans l’euphorie de la Libération, dès décembre 1945, l’Union des femmes pour la défense de la famille et la libération se transforme en Union des femmes (uf) qui tente de rassembler largement autour de « l’unité des femmes du monde entier pour la paix et la liberté ». Ce mot d’ordre montre l’importance du contexte international et du désir collectif d’une paix durable. Avec son mensuel Femmes dans la vie, l’uf appelle ses lectrices à se mobiliser pour défendre la famille et la paix, lutter pour obtenir une amélioration du ravitaillement. Plus rarement, elles réclament explicitement l’égalité politique entre les sexes. Avant tout familiales et féminines, leurs revendications sont de « protéger la santé des enfants, châtier les traîtres et collaborateurs et assurer l’avenir de la patrie ». Exiger l’émancipation économique et politique de la femme n’apparaît que de manière très sporadique dans leurs discours et leurs publications. Leur vision ne remet nullement en cause les rôles sexués traditionnellement octroyés aux femmes dans la société et la famille. Toutefois, impulsé par le parti communiste (pcb), le Rassemblement des femmes pour la paix et le bien-être (ancêtre du Rassemblement des femmes pour la paix, rfp) remplace l’uf dès 1948 et se positionne comme un mouvement féminin qui prône l’égalité entre les sexes dans les différentes sphères de la société.

3On peut ainsi s’interroger : comment le rfp a-t-il attiré, en pleine guerre froide, des femmes de conditions socio-économiques et de convictions politiques et philosophiques différentes ? Quelles stratégies les membres ont-elles développées pour atteindre les ménagères ? Etudier une organisation féminine, comme le rfp, nécessite de se pencher sur les spécificités de son mode de fonctionnement, d’identifier les thématiques privilégiées pour mobiliser son public-cible, de pointer les réseaux activés et, enfin, d’analyser sa communication. Nous nous attarderons en particulier sur la stratégie mise en place pendant les premières années du rfp, à savoir entre 1948 et 1960. L’analyse des discours et des revendications, à travers sa revue et ses mots d’ordre, nous permettra de saisir comment l’organisation parle d’elle-même et, surtout, de comprendre de quelle manière et avec quel style elle essaie de motiver ses lectrices à s’engager.

Dès les origines, la mise en place d’une stratégie

  • 3 Femmes, 8, septembre 1951, p. 3.
  • 4 Sur Emilienne Brunfaut, C. Jacques, « Emilienne Brunfaut (1908-1986) : du syndicalisme au féminisme (...)
  • 5 Le Drapeau rouge, 28 avril 1948, p. 4.

4Créé en avril 1948 sous l’impulsion d’un petit groupe de militantes de l’uf et de résistantes communistes, avec le soutien du pcb, le rfp remplace l’association-mère. Sensibilisées aux idées de gauche, la plupart des militantes de la première heure sont souvent des « compagnes de route », des sympathisantes du parti. Néanmoins, très rapidement et volontairement, l’association recrute au-delà des cercles traditionnels d’influence communiste, pour attirer les femmes issues notamment des milieux chrétiens et libéraux. L’origine diversifiée des membres atteste d’une certaine ouverture et, surtout, d’une tentative de rassembler autour d’un ennemi bien identifié afin de défendre la paix coûte que coûte, comme le montre un des premiers appels du rfp : « Faisons comprendre aux femmes que si nous n’arrêtons pas le bras des criminels, que nous soyons croyantes ou non, riches ou pauvres, catholiques, libérales ou socialistes, nos foyers seront pareillement détruits, nos enfants assassinés sous les bombes si une nouvelle guerre éclatait »3. Pour Emilienne Brunfaut4, alors secrétaire générale de l’association, les femmes ont un rôle essentiel à jouer dans le maintien de la paix et dans la dénonciation de la « psychose de guerre » présente dès le début de la guerre froide : « Nous, femmes, nous sommes les victimes de ces tueries périodiques qui nous enlèvent nos maris et nos enfants. (…) La propagande en faveur de la guerre se développe, grandit et pourtant ni les jeunes, ni les femmes, ni les peuples ne veulent la guerre. (…) Toutes les mères, toutes les épouses, toutes les femmes s’uniront pour faire triompher la paix, le bien le plus précieux »5.

  • 6 M. Yusta, « Réinventer l’antifascisme au féminin. La Fédération démocratique internationale des fem (...)

