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« J’aime la guerre ! ». Itinéraires des femmes combattantes en rdc

Achille Sommo Pende
p. 45-53

Texte intégral

Introduction

Commençons par une phrase terrible prononcée par une jeune femme interviewée dans le reportage que vous allez voir tout de suite. J’aime la guerre !, nous dit cette Congolaise. Une phrase qui choque surtout lorsqu’elle sort de la bouche d’une femme. En République démocratique du Congo, les femmes sont non seulement victimes de viols à grande échelle, elles sont aussi parties prenantes dans les violences. Salomé, Clarisse et les autres se sont engagées, certaines dans les milices, d’autres dans l’armée. Rien ne leur fait peur, ni les armes à feu, ni les longues marches forcées dans les forêts. Comme leurs collègues masculins, elles pillent, brûlent et tuent sans hésiter. Et peut-être que leur désespoir les rend encore plus cruelles que les hommes. Comment ces jeunes Congolaises en sont-elles arrivées là ? Est-ce par soif de vengeance ? D’un certain idéalisme ? Stéphanie Lammorré est allée enquêter sur place parfois au péril de sa vie.

  • 1 Un film de Stéphanie Lammorré, Mathieu Goasguen et Bruno Tabaskko, diffusé la première fois en peti (...)
  • 2 L. Bucaille, « Femmes à la guerre. Egalité, sexe et violence », Critique internationale, Paris, Pre (...)
  • 3 L. Capdevila, « Identités de genre et événement guerrier des expériences féminines du combat », Fem (...)
  • 4 K. W. Kra, « Trajectoire d’une femme combattante de l’ex rébellion ivoirienne », European Scientifi (...)

1Ce discours d’une journaliste qui introduit un documentaire intitulé « Les nouvelles amazones du Congo » sur la chaîne Arte1, est symptomatique des normes de genre qui associent les femmes à des stéréotypes. La violence des femmes reste associée à un phénomène déviant et antinomique à la féminité, même si des études récentes invalident ces stéréotypes2, y compris dans cette revue3. Cela dit, participer à la violence armée est une chose, s’y complaire en est une autre. Nous nous efforcerons ici de comprendre comment l’itinéraire de ces combattantes en rdc peut les amener à tenir ce discours considéré par beaucoup, comme la journaliste d’Arte, comme choquant et donc anormal. Est-ce une stratégie de survie ou un reflet des traumatismes de la guerre ? S’agit-il d’un phénomène isolé ou d’une tendance bien réelle ? Ou s’agit-il tout simplement d’une des conséquences de l’émancipation des femmes ? Nous proposons une démarche fondée sur la notion de « trajectoire sociale » qui traduit l’itinéraire de vie d’un acteur « dont les tournants majeurs ou les séquences repérables sont produits par des déterminants sociaux ou des intérêts personnels ou alors s’inscrivent dans une logique de bifurcation »4.

2Nous entendons confronter cette trajectoire connotée « hors du commun » avec les catégories analytiques qu’offrent les études de genre, afin de déterminer si cette expérience obéit à des constructions théoriques préétablies. Pour ce faire, nous nous sommes appuyé surtout sur les récits de vie présentés dans le documentaire réalisé par Stéphanie Lammorré. Ces récits décrivent les itinéraires, les expériences, les motivations et le regard que portent les femmes combattantes sur cette tranche de vie. Malgré la qualité des informations recueillies, celles-ci se révèlent limitées pour tirer des conclusions irréfutables. Ces limites ont été compensées par des recherches bibliographiques à propos d’expériences de femmes dans des contextes similaires. Notre argumentation se décline en deux parties. Nous commencerons par explorer les motifs qui poussent les combattantes congolaises à s’engager dans la violence armée avant de proposer des paradigmes qui pourraient justifier cet « attachement » à la guerre. Nous pourrons ainsi déterminer s’il s’agit d’une spécificité congolaise.

Types d’engagement des combattantes

  • 5 M. Felices-Luna, « Déviance et politique : la carrière des femmes au sein de groupes armés contesta (...)

