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L’univers ambigu et méconnu du « Compartiment des dames ». Nouveau regard sur la littérature féminine des Indes néerlandaises (XIXe siècle)

The Ambiguous and Little-Known World of the ‘Ladies Compartment’: A New Look at Women’s Literature in the Dutch East Indies (19th century)
Stéphanie Loriaux
p. 171-184

Résumés

Dans son ouvrage de référence sur la littérature coloniale des Indes néerlandaises intitulé Oost-Indische Spiegel (1972), l’écrivain et essayiste néerlandais Rob Nieuwenhuys consacre quelques paragraphes à la production littéraire de cinq femmes écrivaines du XIXe siècle qu’il regroupe sous l’appellation singulière de « Compartiment des dames ». Il s’agit d’Annie Foore, de Maria Carolina Frank, de Thérèse Hoven, de Mina Krüseman, et de Melati van Java, toutes considérées comme les premières romancières de l’histoire de la littérature coloniale des Indes néerlandaises. Leur succès semble bien relatif si nous considérons le peu d’intérêt, voire le mépris, dont les ont gratifiées les historiens et les critiques littéraires de tous temps. Mais la marginalisation systématique de l’œuvre de ces cinq romancières n’interpelle pas seulement d’un point de vue strictement féministe. Il est évident que leur exclusion laisse planer une large zone d’ombre sur l’héritage historique et littéraire de l’ancienne colonie. L’objectif de l’étude des ouvrages du « Compartiment des dames » est par conséquent de combler ce vide et de rendre justice à ces pionnières a posteriori, ne serait-ce qu’en leur restituant la place qui leur revient dans l’histoire de la littérature des Indes néerlandaises.

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Texte intégral

  • 1 Rob Nieuwenhuys, Oost-Indische Spiegel. Wat Nederlandse schrijvers en dichters over Indonesië hebbe (...)

1Dans son ouvrage de référence sur la littérature coloniale des Indes néerlandaises intitulé Oost-Indische Spiegel (1972), l’écrivain et essayiste néerlandais Rob Nieuwenhuys consacre quelques paragraphes à la production littéraire de cinq femmes écrivaines du XIXe siècle qu’il regroupe sous l’appellation singulière de « Compartiment des dames »1. Il s’agit d’Annie Foore, de Maria Carolina Frank, de Thérèse Hoven, de Mina Krüseman et de Melati van Java, considérées comme les premières romancières de l’histoire de la littérature coloniale des Indes néerlandaises. Ces cinq femmes ont, à elles seules, publié un nombre remarquable de romans et de nouvelles, et leur popularité auprès du public de leur époque ne s’est jamais démentie. Mais ce succès semble bien relatif si nous considérons le peu d’intérêt, voire le mépris, dont les ont gratifiées les historiens et les critiques littéraires de tous temps. Elles semblent avoir disparu, exilées en marge de la « vraie » littérature, reléguées au sein de sous-catégories aux qualifications peu glorieuses telles que « littérature de gare », « romans pour dames » ou « lectures pour jeunes filles ».

2La marginalisation systématique de l’œuvre de ces cinq romancières n’interpelle pas seulement d’un point de vue strictement féministe. Il est évident que leur exclusion laisse planer une large zone d’ombre sur l’héritage historique et littéraire de l’ancienne colonie. L’objectif de l’étude des ouvrages du « Compartiment des dames » est par conséquent de combler ce vide et de rendre justice à ces pionnières a posteriori, ne serait-ce qu’en leur restituant la place qui leur revient dans l’histoire de la littérature des Indes néerlandaises.

3L’étude de cette littérature coloniale féminine ne peut se faire sans celle de l’histoire de l’ancienne colonie néerlandaise et de la littérature s’y rapportant. Depuis l’arrivée des Néerlandais à Java en 1595, il y a plus de quatre cents ans, l’Insulinde s’est révélée une source d’inspiration inépuisable pour les écrivains néerlandais. Outre la Seconde Guerre mondiale, la littérature néerlandaise compte peu de sujets ayant fait couler autant d’encre. Multatuli – pseudonyme d’Edouard Douwes Dekker, auteur en 1860 du célèbre Max Havelaar –, Louis Couperus ou Edgard Du Perron sont les figures de proue d’une littérature des Indes néerlandaises riche de dizaines d’auteurs à la renommée plus ou moins durable – et plus ou moins méritée.

  • 2 Gerard Termorshuizen, « De Indische bellettrie : een exotisch stiefkind binnen de literatuurgeschie (...)
  • 3 Remco Meijer, Oostindisch doof. Het Nederlandse debat over de dekolonisatie van Indonesië, Amsterda (...)

4Cette littérature coloniale, aussi prolixe fût-elle, n’a pourtant pas toujours bénéficié de l’intérêt et de la considération dont elle jouit aujourd’hui. Jusque dans les années 1980, la littérature coloniale était largement dénigrée et désignée par certains comme le parent pauvre2 de l’histoire des lettres néerlandaises. Ce désintérêt s’explique en partie par le traumatisme engendré aux Pays-Bas par la perte de la colonie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La proclamation de la République d’Indonésie en 1949 et la disparition de l’empire colonial des Indes laissèrent la population néerlandaise orpheline d’un passé impérialiste glorieux et suscitèrent une prise de conscience aussi tardive que douloureuse quant aux nombreuses exactions commises pendant près de quatre siècles. Le caractère indélébile de cette blessure et la peur d’un futur sans l’impact économique engendré par les richesses de l’Insulinde furent responsables pendant près de quatre décennies d’un mutisme à grande échelle, que l’on pourrait même qualifier d’amnésie3, et qui ne fut réellement rompu qu’avec la visite officielle de la reine Béatrix en Indonésie en 1995. Cette date marque le point d’orgue du regain d’intérêt progressif des Néerlandais pour leur passé colonial, qu’il s’agisse des expériences traumatisantes liées aux camps d’internement japonais, à la sanglante guerre d’Atjeh, ou encore à la douloureuse (ré)intégration des ex-coloniaux ayant fuit les combats de la guerre d’indépendance.

  • 4 Le dernier ouvrage de référence en date offrant un aperçu de la littérature des Indes néerlandaises (...)
  • 5 Voir Vincent Houben, « Geschiedenis in discussie. Het gebruik van literaire bronnen bij de geschied (...)

