Paix et guerre : l’activisme des femmes dans le conflit israélo-palestinien
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Introduction
- 1 O. Sasson-Levy et E. Lomsky-Feder, « Genre et violence dans les paroles de soldates : le cas d’Isra (...)
1Beaucoup de mythes et d’images entourent le rôle des femmes dans les conflits armés. Cette vision est dans la plupart des cas simpliste : les femmes sont les victimes. D’abord, d’une violence armée en tant que victimes de viol et d’agressions sexuelles et en tant que réfugiées. Ensuite, d’une violence « civile » et de l’intensification du commerce sexuel dans les zones de conflits1.
- 2 J. Peteet, « Male gender and rituals of resistance in the Palestinian intifada : a cultural politic (...)
2Lorsqu’on pense à la guerre, on imagine bien les femmes comme extérieures aux conflits. L’image dominante est que la guerre est une affaire d’hommes. Dans la plupart des cultures, la violence est associée aux hommes. Ils n’ont pas le choix, elle s’impose à eux. Et qu’ils le veuillent ou non, ils doivent y participer. Certains chercheurs y voient même un rite de passage2. Traditionnellement, la paix est considérée en revanche comme une valeur féminine. Cette vision rend déviant ou anormal tout comportement qui s’éloigne de la norme. Et dans une société qui connaît les conflits, la violence et le désordre, tout ce qui peut permettre de se référer au connu est bon à prendre.
- 3 R. Sayigh, « Women in struggle : Palestine », Third World Quarterly, 5/4, 1983, p. 880-886.
3Dans cet article, nous mettrons en perspective l’engagement, l’activisme des femmes dans le conflit israélo-palestinien. Qu’elles soient engagées dans les mouvements pour la paix ou qu’elles se mobilisent pour l’effort de guerre, les femmes jouent un rôle important et souvent passé sous silence dans l’histoire des conflits armés. Ce silence est le signe d’une exclusion qui est celle des femmes en général3.
- 4 E. Marteu, « Compléments ou alternatives ? Associations de femmes et partis politiques en Israël », (...)
4Dans cet article, nous allons d’abord analyser l’activisme des femmes pour la paix. La région a vu naître beaucoup de réseaux pacifistes mais aussi des mouvements sociaux et politiques qui incluent des femmes4. Nous allons nous intéresser aux rassemblements pacifistes et plus particulièrement à ceux créés à la suite de la première intifada (1987-1993). Nous tenterons donc de comprendre pourquoi les femmes ont ce désir de se regrouper autour de la pensée pacifiste.
5Nous poursuivrons par l’étude du rôle des femmes dans l’effort de guerre. Le conflit israélo-palestinien est l’un des rares au monde où les femmes jouent un rôle actif des deux côtés. Que ce soit du côté israélien où le service militaire est obligatoire pour les femmes ou du côté palestinien dont les groupes combattants leur permettent de s’investir dans la guerre.
6Bien sûr, dans cette réalité qui résiste à une analyse manichéenne, il serait difficile, voire même pernicieux, de chercher à définir des constantes dans le rôle que peuvent jouer la ou les femmes dans le conflit israélo-palestinien. Au fil de nos lectures, nous avons en effet compris que l’exercice serait compliqué par l’histoire comme par la géographie et la démographie de cette zone. Notre étude se base pour l’essentiel sur une recherche bibliographique, faute d’avoir réussi à entrer en contact avec des femmes sur place.
Les femmes et l’activisme pacifiste
- 5 L. Segal, « Gender, war and militarism : making and questioning the links », Feminist Review, 88, 2 (...)
7Nous nous intéressons ici spécifiquement aux mouvements pacifistes car contrairement aux mouvements d’ordre politique, la recherche de la paix a une connotation féminine5 en comparaison avec les mouvements politiques qui sont imprégnés de valeurs dites masculines (recherche de pouvoir, violence, etc.)
- 6 L. Dakhli et S. Latte Abdallah, op. cit.
8Le conflit israélo-palestinien, comme tant d’autres conflits, apporte son lot de souffrance. Comme tant d’autres, il a vu émerger de cette douleur des groupes de femmes qui refusent de céder à l’hostilité réciproque ambiante6.
- 7 C. Cockburn, From where we stand : war, women’s activism and feminist analysis, Londres, Zed Books, (...)
