Partir et travailler dans le domaine colonial français. Enseignantes métropolitaines et réunionnaises à Madagascar (1896-1920)
Résumés
Au tournant des XIXe et XXe siècles, la présence des femmes européennes aux colonies devient un enjeu important pour le pouvoir colonial français : leur implantation est supposée contribuer au développement des colonies de peuplement, permettre aux colons de se marier et les empêcher de tomber dans « l’indigénisation » ou la « décivilisation ». Dans le cas de Madagascar, les seules femmes européennes engagées au service de l’Etat français furent d’ailleurs des enseignantes – à l’exception de quelques secrétaires recrutées au niveau local. Pourquoi et comment ces enseignantes arrivent-elles à Madagascar et entrent-elles dans le service de l’enseignement ? Quelles sont les spécificités de la société coloniale qui les accueille et à laquelle elles se confrontent parfois violemment ? Comment s’organisent leur place, leur travail et leur activité corporatiste dans un service colonial ? Répondre à ces questions peut permettre de mieux cerner les complexités de genre et de la place des femmes en situation coloniale.
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Mots-clés :
Madagascar, femmes européennes, colonialisme, fémininités, genre, enseignement colonial, XIXe siècle, XXe siècle, Empire colonial françaisKeywords:
Madagascar, European women, colonialism, femininity, gender, colonial education, 19th century, 20th century, French Colonial EmpirePlan
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1Au tournant des XIXe et XXe siècles, la présence des femmes européennes aux colonies devient un enjeu important pour le pouvoir colonial français : leur implantation est supposée contribuer au développement des colonies de peuplement, permettre aux colons de se marier et les empêcher de tomber dans « l’indigénisation » ou la « décivilisation ». Les femmes européennes participent également de façon croissante à un autre enjeu colonial, l’enseignement, qui doit non seulement permettre de former des cadres au service de la colonisation (et ainsi d’asseoir la domination à long terme), mais aussi de contenter une élite colonisée, tout en facilitant le maintien à la colonie des enfants des colonisateurs. Dans le cas de Madagascar, les seules femmes européennes engagées au service de l’Etat français furent d’ailleurs des enseignantes – à l’exception de quelques secrétaires recrutées au niveau local. Pourquoi et comment ces enseignantes arrivent-elles à Madagascar et entrent-elles dans le service de l’enseignement ? Quelles sont les spécificités de la société coloniale qui les accueille et à laquelle elles se confrontent parfois violemment ? Comment s’organisent leur place, leur travail et leur activité corporatiste dans un service colonial ? Répondre à ces questions peut permettre de mieux cerner les complexités de genre et de la place des femmes en situation coloniale.
- 1 Le protectorat français sur Madagascar fut mis en place en 1885, sans consultation des Malgaches ni (...)
- 2 Noëlle Pasqualini, Etude démographique de la population française de Madagascar, de 1915 à 1960, mé (...)
2La création du premier Service de l’Enseignement de Madagascar date de 1896, soit à peine onze années après la mise en place du protectorat français1. Elle coïncide d’ailleurs avec le passage de Madagascar d’un statut de protectorat à un statut de colonie et à l’extension des mouvements de révolte malgaches. Pour les contrer, le gouvernement français envoie sur place le général Gallieni, qui développe une politique de répression dite de « pacification » et qui amorce la mise en place d’un contrôle intégral de l’île, organisant une administration dont il est à la tête en tant que gouverneur général. Dans le système colonial français de la Troisième République, le gouverneur général est tout-puissant, investi des pouvoirs civils et militaires ; seuls les services judiciaires ne relèvent pas de sa compétence. Madagascar est ainsi divisée en provinces avec à leur tête des chefs qui ont un pouvoir de mutation sur les fonctionnaires coloniaux et tous pouvoirs sur les fonctionnaires malgaches. La population colonisée est soumise au système de l’indigénat, les Malgaches étant « sujets français » : ils sont – notamment – condamnables par l’administration, sans jugement, à de fortes amendes et à des peines de prison. Madagascar est une colonie d’exploitation où la population dite « européenne » avoisine au maximum, durant toute la colonisation, un pour cent de la population totale, soit, en 1939, 50 429 « Européens et assimilés » pour 4 008 000 Malgaches2, dans une île plus vaste que la Belgique, la France et les Pays-Bas réunis.
- 3 Francis Koerner, Histoire de l’enseignement privé et officiel à Madagascar, 1820-1995, Paris, L’Har (...)