3Des témoignages recueillis par Stéphanie Lammorré, l’on peut dégager quatre types de raisons qui poussent les femmes à s’engager dans la lutte armée en rdc : la vocation, l’émotion, la conjoncture ou la contrainte. Cette classification est assez proche de celle opérée par Maritza Felices-Luna5 qui en a répertorié trois : par vocation, en raison de circonstances ou sous la contrainte. Nous distinguons ici les raisons circonstancielles (conjoncturelles) et les raisons émotionnelles : les premières relèvent d’une démarche pour améliorer sa condition, les secondes impliquent un choix en réaction à un choc émotionnel, en espérant l’annihiler. Par ailleurs, notre classification ne se limite pas aux groupes armés contestataires, mais englobe aussi les combattantes de l’armée régulière.

4Ainsi, le parcours des femmes engagées dans la lutte armée par vocation commence par la prise de conscience d’une injustice. Injustice que subit la patrie, attaquée par des forces étrangères/non républicaines qui portent atteinte au patrimoine, aux personnes et aux frontières de l’Etat. Injustice que subissent les villages avec les pillages, les viols et les massacres. Ou simplement, en raison des deux formes d’injustice. L’engagement par vocation diminue l’importance de la présence d’une figure externe pour inciter à s’investir dans la lutte armée. Le sentiment d’injustice suffit pour susciter le désir de prêter main forte. « Mon cœur m’a poussé à rejoindre ceux qui se battent pour le pays. Ceux qui luttent pour libérer le pays. La paix doit revenir au pays, mais je ne l’ai jamais connue ».

5La vengeance est le fusible qui conduit les femmes qui s’engagent dans la lutte armée pour des raisons émotionnelles. Elles ont conscience de la violence de la guerre, mais c’est la violence directe subie soi-même ou par des proches qui incite à s’engager. Dans ces cas, la prise de décision, la durée de l’engagement sont proportionnelles à l’ampleur du choc émotionnel subi car la vengeance est perçue comme un processus de guérison. « On a tué mes parents et mes frères. C’est alors que j’ai décidé de prendre les armes pour venger les miens. Je suis entrée dans une milice en 1996, j’avais treize ans ». Dans cette catégorie, la figure d’une personnalité externe qui prône une justice vengeresse amplifie le désir de s’investir dans la lutte armée et d’y rester. La proximité d’un groupe armé qui offre l’opportunité de réaliser cette vengeance est une motivation supplémentaire.

6L’engagement conjoncturel trouve sa source dans plusieurs motivations qui peuvent être économiques, sociales ou psychologiques. Cette catégorie est fortement liée à l’intérêt personnel de la combattante. Elle n’est pas convaincue de la nécessité de la lutte armée ou de sa présence dans les rangs mais y voit une stratégie pour améliorer son bien-être. Il peut s’agir d’un moyen de satisfaire des besoins matériels. Ainsi, il existe une dimension contractuelle qui tend à voir dans l’engagement un travail comme un autre. « Je ne savais plus comment élever mes deux enfants. C’est alors que j’ai décidé de devenir soldat. Au moins si je meurs, l’Etat s’occupera de mes enfants ». Il peut s’agir d’un moyen de combler des besoins affectifs. Dans ce cas de figure, la relation avec le groupe armé devient intime et le groupe armé sert de refuge contre la violence et le sentiment d’abandon subis à l’extérieur. « Mon père et ma mère n’ont jamais rien fait pour moi. C’est pour ça que je me suis enrôlée dans l’armée avec l’espoir qu’en devenant soldat, là j’allais trouver de l’aide ».

7L’engagement sous contrainte est souvent le produit d’une rencontre entre un groupe armé en quête d’effectifs et des femmes en situation de vulnérabilité, enrôlées de force du fait de leur jeune âge et/ou de l’absence de protection. « J’ai été enrôlée de force dans le mouvement Mayï-Mayï sur le chemin de mon champ ». La contrainte s’opère par une menace réelle de violence psychologique/physique qui instaure la peur dans l’esprit de la combattante enrôlée. Cette violence s’exerce par une domination hiérarchique qui fige la nouvelle recrue dans une posture de soumission complète. Cette catégorie est caractéristique des milices d’autodéfense. La rotation des combattantes y est forte car non seulement ces groupes essuient de nombreuses pertes humaines mais les combattantes ont tendance à quitter les rangs : une fois la maturité acquise, le sentiment de vulnérabilité disparu, elles ont du mal à comprendre l’intérêt de la lutte, ce qui entraîne une profonde remise en question. « Ce qui m’a fait partir, c’est de devoir piller les gens et les tuer. Il n’y aucun travail que j’ai fait chez les Mayï-Mayï qui m’ait rendue fière. Tu dois obéir aveuglement à quiconque te dépasse en grade. C’est à toi de toujours savoir où tu vas. Et d’où tu viens. Fort ! Fort ! Je demande pardon à ceux à qui j’ai fait du mal ».

