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La constance du « naturel ». Processus de sélection et d’affectation des femmes volontaires dans l’Armée suisse

Stéphanie Monay
p. 35-44

Texte intégral

  • 1 Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, article 59 « Service militaire e (...)
  • 2 Voir R. F. Titunik, « The First Wave : Gender Integration and Military Culture », Armed Forces & So (...)
  • 3 Voir notamment les travaux d’Orna Sasson-Levy ou d’Ilaria Simonetti.
  • 4 Confédération suisse, « Recensement de l’armée en 2015. Version abrégée », août 2015, p. 8.

1La défense suisse repose sur la conscription obligatoire masculine inscrite dans la Constitution qui prévoit que « les Suissesses peuvent servir (...) à titre volontaire »1. Ce cas d’« armée de milice » a rarement été pris comme terrain d’enquête sur la question des femmes militaires ; les recherches s’intéressent en effet plutôt aux armées professionnelles où l’abandon de la conscription obligatoire masculine va souvent de pair avec une féminisation des effectifs militaires2, ou à l’armée israélienne, où l’obligation vaut pour les deux sexes3. Le caractère volontaire de l’engagement militaire féminin implique bien souvent une féminisation minime, comme en Suisse : en mars 2015, 1 083 femmes étaient incorporées dans l’armée et représentaient environ 0,6% de l’effectif réel4. De plus, il renforce l’idée d’une institution historiquement construite et pensée pour et par les hommes et participe aux divers mécanismes sexués qui, mis au jour, butent contre le discours d’institution qui affirme aujourd’hui la complète intégration des femmes militaires.

  • 5 G. Seewer, « Les femmes dans l’armée suisse de 1939 à nos jours », fda-Info, 2003, p. 13.
  • 6 D. Portmann, « La femme dans l’Armée xxi », fda-Info, 3, décembre 2003, p. 31.
  • 7 Armée suisse, Femmes dans l’Armée, « Je veux accomplir du service militaire », http://www.vtg.admin (...)
  • 8 Pour plus de détails sur l’histoire des femmes dans l’Armée suisse, voir D. Heuberger (éd.), La fem (...)
  • 9 E. Prévot, « Féminisation de l’armée de terre et virilité du métier des armes », Cahiers du genre, (...)

2Ce discours s’insère dans les évolutions récentes de la place des femmes militaires suisses depuis le Service complémentaire féminin (1939-1985), qui limitait l’instruction et l’engagement à des tâches de soutien. L’instauration du Service féminin de l’armée (1985-1995) puis de l’organe Femmes dans l’Armée (1995-2003) leur ouvre au fil du temps de plus en plus de fonctions, de perspectives d’avancement et la possibilité d’être armées (sans pour autant rejoindre des fonctions à « mission de combat »5). C’est avec la réforme « Armée xxi » de 2004 que prend fin le statut spécifique des femmes dans le système militaire suisse : l’institution promeut dès lors une « égalité de statut entre militaires féminins et masculins »6. Ainsi, sur papier, elles peuvent désormais accéder à toutes les fonctions, notamment de combat, et à une « véritable » instruction militaire, avec la généralisation de l’armement. L’institution affirme à l’intention des femmes que « l’armée (...) permet en outre de [s’]engager dans des domaines traditionnellement masculins »7. Il semblerait alors que ce dernier bastion du monopole masculin soit tombé et la division sexuée du travail militaire, dépassée8. Mais l’égalité dans les faits reste plus difficile à appliquer. Si, comme nombre de travaux l’ont montré, les femmes militaires rencontrent les mêmes difficultés que dans le monde du travail, il n’en demeure pas moins que le terrain militaire comporte ses spécificités : la dimension combattante et son corollaire, la place prégnante du corps et des performances physiques, en font partie, effets des représentations dominantes du travail militaire, imprégnées de virilité9.

  • 10 O. Fillieule, « Travail militant, action collective et rapports de genre », in O. Fillieule et P. R (...)

3Nous examinerons ici cet engagement volontaire à travers l’analyse d’un temps capital, le recrutement, moment où, comme dans l’univers militant, se cristallise tout « un ensemble d’outils de sélection constituant autant de barrières à l’entrée ou de filtres »10, et ce notamment en ce qui concerne les affectations à des fonctions militaires de natures différentes. Via le filtre des capacités physiques, nous montrerons comment une conception « naturelle » et sexuée des rôles miliaires persiste malgré un discours de « pleine intégration » et d’ouverture, et comment le caractère volontaire de l’engagement des femmes militaires suisses peut aussi jouer un rôle dans ces mécanismes sexués.