9Comme tout mouvement social, le pacifisme dépend du terrain sur lequel il s’est formé. Dans le cas qui nous occupe, nous voyons deux particularités importantes qui influencent ces groupes. D’abord, l’origine des femmes engagées dans ces groupements rend leur analyse riche de sens puisqu’elles sont issues de trois groupes identitaires différents7 : certaines sont des juives israéliennes, d’autres des Palestiniennes citoyennes d’Israël, d’autres encore des Palestiniennes vivant dans les territoires occupés. A cela, il faut ajouter la durée du conflit qui a commencé il y a plus de soixante ans. Les Israélien.ne.s et les Palestinien.ne.s sont né.e.s pour la plupart pendant ce conflit et subissent depuis toujours des violences physiques, psychologiques, politiques, … Pour certain.e.s, cette violence remonte aux générations qui les précèdent. Jean Said Makdisi écrit à propos de son expérience de la guerre :
- 8 J. Said Makdisi, « War and peace : reflections of a feminist », Feminist Review, 88, 2008, p. 99-11 (...)
Ma mère, qui est née en 1914 à Nazareth, Palestine, se plaignait souvent en disant que lorsqu’elle est née, elle a ouvert les yeux sur la guerre. Elle est morte en 1990 à Washington avant la fin de la guerre au Liban qui était la cause de son exil. Sa mère avant elle avait vécu sa vie au travers des guerres qui ont façonné sa vie (la première guerre mondiale et la guerre de Palestine en 1948). J’ai moi aussi connu les guerres les unes après les autres ‒ 1948, Suez, 1973. Mon mari et moi avons mis nos trois fils au monde dans l’ombre de la guerre du Liban qui a commencé en 19758.
10La longueur des conflits qui sévissent en Israël, en Palestine et dans les pays frontaliers a marqué plusieurs générations d’êtres humains. Le conflit s’installe dans leur histoire commune et dans leur quotidien.
11Des groupements contre l’occupation ont toujours existé dans l’histoire. Mais, de même que l’espace public a toujours été une affaire d’hommes, cet activisme a toujours été à dominante masculine. C’est en tous cas ce dont l’imaginaire collectif se rappelle. Car s’il est vrai que le champ public est investi traditionnellement par les hommes, les femmes ont aussi fait partie de l’histoire des mouvements de résistance. Malgré cette participation des femmes, elles ne sont que trop rarement considérées et prises en compte dans les actions politiques. C’est peut-être cette non-reconnaissance qui pousse les femmes à se retrouver autour d’une volonté commune de paix.
- 9 E. Marteu, op. cit.
12La première intifada en 1987 semble avoir été l’un des déclencheurs de nouveaux mouvements de femmes et de paix en Israël et dans le monde. Suite à leur engagement dans le soulèvement populaire, beaucoup se sont détachées des forces politiques dans lesquelles elles étaient impliquées afin de créer leur propre mouvement9.
13Il n’est pas nécessaire ici de procéder à une présentation exhaustive des groupements pacifistes mais l’accent sera mis sur certains d’entre eux, qui sont toujours actifs à l’heure actuelle et qui ont comme objectif d’œuvrer pour mettre fin au conflit.
Les groupements de femmes pacifistes
Jerusalem Link : l’exemple du dialogue
14En 1989, une série de rencontres entre femmes palestiniennes et israéliennes a lieu à Bruxelles. Ces femmes qui sont des figures politiques ou des activistes, ont alors comme objectif d’entamer le dialogue sur l’occupation israélienne de la Palestine et son impact sur la population. Cette dynamique continue jusqu’en 1991, date à laquelle Jerusalem Link est fondée. Cette association fédère Bat Shalom du côté israélien et Jerusalem Center for Women du côté palestinien. La particularité de ce groupement est qu’il représente une véritable association portée par le désir de lier les deux populations que tant d’éléments apparents divisent.
- 10 Selon le site du Jerusalem Center for Women, Bat Shalom se serait dissous à la suite de la guerre d (...)
15Bat Shalom (aujourd’hui dissous10) est un groupement de femmes israéliennes à la fois juives et arabes. Leur principal objectif consiste à s’opposer à la construction du mur érigé entre Israël et la Palestine et à agir pour que la ville de Jérusalem soit un jour partagée équitablement en tant que capitale de deux territoires. La construction du mur et la politique d’occupation d’Israël ont malheureusement renforcé les tensions entre les communautés palestiniennes et israéliennes. Bat Shalom s’est alors appuyé sur des initiatives locales en s’efforçant de créer des liens avec les villages palestiniens voisins afin de démontrer l’inutilité de la construction du mur.