5Ce renouveau s’est également confirmé dans le domaine littéraire. L’ouvrage de Rob Nieuwenhuys a levé un coin du voile sur cette littérature mise au ban de la « canonisation littéraire ». Avec cette sortie de l’ombre progressive, il semble bien que le parent pauvre de la littérature néerlandaise soit sur la voie de l’émancipation. En témoignent par exemple la création dans la plupart des universités néerlandaises de chaires d’enseignement et de groupes de recherche dédiés à la littérature coloniale et post-coloniale, et la publication de nombreux articles et ouvrages scientifiques consacrés à la littérature indo-néerlandaise dans son ensemble ou à un auteur ou une période spécifique4. Cet enthousiasme n’est pas propre aux seuls néerlandistes : nombreux sont également les historiens, sociologues et anthropologues qui entrevoient de plus en plus l’intérêt de la littérature coloniale comme source de connaissances tant historiques qu’ethnologiques5. C’est précisément cette possibilité de confronter la littérature à d’autres domaines – et vice versa – qui confère selon moi son caractère passionnant à l’étude de la littérature coloniale.

La double marginalité du « Compartiment des dames »

6Ce nouvel enthousiasme pour la littérature des Indes néerlandaises n’a cependant profité que de manière très limitée à la redécouverte et à la revalorisation de la littérature coloniale féminine, si bien que l’on peut aujourd’hui parler de « lacunes » dans l’histoire de la littérature des Indes néerlandaises. Cette constatation vaut en particulier pour les cinq auteures du XIXe siècle regroupées au sein de ce fameux « Compartiment des dames ». La place qui leur est réservée dans les ouvrages de référence se limite, dans le meilleur des cas, à quelques lignes d’introduction sur la littérature coloniale du XIXe siècle, qui, outre quelques éléments biographiques et quelques titres d’ouvrages, n’éclairent en rien le lecteur sur le contenu véritable de leur production. Il est également frappant de constater que ces romancières ne sont pratiquement jamais mentionnées individuellement, mais bien collégialement, ce qui sous-entend implicitement le peu d’intérêt soulevé par leur œuvre individuelle.

7Le désintérêt pour ces auteures s’explique à mon sens par ce que j’ai choisi d’appeler la double marginalité de leur production littéraire, définie d’une part par leur appartenance à la littérature coloniale et d’autre part par leur statut de femme, sur le plan tant littéraire que colonial. L’appartenance de ces auteures à la littérature coloniale peut en effet être vue comme un critère de marginalisation si on considère que celle-ci a toujours formé par rapport à la littérature néerlandaise traditionnelle un ensemble à part, doté d’une existence, d’un développement et de caractéristiques propres, généralement marginalisé par la critique. Le roman colonial dont l’apogée se situe entre 1870 et 1900, précisément l’époque durant laquelle ces cinq femmes produisirent la plupart de leurs écrits, était en règle générale qualifié de « non littéraire », à cause entre autres de sa tendance « sociale » prédominante, de son orientation documentaire, de son langage direct et de son style narratif peu sophistiqué. Ces éléments expliquent que la littérature coloniale indo-néerlandaise n’ait jamais été admise comme catégorie à part entière dans l’appareil littéraire officiel.

8A cette marginalité propre au genre colonial s’ajoute une autre source d’exclusion, étroitement liée au phénomène de relégation au second plan des femmes tant dans le monde littéraire que dans la société coloniale. A leur époque, l’idée courante voulait que la littérature féminine fût une littérature inférieure dont le mérite et la valeur littéraires laissaient à désirer. Cette condamnation a priori fut encore renforcée par le manque de modernité avéré des cinq auteures du « Compartiment des dames ». Leurs œuvres portent encore clairement la marque de la tradition idéaliste alors que cette tendance commençait à s’estomper pour faire place à de nouveaux courants littéraires, tel le naturalisme, qui rejetaient précisément ces caractéristiques romantiques.

9Le droit des femmes à rendre compte de leurs expériences coloniales était à l’époque également contesté par la conviction générale qu’elles n’avaient pas de légitimité pour s’exprimer sur la question de l’expansion coloniale. Ces femmes ne pouvaient que difficilement faire entendre leur voix dans une société très hiérarchisée, érigée et gérée par des hommes et où leur statut social se limitait en grande partie – et peut-être plus encore qu’en métropole – à celui d’épouse et de mère. La présence de femmes européennes aux Indes néerlandaises resta assez limitée jusqu’au dernier quart du XIXe siècle ; il ne fut question d’une véritable vague d’immigration qu’à partir de 1870. Plusieurs paramètres y contribuèrent. L’ouverture du canal de Suez en 1869, offrant la perspective d’un voyage nettement moins long et plus sûr, participa bien entendu largement à la présence accrue de la population féminine au sein de la colonie, mais c’est sans aucun doute le changement de visage et de nature même de la colonie qui favorisa la féminisation de l’Insulinde. Le dernier quart du XIXe siècle vit en effet l’ouverture de la colonie, restée jusque-là stricte propriété de l’Etat, aux investissements privés (appelés littéralement « initiatives privées »). L’empire colonial devint ainsi accessible à tout cultivateur, entrepreneur ou commerçant désireux d’y travailler ou d’y investir.

10Ce revirement brutal entraîna un changement de comportement tout aussi radical vis-à-vis de la femme européenne. Dès la fondation de la colonie par la Compagnie des Indes néerlandaises (Verenigde Oost-Indische Compagnie) en 1595, la femme européenne avait été tenue à l’écart du développement économique et social de l’empire. Sa présence était taxée d’avance de « néfaste » pour l’ardeur au travail des colons mâles. Les justifications de cette éviction ne manquaient pas. La femme risquait par exemple de pousser son époux à s’enrichir aux dépens de la Compagnie, ou à mettre prématurément un terme à son contrat pour regagner l’Europe une fois fortune faite. De même, elle coûterait trop cher par son train de vie – on supposait qu’elle exigerait de vivre aux Indes selon les normes européennes – et les enfants auxquels elle donnerait naissance, susceptibles de rentrer en Europe avec leurs parents, participeraient eux aussi insuffisamment à l’essor de la colonie.