  • 6 Attentat du 2 janvier 2014, mort du colonel Mamadou Ndala, commandant du 42e bataillon des Unités d (...)

8Certains récits recueillis par Stéphanie Lammorré donnent des indications sur l’éventualité d’un cumul de ces motivations dans la décision de s’engager. Par ailleurs, le parcours dans la lutte armée peut démontrer un brassage de ces motivations à travers le temps. Ainsi, une combattante engagée par vocation peut se trouver plus motivée par la vengeance à la suite d’un évènement qui suscite un choc émotionnel. Le documentaire l’illustre parfaitement dans la séquence de la mort d’un commandant de l’armée régulière respecté et qui avait intégré les combattantes dans sa garde rapprochée6. Le tableau qui suit résume les raisons qui ont poussé les femmes à s’engager et leurs motivations.

Types

Vocation

Emotion

Conjoncture

Contrainte

Moyens

Injustice

Vengeance

Intérêt personnel

Peur

Finalités

Justice

Guérison

Bien-être

Survie

  • 7  P. H. Collins, Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, (...)
  • 8 O. Sasson-Levy, E. Lomsky-Feder, op. cit., p. 86.

9En réalité, rien ne démontre que ces catégories soient spécifiques aux femmes. Toutefois, l’expérience des combattantes dans la lutte armée diffère selon le type de groupe armé dans lequel elles se sont engagées. Dans le cadre des fardc, le concept « d’étrangères du dedans » (outsiders within) de Patricia Hill Collins est moins caractéristique car les femmes sont acceptées dans l’institution militaire malgré le statut de « personnel militaire féminin », qui est apocryphe en réalité7. La réforme du secteur de sécurité a favorisé l’intégration des femmes, modifiant ainsi l’image d’une organisation hypermasculine8. Les combattantes peuvent avoir des hommes sous leur autorité et ont accès à tous les corps de combat, notamment les forces d’élites. C’est le cas des Unités de réaction rapide, corps d’élite formé par les militaires belges. Dans leurs discours, les combattantes de cette unité illustrent leurs capacités en ayant pour référence l’image de la virilité masculine. « Nous sommes les plus courageuses. Même les Mayï-Mayï on arrive à les attraper, à les tuer... Moi je suis une femme, j’ai le corps d’une femme quoi qu’il arrive, j’ai des seins, j’ai un vagin. Mais quand il s’agit de combattre pour défendre mon pays, je ne suis plus une femme. Je suis un homme ».

  • 9 Concept développé par Milgram qui traduit le rejet de la responsabilité d’un acte commis sur le rep (...)

10Quant aux milices en rdc, elles sont organisées en règle générale sur la base d’une hiérarchisation des sexes mais l’expérience des combattantes peut varier d’un groupe à l’autre. Chez les Mayï-Mayï, les femmes sont enrôlées principalement pour accomplir des tâches « secondaires » nécessaires à la « survie » du groupe. La formation à la lutte armée se fonde sur la règle fondamentale du respect du lien hiérarchique, essentiellement des hommes sur les femmes. La soldate de rang est tenue à une obéissance totale aux ordres même si elle les trouve contre-productifs. Cette soumission, bien ancrée dans l’esprit des combattantes, annihile tout jugement critique. Proches d’un état agentique9, une fois démobilisées, les miliciennes assurent avoir suivi les ordres de leurs supérieurs tout en reconnaissant l’horreur de leurs actes. « Je dois me soumettre aux ordres de mes supérieurs, je dois faire ce qu’ils me demandent de faire, je dois aller où ils me demandent d’aller…Tu dois obéir aveuglement à quiconque te dépasse en grade ».

Trois paradigmes explicatifs de l’attachement des femmes à la violence de la guerre

11Les logiques de carrière et d’émancipation sont évoquées traditionnellement pour expliquer l’attachement des combattantes à la violence de la guerre. Nous proposons une troisième logique qui est issue du continuum conflictuel dans lequel la rdc est plongée.

La logique d’une carrière

  • 10 M. Felices-Luna, op. cit., p. 165.
  • 11 Ibid., p. 173.
  • 12 E. Goffman, Asylums, Londres, Penguin Books, 1961.