16Le Jerusalem Center for Women (jcw) a été créé par les femmes palestiniennes de Jérusalem Est. Même s’il est très proche géographiquement de Bat Shalom, il opère dans un environnement politique et économique très différent. Plutôt que de lutter pour la paix en dénonçant l’occupation et en créant des liens avec d’autres communautés, le Jerusalem Center for Women agit pour renforcer la présence des femmes dans la sphère publique en général. Et ce, grâce à l’éducation, la conscientisation et l’encouragement à la participation à la vie politique.
17Jerusalem Link a montré, depuis sa création, son intention d’être, au travers de Bat Shalom et du jcw, une plateforme pour que les femmes puissent avoir une place dans le processus de paix. Même si depuis le départ, les deux organisations sont indépendantes, elles ont été parfois amenées à travailler sur des sujets communs. Cependant, à la suite à l’attaque sur Gaza en 2008, le jcw et Bat Shalom ont décidé de recentrer leurs priorités et de travailler séparément comme deux entités distinctes.
Femmes en noir pour la justice
18En 1987, lors de la première nuit d’affrontement de la première intifada, des hommes et des femmes de gauche se regroupent pour chercher à mettre en scène leur opposition à l’occupation. Inspiré par les Black Sash en Afrique du Sud et les mères de la place de Mai en Argentine, ce petit groupe de sept personnes au départ, hommes et femmes, se retrouvent devant la cinémathèque de Jérusalem, habillés en noir, comme autant de vigies. Ce fut le début d’une longue série de manifestations qui prendront bientôt une dimension internationale.
19D’abord, ce sont les Italiennes qui reprennent ce mode opératoire à leur compte et créent les « Donne in Nero ». Avec le début de la guerre en Yougoslavie, c’est au tour des femmes de Belgrade de se dresser contre la guerre. A partir de ces deux lieux de protestation se développe alors un mouvement international présent aujourd’hui dans plus de trente pays. Le mouvement des Femmes en noir s’est formalisé davantage au fil du temps mais il ne souhaite pas être considéré comme une organisation à part entière et veut conserver un statut informel.
20Leur façon de manifester est très caractéristique. Elles veillent debout, dans des espaces publics et habillées de noir, car le noir représente la violence, autant physique que symbolique :
- 11 Extrait d’un tract des Femmes en noir de Belgrade, qui fait partie des archives récoltées par Edith (...)
Nous portons le noir parce que nous exprimons notre deuil pour toutes les victimes de cette guerre et d’autres guerres, ces femmes et ces hommes que nous connaissons et ceux que nous ne connaissons pas. Nous sommes en noir parce que cette guerre a détruit des êtres humains et la nature, parce qu’elle a détruit les liens entre les gens, parce qu’elle a détruit les valeurs positives11.
21De manière générale, le mouvement des Femmes en noir est un rassemblement de femmes pacifistes qui lutte activement contre les injustices, la guerre, le militarisme et toutes les formes de violence. Dénominateur commun des vigies : elles protestent toutes contre la politique de leur pays.
Coalition of Women for Peace
22En 2000, lors de la deuxième intifada, la Coalition des femmes pour la paix voit le jour, portée par le désir de créer une plateforme qui regrouperait des féministes pacifistes ainsi que des organisations qui militent en faveur des droits de l’Homme. Ces femmes considéraient qu’il était temps de recréer des activités qui relieraient les citoyens israéliens juifs et palestiniens. La nouvelle organisation regroupait à l’époque neuf associations dont les Femmes en noir, tandi (Movement of Democratic Women), la branche israélienne du wilpf (Women’s International League for Peace and Freedom). Ce mouvement reste aujourd’hui une force importante dans la lutte pour la paix en Israël.
23Les revendications de la Coalition des femmes pour la paix ont évidemment évolué au fil des ans et des combats. Le fait qu’elle rassemble autant de forces différentes l’a obligée à abandonner certains projets ou principes.
24A l’heure actuelle, le travail de la Coalition des femmes pour la paix tourne autour de plusieurs projets qui montrent, entre autres, le rôle que peut jouer la coalition dans le mouvement pour la paix et le changement social :
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le droit au retour des Palestiniens ;
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la campagne « Who Profits from the Occupation? » (Qui profite de l’occupation ?) qui étudie l’implication des entreprises israéliennes et internationales dans l’occupation ;
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Russian-speaking Activist Forum (fora) dont l’objectif est de faire évoluer l’attitude de la communauté russophone israélienne souvent considérée comme intolérante entre autres à l’égard de la communauté lgbt.
25La coalition se présente comme une organisation féministe non hiérarchique ; elle fonctionne avec des assemblées et des comités qui pilotent les différents projets.