  • 11 M. Monrique et al., op. cit., p. 65.

4Après avoir précisé la répartition des femmes militaires dans les troupes et les fonctions militaires, nous verrons comment le processus de sélection des personnes s’opère concrètement, notamment entre les fonctions dites « de combat » et celles qu’on qualifiera de non combattantes. C’est grâce aux observations lors de quatre recrutements mixtes et à des entretiens que nous proposons de saisir les logiques d’entrée des femmes dans l’Armée suisse et de leur (non-)affectation à des fonctions combattantes, considérées comme le « noyau dur des prérogatives masculines »11. Si nous disposons de peu de données pour connaître la répartition des quelque mille femmes dans l’Armée suisse, les possibilités offertes par l’institution militaire lors des observations permettent de saisir les subtilités de la division du travail militaire. L’accès aux femmes militaires pour les entretiens fut, quant à lui, facilité par le statut « citoyen.ne en uniforme » des militaires suisses, le devoir de réserve ne s’imposant pas aussi fermement que dans les armées professionnelles.

Entre rôles combattants et non combattants : la place des femmes

  • 12 A quelques exceptions (mixtes) près.
  • 13 La défense contre avions par exemple, si elle n’implique pas un combat « corps à corps », emploie d (...)

5Au-delà du discours d’égalité prôné par l’institution, comment les femmes se répartissent-elles concrètement dans les différentes troupes de l’Armée suisse ? Certaines troupes véhiculent des représentations plus « guerrières » que d’autres, où la place du combat est plus prégnante : si l’instruction au fusil d’assaut est commune à toutes les fonctions12, les armes et les tactiques de combat plus sophistiquées restent confinées à quelques troupes. Le travail militaire se divise donc entre troupes combattantes et troupes non combattantes. Par troupes combattantes, nous comprenons celles qui sont mobilisées au front et reçoivent une instruction au combat plus importante que celle dispensée à tous les soldats13.

6Sur la base des effectifs de juin 2013 repris dans un document de travail d’un membre du personnel de l’Armée suisse, on constate que les femmes se concentrent à la fois dans une troupe non combattante, la logistique (21,8%), et dans une troupe combattante, soit « l’épine dorsale de l’Armée suisse »14, l’infanterie (19,4%). S’ensuivent les troupes sanitaires (13,1%) et l’aviation (10,5%), qui inclut des fonctions de combat « aérien »15. Il faut comparer ces chiffres aux effectifs totaux par troupes ; ainsi, l’infanterie comprend le gros des contingents de l’armée d’active, avec 21,7%16. Les femmes sont donc relativement bien réparties dans cette troupe. Les troupes de la logistique représentent, elles, 5% de l’effectif total ; les femmes y sont donc bien présentes, tout comme dans les sanitaires (3%) et l’aviation (6,6%)17. Si nous regroupons troupes combattantes et troupes non combattantes, cela nous donne les effectifs féminins suivants :

Tableau 1. Effectifs féminins dans l’Armée suisse

Type de troupes

Troupes

Effectifs

Pourcentages effectifs

Combattantes

Infanterie ; troupes blindées ; artillerie ; aviation ; défense contre avions ; sécurité militaire

347

44%

Non combattantes

Génie ; transmission ; sanitaires ; sauvetage ; aide au commandement ; logistique ; défense atomique, biologique, chimique

441

56%

Total

788

100%

Source : document de travail d’un membre du personnel de l’Armée suisse (juin 2013).