12Le concept de carrière a été utilisé par les tenants des théories de l’apprentissage et particulièrement de l’association différentielle pour rendre compte du processus par lequel des individus deviennent des déviants professionnels10. S’appuyant sur les expériences des femmes combattantes au Pérou et en Irlande du Nord, Maritza Felices-Luna cherche à comprendre pourquoi les femmes continuent à s’impliquer dans la lutte armée, caractérisée par la précarité et la dangerosité. Les concepts d’engagement et d’attachement expliqueraient, selon elle, la continuité de carrière des combattantes11. L’attachement renvoie ici au processus par lequel un individu s’éprend cognitivement et émotionnellement de l’image identitaire associée à un rôle en particulier et désire ainsi l’assumer et le représenter12. Il se développe en raison de la formation politique et militaire renforcée par un cadre de vie qui met en pratique les idéaux prônés. Cette hypothèse vaut pour les femmes enrôlées par vocation dans les fardc. Convaincues de mener un combat juste, elles développent une admiration pour leur métier, confortées par une dynamique de groupe, véritable source de motivation. D’ailleurs, la phrase « J’aime la guerre » a été prononcée par une femme qui correspond à ce profil. « C’est Dieu qui m’a sauvé la vie. Quand je serai guérie, je retrouverai mon unité. Je ne reculerai jamais. Je ne peux pas accepter que nous souffrions, que des étrangers viennent nous faire souffrir chez nous. Je ne me fatiguerai jamais de faire la guerre. J’aime la guerre. Et à chaque occasion je vais au front. Il suffit que je sois en tenue, que je prenne mon arme en main ».

  • 13 G. S. Becker, Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Educa (...)
  • 14 M. Felices-Luna, op. cit., p. 173.

13Le concept d’engagement renvoie à la poursuite d’une même ligne d’actions dans une série de situations différentes en raison des intérêts que représente une telle continuité, pas uniquement pour un aspect de la vie des individus mais pour l’intégralité de celle-ci13. « Lorsqu’un individu investit dans une carrière, il prend, en effet, des décisions qui engagent différentes facettes de sa vie. Il sera, par la suite, moins disposé à démissionner puisque cet abandon représenterait une perte cumulative de la carrière ainsi que des autres aspects de sa vie désormais associés à celle-ci »14. Les femmes combattantes en rdc qui se sont engagées sous la contrainte et pour des raisons conjoncturelles, notamment celles qui passent par des programmes de démobilisation, correspondent à ce profil. La présence dans le groupe armé permet de satisfaire plusieurs besoins personnels sans lesquels la vie serait compromise. Ainsi, elles peuvent être moins convaincues de la nécessité de la lutte armée, exprimer des sentiments contradictoires, mais elles finiront par croire qu’il est dans leur intérêt d’y rester. En ce sens, aimer la guerre peut simplement se résumer à aimer les avantages qu’elle confère, aimer la stabilité qu’elle apporte dans des vies bien éprouvées. « Je ne peux pas redevenir civile. Je veux rester militaire. J’ai passé plusieurs années dans la forêt sans rien gagner. Aujourd’hui on nous permet d’intégrer l’armée. Je ne vais plus jamais retourner en brousse. Faire des enfants ? Pourquoi pas, si la vie s’améliore. Qui sait ? Je peux me marier un jour. Mais si les guerres continuent, je serai dans l’armée jusqu’à ma vieillesse ». 

14Si la conflictualité congolaise peut servir à illustrer les arguments de Maritza Felices-Luna, il faut garder à l’esprit que ces derniers reposent sur des groupes armés très idéologiques. La guerre en rdc est moins affectée par de tels clivages. De même, ces arguments fournissent très peu d’explications pour les combattantes enrôlées pour des raisons émotionnelles.

La logique d’une émancipation

  • 15 B. Ehrenreich et A. R. Hochschild, Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Econom (...)
  • 16 L. Sjöberg, Gender, Justice, and the Wars in Iraq, Oxford, Lexington Books, 2006.
  • 17 L. Capdevila, F. Rouquet, F. Virgili, D. Voldman, Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945), Pari (...)
  • 18 J. Feyereisen, « Les identités de genre en guerre », Femmes en guerres, Sextant, 28, 2011, p. 109-1 (...)