Women Wage Peace
26Créée durant la dernière guerre de Gaza (juillet-aout 2014), Women Wage Peace est l’un des mouvements de femmes pacifistes les plus récents. Se définissant comme des femmes de paix, les participantes à ce mouvement seraient quelques milliers à vouloir agir sur la scène publique et politique pour faire redémarrer les processus de paix. Elles participent dès lors à l’intégration des femmes dans des organismes œuvrant pour la paix.
27Les membres sont des femmes israéliennes, d’origine juive ou arabe, convaincues que leur solidarité pourra amener une solution durable pour la paix.
La paix au Moyen-Orient : une affaire de femmes ?
28La description de ces quatre mouvements de femmes montre à quel point leurs efforts de dialogue sont importants mais peinent à aboutir. La condition féminine n’exempte pas des écueils relationnels. Le simple fait d’être une femme ne garantit pas non plus de savoir comment créer un dialogue constructif. Etudier ces mouvements et leur complexité nous montre que chacune des parties base ses actions sur une expérience personnelle de l’histoire. Au final, on constate souvent que les conflits de la société s’immiscent dans les foyers comme dans les mouvements pacifistes.
- 12 C. Cockburn, op. cit., p. 116
29Jerusalem Link en est un excellent exemple. Malgré les efforts de chacune pour créer des liens entre Palestiniennes et Israéliennes, la mise en place d’une plateforme et l’organisation du travail en commun se sont avérées plus compliquées que prévu. La pertinence du dialogue comme mode d’action pacifiste peut être remise en question par certaines. Il a fallu s’interroger sur les limites et la pertinence même de l’usage du dialogue. Un membre de Jerusalem Center for Peace rappelle pourtant que ses membres ne font que dialoguer, qu’il n’est pas question de négocier12. Les femmes palestiniennes ont pour la plupart vécu toute leur vie sous l’occupation et cette expérience a défini leur existence, de même que vivre en Israël a nécessairement un impact sur la perception individuelle du conflit. Malgré un désir de créer la paix dans la région, le vécu et l’histoire de ces femmes définissent leurs rapports aux autres et s’installent dans leur vie quotidienne.
- 13 R. Sayigh, « Gender, sexuality, and class in national narrations : Palestinian camp women tell thei (...)
30La difficulté du dialogue et du travail en commun entre les deux communautés peut être liée à la complexité et à l’étendue sociétale de ce conflit13. Mais selon nous, malgré ces difficultés, ces femmes continuent de croire à des actions pacifistes. Les solutions violentes ne détruiraient que la partie émergée de l’iceberg. Le fond du problème sera toujours là, prêt à faire surface. Si ces femmes continuent à lutter pour la paix, c’est qu’elles estiment possible de résoudre durablement une situation en se fondant sur la transformation de la société. Que ce soit par le changement social (Coalition des femmes pour la paix), par la fin de l’occupation (Femmes en noir) ou par le dialogue (Women Wage Peace), elles veulent croire que ce conflit aura une fin.
Quand les femmes prennent les armes
- 14 L. Segal, op. cit.
31Les hommes ne sont pas les seuls à prendre les armes dans les conflits. Les femmes aussi le font et jouent un rôle dans l’effort de guerre. Selon Lynne Segal, elles encourageraient et valoriseraient les actions guerrières des hommes en uniforme. Cette auteure parle même d’une certaine « dévotion » face à l’engagement violent des hommes dans la guerre14. Certaines féministes considèrent d’ailleurs l’enrôlement des femmes dans l’armée comme une manière d’accéder aux mêmes droits que les hommes, un moyen de modifier la culture militaire masculine. Il est donc réducteur de penser que les femmes ne seraient pas capables de violence et que les hommes, a contrario, seraient les seuls à pouvoir faire la guerre.
- 15 Voir la contribution de Stéphanie Monay dans ce numéro pour une analyse des logiques de maintien de (...)
32Cependant, malgré ce constat, les femmes sont souvent mises à l’écart des conflits armés en raison de la violence, sexuelle surtout, qu’elles risquent de subir en cas de guerre. Et même lorsqu’elles s’engagent dans les forces armées, elles n’accèdent pas à l’égalité et sont là aussi victimes de discrimination et de violences sexuelles15.
- 16 L. Capdevila, « Identités de genre et événement guerrier. Des expériences féminines du combat », Se (...)