7Par ces regroupements, on constate que les femmes sont affectées un peu plus dans des troupes non combattantes, mais la proportion qui rejoint les troupes combattantes confirmerait l’ouverture affirmée par l’institution. Il faut cependant signaler que de nombreuses fonctions non combattantes sont rattachées à des troupes dites combattantes, comme celle de trompette, liée à l’infanterie, ou encore celle d’ordonnance de bureau qui se rencontre dans plusieurs troupes : il est donc difficile de déterminer avec exactitude la répartition des femmes entre rôles combattants et non combattants sur la base des troupes. Faute de disposer des données de l’armée sur les fonctions occupées par les femmes, c’est via les données du personnel en charge du recrutement des femmes dans l’armée sur 156 recrutements mixtes entre janvier 2001 et janvier 2014 – donc via la connaissance de leur affectation en début d’engagement –, que l’on pourra se faire une idée plus précise de la répartition sexuée entre les rôles militaires. Ces données nous permettent de connaître la fonction de 1 427 femmes ainsi que la dimension combattante ou non combattante de celle-ci.

Tableau 2. Fonctions occupées par les femmes

Types de fonction

Nombre de femmes affectées

Pourcentage de femmes affectées

Combattantes

138

9,5%

Non combattantes

1 289

90,5%

Total

1 427

100%

Source : document de travail d’un membre du personnel de l’Armée suisse sur 156 recrutements mixtes (janvier 2001-janvier 2014).

  • 18 Qui inculque « l’intériorisation d’une représentation sexuée de soi ». Analyser les socialisations (...)

8Ce tableau montre que rares sont les femmes à endosser une fonction combattante, ce qui relativise les données par troupes et démontre une certaine persistance d’une division sexuée du travail militaire. Cependant, ces données ne permettent pas de définir si la division sexuée du travail militaire dépend des mécanismes propres à l’institution ou si ce sont les femmes elles-mêmes qui manifestent le souhait de s’engager dans des fonctions non guerrières, dans la continuité d’une socialisation sexuée18 antérieure qui les écarterait des rôles traditionnellement dévolus aux hommes. Le recours aux observations pourra éclairer cela ainsi que l’étalon central de cette division sexuée du travail militaire : les capacités physiques.

« Les besoins de l’armée priment » : les capacités physiques comme diviseur

  • 19 Notes de terrain, 2 février 2015.

9Comment se déroulent l’affectation et la division sexuée du travail militaire ? L’Armée suisse organise environ une dizaine de recrutements dits mixtes chaque année, répartis sur six centres de recrutement. Le recrutement se déroule sur deux à trois jours, avec des séances d’information générales – dont l’une est réservée aux femmes –, et des tests dont le but est de déterminer l’aptitude des recruté.e.s à réaliser un service militaire, mais aussi de mesurer leurs capacités et leur santé physiques et mentales. Au cours de ces journées, chacun.e est amené.e à remplir la « feuille rose » ; ce formulaire comprend des informations sur la personne (formation, activité et projets professionnels, problèmes de vue, permis de conduire, …) et les souhaits en matière d’engagement (fonction, modèle de service, dates de l’école de recrues, …). Le recrutement se soldera par l’entretien d’affectation avec un.e membre du personnel du centre pour peu que les tests médicaux et psychologiques confirment l’aptitude au service. C’est là que s’opère la première division du travail militaire, avec l’affectation des individus à telle ou telle troupe ou fonction. Lors de la première séance d’information, le personnel du centre édicte la règle d’affectation : « Le principe, c’est la bonne personne à la bonne place. Les besoins de l’Armée priment », avant de présenter un tableau explicitant l’ordre des critères d’affectation où les « capacités » sont en première position, suivies des besoins de l’institution, de la date d’engagement, tandis que les « désirs » de la future recrue se retrouvent « en dernière priorité »19.

  • 20 Armée suisse, Le recrutement, Berne, ddps édition, 2015, p. 7.

10Ces « capacités » renvoient aux profils des fonctions militaires, qui exigent pour certaines de multiples caractéristiques (taille, formation et qualifications professionnelles spécifiques, test pré-militaire, résultats aux tests « d’intelligence et de personnalité »20) et sont cataloguées centralement en fonction des points obtenus au test de fitness lors du recrutement (tfr). Si le titre honorifique de la Distinction sportive au tfr se base sur un barème différencié pour les hommes et les femmes, c’est celui d’« hommes et femmes » qui fait foi pour décider des affectations aux fonctions depuis 2007. Ce barème unisexe s’inscrit dans la continuité de la réforme « Armée xxi » qui ouvre toutes les fonctions aux femmes, comme l’explique une membre du personnel de l’armée en charge du recrutement féminin :

  • 21 Extrait d’entretien, 9 juillet 2014.