11Ce rejet de la femme européenne allait de pair avec la promotion du concubinage, terme colonial désignant l’union libre entre le colon blanc et sa domestique autochtone. Ces unions furent longtemps vues d’un bon œil, car en plus de pourvoir aux besoins domestiques et sexuels de leurs maîtres, les concubines indigènes se contenteraient quant à elles d’une existence simple et mettraient au monde des générations d’enfants métis plus forts physiquement, mieux adaptés au climat, et qui formeraient petit à petit un lien émotionnel palpable entre les colons et les colonisés.

  • 6 H.W. Van Den Doel, Het Rijk van Insulinde. Opkomst en ondergang van een Nederlandse kolonie, Amster (...)
  • 7 Jean Gelman Taylor, Smeltkroes Batavia. Europeanen en Euraziaten in de Nederlandse vestigingen in A (...)
  • 8 Le terme néerlandais employé pour désigner cette tendance est « de verindischte leefwijze ».

12Les dernières décennies du XIXe siècle s’accompagnent d’un changement radical : la femme européenne ne fut bientôt plus taxée de cupide, ni considérée comme un frein au développement économique et social de la colonie, mais se transforma peu à peu en pilier et en garante de la nouvelle société coloniale. Les Indes néerlandaises connurent en effet à cette époque une profonde mutation pour évoluer du statut de « plantation à grande échelle » à celui de « véritable état colonial »6. Les colons européens d’après 1870 ne se considéraient plus comme des « fondateurs à long terme » mais comme des « migrants de passage » ayant pour objectif de faire fortune le plus rapidement possible aux Indes et de s’assurer ainsi une fin de vie aisée aux Pays-Bas. Les nouveaux arrivants furent d’emblée confrontés à la domination de la culture métisse qui s’était développée au fil des siècles. Ils constatèrent avec effroi que leurs concitoyens n’avaient pas été en mesure de « conserver la cohérence et la pureté de leur culture » et que le mélange libre des groupes ethniques et des cultures avait entraîné « la dégénérescence des colons néerlandais vivant aux Indes »7. Leur mépris ne s’adressait pas seulement aux concubines et à leurs enfants nés hors mariage. Ils s’insurgèrent principalement contre le mode de vie métisse8, héritage à la fois de la culture indigène et d’une mentalité insouciante et dilettante typiquement coloniale. Face à ce flot incessant de critiques, ce style de vie colonial finit par perdre du terrain et fut peu à peu remplacé par un état colonial dont les privilèges de classes, le droit de naissance et l’apartheid devinrent les nouveaux mots d’ordre. Les Néerlandais « pur sang » s’approprièrent la plupart des positions de pouvoir aux niveaux politique et administratif et au sein des plantations. Ils arrivaient de plus en plus souvent mariés ou recherchaient une épouse blanche dès que leur situation financière le leur permettait afin de fonder des familles européennes « pure souche » où régnait le respect des bonnes mœurs et des valeurs morales rigides caractéristiques de la mentalité néerlandaise de cette époque. La nouvelle élite coloniale était née.

  • 9 L’expression « tempo doeloe » signifie « le bon vieux temps » et est traditionnellement utilisée po (...)
  • 10 Cette citation est tirée d’un article du journal De Locomotief datant de 1892 et dont l’auteur est (...)
  • 11 L’auteur de cette citation est le français Joseph Chailley-Bert, qui publia en 1897 une série d’art (...)

13Mais la position sociale des femmes dans cette nouvelle société coloniale restait, quoi qu’il en soit, extrêmement fragile. Du temps du « tempo doeloe »9, la femme européenne était encore largement dénigrée et est même entrée dans l’histoire comme une personne paresseuse, capricieuse et pleine de préjugés, et dont la souffrance due à l’isolement, au climat tropical et à l’éloignement des proches restés aux Pays-Bas, empêchait toute adaptation à la vie coloniale. Cette image stéréotypée fut en grande partie véhiculée par la presse et les écrivains, comme en témoignent les deux citations suivantes : « La manière dont les dames font leur cinéma aux Indes, est en soi déjà assez particulière. Elles dorment beaucoup, mangent plus que de raison et boivent jusqu’à plus soif, deviennent grasses et sont données en mariage sans plus penser aux grandes questions du jour ou à ce qui se passe ailleurs dans le monde. Lorsqu’une dame hollandaise fait une promenade, elle est habillée d’une façon dont une Anglaise aurait honte si on la voyait sortir ainsi de son bain. Le reste de sa journée consiste ensuite à médire, et puis à dormir, et puis à médire, et ainsi de suite »10 ; « elles lisent un peu, elles chantent un peu, elles babillent, courent les boutiques, elles fuient l’ennui »11.

  • 12 Tessel Pollmann, Bruidstraantjes en andere Indische geschiedenissen, Den Haag, Sdu, 1999, p. 104.

14Proportionnellement, le nombre de nouvelles arrivantes aux Indes néerlandaises après 1870 augmenta plus que le nombre d’hommes. En 1900, on comptait 471 femmes blanches pour 1 000 hommes ; en 1930 ce nombre était passé à 88412. Selon le Livret statistique pour les Indes néerlandaises de 1940, l’Insulinde ne comptait en 1900 que 4 000 femmes blanches, un chiffre qui allait plus que sextupler en trente ans. Ces données concernent, il est vrai, une période plus récente de l’histoire de la colonie que celle qui nous occupe ici, à savoir le dernier quart du XIXe siècle, mais elles illustrent, a posteriori, le rôle de pionnière de la femme européenne du XIXe siècle qui essuya les plâtres et ouvrit la voie aux milliers d’autres qui tentèrent l’expérience coloniale dans son sillage. C’est précisément de cette femme et des difficultés qui parsemèrent sa route dont traitent les romans et les nouvelles des cinq auteures du « Compartiment des dames ».

La voix des femmes

  • 13 E.M. Beekman, Paradijzen van weleer. Koloniale literatuur uit Nederlands-Indië 1600-1950, Amsterdam (...)