- 4 La MLF est créée avec le soutien de l’Alliance française et de francs-maçons. Elle a un comité de p (...)
3Le Service de l’Enseignement dépend lui aussi du gouvernement général. Son premier directeur, Emile Gautier (1896-1900), est à la tête d’une « coquille vide » : dans les premiers temps de la colonisation, le gouvernement général s’appuie en effet sur les nombreuses missions religieuses déjà présentes sur l’île. L’autorité française impose aux missions d’orienter leur enseignement « dans un sens résolument français »3 permettant ainsi d’exclure une majorité des missions étrangères, généralement protestantes. Entre 1897 et 1901, le gouverneur général Gallieni passe des conventions avec les missions qui enseignent le français et les rémunère sur les fonds du gouvernement colonial. Madagascar suit alors une évolution inverse à celle de la métropole, devenant après la loi de 1901 sur les associations, non appliquée dans la colonie, un « refuge » pour quelques congrégations religieuses. Le second directeur du Service de l’Enseignement, Pierre Deschamp (1900-1905), lance la création en métropole de la Mission laïque française (MLF)4 et participe à la laïcisation de l’enseignement. En 1905, Victor Augagneur, maire de Lyon, remplace Gallieni à la tête de la colonie et Charles Renel prend la direction du Service de l’Enseignement qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1928.
- 5 Catherine Jacques et Valérie Piette, « L’Union des femmes coloniales (1923-1940). Une association a (...)
4Le nombre de Français-es membres du Service de l’Enseignement passe de 5 en 1898 à 50 en 1905, 75 en 1914 et 84 en 1920. Les enseignantes passent de 3 en 1898 à 43 en 1920, représentant toujours plus de la moitié du service. Rien d’évident pour autant à ce que des femmes soient présentes dans ce service alors que partir « aux colonies » est encore considéré, surtout avant la Première Guerre mondiale, comme une « folie » et que le milieu colonial est perçu en métropole comme un lieu de débauche, fantasmé et stéréotypé5. Les Européennes ne sont en outre pas les seules femmes à travailler dans l’enseignement à Madagascar ; des Réunionnaises y occupent aussi une place non négligeable, bien que leur statut professionnel et social soit tout différent de celui de leurs collègues métropolitaines.
Partir
- 6 Entretien avec Andrée Duteil, juillet 2001. Andrée Duteil (1908-2006) a vécu durant l’entre-deux-gu (...)
- 7 Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 381.
5Un élément essentiel de motivation de départ pour les colonies, et donc pour Madagascar, est la question financière : majoration de traitement pouvant, avec les primes, dépasser le double du salaire métropolitain d’origine, etc. A cela s’ajoutent les modifications du mode de vie liées à la position de colonisateur (personnel domestique, acquisition de biens matériels hors de portée en métropole…), qui rapprochent les partants des moyens économiques de la bourgeoisie : « Les enseignants venaient à Madagascar parce qu’ils n’étaient pas [assez] payés »6. Antoine Prost confirme les graves problèmes matériels pouvant exister pour le personnel de l’enseignement français au début du XXe siècle, qui, une fois la pension (logement, nourriture) payée, n’avait que peu de ressources7. Cette source de motivation est bien connue, mais n’est pas la seule à prendre en compte pour essayer d’expliquer, d’une part, des départs vers une région représentée comme dangereuse au niveau sanitaire et, d’autre part, des carrières de plusieurs dizaines d’années sur une île située à plus de trois semaines de bateau de la métropole.
« Tandis qu’il y a chez nous, dans certaines professions, pléthore de femmes, il y a au contraire disette de femmes là-bas »8
- 8 Joseph Chailley-Bert, Gabriel-Paul D’Hausonville, L’émigration des femmes aux colonies, Paris, Arma (...)
- 9 Ibid., p. 52.
6A la fin du XIXe siècle, l’idée d’un « manque » de femmes françaises aux colonies se développe, avec comme toile de fond l’envie de transformer des travailleuses potentielles de France en épouses de colons et d’assurer ainsi l’implantation coloniale française. Le départ pour les colonies est présenté, pour les femmes, comme le moyen de « réussir un bon mariage ». C’est l’Union coloniale française, groupe de pression influant, militant pour le développement des colonies qui, dans une conférence célèbre sur « l’émigration des femmes aux colonies », met en avant cette possibilité de « vase communicant » : « Tandis qu’en France elles sont, de par les mœurs et la vie, réduites à attendre et à subir le choix des hommes, là-bas, la proportion des nombres étant inversée, c’est elles qui ont en main le droit de choisir. Leur valeur est, en fait, décuplée et leurs chances s’augmentent d’autant »9.