15La logique d’une émancipation consiste à soutenir que l’implication des femmes dans la guerre aboutit à une égalité progressive des sexes. En filigrane, les auteurs développent l’idée selon laquelle la prolifération de la violence féminine démontre que si les femmes sont capables de tels crimes, alors il est peu de choses dont elles ne soient pas capables15. A cette conception s’oppose l’idée selon laquelle la guerre, malgré la participation des femmes, contribuerait à renforcer la hiérarchie des sexes16. Une vision consensuelle évoque l’évolution des rôles des femmes dans la parenthèse de l’épisode conflictuel17. « Des circonstances exceptionnelles de la guerre sont nés des comportements originaux, révélant l’individu, et invitant hommes et femmes à une forme de mutation de leur rôle »18. Ces rôles confèrent à la femme une relative autonomie financière et une indépendance dans la prise en main de son destin.

  • 19 L. Sjöberg, C. Gentry, Mothers, monsters, whores : women’s violence in global politics, Londres, Ze (...)
  • 20 C. Gautier, « Rwanda : comment les femmes ont-elles investi le parlement ? », Elle Magazine, 28 jan (...)
  • 21 L. Capdevilaop. cit., p. 20.

16La nouveauté de ce rôle et les sensations qu’il procure peuvent donc inciter les femmes à se complaire dans la violence conflictuelle puisqu’en dehors de cette violence, soit elles retournent aux normes sociales qui préexistaient, soit elles sont stigmatisées pour avoir transgressé ces normes. Ce dilemme a un effet paralysant qui incite à rester dans le statu quo. « Je ne peux même pas retourner à Nyanzale, mon village natal. Ils savent que j’ai été milicienne, ils vont me lapider ». En rdc, cette émancipation du fait de la guerre est très peu visible en dehors de l’armée. Certes, certaines femmes ont investi la scène publique, notamment à travers leur activisme, mais la participation effective aux instances de prise de décision en faveur de la consolidation de la paix est très réduite. Laura Sjöberg et Caron Gentry y voient une nouvelle forme de subordination de genre : celle qui donne l’illusion d’une émancipation des femmes tout en maintenant des structures discursives et matérielles de la hiérarchie des sexes19. En réalité, si l’on peut s’interroger sur la validité de ce constat en rdc, il n’en est pas de même dans d’autres cas, notamment au Rwanda où le système politique accorde désormais une place essentielle aux femmes20. Comme le dit Luc Capdevila, le débat est sans fin. « Les arguments et les interprétations varient selon les moments historiques, selon les situations étudiées, en fonction des échelles choisies et des populations observées pour analyser les faits, ce qui souligne conjointement la richesse et la complexité de l’événement guerrier comme observatoire des dynamiques du genre »21.

La logique du continuum conflictuel

17La logique du continuum conflictuel repose sur une perspective holistique qui tient compte de trois dimensions. La première est la répétition des épisodes conflictuels due à l’incapacité d’un Etat d’imposer son autorité politique et militaire sur l’étendue de son territoire. Cette fragilité peut s’expliquer par une situation interne instable et un environnement hostile. La conséquence est donc une pluralité de sources de conflits, au niveau tant des acteurs que de leurs modes d’intervention, et qui parfois peuvent émerger simultanément. L’ennemi prend donc plusieurs visages avec des répercussions différentes sur la sécurité des populations et l’intégrité du territoire.

18La deuxième dimension est la banalisation des violences de la guerre. Une fréquence élevée d’actes violents conduit à la banalisation de la violence de ces actes.

19Ce qui peut donner lieu à des statistiques importantes concernant certains crimes comme les violences sexuelles. La banalisation concerne aussi la résilience que peut engendrer le conflit, aussi bien pour les victimes que pour les combattantes. Dans un cas, le fait d’être une victime parmi tant d’autres diminue le sentiment d’injustice. Dans l’autre, le fait de partager cette souffrance avec d’autres personnes, atténue l’impuissance qu’elle aurait pu causer. « Si tu vois que l’un de ton groupe est mort, tu ne craques pas, tu continues le combat ».