5Situé dans le prolongement du discours pacifiste et antifasciste de la première « Union des femmes », le rfp s’inscrit dans la mouvance des organisations féminines qui apparaissent après la première guerre mondiale et de l’antifascisme des années 1930. Même si les fondatrices revendiquent la neutralité politique du rfp par rapport au pcb, même si de nombreux témoignages prônent son autonomie idéologique, le contexte de la guerre froide va très vite modifier cet engagement et transformer leur discours d’ouverture en une propagande favorable à l’Union soviétique en mettant notamment en avant la maternité et les droits des femmes. Selon l’historienne Mercedes Yusta, une des principales manifestations de « cette guerre des cultures » est constituée « à la fois de propagande et de menaces autour du péril d’une nouvelle conflagration mondiale, (…) une guerre des mots »6. L’évolution internationale et la bipolarisation politique entre les pays du Bloc de l’Est et les pays occidentaux exercent à l’évidence une influence sur la communication et les actions menées par le rfp.

  • 7 Rapport au Comité national du rfp, décembre 1949 (carcob, Fonds Marie Guisse, boîte 75).

6C’est pourquoi, dès la fin des années 1940, à l’instar des autres mouvements de la paix influencés par les communistes et considérés comme des instruments de la propagande soviétique pendant la guerre froide, le rfp concentre la majorité de ses actions autour du slogan « Unies les femmes, les mères empêcheront la guerre ». Au nom de leur double condition de mères et de pacifistes, les militantes accomplissent un véritable travail d’éducation politique, en dénonçant par exemple en avril 1949, la signature du Pacte de défense de l’Atlantique Nord, en critiquant le réarmement de l’Allemagne « mal dénazifiée », en s’opposant à l’augmentation de la durée du service militaire ou encore en brandissant la menace de la bombe atomique. Pour toucher et sensibiliser massivement un public féminin, les membres font du porte-à-porte et lancent des pétitions qui dénoncent « les dangers de la psychose de guerre née de l’attitude américaine ». En plus de critiquer les démocraties occidentales, qui « menacent la Paix », elles exaltent le modèle soviétique, présenté comme la référence en matière de paix mondiale, de défense des libertés, de droits des femmes et de protection de l’enfance. Pour étayer cette argumentation, certaines militantes n’hésitent pas à se rendre dans les pays du Bloc de l’Est « à la pointe du combat pour la Paix ». Outre un accueil « chaleureux et enthousiaste », elles y découvrent « les bienfaits » du système communiste et les réalisations sociales développées en faveur des enfants et des mères. Ces voyages de propagande poursuivent aussi un objectif psychologique : motiver les déléguées en leur offrant « un courage nouveau, une solidarité mieux trempée pour franchir de nouvelles étapes dans l’établissement de la Paix »7.

  • 8 Selon la définition de M. Duverger, soit « des groupements divers créés par un parti et contrôlés p (...)

7Même si le rfp se présente comme un mouvement autonome ouvert à toutes les femmes et comme une organisation féminine qui rassemble au-delà de la sphère communiste, l’association possède bien les caractéristiques des organisations de masse lancées par les communistes après la seconde guerre mondiale8. En effet, dès 1945, l’Union soviétique développe des organisations de masse pour encadrer certains groupes sociaux et les convaincre des bienfaits du communisme par rapport à l’hégémonie des Etats-Unis. Pour atteindre les femmes, les partis communistes soutiennent, sur leurs territoires respectifs, la mise en place de structures associatives militantes spécifiques, tout en prônant une politique d’ouverture en faveur des catholiques, des socialistes et des féministes.

8Au-delà des questions pacifistes nationales et internationales, le rfp poursuit aussi un objectif d’égalité entre les sexes, qui se décline ainsi :

  • 9 rfp, Statuts, 1948 (carcob, Fonds Marie Guisse, boîte 63).

Accélérer la promotion de la femme, assurer sa participation effective et sur un plan d’égalité dans tous les domaines de la vie publique, économique, sociale et culturelle du pays ; susciter et entretenir des liens d’amitiés, des relations entre les femmes de Belgique et de tous les pays, sans distinction de race, de religion et d’opinion politique et ce principalement dans le but de renforcer la compréhension mutuelle entre les peuples et d’apporter ainsi une collaboration au maintien et à la construction d’une paix durable9.