- 10 Ibid., p. 4-5.
7Les femmes visées en métropole sont décrites dès le début de la conférence : « A force d’entendre vanter les bienfaits de l’instruction, beaucoup d’entre elles se sont figurées que l’instruction menait à tout et qu’il suffisait d’un certificat ou d’un brevet pour se tirer d’affaire dans la vie. Elles se sont ruées aux examens ; les unes y ont échoué, les autres y ont réussi, mais n’en sont pas beaucoup plus avancées pour cela. Vous n’ignorez pas en effet qu’il existe en France, à l’heure qu’il est, un grand nombre d’institutrices sans élèves, d’employées sans emploi, de télégraphistes sans télégraphe, de téléphonistes sans téléphone, qui végètent sans gagne-pain et qui sont condamnées à d’autant plus dures misères que leurs rêves avaient été plus ambitieux. Ce ne sont pas des déclassées ; le mot serait injuste et dur. Ce sont des non classées ; mais les femmes non classées sont toujours en péril de devenir des déclassées »10.
- 11 Anne Hugon, « La redéfinition de la maternité en Gold Coast, des années 1920 aux années 1950 : proj (...)
- 12 Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier, La femme au temps des Colonies, Paris, Stock, 1986, p. 90.
- 13 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 6(10)D4, école des enfants métis. Cette école mixte est fondée (...)
8Ce discours s’accompagne d’une proposition concrète, la création d’une société d’émigration féminine aux colonies, qui doit permettre de mettre en place ce programme en facilitant le financement du voyage des candidates et en les mettant en relation avec les colonies. On se retrouve pleinement dans une logique de sortie de la sphère du travail en métropole pour ramener les femmes à une sphère maritale dans le cadre colonial. Ce ne sont jamais les questions de formation, de diplôme ou de compétence qui sont mises en avant mais un besoin de « pérennisation » de la « race » qui confine les femmes dans une idéologie de la maternité et, comme le note Anne Hugon, les assigne directement à l’espace privé11. Cette société d’émigration féminine a été bien étudiée par Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier qui ont montré son peu d’ampleur et son aspect éphémère. Sur les quatre à cinq cents candidatures reçues par cette société la première année, on compte « 68 institutrices, gouvernantes et demoiselles de compagnie »12. Concernant les enseignantes travaillant à Madagascar, une au moins, Lydie Brissac, née en 1876, a été « envoyée à Madagascar sous les auspices de la Société d’émigration des femmes françaises » et se retrouve ironiquement à son arrivée en 1902 directrice de l’école des enfants métis, qui est créée à Tananarive (Antananarivo)13.
- 14 Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier, op. cit., p. 90.
9Il est imaginable que les considérations de Chailley Bert aient été à l’origine de quelques départs féminins, d’autant qu’il a reçu forts soutiens et publicités14. Mais à l’opposé d’une conception « servile », il se peut que ces expatriations soient pensées comme un facteur d’émancipation par rapport aux conditions sociales en France, du moins pour des institutrices. Leurs conditions professionnelles en France peuvent le justifier. Fin XIXe, début XXe siècle, ces fonctionnaires sont soumis-es aux diverses pressions de notables locaux qui peuvent facilement les faire muter. Ils et elles dépendent d’une hiérarchie où domine l’arbitraire et où l’inspecteur est tout- puissant. Ainsi, on pourrait considérer que le départ, dans certaines circonstances, est une « fuite » vers un milieu que l’on imagine plus clément, où les structures sociales semblent différentes, où l’on peut « refaire sa vie », ce qui n’est évidemment pas contradictoire avec des motivations financières.
- 15 Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 382.
- 16 Mission laïque française, dossiers des élèves de l’école Jules Ferry, G4.200/A024.10 Hym Marie.