20La dernière dimension est l’inefficacité des réponses institutionnelles consacrées à la résolution des conflits. Dans une logique de continuum conflictuel, les mécanismes de résolution de conflits sont récurrents et permettent aux acteurs de les utiliser soit comme une pause nécessaire avant la relance des hostilités, soit comme des opportunités pour déplacer l’objet du clivage sur d’autres terrains ou encore simplement comme des mesures ponctuelles qui ne tiennent pas compte des besoins spécifiques apparus avec le conflit. Le fait de connaître ces mécanismes à l’avance (dialogue national, gouvernement d’union nationale, ddr, conférence paix et réconciliation…) permet aux acteurs de les anticiper et de mieux se positionner sur l’échiquier conflictuel. Cette routinisation affecte aussi le fonctionnement de l’Etat dont l’essentiel des ressources est consacré à la gestion de la guerre.

21Ce faisant, dans un contexte où la majorité des individus qui combattent n’ont connu que la guerre, il est difficile de se construire une identité qui n’en tienne pas compte. Pour les combattantes, ceci peut se traduire par une banalisation de la violence qu’elles côtoient et en dehors de laquelle il serait difficile d’envisager une autre forme d’existence. D’ailleurs, un commandant de milice confiait à Stéphanie Lammorré : « La femme sait ce qu’elle a souffert. Chacun a ses souffrances jusqu’au jour où tu te dis trop c’est trop. Les femmes de nos groupes, personne n’est allé les chercher, elles sont venues d’elles-mêmes car elles aiment ce qu’elles font ».

Une spécificité congolaise ?

  • 22 N. Puerchguibal, Le genre entre guerre et paix : Conflits armés, processus de paix et bouleversemen (...)
  • 23 Ibid., p. 87.
  • 24 A. M. White, « All the Men are Fighting for Freedom, All the Women are Mourning Their Men, But Some (...)
  • 25 N. Puerchguibal, op. cit., p. 262-263.

22Lorsqu’on examine d’autres analyses de la violence des combattantes dans certains conflits, trois idées fortes apparaissent. La première est la persistance des préjugés associés aux femmes malgré leur implication avérée dans des actes de violence22. Cette idée a un double effet : marginaliser les combattantes dans la mise en place des mesures de reconstruction post-conflictuelle ; en dédouaner certaines, susceptibles d’être poursuivies pour crimes internationaux 23. La deuxième idée est que l’implication des combattantes dans la lutte armée ne modifie pas la structure hypermasculine du milieu militaire et les attitudes patriarcales qui y sont récurrentes24. Idée qui peut être relativisée pour la rdc dans la mesure où l’insertion des combattantes dans les fardc est facilitée, en principe. Enfin, la troisième idée est de considérer que l’implication des femmes ne change rien à leur condition de subordination, puisque les modalités de sortie du conflit visent à restaurer les rapports de sexes antérieurs à ceux du conflit25. Les données recueillies par Stéphanie Lammorré, et le contexte conflictuel toujours latent ne permettent pas de savoir avec certitude si les combattantes en rdc se trouvent dans ces différentes configurations. Cela dit, la situation en rdc se distingue car dans aucun autre cas, à notre connaissance, il n’a été mentionné un rapport « affectif » à la guerre. Au-delà des logiques de carrière ou d’émancipation, ce rapport pourrait s’expliquer par la logique du continuum conflictuel qui a modifié le rapport que les femmes entretiennent avec la violence de la guerre. Ici donc, les enjeux futurs sont de savoir comment pallier ce « vide affectif » si la paix s’installe de manière durable. Plus encore, quelle place accorder à ces combattantes dans une société patriarcale qui a déconstruit ce mythe de l’innocence ? D’où l’importance des processus de reconstructions post-conflictuelles qui sont de véritables fenêtres d’opportunités pour modifier les rapports de sexe, pour peu qu’ils consacrent une participation effective des femmes.

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Notes

1 Un film de Stéphanie Lammorré, Mathieu Goasguen et Bruno Tabaskko, diffusé la première fois en petit format (22 minutes) le 8 février 2014 sur Arte, puis en grand format (52 minutes) le 21 août 2015 sur la chaîne lcp, https://www.youtube.com/watch?v=Dl6xMzy_hLk.

2 L. Bucaille, « Femmes à la guerre. Egalité, sexe et violence », Critique internationale, Paris, Presses de Sciences Po, 60/3, 2013, p. 9-19.

3 L. Capdevila, « Identités de genre et événement guerrier des expériences féminines du combat », Femmes en guerres, Sextant, 28, 2011, p. 11-26.

4 K. W. Kra, « Trajectoire d’une femme combattante de l’ex rébellion ivoirienne », European Scientific Journal, 10/32, 2014, p. 40.