9C’est pour répondre à ces objectifs que l’association se transforme en un lieu de réflexion et de mobilisation défendant les intérêts des femmes et l’égalité dans la société. Parmi ses revendications, on peut mentionner, dès 1948, leur demande de participation à la démocratie politique en accordant aux femmes le droit de vote et la défense des droits sociaux face à une sécurité sociale familialiste et injuste pour les travailleuses, surtout si elles sont mariées. Dès 1949, l’accès au travail pour toutes les femmes et l’égalité salariale constituent les chevaux de bataille des militantes du rfp, portés surtout par la syndicaliste Emilienne Brunfaut et la communiste Marie Guisse. De manière très innovante, elles exigent l’application du principe « A travail égal, salaire égal ! ». Sur les questions liées au travail féminin, leur position sera toujours féministe et avant-gardiste.

Un public-cible : des mères de famille et des ménagères

  • 10 Femmes, 1, mai 1949, p. 4.

10Dès 1948, le rfp appelle toutes les femmes à le rejoindre, car « c’est avec toutes les qualités qui lui sont propres, avec son enthousiasme audacieux et ardent, avec sa volonté têtue de vaincre les obstacles, avec son amour passionné de la liberté, que la femme s’est jetée tout entière dans la lutte libératrice »10. C’est en effet « ensemble » que les femmes arriveront « à faire triompher la Paix contre la guerre ». Ces discours pacifistes s’adressent surtout aux mères, aux travailleuses, aux victimes de la guerre et aux citoyennes, alors que ces dernières ne disposeront du droit de vote que quelques mois plus tard.

  • 11 Ibid., p. 4-5.
  • 12 Par exemple Marguerite Bervoets, Germaine Devalet et Juliette Herman.

11Le mouvement prône plusieurs « modèles féminins » porteurs d’un certain nombre de valeurs. Les premières militantes ont ainsi en commun une expérience et une mémoire qui les rapprochent : avoir vécu les difficultés de l’Occupation et participé à des actions de résistance face au pouvoir nazi. Ces partages d’expériences fondent leur engagement pour la paix, ainsi qu’en témoigne une déléguée : « Parce que nous n’avons pas oublié la guerre, nous avons salué la création du rfp, mais il faut se rendre compte que la lutte pour la Paix ne peut être menée sans lutter pour le bien-être »11. Tout comme le rfp, l’association féminine diffuse une représentation très populaire de la résistance et développe en particulier la culture de la mémoire. C’est ainsi que son mensuel présente régulièrement des portraits de femmes qui ont lutté contre les Allemands. Avec une certaine exaltation hagiographique, ces dernières sont décrites comme des héroïnes et des exemples à suivre12. Lors des grands rassemblements et des Journées internationales de la femme (le 8 mars), les dirigeantes célèbrent « leurs martyres », tout en n’oubliant pas l’ensemble « des femmes qui ont enduré avec courage les privations et souffrances liées à la guerre ». L’association rattache ainsi sa fondation au mouvement de résistance féminine de la seconde guerre mondiale et démontre l’importance de l’action des femmes dans la lutte contre toutes les formes de fascisme. De cette manière, elle fait sienne cette filiation et désigne comme des « sœurs » les résistantes, les « suppliciées des camps de la mort [qui] n’ont rien oublié des crimes nazis » et « toutes celles qui ne sont pas revenues des bagnes nazis ».

12L’image véhiculée de la « femme soviétique » est aussi une référence proposée aux mères et aux ouvrières belges. Grâce à des reportages illustrés, comme celui de novembre 1948 avec « La femme soviétique, héroïque dans le passé, courageuse dans le présent et confiante dans l’avenir », le prototype de « la femme de l’Est » est largement illustré : une femme belle, souriante, en bonne santé, qui a choisi son métier et dispose d’infrastructures pour accueillir ses enfants pendant son travail. Cette représentation idéalisée a pour objectif d’amener les ouvrières à s’engager au sein du rfp, mais aussi de les sensibiliser aux revendications féministes et de les mobiliser pour exiger notamment du gouvernement des crèches supplémentaires.

  • 13 S. Lefevre, La Fédération démocratique internationale des femmes. Etude d’une organisation de masse (...)
  • 14 M. Yusta, op. cit., p. 94.