10Cette question doit être abordée de façon genrée. Si d’un côté quelques rares instituteurs partent suite à un veuvage ou sur recommandation d’un parent déjà présent à la colonie, d’autres spécificités peuvent motiver les institutrices, au vu de leur statut particulièrement difficile en France. La vie d’une enseignante dans les campagnes françaises, à une époque où la laïcité et la laïcisation sont des enjeux majeurs, est plus dure que celle de leurs collègues hommes : « On la montre du doigt, les commerçants refusent de la servir, les élèves, montés par leur famille, sont intenables, le curé prêche contre l’usurpatrice »15. D’autant que le mariage leur est difficile en zone rurale, en dehors du milieu des enseignants. Elles sont considérées alors comme des « déclassées » par une partie de la société patriarcale. Ceci est surtout valable avant la Première Guerre mondiale. Ainsi Marie Hym, institutrice qui passe par l’école Jules Ferry de la MLF section Indochine, explique : « En octobre 1902, j’étais nommée directrice de l’école maternelle de Longwy haut (laïcisation) où je suis encore. J’ai eu à subir les attaques du maire réactionnaire à propos d’enlèvement de crucifix, de suppressions de prières, etc. »16.
- 17 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D7, Rapport du service de l’enseignement 1912.
11En 1912, à Madagascar, sur trente et une institutrices titulaires et quatorze auxiliaires intégrées au Service de l’Enseignement, seize sont mariées à des instituteurs, six sont les épouses d’agents d’autres services administratifs ; il y a 23 célibataires, veuves ou femmes vivant en concubinage, dont deux avec un colon (l’un est pharmacien)17. On peut penser que parmi ces femmes, certaines cherchent à éviter les pressions sociales de la métropole, préférant se confronter à celles de la colonie. Mais peu partent dans l’esprit de développer une colonie de peuplement, selon l’idée de l’Union coloniale, comme le montrent le peu de mariages avec des colons et l’idée qu’il s’agit d’une parenthèse dans la carrière qui se referme forcément, parfois à la retraite, et se solde par un retour dans la métropole. En revanche, la réclame faite par ce groupement sur la possibilité pour les femmes de « faire leur vie » à la colonie contribue à attirer l’attention de quelques institutrices sur cette possibilité et sert les intérêts d’autres groupements coloniaux telle la Mission laïque française.
Pouvoir partir : être recrutée
12Il n’est pas si facile de partir travailler dans le domaine colonial et à Madagascar en particulier. Deux statuts cohabitent dans le Service de l’Enseignement concernant les « européens et assimilés » : les titulaires et les auxiliaires. Les populations composant chacune de ces catégories ne sont pas les mêmes, tout comme leurs salaires.
- 18 Sous sa direction, le service va recruter son personnel à la sortie de l’école Jules Ferry de la ML (...)
13Les titulaires sont des enseignantes et des enseignants détaché-es du ministère de l’Instruction publique au ministère des Colonies. Celui-ci leur fournit une affectation une fois que les gouverneurs généraux ont accepté la venue de l’enseignant-e. Il arrive souvent que des personnes décidées à partir se voient refuser le départ pour des motifs de pénurie de personnel dans le département d’origine. A partir de la direction de Pierre Deschamps (1900-1905), le service ne recrute plus que des personnes disposant du brevet élémentaire (BE), du brevet supérieur (BS) et du certificat d’aptitude pédagogique (CAP)18.
- 19 Professeur pendant près de trente ans « à Gallieni », le lycée pour garçons de Tananarive, il a pub (...)
- 20 Georges Sully Chapus, L’organisation de l’enseignement à Madagascar sous l’administration du Généra (...)
- 21 Ibid., p. 231.
14Les auxiliaires sont quant à eux recruté-es au cadre local par le chef du Service de l’Enseignement qui a autorité pour les révoquer. Il s’agit de personnes déjà présentes sur l’île et en grande majorité de femmes. Il ne leur est longtemps demandé comme diplôme que la justification du brevet élémentaire. En 1930, Georges Sully Chapus19 témoigne de la manière dont sont considérés les auxiliaires à l’époque : « On considère fréquemment comme Européen non seulement des personnes appartenant à des cadres métropolitains, mais toutes celles de descendance française qui étaient recrutées sur place, c’est-à-dire les « assimilés ». Mais les maîtres ainsi désignés ne peuvent avoir la valeur d’un personnel européen payé trois à quatre fois plus cher. Ils n’en ont ni les titres, ni la formation pédagogique, ni les traditions de corps. On relève assez fréquemment dans les colonnes de l’Ecole franco-malgache [journal officiel du Service de l’Enseignement], à cette époque, la nomination de dames « européennes » à des postes rémunérés de 450 à 900 francs par an. « (...) Ce n’était donc pas un véritable personnel européen20. (...) Le personnel de fortune, constitué au début, par des soldats, des caporaux ou des brigadiers du corps d’occupation, avait fait place, en 1905, à des instituteurs de carrière, dans la plupart des écoles. (...) Les instituteurs jouissaient de situations matériellement et moralement assez différentes selon qu’ils étaient d’origine métropolitaine, ou recrutés sur place. (...) L’engagement des fonctionnaires dits « du cadre local » ne faisait pas l’objet de règles générales. Il était le résultat d’un accord conclu de gré à gré et les autorités octroyaient à ces agents le traitement qu’ils leur paraissaient devoir mériter, avec une tendance à se montrer parcimonieuses. Une institutrice de ce cadre touchait rarement plus de 1 800 francs et cette solde n’était accordée qu’à des personnes rendant de réels services. Le personnel local était presque entièrement féminin et certaines maîtresses avaient un traitement inférieur à celui des inspecteurs indigènes et des professeurs-assistants »21.