15L’émergence des cinq auteures du « Compartiment des dames » s’inscrit, comme nous venons de le voir, dans une période encore peu favorable à la présence des femmes européennes aux Indes. Il n’est donc pas étonnant de constater que l’accueil de leur littérature se soit lui aussi déroulé sur un mode critique. Qu’ils soient leurs contemporains ou les nôtres, les critiques littéraires et les historiens de la littérature ont toujours réduit leurs écrits à une production de second rang, ne comprenant que « quelques données folkloriques dignes d’intérêt et quelques informations factuelles » sur la colonie de l’époque. Ces éléments « obligatoires et inhérents à tout ouvrage colonial » étaient en outre chez ces auteures « absolument secondaires ». « Ce qui comptait », comme le fit remarquer un de leurs contemporains sur un ton moqueur, « était un peu de scandale et beaucoup de tables de riz, un soupçon de poison, deux cuillères à café d’intelligence, une demi-soupière de non-sens et surtout beaucoup d’amour »13.

16Ce type de condamnations virulentes a, jusqu’à aujourd’hui, empêché de comprendre et d’apprécier la valeur spécifique de la littérature de ces romancières, à savoir la confrontation historique et psychologique de la femme européenne avec le monde « propre » (européen) et l’autre monde – ou le monde de l’autre – (indigène) aux Indes néerlandaises. Chacune des cinq auteures du « Compartiment des dames » a concrétisé cette confrontation en mettant l’accent, tantôt sur le cadre de vie exotique et la coexistence délicate des différents groupes ethniques, tantôt sur les structures du pouvoir et les rapports sociaux, ou encore sur les conséquences du concubinage et des superstitions indigènes. Il s’agit là d’éléments également caractéristiques des romans coloniaux écrits à la même époque par des auteurs masculins.

17Cette similitude thématique nous permet de conclure que la littérature féminine coloniale du XIXe siècle s’inscrit dans une certaine conformité par rapport à la tradition du roman colonial. Outre cette continuité, cette littérature coloniale se caractérise surtout par une véritable spécificité, qui se définit par le caractère plus limité et dans le même temps plus intime des thématiques abordées. Contrairement à la plupart de leurs contemporains masculins, nos cinq romancières n’avaient pas pour objectif premier de refléter fidèlement ou d’analyser en profondeur les aspects historiques, sociaux ou politiques de la colonie de leur époque. Leur priorité était avant tout de rendre compte de la confrontation de la femme européenne avec le quotidien colonial et plus précisément avec les différentes embûches qui parsemaient son destin colonial. Le personnage principal est par conséquent le plus souvent une femme, à laquelle les auteures confèrent également le rôle de narratrice. Ce sont ainsi ses sentiments, ses pensées et ses réactions lors de la découverte du nouvel univers colonial qui sont mis en exergue. Cette approche n’a rien de surprenant si l’on considère que la création de personnages féminins offrait aux auteures la possibilité de se dévoiler elles-mêmes en partie et de traduire leur position personnelle vis-à-vis de la société coloniale dans laquelle elles étaient encore davantage tolérées que considérées comme des égales à part entière. Ce statut de pionnière amène les auteures à se focaliser en priorité sur la déstabilisation de leurs héroïnes lors du rude apprentissage de la vie coloniale. Et pour passer en revue les multiples obstacles auxquels ces personnages doivent faire face, les auteures s’inspirent à la fois du « monde propre » et du « monde de l’autre ». La pression exercée par le nouvel environnement se traduit d’une part par la solitude, l’isolement, la hiérarchisation des classes sociales européennes caractérisées par la toute-puissance de la promotion, du rang et de l’argent, et d’autre part par les relations problématiques et complexes avec la culture métisse et la population indigène, la désillusion face à la découverte du concubinage et la peur des pratiques religieuses païennes et de la magie noire. Tous ces éléments sont abordés à tour de rôle pour présenter l’expérience coloniale de la femme blanche comme une épreuve douloureuse.

18Le point de vue féminin qui détermine l’approche de la plupart des thèmes présents dans la littérature du « Compartiment des dames », joue un rôle essentiel dans la manière dont les romancières mettent en lumière leur désir de changement dans la colonie. Toutes plaident pour l’établissement d’une nouvelle société coloniale, basée sur des critères moraux irréprochables et des normes de conduite européennes. Ce nouveau visage de la colonie ne pouvait à leur sens être modelé qu’avec l’arrivée à grande échelle de femmes européennes. La famille européenne deviendrait de cette manière la pierre angulaire de cette société coloniale « assainie ».

19La femme européenne étant devenue à la fois porte-parole et emblème de leurs attentes, nos cinq écrivaines n’avaient d’autre choix que d’en dresser un portrait (parfois trop) favorable. Les héroïnes qui habitent leurs romans sont tour à tour – ou tout à la fois – tendres et aimantes, courtoises et cultivées, fidèles et croyantes. Cet éclairage exagérément positif, voire caricatural, peut aujourd’hui faire sourire et a d’ailleurs largement contribué à enfermer cette littérature dans le carcan des livres romantiques pour jeunes filles.

20Mais si on y regarde de plus près, cet effet grossissant est aussi – et surtout – le reflet de la réalité de l’époque. Les auteures exprimaient, de cette manière, l’objectif double de promouvoir la femme en tant que garante d’une nouvelle société coloniale plus morale et de se défendre contre les critiques venimeuses dont l’ensemble des femmes colons étaient régulièrement la cible. Les romancières du XIXe siècle ne considéraient pas la présence féminine aux Indes uniquement comme une valeur ajoutée pour la colonie elle-même, elles y voyaient avant tout une formidable opportunité d’émancipation pour leurs congénères. En d’autres termes, la caricature était devenue leur arme pour écrire un des premières pages de l’histoire de l’émancipation féminine.

Entre tradition et progressisme

21Les idées sur l’émancipation qui voient le jour autour de 1870 dans la littérature féminine coloniale ont sans aucun doute une valeur particulière, comparées avec celles que l’on voit émerger à la même époque dans les littératures européennes. Elles mettent en exergue le rôle de la colonie en tant que laboratoire pour l’expérimentation d’un nouveau futur pour les femmes. Pour beaucoup, cette colonie en pleine mutation et ouverte subitement à toutes sortes de changements pouvait logiquement offrir à la femme du XIXe siècle un nouveau statut et une réelle chance d’émancipation. Le désir des autorités de l’époque de faire venir aux Indes davantage de femmes européennes susceptibles de contribuer à l’européanisation de la société métisse existante, plaça le rôle social de la femme sous un jour totalement nouveau. L’espoir était que la femme, tout auréolée de cette nouvelle fonction sociale, repousserait les limites de son statut, et ce jusqu’en Europe.