33Lorsqu’un conflit, comme celui qui nous intéresse ici, imprègne autant la vie des civils, il ne se limite plus au seul champ de bataille mais transparaît dans la société tout entière. La guerre s’installe dans les foyers où les femmes ne sont pas non plus à l’abri de la violence physique et sexuelle. Alors qu’avant elles étaient mises à l’écart, la durée du conflit et l’hyper-militarisation de la région ont permis aux femmes d’être intégrées dans une organisation combattante. Selon l’historien Luc Capdevila, mis à part quelques exceptions, les femmes auraient été absentes de la sphère combattante depuis le néolithique jusqu’à la société industrielle. Leur rôle était alors de soutenir l’effort de guerre en prenant soin du foyer et de la famille. Elles étaient les garantes de l’éducation des futurs hommes qui partiraient à la guerre16.
- 17 R. Sayigh, op. cit.
34Le rapport au conflit est certes différent en Palestine et en Israël mais chaque camp a donné aux femmes un rôle à jouer dans la guerre. Israël est un des rares pays à avoir rendu obligatoire le service militaire pour les femmes. Et depuis l’occupation britannique, la Palestine a vu de nombreuses femmes s’impliquer dans la résistance, d’abord dans la lutte anticolonialiste puis contre Israël17.
35Nous allons donc étudier les motivations, mais aussi les répercussions que cela implique pour les femmes dans l’organisation combattante et dans la société.
Les femmes martyres en Palestine
- 18 M. Bloom, « Bombshells : Women and Terror », Gender Issues, 28, 2011, p. 1-21.
36Les attentats suicides sont considérés par beaucoup comme l’arme de dernier recours, lorsque les groupes combattants n’ont plus d’autre solution que de lancer des attaques « terroristes » sur les champs de bataille. Et dans ces attaques, l’utilisation de femmes comme bombes humaines est de plus en plus fréquent. L’élément de surprise que constitue la violence féminine peut être perçu comme un outil stratégique non négligeable. En effet, les terroristes jouent sur le sexisme ambiant qui considère que les femmes ne sont pas capables de perpétrer ce genre d’actes. Les militaires et les forces de l’ordre ne se méfient pas des femmes, elles ne sont pas fouillées aux check points18.
- 19 Ibid.
37Selon Mia Bloom, entre 1985 et 2010, les femmes auraient perpétré plus de 257 attaques terroristes dans le monde (environ un quart du total)19. En Palestine, la première femme à commettre un attentat suicide fut Wafa Idris en 2002.
38De nouveau, beaucoup d’images liées aux stéréotypes sur les femmes vont alimenter une vision caricaturale des motivations de la femme terroriste. Certains pensent que pour perpétrer ce genre d’actes, elles doivent être encore plus folles et dérangées psychologiquement que leurs homomogues masculins. Mais quelle que soit l’idée qu’on s’en fait, l’implication des femmes dans le terrorisme interpelle car on attend d’elles qu’elles jouent un autre rôle, celui de la mère qui prend soin du foyer et de l’avenir de la nation.
- 20 Dans certains cas, par exemple en Irak ou en Tchétchénie, les groupes terroristes enrôlent les femm (...)
- 21 Voir la contribution d’Achille Sommo-Pende dans ce numéro pour une analyse des motivations de femme (...)
39Les raisons qui poussent les femmes à agir de la sorte sont variées en réalité. Pour certaines d’entre elles, c’est la perte d’un membre de la famille qui va agir comme déclencheur. D’autres seront paradoxalement animées par des motivations apparemment « altruistes » ou « nationalistes » et analyseront leur action « terroriste » comme une manière pour elles de contribuer au bien de leur groupe. D’autres encore, se trouvant dans des situations difficiles20, préféreront perpétrer un attentat suicide, dans une culture qui les valorisera davantage mortes que vivantes21.
Les femmes dans l’armée israélienne
- 22 V. Pouzol, « Entre silence et fracas : émergence et affirmation des luttes féministes dans les comm (...)
- 23 D’autres pays tels que la Bolivie, le Tchad, l’Erythrée, la Corée du Nord et le Mozambique prévoien (...)
40Israël a bâti son image sur une certaine idée de l’égalitarisme et de la modernité22. Selon cette logique, il était donc normal que le pays soit l’un des premiers à rendre obligatoire le service militaire pour les femmes23. Au-delà de cette recherche égalitaire, le service militaire israélien a, entre autres, comme objectif d’éduquer et de socialiser les jeunes recrues. Dès lors, au lendemain de la guerre d’indépendance en 1948, les femmes ont été naturellement intégrées dans l’armée, puisque des hommes manquaient pour surveiller les frontières. On proposait ainsi aux femmes de bénéficier des mêmes opportunités que les hommes.
- 24 I. Simonetti, « Le service militaire et la condition des femmes en Israël », Bulletin du Centre de (...)