Alors ça s’est passé comme ça. Avant on avait uniquement des recrutements pour femmes, jusqu’en 2004, les femmes devaient arriver à 80% de ce que faisait l’homme. Après 2004, avec les changements d’Armée xxi, on a décidé que la femme devait faire à l’armée exactement la même chose que l’homme. (...) Après on s’est dit « mais si elles doivent faire exactement la même chose, à ce moment-là on doit aussi faire le sport [le test tfr] avec les mêmes tableaux, parce que sinon c’est pas possible de le faire avec une même affectation si on a d’autres barèmes ». (...) C’est pour ça qu’on a dû…, on était un peu contre parce qu’on a dit « c’est quand même des femmes », mais pour finir on a trouvé la solution : on met les deux points dans le livret de service, pour l’incorporation dans la fonction on prend le barème hommes et femmes, et on fait le barème femmes pour la distinction21.

  • 22 Notes de terrain, 2 juillet 2015.

11La réforme amène donc l’institution à muscler ses exigences en terme de capacités physiques à l’égard des femmes, même si ce point ne semble pas avoir fait consensus lors de son application (« c’est quand même des femmes »). Sans entrer dans le détail des cinq exercices qui composent ce tfr, pour prétendre à une palette intéressante de fonctions, les candidat.e.s doivent obtenir un peu plus de la moitié des 125 points à la clé, comme l’annonce en séance d’accueil un responsable de centre : « Avec 65 points aux tests sportifs, vous avez 70% des fonctions qui vous sont ouvertes »22. Ce sont notamment les fonctions de combat qui en exigent le plus : elles sont considérées comme plus exigeantes physiquement lors de l’instruction et dans leurs finalités.

  • 23 Notes de terrain, 28 janvier 2014.

12Or, sur les 64 femmes dont nous avons pu observer les performances lors des tests sportifs, 54 n’obtiendront pas ces 65 points. Parmi les cinq exercices du test, deux s’avèrent particulièrement difficiles pour les candidates, car ils se basent surtout sur la puissance physique : le jet du ballon lourd (« force explosive des bras ») et le saut en longueur sans élan (« force explosive des jambes ») où elles ne parviennent que rarement à atteindre 10 points sur les 25 à la clé. Ce constat est confirmé par l’un des experts sport encadrant ce tfr : « Le ballon et le saut, là elles peinent pas mal, elles arrivent pas souvent à « suffisant » »23.

  • 24 S. Monay, « Les femmes dans l’Armée suisse : un discours entre égalité et stéréotypes de genre », i (...)

13Les candidates sortent en général assez déçues du tfr. Certaines l’expriment par de la colère ou des pleurs, car beaucoup comprennent alors que leurs attentes ne pourront être satisfaites lors de l’entretien. Jusque-là, elles restent pourtant très optimistes, et ce malgré le discours institutionnel qui leur est adressé pendant ces deux jours. Si une analyse documentaire des productions de l’Armée suisse à destination des femmes militaires montrait déjà un cadrage insistant sur les « carences » des femmes au niveau des aptitudes sportives et de la force physique24, ce discours apparut aussi pendant les observations. La fameuse « séance pour les dames » est à ce titre très explicite. Cette séance aborde les spécificités de l’engagement des femmes dans l’Armée suisse ; elles vont des déplacements de service en cas de grossesse à la hauteur des talons pour la tenue de sortie militaire. Elle permet aussi d’insister sur l’importance des aptitudes sportives pour l’affectation et par là-même sur le caractère immuable de cette différenciation hommes-femmes :

  • 25 Notes de terrain, 24 août 2015. Je souligne.

Je précise, on aura sûrement un certain mécontentement face à vos résultats de sport, mais comme les garçons, on est obligé d’en tenir compte. Et la condition humaine étant ce qu’elle est, vous avez des résultats sportifs plus bas que les hommes25.

  • 26 Notes de terrain, 2 février 2015.
  • 27 C. Dowling, Le mythe de la fragilité. Déceler la force méconnue des femmes, Montréal, Le Jour, 2001 (...)
  • 28 Notes de terrain, 27 janvier 2014.