22La question reste, bien entendu, de savoir dans quelle mesure nos romancières ont effectivement traduit et encouragé cette formidable opportunité dans leurs écrits. La réponse se trouve sans aucun doute dans la période où leurs réflexions sur le statut des femmes sont apparues. La seconde moitié du XIXe siècle fut le témoin du premier combat pour les droits des femmes, un mouvement révolutionnaire qui était loin de faire l’unanimité, même chez les premières concernées. La sensibilité de ce sujet est confirmée par les manières diverses, voire diamétralement opposées, dont il trouva écho dans la littérature féminine coloniale. Aucune romancière du « Compartiment des dames » ne reste bien entendu indifférente à la question féminine – rappelons que ces auteures adoptent à l’unanimité un point de vue féminin et plaident d’une seule voix pour un traitement équitable et respectueux de leurs congénères par la gente masculine –, mais elles ne se risquent que très rarement à émettre des points de vue progressistes ou des prises de position radicales.

23Cette approche un peu tiède découle de deux facteurs. Le premier est inhérent au statut colonial de leurs personnages. Pour convaincre que la femme blanche garantirait une société coloniale plus morale et civilisée – et lui assurer ainsi cette fameuse chance d’émancipation –, les romancières accentuent surtout ses qualités irréprochables de mère et d’épouse. Mais ce faisant, elles l’enferment paradoxalement dans un rôle restrictif caractérisé par l’abnégation et la soumission. La petite « révolution » que la femme européenne devait mettre en marche aux Indes passerait donc écessairement par l’établissement de valeurs traditionnelles, ancrées en Europe, et qui faisaient encore cruellement défaut dans la colonie. En revanche, à la même époque en Europe, les premières voix commençaient à s’élever contre ces valeurs conventionnelles jugées révolues et contraires à l’esprit même de l’émancipation. Cette différence essentielle de point de vue entre la colonie et la métropole explique les manières contradictoires employées pour mener, il est vrai, le même combat.

  • 14 Virginia Woolf, A Room of One’s Own, New York, Harcourt, 1996, p. 79.

24Le second facteur est d’ordre à la fois sociologique et psychologique. Il ne faut pas l’oublier, quelles qu’aient été la force et l’ampleur de leur combativité, ces femmes étaient encore largement sous l’influence des critiques constantes dont elles faisaient l’objet. Dans son célèbre ouvrage A Room of One’s Own (1929), Virginia Woolf fait le constat que la quasi-totalité des romancières du XIXe siècle présente une faille fondamentale, à savoir le respect (inconscient) de l’opinion d’un public masculin virtuel. La différence de critères entre les hommes et les femmes pesait alors encore de tout son poids sur la littérature. Cette pression se traduisait, lorsque l’on était une femme, par la production de romans résultant « d’un esprit qui avait légèrement bifurqué, qui avait été amené à altérer son image objective par respect de l’autorité extérieure ». Selon Woolf, la puissance créatrice d’une romancière était à l’époque encore largement inhibée par le fait qu’elle avouait encore « n’être qu’une femme » ou qu’elle revendiquait haut et fort « avoir autant de valeur qu’un homme ». Elle réagissait aux critiques selon son tempérament, « timidement et docilement, ou avec colère et trop d’insistance », mais quoi qu’il en soit, conclut Woolf, « elle pensait à autre chose qu’à ce dont il s’agissait vraiment » et n’était donc pas capable d’exprimer son point de vue « tel qu’elle le voyait vraiment elle-même, sans reculer »14.

25Cette analyse a posteriori de Woolf s’applique parfaitement aux romancières coloniales du XIXe siècle. La forme d’autocensure faussée et déformée décrite ci-dessus a bel et bien marqué au fer rouge leur mode de pensée et l’image encore très conventionnelle dans leurs récits du rôle, de la place et des devoirs de la femme de leur époque. A cet autocontrôle inconscient s’ajoute bien entendu l’influence, propre à chacune, de l’expérience coloniale individuelle, sans oublier la pression morale encore exercée à l’époque par les règles de la religion.

26Le balancement de ces femmes entre tradition et progressisme ne se traduit pas uniquement dans le domaine de l’émancipation, mais aussi dans leurs choix strictement littéraires. Leur enfermement dans la tradition idéaliste et leur refus apparent de suivre les évolutions de leur temps expliquent dans un premier temps leur marginalisation par rapport à la « littérature de qualité », mais ils doivent avant tout nous éclairer sur la signification profonde de ces choix littéraires conventionnels.

27L’importance du cantonnement de ces auteures à la tradition idéaliste prend toute sa mesure lorsqu’on l’analyse d’un point de vue sociologique. Ce choix – pour peu que l’on puisse parler de choix – est étroitement lié à la situation générale de la littérature féminine de l’époque. Le nombre restreint d’auteures est déjà en soi une preuve irrévocable de la participation minime des femmes à l’appareil littéraire. Mais ce traditionalisme prouve, de plus, que ces romancières exerçaient leur profession de manière plus informelle, précisément parce qu’elles n’avaient pas encore pu sortir complètement du rôle social bien défini dans lequel elles (s’)étaient enfermées. L’image de soi, trompeuse et teintée d’infériorité, qu’elles avaient ainsi développée, les empêchait de faire preuve d’audace sur le plan littéraire et les condamnait dans la création d’œuvres moins novatrices. Des décennies plus tard, Simone de Beauvoir a résumé cette situation en prônant que la prudence condamne l’être humain à la médiocrité.

28L’approche traditionnelle idéaliste pousse les romancières à farcir leurs intrigues d’événements spectaculaires peu crédibles, de coïncidences et de réconciliations invraisemblables et de personnages aux caractéristiques peu nuancées, voire monolithiques. L’usage généreux de figures rhétoriques et de dialogues confère une certaine lourdeur à l’ensemble et ne bénéficie pas davantage à la stylisation esthétique de leur message. Mais en prenant ces failles comme prétexte pour les placer d’office en marge de l’histoire de la littérature, les critiques sont précisément passés à côté du poids de ce message. Le monde littéraire est toujours parti du principe qu’avec leur vertu, leur douceur et leur sensibilité caricaturales, les héroïnes du « Compartiment des dames » ne pouvaient être des prototypes de leur temps, si bien que la signification sociale et historique importante cachée dans cette littérature – et telle que définie ci-dessus – n’a jamais été décryptée. Il en va de même pour leur thème de prédilection, le sentiment amoureux, unilatéralement décrié comme la preuve évidente de leur incapacité à traiter de sujets coloniaux plus « sérieux ». Mais cette thématique sentimentale est précisément le point de départ dont elles se servent pour aborder les côtés plus concrets et réalistes de la vie coloniale.