13Un autre élément renforce la proximité du rfp avec l’idéologie communiste : son adhésion, dès sa fondation, à la Fédération démocratique internationale des femmes (fdif, créée à Paris le 26 novembre 1945 et rassemblant des groupements de femmes antifascistes)13 a contribué à la création d’un réseau international de femmes pacifistes. Le rfp constitue la section belge de la fdif et son relais idéologique. De 1948 aux années 1960, des liens forts unissent les deux associations et se traduisent par des rencontres, des participations à leurs activités respectives ainsi que des discours et mots d’ordre communs. Avec de nombreux appels aux « Femmes du monde entier, chères amies et sœurs ! », on peut ainsi y voir le développement « d’une sororité féminine internationale qui permettrait de lutter pour la paix mondiale »14.

Une communication centrée sur la maternité et les émotions

14Pour mobiliser massivement les femmes autour des enjeux pacifistes et politiques, les responsables du rfp vont développer, dès sa création, une stratégie particulière de communication, alliant un langage et une culture assez consensuels basés sur quelques thèmes fédérateurs. En jouant aussi bien sur les émotions que sur les sentiments et en flattant la fibre maternelle, le rfp tente d’attirer les ménagères et les travailleuses, tout d’abord pour lutter en faveur de causes pacifistes et ensuite pour les mobiliser autour de revendications féministes. Cette technique de propagande est très présente dans la communication durant les dix premières années. Les militantes recourent par exemple à des discours croisant le registre de la maternité et de la peur. Créé par une déléguée mère de famille nombreuse, le slogan choc « Nous qui donnons la Vie, luttons contre la mort ! » est régulièrement repris sur les affiches, les calicots et dans la revue.

  • 15 En décembre 1951, la version néerlandophone sort avec un contenu similaire.
  • 16 Parmi les auteures, on retrouve régulièrement Emilienne Brunfaut, Marguerite Lavachery, Marie Guiss (...)
  • 17 Femmes, janvier 1952, p. 2.
  • 18 Lettre à la direction nationale des Femmes prévoyantes, Bruxelles, 17 mai 1952 (carcob, Fonds Marie (...)

15Dès mai 1948, l’organisation se dote d’un mensuel appelé Femmes15 auquel toutes les femmes peuvent s’identifier, puisqu’il est « fait par des femmes et pour des femmes »16. La vocation de cette revue est de devenir un relais entre les instances et les sympathisantes, mais aussi d’être la vitrine de l’organisation. Ainsi, « il n’y a pas de lutte efficace pour la paix, pas de lutte contre la misère si nous ne parvenons pas à désintoxiquer l’opinion féminine qui, chaque semaine, absorbe le poison que lui déversent les journaux qui ont pour but de détourner les femmes du juste combat, de les détourner de leur devoir de femmes et de mères, en étalant devant elles des histoires qui corrompent leur moral, qui leur font croire au hasard qui arrange tout (…) »17. Outil d’information, magazine féminin et organe de propagande, Femmes propose aussi bien des articles sur l’actualité politique, des reportages sur la vie associative, des appels à manifester, des compte rendus de visites de déléguées du fdif, que des recettes de cuisine, des rubriques « Mode » et « Beauté », des conseils pour éduquer les enfants ou encore un « Courrier des lecteurs ». Pour inscrire leurs articles dans du concret, les responsables sollicitent des témoignages, comme celui de cette mère de famille qui se demande « comment joindre les deux bouts avec les prix qui montent sans cesse ». Des sondages sont réalisés pour ancrer davantage leurs mots d’ordre au plus près des conditions de vie des femmes du milieu populaire (par exemple, sur la question des vacances scolaires). En 1952, Rosine Lewin et Marie Guisse, membres du Comité directeur du rfp, invitent les Femmes prévoyantes socialistes à les rejoindre pour combattre les mesures contre l’assurance maladie-invalidité qui touchent surtout les femmes : « Les nouvelles attaques du Gouvernement psc contre la sécurité sociale provoquent une inquiétude croissante dans les ménages des travailleurs, et particulièrement chez les femmes. De partout nous viennent les échos de cette inquiétude, de cette angoisse, de cette colère qui étreignent en ce moment des milliers de femmes de notre pays »18. Ces témoignages valorisent les savoirs individuels des militantes et les transforment en revendications collectives dans une visée politique.