14Dès le premier jour du recrutement, le discours de l’institution se veut « réaliste » et tend à contenir les ambitions des candidates « pour éviter des déceptions »26, les « prouesses physiques [restant] l’apanage de l’homme »27. Cette posture est résumée par un haut gradé présent à l’un des recrutements mixtes : « Avoir la volonté, ce n’est pas avoir la capacité »28. Ainsi, le fait que des fonctions restent hors de portée des femmes reste perçu comme dans l’ordre « naturel » des choses au sein de l’institution. La division sexuée du travail militaire se fonde donc sur les capacités physiques, où la différenciation « innée » entre hommes et femmes reste fortement instituée et acceptée socialement.

15Dès lors, que reste-t-il des attentes et des souhaits des candidates lors de l’entretien d’affectation ? L’avantage des observations sur les chiffres présentés jusque-là est de permettre de connaître les intentions des femmes avant leur engagement.

« Je veux que ça bouge ! » : les attentes des femmes au recrutement

16Nous pouvons prendre acte de l’écart entre les choix des femmes et leur incorporation finale grâce aux interactions avec les candidates lors des recrutements, aux observations de la séance de la « feuille rose » et des entretiens d’affectation. Ces choix sont liés aux raisons de l’engagement, que nous ne développerons pas ici, et s’insèrent souvent dans une stratégie qui vise à tirer de l’engagement militaire des rétributions formatives pour la sphère professionnelle. C’est le cas entre autres des femmes intéressées par les professions de sécurité, en premier lieu la police. L’intérêt pour une fonction combattante ou non combattante semble donc suivre cette stratégie : la future policière s’oriente vers des fonctions de combat, plus proches selon ses représentations de ce type de métier, tandis que la future étudiante en médecine ou en école de santé vise les troupes sanitaires.

  • 29 Les grenadiers d’Isone font partie des troupes dites d’élite. Aucune femme n’a encore été incorporé (...)

17Pendant les recrutements, nombreuses sont celles qui émettent le souhait d’entrer dans des troupes de combat et d’exercer une fonction combattante, signe que certaines fonctions sont plus valorisées que d’autres, comme celles de grenadier29 ou de fantassin. Cette tendance est confirmée par un membre du personnel du centre :

  • 30 Notes de terrain, 24 août 2015.

On verra aussi ce qu’elles mettent comme fonction, mais souvent… Elles veulent faire grenadier, grenadier de char, police militaire, fantassin, mais ça ne va pas30.

18Le personnel en charge du recrutement ne cache parfois pas son exaspération face aux choix des femmes, qu’il juge peu sensés, comme l’illustre la séance de « la feuille rose » :

  • 31 Notes de terrain, 27 janvier 2014.

Le groupe 1 se rend en salle informatique avec deux responsables du recrutement, où les candidates vont remplir leur feuille rose sur les pc. Cette feuille rose demande plusieurs informations personnelles (...) ainsi que leurs choix de fonctions militaires dans l’ordre des préférences. L’un des responsables leur explique chaque partie du formulaire. (...) La responsable G. circule parmi les candidates pour répondre à leurs questions dès qu’elles lèvent la main. Devant moi, je distingue que l’une des candidates a mis « grenadier » en premier choix de fonction. Une fois leur formulaire enregistré, les candidates quittent la salle. G. vient vers moi l’air dépité : « Il y en a qui ont mis grenadier de char, explorateur et grenadier comme choix, ça ne va pas ». Elle estime que ces choix « ne sont pas du tout raisonnables »31.

  • 32 Terme utilisé par une responsable du recrutement des femmes. Notes de terrain, 13 janvier 2015.
  • 33 Formulation adoptée à plusieurs reprises par des candidates lors des observations.

19Le souhait de rejoindre des fonctions de combat, voire même d’élite, émis par les candidates semble donc de l’ordre de l’« utopie »32 pour les représentant.e.s de l’institution. Les entretiens d’affectation confirment que nombre de femmes souhaitent s’orienter vers des fonctions de combat, vers « un truc qui bouge »33. Nous avons collecté les choix et les affectations de 65 femmes lors de ces quatre recrutements mixtes, ce qui nous permet d’évaluer l’écart entre les attentes et le rôle militaire finalement endossé.