  • 15 Rob Nieuwenhuys, Oost-Indische Spiegel…, op. cit.

29La tendance traditionaliste des romancières du XIXe siècle doit également nous interpeller sur le plan socio-littéraire. Leur entrée sur la scène littéraire s’est déroulée au cours de la première révolution féminine de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette première vague d’émancipation créa un grand besoin de lectures spécifiques pour les femmes. Grâce au caractère idéaliste et exotique de leurs livres et à la place de choix réservée aux héroïnes, ces romancières ont éveillé l’intérêt de très nombreuses lectrices et ont ainsi promu à leur manière l’émancipation intellectuelle de leurs congénères. Comme le souligne très justement Rob Nieuwenhuys15, ces auteures ont une large part de responsabilité dans la création d’un nouveau marché littéraire, précisément parce qu’elles accordaient plus d’importance au fait de pourvoir à un besoin de lecture et au désir d’être lues, plutôt qu’à la nécessité de produire de la grande littérature.

Entre critique et désir

30L’ambiguïté de la littérature féminine coloniale ne se limite pas au domaine de l’émancipation. Elle s’exprime également par la présence de deux caractéristiques opposées : une critique acerbe du présent d’une part et un profond désir de changement d’autre part.

31Le mécontentement des romancières par rapport à la situation coloniale de leur époque se traduit par le jugement très critique du mode de vie colonial. Ces auteures soulignent aussi le caractère décadent et avili de la communauté européenne établie aux Indes, responsable selon elles de l’hypocrisie et de l’isolement dont souffre la plupart de leurs personnages. La structure fortement hiérarchisée et le système de classes, caractérisés par la préoccupation obsessionnelle de leurs compatriotes pour l’argent, la promotion sociale et le paraître, sont eux aussi au centre de leurs débats, de même que la corruption et le népotisme ambiants. Elles dénoncent les situations d’injustice qu’ils engendrent, entre autres vis-à-vis de la population indigène. Leur indignation face au rôle prépondérant des luttes de prestige et du matérialisme s’explique par leur conviction que le pouvoir et les excès ont des conséquences désastreuses sur l’authenticité et l’intégrité du colon en tant qu’être humain. La crainte d’une régression morale à grande échelle de leurs contemporains s’exprime également par la dénonciation du manque de développement intellectuel dans la colonie.

32Vu l’omniprésence d’héroïnes dans leurs romans, il est logique que ces critiques soient abordées d’un point de vue féminin. Cette littérature foisonne de personnages féminins à la moralité irréprochable à leur arrivée aux Indes, mais qui, une fois soumises à l’influence néfaste des éléments précités, se transforment en créatures paresseuses, médisantes, matérialistes et/ou égoïstes. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la femme européenne est davantage présentée comme victime de cette société pervertie, plutôt que comme actrice véritable de ce processus de dépravation. Les romancières font le constat, déplorable à leurs yeux, que leurs congénères semblent incapables de rester fidèles à elles-mêmes une fois intégrées dans la société coloniale. Soucieuses jusqu’au bout de défendre les intérêts féminins, les auteures s’attèlent à identifier toutes sortes de paramètres responsables de cette évolution négative. Elles reconnaissent ainsi à mi-voix leur tendance à la médisance et leur étroitesse d’esprit, mais s’empressent aussitôt de les expliquer, voire de les excuser, en insistant sur leur isolement et leur manque d’activités. Notons que l’homme n’est pas en reste : le mode de vie et le climat de travail dans la colonie le dénaturent au point qu’il ne semble plus capable d’apprécier les valeurs familiales et morales traditionnelles que voudrait lui inculquer son épouse. La mésentente et l’incompréhension mutuelle au sein des couples européens portent donc également une large part de responsabilité dans la descente aux enfers des femmes.

33L’insatisfaction des romancières ne trouve pas uniquement sa source dans la communauté européenne – le « monde propre » –, mais aussi dans « l’autre monde ». La critique la plus éloquente à ce niveau est sans conteste celle du concubinage. Les relations intimes entre les colons mâles et leurs domestiques, appelées les njais, sont des causes permanentes d’exaspération pour les auteures. Elles refusent par exemple la justification de ces pratiques par les hommes, qui invoquaient généralement une sorte de droit coutumier, en d’autres termes l’idée qu’il s’agissait là d’une tradition enracinée depuis toujours dans la société coloniale. Même si nos auteures donnent parfois l’impression de vouloir s’ériger en défenseur des droits de la femme indigène, il faut avouer que l’objectif premier de leur combat est la défense des droits – à leurs yeux, des prérogatives – de la femme blanche. Les femmes indigènes quittent alors très vite le rôle de victimes pour endosser celui, beaucoup moins enviable, de rivales. Elles sont dès lors décrites comme des créatures perfides et dangereuses, prêtes à tout pour sauvegarder leur place auprès de l’homme blanc, c’est-à-dire pour mettre la femme blanche hors d’état de nuire.

34La complexité des relations raciales au sein de la colonie est un autre motif récurrent de mécontentement. Le mode de vie hérité de la culture métisse est unanimement décrié par les romancières qui l’identifient comme la cause principale de la dépravation des Européens aux Indes. Elles dressent par ailleurs un portrait destructeur de la femme métisse, qui prend tour à tour les traits d’une matrone paresseuse, cupide et vulgaire ou d’un oiseau de mauvais augure qui mène l’homme européen à sa perte grâce à son pouvoir de séduction et sa beauté aveuglante. La population indigène n’est pas davantage épargnée, même si elle suscite moins souvent l’intérêt des auteures qui préfèrent l’observer à distance – sans doute cet « autre monde »-là était-il trop éloigné du leur pour qu’elles s’y intéressent réellement. Mais elles insistent néanmoins sur l’indécence et le caractère sauvage des autochtones dont elles voient l’intégration au « monde propre » avec des sentiments plus que mitigés.