5 M. Felices-Luna, « Déviance et politique : la carrière des femmes au sein de groupes armés contestataires », Déviance et Société, 32, 2008, p. 167.

6 Attentat du 2 janvier 2014, mort du colonel Mamadou Ndala, commandant du 42e bataillon des Unités de réaction rapide des fardc, connu pour ses victoires contre les rebelles du m23.

7  P. H. Collins, Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, Boston/Londres, Unwin Hyman, 1990 ; O. Sasson-Levy, E. Lomsky-Feder, « Genre et violence dans les paroles de soldates : le cas d’Israël », Critique internationale, Paris, Presses de Sciences Po, 60/3, 2013, p. 73.

8 O. Sasson-Levy, E. Lomsky-Feder, op. cit., p. 86.

9 Concept développé par Milgram qui traduit le rejet de la responsabilité d’un acte commis sur le représentant de l’autorité qui a intimé l’ordre d’effectuer l’acte. Voir D. Courbet, D. Oberlé, J.-L. Beauvois, « Une transposition du paradigme d’obéissance de Milgram à la télévision : enjeux, résultats et perspectives », Connexions, 95/1, 2011, p. 71-88.

10 M. Felices-Luna, op. cit., p. 165.

11 Ibid., p. 173.

12 E. Goffman, Asylums, Londres, Penguin Books, 1961.

13 G. S. Becker, Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, Chicago, University of Chicago Press, 1994.

14 M. Felices-Luna, op. cit., p. 173.

15 B. Ehrenreich et A. R. Hochschild, Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Economy, New York, Holt Paperbacks, 2004.

16 L. Sjöberg, Gender, Justice, and the Wars in Iraq, Oxford, Lexington Books, 2006.

17 L. Capdevila, F. Rouquet, F. Virgili, D. Voldman, Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945), Paris, Editions Payot & Rivages, 2010, p. 9.

18 J. Feyereisen, « Les identités de genre en guerre », Femmes en guerres, Sextant, 28, 2011, p. 109-115. Voir également, M. Bergère, et L. Capdevila (dir.), Genre et événement : du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 17.

19 L. Sjöberg, C. Gentry, Mothers, monsters, whores : women’s violence in global politics, Londres, Zed Books, 2007, p. 26.

20 C. Gautier, « Rwanda : comment les femmes ont-elles investi le parlement ? », Elle Magazine, 28 janvier 2014. Voir également, « Les femmes dans les parlements nationaux », Union interparlementaire, consulté le 13 octobre 2015.

21 L. Capdevilaop. cit., p. 20.

22 N. Puerchguibal, Le genre entre guerre et paix : Conflits armés, processus de paix et bouleversement des rapports sociaux de sexe, étude comparative de 3 situations en Erythrée, Somalie et Rwanda, Paris, Dalloz-Sirey, 2007, p. 9.

23 Ibid., p. 87.

24 A. M. White, « All the Men are Fighting for Freedom, All the Women are Mourning Their Men, But Some of Us Carried Guns : Fanon’s Psychological Perspectives on War and African Women Combatants », Consortium on Gender, Security & Human Rights, 2006, p. 25.

25 N. Puerchguibal, op. cit., p. 262-263.

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Pour citer cet article

Référence papier

Achille Sommo Pende, « « J’aime la guerre ! ». Itinéraires des femmes combattantes en rdc »Sextant, 34 | 2017, 45-53.

Référence électronique

Achille Sommo Pende, « « J’aime la guerre ! ». Itinéraires des femmes combattantes en rdc »Sextant [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 02 mai 2017, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/499 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.499

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Auteur

Achille Sommo Pende

Achille Sommo Pende est chercheur à la Chaire Tocqueville en politiques de sécurité de l’Université de Namur. Il y mène des recherches doctorales sur l’autonomisation des femmes dans les processus de reconstructions post-conflictuelles et notamment la réappropriation de l’agenda du conseil de sécurité des Nations unies pour « les femmes, la paix et la sécurité » au Rwanda et en République démocratique du Congo. Il a contribué à la publication biannuelle de l’administration étatsunienne de sécurité sociale en collaboration avec l’Association internationale de sécurité sociale et le Bureau international du Travail : « Social Program Throughout the World : Africa 2013 ». Il est l’auteur de plusieurs travaux sur le financement et la catégorisation de la société civile au Cameroun.

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