  • 19 M. Yusta, op. cit., p. 95.
  • 20 A. Cova, Maternité et droits des femmes en France, xixe-xxe siècles, Paris, Anthropos, 1997.

16Pour créer du lien entre ses adhérentes, le rfp tente de construire un socle identitaire commun. Certaines récurrences peuvent être observées dans les discours, tant dans le ton utilisé que dans les références mobilisées. Cet argumentaire repose en grande partie sur une définition essentialiste des femmes, qui sont avant tout considérées comme des mères de famille et sont célébrées en tant que telles, notamment lors de la Fête des mères et de la Journée internationale de la femme. Le statut maternel et les vertus féminines représentent le socle de cette argumentation, qui vise un double objectif : mobiliser les femmes dans la défense de la paix, puis, sur la base de cet engagement, revendiquer leur accès à la citoyenneté. Cette « stratégie d’empowerment en fait une source d’autorité et de demande de droits dans la sphère politique » pour les femmes19. Comme l’a montré l’historienne Anne Cova pour les organisations féminines du début du xxe siècle20, la maternité et la sensibilité des femmes légitiment les revendications du rfp en faveur du droit de vote et d’une plus grande place dans les lieux de décision. Les responsables valorisent la représentation « naturelle » et traditionnelle de la femme orientée vers son foyer et sa famille, même si certains reportages de la revue dévoilent des métiers féminins et exigent l’égalité salariale. Une différence est clairement faite dans les discours en fonction du public : si les lectrices sont des jeunes filles célibataires, alors elles doivent travailler et jouir de l’égalité salariale, tandis que les mères doivent pouvoir rester à la maison pour s’occuper de tâches ménagères. Cette valorisation de la famille renforce une répartition sexuée des tâches dans l’espace privé et n’encourage pas les femmes mariées à s’engager en politique. Participer à une organisation féminine, comme le rfp, peut dès lors apparaître pour de nombreuses femmes, comme une forme de militance plus conciliable avec une vie de famille.

  • 21 Femmes, 1, mai 1949, p. 4.

17En plus d’exalter l’amour maternel, les dirigeantes se livrent à une glorification de la famille. Leur discours fait appel aux valeurs traditionnelles, notamment le sens du devoir familial. La femme étant la protectrice du foyer, elle ne souhaite pas le voir détruit et déchiré par la guerre, comme en témoigne le Manifeste de 1949 : « Nous, femmes, mères et épouses, déclarons solennellement que nous mettrons tout en œuvre pour barrer la route à ceux qui menacent la Paix et se préparent à porter la main sur les jeunes générations, sur nos enfants et ceux qui nous sont chers. Nous affirmons notre volonté ardente de défendre nos foyers contre la guerre, contre les misères physiques et morales qu’elle engendre. Nous flétrissons les instigateurs et provocateurs d’une nouvelle guerre dont les dévastations seraient incalculables. (…) Etroitement unies, les femmes œuvreront pour l’avenir et le bonheur de leurs enfants »21. En rapprochant des thèmes proches (la famille, la maternité) avec des thèmes plus lointains (comme la paix, la sororité et le foyer) liés aux femmes, l’association suscite ainsi un passage à l’engagement.

  • 22 S. Fayolle, « L’Union des femmes françaises et les sentiments suppposés féminins », in Ch. Traini ( (...)

18Comme le montre l’exemple de l’Union des femmes françaises22, le vocabulaire employé par le rfp est empreint d’émotions, de compassion mais aussi d’appels adressés aux femmes afin qu’elles prennent leurs responsabilités et s’engagent dans l’action. La propagande et la mobilisation développées sont très judicieusement orchestrées autour de mots d’ordre qui parlent à l’ensemble des femmes et émeuvent tout particulièrement les mères de famille qui aspirent au bonheur et à la paix pour elles-mêmes et pour leur entourage. Les axes de mobilisation croisent revendications individuelles et collectives : destruction du fascisme et consolidation de la démocratie, préparation d’un avenir heureux pour les générations futures et égalité entre les femmes et les hommes.