35Parallèlement à toutes ces critiques, les romancières du XIXe siècle développent une approche beaucoup plus constructive de la thématique coloniale, dans le but cette fois d’exprimer leur désir de changement. Ces deux tendances diamétralement opposées reposent en fait sur une seule et même conviction, celle de la supériorité européenne. Leur référence reste sans conteste le système de valeurs européen dont l’application stricte permettrait, selon elles, d’assurer le salut de la société coloniale. L’avenir des Indes néerlandaises ne serait garanti qu’avec l’émergence d’un nouveau type de colonisateur : l’Européen éthiquement irréprochable.

36Si ce raisonnement présomptueux met avant tout en lumière leurs convictions en matière de supériorité ethnique, il souligne aussi le caractère obsolète de leurs idées par rapport à celles développées dans la littérature de la fin du siècle en Europe. Le fossé entre l’esprit d’avant-garde qui soufflait alors en Europe et le contenu conventionnel de la production du « Compartiment des dames » est moins paradoxal qu’il n’y paraît. Dans la société coloniale à la recherche d’une nouvelle identité, les Pays-Bas étaient le seul modèle connu et convoité. A cause d’un sentiment de déracinement exacerbé, les expatriés, dont faisaient partie nos auteures, étaient incapables d’estimer l’Insulinde pour ses valeurs propres ; celle-ci ne pouvait trouver grâce à leurs yeux qu’en tant que réplique potentielle de la patrie idéalisée et lointaine.

Un univers insignifiant

  • 16 Le succès remporté par ces auteures a entraîné la traduction d’un grand nombre de leurs romans en f (...)

37Tous les thèmes typiquement coloniaux tels que la vie au temps du tempo doeloe, la construction d’un véritable Etat colonial et les rapports problématiques entre les différents groupes ethniques, sont immortalisés dans les romans de nos cinq romancières. En tant que phénomène socio-littéraire, ces œuvres ont joué au XIXe siècle un rôle important dans le processus de colonisation : elles ont fait non seulement découvrir des horizons et des peuples inconnus à un large public européen16, mais elles ont aussi contribué à forger l’opinion des Européens à l’égard des autres peuples.

  • 17 Gerard Termorshuizen, « « Indië is ook in het litterarische eene melkkoe ». Indisch-Nederlandse let (...)
  • 18 Ibid., p. 123.

38Suite à cette constatation, nous sommes légitimement en droit de nous demander pourquoi ces romancières sont restées dans l’ombre de l’histoire de la littérature coloniale. Si nous abandonnons les justifications habituelles – telles que le caractère idéaliste de leurs écrits ou leur tendance à la caricature –, la véritable raison de leur marginalisation se dessine, à savoir la place primordiale réservée dans leurs romans au sort de la femme aux Indes néerlandaises. La description détaillée du « cercle familial », des activités de la femme au foyer, et la récurrence de thèmes tels que la question du mariage et du sentiment amoureux expliquent en grande partie pourquoi elles restèrent sur la touche. Cette occultation perdure toujours : dans Europa Buitengaats (2002), l’ouvrage de référence le plus récent sur les littératures coloniales et post-coloniales de langues européennes, la production du « Compartiment des dames » est bel et bien mentionnée, mais à nouveau présentée sous un titre réducteur : « Drame, poignard et larmes ». L’auteur de l’article, Gerard Termorshuizen, souligne, comme ses prédécesseurs, « le manque de teneur réaliste » des cinq romancières pour expliquer leur place marginale. Et même s’il reconnaît dans un premier temps que « les possibilités offertes aux femmes pour vivre la réalité coloniale étaient bien plus limitées » que celles des hommes, il se rallie ensuite aux jugements préexistants sur cette littérature, en prônant que cette « capacité d’expérimentation restreinte se vengeait lorsque ces femmes se mettaient à écrire ». Termorshuizen étaye cette conclusion en s’appuyant sur l’opinion d’un contemporain célèbre et reconnu des romancières, l’écrivain P. A. Daum, qui avait à l’époque fait également le lien entre « la nature de leurs livres et certaines causes sociales »17. Daum s’était ainsi demandé comment ces femmes « auraient en fait pu rendre compte de la réalité coloniale, même si elles l’avaient voulu ? »18. Daum se ralliait de la sorte à l’opinion générale qui voulait que le manque de qualité de la littérature coloniale féminine provienne de la position d’infériorité des romancières dans la société coloniale du XIXe siècle. Le fait qu’elles vivent la réalité coloniale d’une manière différente de celle des hommes, signifie donc, selon ses critères masculins, qu’elles ne l’avaient pas expérimentée de la « bonne façon » et qu’elles en avaient par conséquent rendu une image fausse dans leurs écrits. Ce raisonnement justifie donc que l’on ne s’y intéresse pas de trop près.

39C’est précisément derrière cette explication soi-disant objective que se cache, selon moi, la véritable raison de la sous-estimation de la littérature féminine coloniale du XIXe siècle : l’intérêt minime accordé à son univers et à ses idées et la confusion de son « altérité » avec un manque de qualité, de potentiel ou de talent.

40Le caractère multiple et passionnant de la littérature du « Compartiment des dames » découle justement de cette déviation de la norme. C’est dans cette littérature que la voix de la femme colon s’est élevée pour la première fois. Et c’est également grâce à elle que s’est dévoilée une réalité coloniale encore tout juste en gestation et que l’on préférait alors ignorer : celle de la femme. Daum a raison de dire que les romancières du XIXe siècle gravitaient dans un univers colonial étriqué et que cette restriction se reflétait dans leur littérature. Mais il tire les mauvaises conclusions de ce constat : leurs œuvres offrent bel et bien un reflet fidèle de la réalité de l’époque, mais il s’agissait d’une réalité que l’on préférait ne pas voir ou que l’on trouvait trop futile, et que l’on qualifiait aussitôt d’erronée pour ensuite la dénigrer. Passer ce pan de la littérature sous silence, revient en fait à faire abstraction d’une facette importante de la réalité coloniale.

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Notes

1 Rob Nieuwenhuys, Oost-Indische Spiegel. Wat Nederlandse schrijvers en dichters over Indonesië hebben geschreven, vanaf de eerste jaren der Compagnie tot op heden, Amsterdam, Querido, 1972. Depuis la publication de cet ouvrage, le terme néerlandais « Damescompartiment » est utilisé régulièrement pour faire référence à la littérature coloniale féminine du XIXe siècle.