41Cependant, malgré la présence féminine, plusieurs études montrent que l’armée israélienne reste à forte dominance masculine voire même contribue à renforcer l’écart entre les genres24. Selon Tsahal, 33 % des forces armées israéliennes sont des femmes.
- 25 I. Simonetti, op. cit., p. 84.
42Il faut relever que les femmes restent dans l’armée moins longtemps que les hommes. Leur service est également secondaire par rapport à d’autres « obligations » telles que la maternité, le mariage ou la pratique religieuse. Enfin, on ne leur attribue pas les mêmes fonctions qu’aux hommes. Même si certaines se sont battues pour pouvoir avoir accès à toutes les unités de l’armée, il n’en reste pas moins que statistiquement, la majorité des femmes occupe des positions subalternes dans la hiérarchie25.
43Cette situation peut dès lors créer un déséquilibre inconfortable entre ce qui leur est assigné traditionnellement et leur désir d’émancipation.
44La femme israélienne est donc confrontée à un double devoir national : d’une part, le service militaire, de l’autre, la maternité. L’armée étant une institution centrale du pays, le service militaire est considéré comme l’expression ultime du devoir national qui fera des jeunes Israélien.ne.s. de bon.ne.s. citoyen. ne.s. La maternité, quant à elle, fait de la femme la gardienne du foyer et de la nation.
- 26 R. Mazali, « And What about the Girls ? What a Culture of War Gender Out of View », Nashim : A Jour (...)
45Le sexisme n’est pas uniquement structurel. Il se manifeste au sein de l’armée dans les rapports entre les hommes et les femmes. Malheureusement, les violences sexuelles infligées aux femmes dans l’armée sont très souvent passées sous silence, lorsqu’elles ne sont pas cautionnées par un discours sexiste de la culture patriarcale et militariste qui a pour figure centrale l’homme viril combattant26.
Une quête d’égalité ?
- 27 L. Frazier, « Abandon weeping for weapons : Palestinian Women suicide bombers », http://www.nyu.edu (...)
46Selon Lucy Frazier, « les normes et les institutions sociétales dictent de manière conventionnelle le rôle des femmes dans le militantisme. Aider dans des positions subordonnées est accepté et encouragé… Se battre dans la guerre ne l’est pas ? Pourtant les femmes demandent à être intégrées dans tous les aspects de la guerre en ce compris se battre au front »27.
47Cette citation nous interpelle : les femmes sont-elles violentes ou cherchent-elles juste à être les égales des hommes ? Pour répondre à cette question, nous allons nous baser sur la théorie de Mia Bloom. Même si elle fait référence aux femmes impliquées dans les actes « terroristes », son analyse peut s’appliquer aux femmes dans l’armée israélienne.
- 28 M. Bloom, Dying to kill : the allure of suicide terror, New York, Columbia University Press, 2007, (...)
48Les femmes palestiniennes qui font partie des groupes « terroristes » sont animées par le désir d’avoir une place dans la société à l’instar des hommes. « Pour décrire la mort de sa sœur Darine Abu Aisha, son frère disait : « c’était un véritable homme… le rôle des femmes dans la société palestinienne n’est pas seulement de pleurer et de s’occuper du foyer, mais aussi de participer à de tels actes »28. Evidemment, cela ne mène pas à la libération des femmes ou à l’égalité entre les genres, car même si elles agissent comme des hommes, elles font partie d’un système qui les exploite et ne leur octroie pas les mêmes droits. Ceux qui envoient les femmes commettre des attentats suicides ne s’inquiètent pas de leurs droits ; ils se contentent de profiter de leurs frustrations et de leurs souffrances pour servir des objectifs politiques.
49Et même si la volonté du gouvernement israélien était à la base de permettre aux femmes de combattre comme les égales des hommes et ainsi de leur donner les mêmes chances, le service militaire a été construit sur des bases sexistes. Ni le système militaire, ni la société israélienne ne donnent aux femmes autre chose que ce que leur offre le patriarcat politique. Au final, les femmes ne sont pas libres de définir leur propre identité, cette tâche incombe à d’autres.
50Une autre approche pour comprendre ce désir des femmes de combattre serait la volonté d’inclusion. Comme nous l’avons vu, les hommes sont impliqués malgré eux dans les conflits. Leur genre est un catalyseur pour la violence. Les femmes, quant à elles, doivent sortir de ce que leur genre leur assigne et poser un acte pour se battre.
Conclusion
- 29 L. Bucaille, « Femmes à la guerre, égalité, sexe et violence », Critique internationale, 60, 2013, (...)