19L’indignation, l’inquiétude et, plus généralement, l’émotion des femmes attentives aux événements qui pourraient avoir des répercussions sur leur famille sont canalisées et orientées vers une invitation à s’engager et à militer pour l’égalité. Cette communication est intimement liée aux préoccupations de l’auditoire féminin : c’est pourquoi l’antimilitarisme et la lutte contre la vie chère sont si présents au cours des premières années de l’association, au moment des reconstructions d’après-guerre. Afin que les femmes s’identifient à la cause, une personnalisation des situations catastrophiques et une identification à sa propre famille sont très couramment utilisées. En octobre 1952, le rfp appelle à soutenir les enfants de miliciens opposés à la prolongation du service militaire et emprisonnés, un peu comme s’ils étaient « devenus (…) nos enfants ».

Le poids de l’image

20Renforçant les messages écrits, l’iconographie joue un rôle de premier choix dans la propagande menée par le rfp, ainsi que le montre une des premières campagnes de 1949 où sont signées des cartes postales représentant une mère protégeant de ses bras ses deux enfants et s’exclamant « La Paix ! Unissons-nous contre la guerre, nous l’éviterons ! ». L’association recourt régulièrement à une déclinaison d’images d’enfants suppliant leur mère de les protéger contre les menaces guerrières et de mères protectrices. Les photos d’enfants manifestant à côté de femmes portant des calicots pacifistes illustrent aussi Femmes.

21Activer le registre émotionnel grâce à l’image renforce le poids des messages pacifistes, comme cet Appel à manifester de mars 1951 qui joue sur la peur des militantes, en mettant au premier plan une mère présentant son enfant mort, avec en arrière-plan des destructions. La représentation est renforcée par le message « Pour que la guerre ne tue pas nos enfants, exigez le désarmement » et fait référence à la politique nationale.

Conclusion

22Bien que voulue, et même soutenue par le parti communiste, la création du rfp en 1948 s’inscrit dans une série d’héritages féminins et pacifistes plus ou moins revendiqués, qui lui permettent de se présenter comme pluraliste et de se situer largement dans le sillage des revendications antifascistes et féministes de l’après-guerre.

23D’une organisation pacifiste de femmes, le rfp se transforme, sous la pression des tensions liées à la guerre froide, en un mouvement de mères qui défend le bien-être de toutes les familles face aux menaces de guerre et aux politiques nationales d’austérité. Une stratégie de communication est développée pour toucher le plus grand nombre de femmes d’origines sociales et idéologiques différentes : un langage fédérateur est construit autour de quelques thématiques présentées comme féminines. La protection de l’enfance et de la mère est ainsi au cœur de leurs priorités, en faisant la part belle aux émotions, aux sentiments, à la fibre maternelle et familiale des ménagères et des travailleuses. La solidarité féminine, la paix entre les peuples et l’amitié sont également activées « pour sauver ceux qu’elles aiment ! Pour faire échec à la guerre ! ». En outre, le discours liant antifascisme, pacifisme et maternalisme porte explicitement les caractéristiques de la propagande pacifiste pro-soviétique. Les modèles d’identification promus par le rfp déterminent les valeurs véhiculées : recourir à la maternité, aux émotions et à la sororité lui a permis de rassembler des femmes au-delà de la sphère d’influence du pcb.

24A côté de « Paix » et « guerre », les termes « Mères », « cœur » et « bonheur » massivement utilisés, attachent les femmes à la sphère privée, aux enfants et aux sentiments. En manifestant dans la rue et en défendant différentes causes avec le rfp, les femmes s’engagent cependant aussi dans le débat politique. De cette manière, elles ont la possibilité de transgresser leur rôle assigné, d’équilibrer l’espace privé et l’espace public, les émotions et la mobilisation. En d’autres termes, le privé permet aux femmes une entrée dans le public, mais il est aussi prétexte à sortir de ce même privé pour s’engager dans l’action collective.

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Notes

1 Cet article se base sur l’étude réalisée par Fr. Huart et S. Pereira, Rassemblement des Femmes pour la Paix. Un mouvement, une histoire, des engagements, Bruxelles, Ed. Université des Femmes et Femmes pour la Paix, 2009. Lire aussi S. Van Rokeghem, J. Aubenas et J. Vercheval-Vervoort, Des femmes dans l’histoire de Belgique depuis 1830, Bruxelles, Luc Pire, 2006 ; C. Jacques, Les féministes belges et les luttes pour l’égalité politique et économique 1918-1968, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2013.

2 carcob, Fonds Marie Guisse, boîte 74.