Tableau 3. Choix et affectations des femmes

Type de fonctions

1er choix*

Pourcentage
1
er choix

Affectations

Pourcentage d’affectations

Combattantes

25

38,5%

7

11%

Non combattantes

40

61,5%

56

86%

Données manquantes

0

0%

2

3%

Total

65

100%

65

100%

* Pour ce tableau, nous avons pris en compte le premier choix d’incorporation, les souhaits devant figurer sur la « feuille rose » dans l’ordre des préférences.

Source : observations de recrutements mixtes (2014-2015).

  • 34 A. Bohuon et G. Quin, « Quand sport et féminité ne font pas bon ménage… », Le sociographe, 2/38, 20 (...)

20Ainsi, si une proportion intéressante des candidates souhaite remplir un rôle combattant dans l’Armée suisse (38,5%), l’affectation en fonction des points au tfr les voit entrer dans l’institution dans des rôles non combattants (86%). D’autres exigences non remplies peuvent être à l’origine de cette « réorientation » (comme les tests psychologiques), mais c’est bien la question du sport qui est capitale lors de la décision d’incorporation et qui est présentée à la candidate pour justifier sa non-affectation aux fonctions souhaitées. Cette centralité d’un champ (le sport) dont l’un des fondements est la catégorisation et la séparation par sexe, constitue un obstacle de taille pour l’accès des femmes à tous les domaines de l’armée34.

Face à un engagement volontaire, une certaine souplesse

  • 35 G. Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, (...)

21La dimension contraignante des résultats au tfr est néanmoins atténuée lorsqu’une « nécessité pratique » s’impose. En effet, si les femmes doivent faire preuve des mêmes capacités que les hommes pour prétendre aux fonctions de combat, certains besoins de l’Armée suisse peuvent conduire à aménager les exigences. La fouille corporelle, qui fait partie des tâches de certaines fonctions exigeantes, comme les grenadiers police militaire ou les soldats de sûreté, peut devoir être exécutée sur des femmes – civiles ou militaires. La « sexuation de ce type de tâche »35 qui implique une division sexuée du travail, permet alors à des femmes à qui il manque quelques points au tfr de rejoindre ces troupes combattantes :

  • 36 Extrait d’entretien, 9 juillet 2014.

Si dans les grenadiers police militaire, comme dans les soldats de sûreté, on a vraiment besoin de femmes, puisqu’il n’y a qu’une femme qui peut fouiller une femme, alors aussi ça. Alors si une femme elle arrive à faire la distinction sportive de 80 points sur le [barème] hommes, (...) si elle veut aller, on la laisse aller36.

  • 37 Propos d’un préposé aux entretiens d’affectation. Notes de terrain, 25 août 2015.
  • 38 E. Prévot, op. cit., p. 84.

22Ainsi, la division sexuée d’une tâche spécifique permet ici de dépasser – dans une moindre mesure – la division sexuée du travail militaire, comme nous avons pu le constater lors d’entretiens d’affectation. Ces derniers ont aussi mis en évidence une relative souplesse du personnel de l’armée afin de trouver un juste milieu entre les attentes des candidates et les exigences de l’institution, dans une logique qui veut « prendre en compte qu’elles s’engagent volontairement »37. Il s’agit alors d’incorporer la candidate sous une fonction non combattante dans une troupe combattante. Cette pratique de compromis – qui les confine cependant toujours « dans des tâches éloignées de la fonction institutionnelle »38 – explique aussi les effectifs féminins par troupes constatés plus haut :

  • 39 « Action » détermine une certaine catégorie de fonctions : les plus exigeantes et combattantes.
  • 40 Notes de terrain, 25 août 2015. Nous soulignons.

La candidate V. entre pour son entretien. Le gradé M. passe en revue ses qualifications ainsi que ses résultats. Elle obtient la distinction sportive avec 52 points au tfr sur le tableau hommes, ainsi que la recommandation de cadre. Elle espère commencer l’école de police à Genève, en octobre 2016. M. passe en revue ses souhaits d’affectation : grenadier police militaire, soldat de sauvetage et soldat d’artillerie. « Ça ne va pas être possible » lui annonce-t-il. Elle lui demande alors : « C’est possible d’avoir quelque chose dans l’action39 ? » Ce à quoi M. répond : « Alors je peux vous mettre dans l’action, mais ce n’est pas vous qui allez faire l’action, vous me comprenez ? ». Il lui propose ensuite de trouver une fonction dans les troupes d’infanterie. Il prévoyait les fonctions de soldat de ravitaillement ou comptable de troupe en raison de son diplôme d’école de commerce, mais elle ne se dit pas très emballée par ces options. Il lui propose alors la fonction de soldat d’échelon de conduite (...)40.