51« Ces différents regards sur les femmes dans les conflits contribuent à les maintenir dans un rôle de victime par excellence de la guerre »29. Dans ce texte, nous avons vu que le rôle des femmes dans la guerre est souvent passé sous silence, elles sont les oubliées de l’histoire des conflits. Elles endossent pour la plupart le rôle de victimes, faibles et fragiles.
52La question du féminin et du masculin a été discutée depuis longtemps. Des mécanismes construits socialement tentent de différencier les sexes. C’est ce que nous explique Françoise Héritier qui considère que les sociétés humaines ont été construites selon la binarité de la différence entre les hommes et les femmes. Selon Luc Capdevila qui fait une lecture de l’ouvrage de l’anthropologue :
- 30 L. Capdevila, op. cit.
Le pôle masculin, caractérisé par la représentation du chaud, de l’activité, par l’exercice légitime de la violence, le maniement des armes et des outils, serait investi de la capacité symbolique à faire couler le sang et à ôter la vie ; tandis que le pôle féminin serait organisé autour du froid, de la passivité, de la douceur, de la réduction symbolique au corps et aux organes de la procréation et de la maternité, la contrainte de voir couler son sang et l’aptitude à donner la vie30.
53Et nous comprenons que la répartition genre/rôle est contrôlée voire accentuée lorsque l’ordre sociétal n’est plus efficace et effectif. Notre étude nous a permis de constater que cela se ressent en particulier dans la manière dont les armées, les groupes armés, les mouvements sociaux sont organisés.
- 31 O. Sasson-Levy, op. cit.
54Dans le cas qui nous concerne, les femmes qui auraient décidé d’agir, pacifiquement ou violemment, adopteraient une démarche orientée vers le féminin ou le masculin. La question est bien sûr plus complexe. Nous avons vu que les rapports entre les femmes qui ont décidé de se positionner pour la paix ont dû faire face à des violences internes, des divisions. Dans l’armée israélienne, certaines femmes mettent en place des systèmes de résistance au genre dominant. Sasson-Levy et Lomsky-Feder parlent même d’une nouvelle identité de genre qui combinerait le féminin et le masculin31.
- 32 European Peacebuilding Liaison Office, « Masculinity and Violence : How Do Gender Identities Relate (...)
55Féminin et masculin sont deux forces qui peuvent se joindre et s’entremêler et les êtres se construisent au fur et à mesure des événements et de leur histoire. Dans le cas d’un conflit tel que celui qui sévit en Israël et Palestine, la guerre et la violence qui en découlent sont les caractéristiques les plus flagrantes du patriarcat, qui est la force dominante. Pour être un homme, il faut avoir le courage et la force d’aller au front, de prendre les armes. Pour qu’une femme soit valorisée, il lui faut agir comme un homme. Dans les conflits armés, la féminité est synonyme de faiblesse et sert à affaiblir l’ennemi. Ainsi, le viol, utilisé contre les femmes pour saper de l’intérieur la structure de la société ennemie, est une arme dirigée contre les hommes qui est destinée à les féminiser. C’est une humiliation des hommes qui vise leur masculinité mais aussi la manière dont la société les perçoit en tant qu’hommes32.
- 33 Résolution du conseil de sécurité de l’ONU sur les femmes, la paix et la sécurité. Elle a été adopt (...)
56Toute action violente ne peut que détruire la partie visible du conflit mais n’aura aucun effet sur sa cause, la domination. Les femmes font donc aussi partie de la solution pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Des initiatives telle que la résolution 1325 des Nations unies33 leur permettent d’être intégrées dans les processus de paix et d’agir contre le système patriarcal qui régit la vie de millions d’hommes et de femmes dans les conflits armés, partout dans le monde.
Notes
1 O. Sasson-Levy et E. Lomsky-Feder, « Genre et violence dans les paroles de soldates : le cas d’Israël », Critique internationale, 60, 2013, p. 72.
2 J. Peteet, « Male gender and rituals of resistance in the Palestinian intifada : a cultural politics of violence », American Ethnologist, 21/1, 1994, p. 31-49.
3 R. Sayigh, « Women in struggle : Palestine », Third World Quarterly, 5/4, 1983, p. 880-886.
4 E. Marteu, « Compléments ou alternatives ? Associations de femmes et partis politiques en Israël », Le Mouvement social, 231, 2010, p. 45-62 ; L. Dakhli et S. Latte Abdallah, « Un autre regard sur les espaces de l’engagement : mouvements et figures féminines dans le Moyen-Orient contemporain », Le Mouvement social, 231, 2010, p. 3-7.