2 Gerard Termorshuizen, « De Indische bellettrie : een exotisch stiefkind binnen de literatuurgeschiedenis », Traditie en progressie. Handelingen van het 40ste Nederlands Filologencongres, 1990, p. 249-256. Le terme néerlandais « stiefkind » est employé par l’auteur pour illustrer le peu d’attention accordée par les histoires de la littérature néerlandaise aux Belles Lettres coloniales.

3 Remco Meijer, Oostindisch doof. Het Nederlandse debat over de dekolonisatie van Indonesië, Amsterdam, Bert Bakker, 1995. Cet ouvrage composé d’entretiens avec des spécialistes de différents domaines scientifiques offre un très bon aperçu des traumatismes engendrés par l’indépendance de la colonie.

4 Le dernier ouvrage de référence en date offrant un aperçu de la littérature des Indes néerlandaises est Europa Buitengaats. Koloniale en postkoloniale literaturen in Europese talen, paru en 2002 sous la direction de Theo D’haen. L’ouvrage de Rob Nieuwenhuys, Oost-Indische Spiegel (1972) reste le livre standard par excellence, mais d’autres ouvrages sont venus depuis le compléter, tels que Indisch-Nederlandse literatuur. Dertien bijdragen voor Rob Nieuwenhuys sous la direction de Reggie Baay et Peter van Zonneveld (1988), P.A. Daum, journalist en romancier van tempo doeloe de Gerard Termorshuizen (1988), Oost-Indisch Magazijn. De geschiedenis van de Indisch-Nederlandse letterkunde sous la direction de Rob Nieuwenhuys, Bert Paasman et Peter van Zonneveld (1990), Album van Insulinde. Beknopte geschiedenis van de Indisch-Nederlandse literatuur de Peter van Zonneveld (1995), et Paradijzen van weleer. Koloniale literatuur uit Nederlands-Indië 1600-1950 de E.M. Beekman (1998).

5 Voir Vincent Houben, « Geschiedenis in discussie. Het gebruik van literaire bronnen bij de geschiedschrijving van Indonesië », Indische Letteren, 7/4, 1992, p. 160-166 et Gerard Termorshuizen, « De Indisch-Nederlandse letterkunde als bron van sociale kennis », Indische Letteren, 7/4, 1992, p. 167-174. Le livre de Rob Nieuwenhuys, Tussen twee vaderlanden (1959), regroupe plusieurs articles traitant de différents aspects historiques, sociaux et littéraires de l’ancienne colonie. La littérature coloniale y forme le fil conducteur de l’analyse de l’histoire sociale de l’Insulinde. C’est également la perspective adoptée par Rudy Kousbroek dans son ouvrage Het Oostindisch kampsyndroom (1992). Ici, la littérature coloniale est utilisée comme source de connaissance pour cartographier l’attitude des Pays-Bas vis-à-vis de la colonie avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale.

6 H.W. Van Den Doel, Het Rijk van Insulinde. Opkomst en ondergang van een Nederlandse kolonie, Amsterdam, Prometheus, 2000, p. 109.

7 Jean Gelman Taylor, Smeltkroes Batavia. Europeanen en Euraziaten in de Nederlandse vestigingen in Azië, Groningen, Wolters-Noordhoff, 1986, p. 171.

8 Le terme néerlandais employé pour désigner cette tendance est « de verindischte leefwijze ».

9 L’expression « tempo doeloe » signifie « le bon vieux temps » et est traditionnellement utilisée pour faire référence à l’âge d’or de la colonie, situé entre 1870 et 1930.

10 Cette citation est tirée d’un article du journal De Locomotief datant de 1892 et dont l’auteur est inconnu. La citation est reprise dans Rob Nieuwenhuys, Tussen twee vaderlanden, Amsterdam, G.A. Van Oorschot, 1967, p. 51.

11 L’auteur de cette citation est le français Joseph Chailley-Bert, qui publia en 1897 une série d’articles sur Les Hollandais à Java dans la revue française Cosmopolis. En 1900, ces articles furent regroupés dans un recueil sous le titre de Java et ses habitants. La citation est reprise dans Rob Nieuwenhuys, op. cit., p. 51.

12 Tessel Pollmann, Bruidstraantjes en andere Indische geschiedenissen, Den Haag, Sdu, 1999, p. 104.

13 E.M. Beekman, Paradijzen van weleer. Koloniale literatuur uit Nederlands-Indië 1600-1950, Amsterdam, Prometheus, 1998, p. 387. Cette critique, émise à l’origine en 1906 par K. Wijbrands dans la revue Indiese distels (p. 102), est reprise par Beekman pour définir la nature de la production du « Compartiment des dames ».

14 Virginia Woolf, A Room of One’s Own, New York, Harcourt, 1996, p. 79.

15 Rob Nieuwenhuys, Oost-Indische Spiegel…, op. cit.

16 Le succès remporté par ces auteures a entraîné la traduction d’un grand nombre de leurs romans en français, en anglais et en allemand. Certaines comme Maria Carolina Frank ou Thérèse Hoven traduisaient elles-mêmes leurs œuvres.

17 Gerard Termorshuizen, « « Indië is ook in het litterarische eene melkkoe ». Indisch-Nederlandse letterkunde van de negentiende eeuw », in Theo D’haen (dir.), Europa Buitengaats. Koloniale en postkoloniale literaturen in Europese talen, Amsterdam, Bert Bakker, 2002, p. 122.

18 Ibid., p. 123.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Loriaux, « L’univers ambigu et méconnu du « Compartiment des dames ». Nouveau regard sur la littérature féminine des Indes néerlandaises (XIXe siècle) »Sextant, 25 | 2008, 171-184.

Référence électronique

Stéphanie Loriaux, « L’univers ambigu et méconnu du « Compartiment des dames ». Nouveau regard sur la littérature féminine des Indes néerlandaises (XIXe siècle) »Sextant [En ligne], 25 | 2008, mis en ligne le 21 mai 2008, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3960 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3960

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Auteur

Stéphanie Loriaux

Stéphanie Loriaux est docteure en littérature néerlandaise et professeure assistante à l’Université libre de Bruxelles.

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