  • 41 Propos adressés aux canditats responsable du recrutement lors de la séance d’information « des dame (...)
  • 42 Elles peuvent encore se retirer à ce stade.

23Les candidates à qui cette option a été proposée semblent satisfaites en général de cet arrangement. Cela met aussi en lumière que si les entretiens d’affectation avec des hommes excluent la négociation, la loi les contraignant, les femmes peuvent, elles, bénéficier d’arrangements (limités) et s’exprimer sur les affectations qui leur sont proposées, et ce afin d’aboutir à « une situation vraiment win-win »41 et à la signature de leur engagement42.

Tension entre discours d’égalité symbolique et pratiques d’inégalité « naturelle »

  • 43 J. Téboul, « Masculiniser le corps féminin ? Institution militaire et socialisation sexuée », in L. (...)

24Si l’Armée suisse s’est ouverte aux femmes au fil du temps et leur donne la possibilité théorique de servir dans toutes les armes, nous avons démontré qu’une division sexuée du travail militaire entre rôles combattants et non combattants a toujours cours. La sélection basée sur les capacités physiques implique que les femmes restent rares, voire absentes, dans les troupes de combat et les fonctions les plus « guerrières ». Ainsi, malgré leur volonté de rejoindre des fonctions combattantes, les tests sportifs du recrutement, qui réservent une part importante à la puissance physique, s’avèrent des épreuves dont elles seront rares à sortir victorieuses : le « corps viril comme norme »43 s’impose et disqualifie les futures recrues qui n’y satisfont pas, et ce même si certains arrangements peuvent découler du caractère volontaire de leur engagement et/ou des besoins ponctuels de l’institution.

25Les femmes font-elles la guerre ? Alors même que l’Armée suisse conçoit la guerre comme peu envisageable – ses opérations à l’extérieur se situent dans le cadre de missions de promotion de la paix et d’aide humanitaire, dans la logique de la politique de « neutralité » du pays –, les femmes accèdent difficilement aux troupes et aux fonctions de combat. On est donc face à une tension entre un discours « de principe » qui garantit une égalité hommes-femmes abstraite et une certaine inertie des pratiques et des représentations, toujours fortement naturalisées. Le front, le « corps à corps », la bataille restent, même confinés dans un imaginaire peu probable, le monopole des hommes.

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Notes

1 Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, article 59 « Service militaire et service de remplacement », al. 2, p. 101. Etat au 14 juin 2015.

2 Voir R. F. Titunik, « The First Wave : Gender Integration and Military Culture », Armed Forces & Society, 26/2, 2000, p. 229-257 ; C. Weber, Les femmes militaires, Rennes, pur, 2015, p. 9-24 ; M. Monrique et al., « La place des femmes dans la professionnalisation des armées », Etude du Conseil économique et social, République française, 2004.

3 Voir notamment les travaux d’Orna Sasson-Levy ou d’Ilaria Simonetti.

4 Confédération suisse, « Recensement de l’armée en 2015. Version abrégée », août 2015, p. 8.

5 G. Seewer, « Les femmes dans l’armée suisse de 1939 à nos jours », fda-Info, 2003, p. 13.

6 D. Portmann, « La femme dans l’Armée xxi », fda-Info, 3, décembre 2003, p. 31.

7 Armée suisse, Femmes dans l’Armée, « Je veux accomplir du service militaire », http://www.vtg.admin.ch/internet/vtg/fr/home/militaerdienst/fda/ubersicht.html, consulté le 13 octobre 2015.

8 Pour plus de détails sur l’histoire des femmes dans l’Armée suisse, voir D. Heuberger (éd.), La femme dans l’armée suisse de 1939 à nos jours, Hauterive, G. Attinger, 1990.

9 E. Prévot, « Féminisation de l’armée de terre et virilité du métier des armes », Cahiers du genre, 48, 2010, p. 81-101.

10 O. Fillieule, « Travail militant, action collective et rapports de genre », in O. Fillieule et P. Roux (éd.), Le sexe du militantisme, Paris, Les presses de Sciences Po, 2009, p. 60.