5 L. Segal, « Gender, war and militarism : making and questioning the links », Feminist Review, 88, 2008, p. 21-35.
6 L. Dakhli et S. Latte Abdallah, op. cit.
7 C. Cockburn, From where we stand : war, women’s activism and feminist analysis, Londres, Zed Books, 2007, p. 106.
8 J. Said Makdisi, « War and peace : reflections of a feminist », Feminist Review, 88, 2008, p. 99-110.
9 E. Marteu, op. cit.
10 Selon le site du Jerusalem Center for Women, Bat Shalom se serait dissous à la suite de la guerre de Gaza en 2008-2009. Nous n’avons pas trouvé d’information pertinente prouvant le contraire, http://www.j-c-w.org/index.php?option=com_content&task=view&id=22&Itemid=9.
11 Extrait d’un tract des Femmes en noir de Belgrade, qui fait partie des archives récoltées par Edith Rubinstein, l’une des fondatrices du mouvement en Belgique.
12 C. Cockburn, op. cit., p. 116
13 R. Sayigh, « Gender, sexuality, and class in national narrations : Palestinian camp women tell their lives », Frontiers : A Journal of Women Studies, 19/2, 1998, p. 166-185.
14 L. Segal, op. cit.
15 Voir la contribution de Stéphanie Monay dans ce numéro pour une analyse des logiques de maintien des inégalités au sein de forces armées.
16 L. Capdevila, « Identités de genre et événement guerrier. Des expériences féminines du combat », Sextant, 28, 2011, p. 11-25.
17 R. Sayigh, op. cit.
18 M. Bloom, « Bombshells : Women and Terror », Gender Issues, 28, 2011, p. 1-21.
19 Ibid.
20 Dans certains cas, par exemple en Irak ou en Tchétchénie, les groupes terroristes enrôlent les femmes en les violant. Elles n’ont dès lors d’autre choix pour laver leur honneur que de mourir dans un attentat suicide.
21 Voir la contribution d’Achille Sommo-Pende dans ce numéro pour une analyse des motivations de femmes combattantes et des logiques sous-jacentes à leur engagement.
22 V. Pouzol, « Entre silence et fracas : émergence et affirmation des luttes féministes dans les communautés juives orthodoxes en Israël (1970-2009) », Le Mouvement social, 231, 2010, p. 29-43.
23 D’autres pays tels que la Bolivie, le Tchad, l’Erythrée, la Corée du Nord et le Mozambique prévoient aussi le service militaire obligatoire pour les femmes.
24 I. Simonetti, « Le service militaire et la condition des femmes en Israël », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 17, 2006, p. 79 ; O. Sasson-Levy et E. Lomsky-Feder., op. cit. ; O. Sasson-Levy, « Feminism and military gender practices : Israeli women soldiers in masculine roles », Sociological Inquiry, 73/3, 2003, p. 440-465.
25 I. Simonetti, op. cit., p. 84.
26 R. Mazali, « And What about the Girls ? What a Culture of War Gender Out of View », Nashim : A Journal of Jewish Women’s Studies and Gender Issues, 6, 2003.
27 L. Frazier, « Abandon weeping for weapons : Palestinian Women suicide bombers », http://www.nyu.edu/classes/keefer/joe/frazier.html.
28 M. Bloom, Dying to kill : the allure of suicide terror, New York, Columbia University Press, 2007, p. 164.
29 L. Bucaille, « Femmes à la guerre, égalité, sexe et violence », Critique internationale, 60, 2013, p. 10.
30 L. Capdevila, op. cit.
31 O. Sasson-Levy, op. cit.
32 European Peacebuilding Liaison Office, « Masculinity and Violence : How Do Gender Identities Relate to Violent Conflict ? », policy meeting, Bruxelles, 22 janvier 2015.
33 Résolution du conseil de sécurité de l’ONU sur les femmes, la paix et la sécurité. Elle a été adoptée le 31 octobre 2000 et tourne autour des quatre thèmes suivants : (1) la participation des femmes à tous les niveaux de prises de décision et au processus de paix ; (2) l’inclusion de formation sur les sexospécifités dans les opérations du maintien de la paix ; (3) la protection des droits des femmes et des filles ; (4) la prise en compte des questions d’égalité des sexes dans les rapports et les systèmes de mise en application de l’ONU.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Danaé List, « Paix et guerre : l’activisme des femmes dans le conflit israélo-palestinien », Sextant, 34 | 2017, 55-65.
Référence électronique
Danaé List, « Paix et guerre : l’activisme des femmes dans le conflit israélo-palestinien », Sextant [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 02 mai 2017, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/504 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.504
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