3 Femmes, 8, septembre 1951, p. 3.

4 Sur Emilienne Brunfaut, C. Jacques, « Emilienne Brunfaut (1908-1986) : du syndicalisme au féminisme ? », Revue internationale Sens Public, 5, 2009, en ligne : http://www.sens-public.org/article684.html.

5 Le Drapeau rouge, 28 avril 1948, p. 4.

6 M. Yusta, « Réinventer l’antifascisme au féminin. La Fédération démocratique internationale des femmes et le début de la Guerre froide », Témoigner entre histoire et mémoire. Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, 104, 2009, p. 98.

7 Rapport au Comité national du rfp, décembre 1949 (carcob, Fonds Marie Guisse, boîte 75).

8 Selon la définition de M. Duverger, soit « des groupements divers créés par un parti et contrôlés par lui en fait, ou en droit, qui permettent d’élargir ou d’approfondir la participation, de l’élargir, en agglomérant autour du noyau des partisans proprement dits des associations satellites formées de sympathisants, de l’approfondir, en complétant l’encadrement politique des adhérents, réalisé par le parti, par un encadrement familial, social, culturel, etc. » (M. Duverger, Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1951).

9 rfp, Statuts, 1948 (carcob, Fonds Marie Guisse, boîte 63).

10 Femmes, 1, mai 1949, p. 4.

11 Ibid., p. 4-5.

12 Par exemple Marguerite Bervoets, Germaine Devalet et Juliette Herman.

13 S. Lefevre, La Fédération démocratique internationale des femmes. Etude d’une organisation de masse soviétique des origines à nos jours, Bruxelles, mémoire de Licence ulb, 1995.

14 M. Yusta, op. cit., p. 94.

15 En décembre 1951, la version néerlandophone sort avec un contenu similaire.

16 Parmi les auteures, on retrouve régulièrement Emilienne Brunfaut, Marguerite Lavachery, Marie Guisse, Rosine Lewin, Joséphine Brouers et Francine Lyna.

17 Femmes, janvier 1952, p. 2.

18 Lettre à la direction nationale des Femmes prévoyantes, Bruxelles, 17 mai 1952 (carcob, Fonds Marie Guisse).

19 M. Yusta, op. cit., p. 95.

20 A. Cova, Maternité et droits des femmes en France, xixe-xxe siècles, Paris, Anthropos, 1997.

21 Femmes, 1, mai 1949, p. 4.

22 S. Fayolle, « L’Union des femmes françaises et les sentiments suppposés féminins », in Ch. Traini (éd.), Emotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 169-192.

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Table des illustrations

Titre Nie wieder Krieg, 1924.
Légende L’artiste allemande Käthe Kollwitz, dont le jeune fils est mort sur le front belge pendant la première guerre mondiale, a consacré de nombreuses œuvres à la dénonciation de la guerre.
Crédits © Käthe Kollwitz, Museum Köln.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/docannexe/image/514/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 658k
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Pour citer cet article

Référence papier

France Huart, « Le Rassemblement des femmes pour la paix. Une communication stratégique alliant émotions et engagement »Sextant, 34 | 2017, 66-75.

Référence électronique

France Huart, « Le Rassemblement des femmes pour la paix. Une communication stratégique alliant émotions et engagement »Sextant [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 02 mai 2017, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/514 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.514

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Auteur

France Huart

France Huart est historienne (ucl), rédactrice en chef de L’Esperluette, archiviste et formatrice d’adultes au ciep du moc. Chargée de projets à l’Université des femmes, France Huart est membre du Comité scientifique du carhop et du Groupe de travail « 100 ans de l’one ». Ses sujets d’études sont l’histoire de la protection de l’enfance et de ses acteurs, les associations de femmes et la maternité. Elle est l’auteure avec Sophie Pereira de Rassemblement des femmes pour la Paix. 1949-2009. Un mouvement, une histoire, des engagements (2009) et Centre féminin d’éducation permanente, 1956-2006. 50 ans d’action au service de la cause des femmes (2006). Elle a coordonné l’édition de Féminismes et maternités (2013) avec Thao Hoang et Femmes et justice (2009) avec Marie-Thérèse Coenen. Elle a participé à la conception de l’exposition « Livre de vies. Plus d’un siècle d’accueil de l’enfance à Bruxelles » (2007).

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