11 M. Monrique et al., op. cit., p. 65.

12 A quelques exceptions (mixtes) près.

13 La défense contre avions par exemple, si elle n’implique pas un combat « corps à corps », emploie des armes spécifiques en vue d’abattre des engins aériens.

14 Confédération suisse, « L’infanterie », http://www.he.admin.ch/internet/heer/fr/home/themen/truppengattungen/die_infanterie.html, consulté le 13 octobre 2015.

15 Certaines étant soumises à une sélection et à une instruction spéciales et accrues, comme la fonction de pilote militaire.

16 Armée suisse, Armée suisse, Berne, ddps, 2009, p. 147.

17 ibid.

18 Qui inculque « l’intériorisation d’une représentation sexuée de soi ». Analyser les socialisations sexuées implique de saisir comment « chaque société [et instance socialisatrice] s’occupe de masculiniser ses garçons[/hommes] et de féminiser ses filles[/femmes], selon un processus construit qui varie d’une culture à l’autre », d’une instance à l’autre (J. Delalande, « La socialisation sexuée à l’école : l’univers des filles », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 51, 2003, p. 74).

19 Notes de terrain, 2 février 2015.

20 Armée suisse, Le recrutement, Berne, ddps édition, 2015, p. 7.

21 Extrait d’entretien, 9 juillet 2014.

22 Notes de terrain, 2 juillet 2015.

23 Notes de terrain, 28 janvier 2014.

24 S. Monay, « Les femmes dans l’Armée suisse : un discours entre égalité et stéréotypes de genre », in C. Weber (éd.), Les femmes militaires, Rennes, pur, 2015, p. 207-218.

25 Notes de terrain, 24 août 2015. Je souligne.

26 Notes de terrain, 2 février 2015.

27 C. Dowling, Le mythe de la fragilité. Déceler la force méconnue des femmes, Montréal, Le Jour, 2001, p. 29.

28 Notes de terrain, 27 janvier 2014.

29 Les grenadiers d’Isone font partie des troupes dites d’élite. Aucune femme n’a encore été incorporée dans cette fonction.

30 Notes de terrain, 24 août 2015.

31 Notes de terrain, 27 janvier 2014.

32 Terme utilisé par une responsable du recrutement des femmes. Notes de terrain, 13 janvier 2015.

33 Formulation adoptée à plusieurs reprises par des candidates lors des observations.

34 A. Bohuon et G. Quin, « Quand sport et féminité ne font pas bon ménage… », Le sociographe, 2/38, 2012, p. 23-30.

35 G. Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2007, p. 211.

36 Extrait d’entretien, 9 juillet 2014.

37 Propos d’un préposé aux entretiens d’affectation. Notes de terrain, 25 août 2015.

38 E. Prévot, op. cit., p. 84.

39 « Action » détermine une certaine catégorie de fonctions : les plus exigeantes et combattantes.

40 Notes de terrain, 25 août 2015. Nous soulignons.

41 Propos adressés aux canditats responsable du recrutement lors de la séance d’information « des dames ». Notes de terrain, 25 août 2015.

42 Elles peuvent encore se retirer à ce stade.

43 J. Téboul, « Masculiniser le corps féminin ? Institution militaire et socialisation sexuée », in L. Guyard et A. Mardon (éd.), Le corps à l’épreuve du genre : entre normes et pratiques, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 147.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Monay, « La constance du « naturel ». Processus de sélection et d’affectation des femmes volontaires dans l’Armée suisse »Sextant, 34 | 2017, 35-44.

Référence électronique

Stéphanie Monay, « La constance du « naturel ». Processus de sélection et d’affectation des femmes volontaires dans l’Armée suisse »Sextant [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 02 mai 2017, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/490 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.490

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Auteur

Stéphanie Monay

Stéphanie Monay est assistante diplômée rattachée à l’Institut d’études politiques, historiques et internationales (iephi) et au Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne. Elle prépare actuellement une thèse sur les processus de socialisation des femmes dans l’Armée suisse. Dans ce cadre, elle a publié « Les femmes dans l’Armée suisse : un discours entre égalité et stéréotypes de genre » dans l’ouvrage Les femmes militaires publié sous la direction de Claude Weber (2005).

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