15On voit la façon dont les différences sont perçues et intégrées au fonctionnement même du service. Ce texte témoigne en outre de la « diplomatie » de Georges Chapus face à un des « tabous » coloniaux à Madagascar : les tensions fortes entre Métropolitains et Réunionnais, illustrées dans le cas présent par la place des Réunionnaises dans le Service de l’Enseignement, qui ne semblent pouvoir y être qu’auxiliaires. Elles se retrouvent ainsi doublement dévalorisées : en tant qu’originaires de la Réunion et en tant que femmes.
Pour quelle(s) société(s) coloniale(s) ?
- 22 Claude Bavoux, Les Réunionnais de Madagascar de 1880 à 1925, thèse sous la direction de Françoise R(...)
- 23 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D11, Rapport du Service de l’Enseignement 1914.
16La population colonisatrice à Madagascar se répartit entre militaires, religieux, fonctionnaires et colons catégorisés par l’administration comme « européens et assimilés ». Pour bien comprendre la « micro-société » qui se crée, il faut prendre en compte le nombre important de Réunionnais et de Réunionnaises, tantôt considérés comme « européens », tantôt comme « assimilés ». La Réunion est à ce moment à trois jours de bateau de Tamatave (Toamasina). Ils et elles sont mal perçu-es par les métropolitain-es qui voient souvent en eux des personnes abusant de la situation coloniale, brutaux avec les Malgaches. Sans oublier qu’une majorité des Réunionnais-es n’est pas de couleur de peau blanche, fait assez rare pour être souligné et questionné dans le cadre de la domination coloniale européenne contemporaine22. Charles Renel écrit que « le nombre des auxiliaires, qui sont à trois ou quatre exceptions près des Réunionnaises pourvues seulement du brevet élémentaire et non préparées à l’enseignement, s’était élevé à 14 en 1912, à 15 en 1913 et 1914, et est de 17 au commencement de 1915 »23.
17Un autre point primordial pour comprendre cette société coloniale est la répartition spatiale de cette population concentrée dans les principales villes. En 1911, un recensement indique que Tananarive a plus de 83 000 habitants dont 721 « français », 17 institutrices et 9 instituteurs soit plus du tiers des enseignants présents. La concentration administrative est particulièrement forte à Tananarive, alors que des ports comme Tamatave et Diégo-Suarez concentrent plus de colons et de Réunionnais-es.
- 24 Mémoires de Sosthène Pénot. Archives privées.
18La société coloniale à Madagascar est particulière dès lors que les différences sociales entre « Français » sont réduites et que, comme dans une petite ville où un village de la métropole, il n’y a que peu ou pas d’anonymat. Il existe dans une dizaine de villes des « cercles français ». Sosthène Pénot, instituteur à Madagascar de 1906 à 1932, passé par l’école Jules Ferry de la Mission laïque française, donne un aperçu des relations qui en découlent : « Le gouverneur général Augagneur n’était pas ennemi des fêtes, des réunions. Les Européens n’étaient pas encore très nombreux à cette époque et nous étions à l’aise dans les salons du rez-de-chaussée. Les danses ne se terminaient qu’au jour. (...) C’est ainsi qu’il [Augagneur] organisa plusieurs bals travestis où lui-même ne dédaignait pas le déguisement qui le cachait à la foule des invités. Les fêtes officielles sont très goûtées »24. Indéniablement, ces rencontres renforcent une identification de groupe et empêchent toute « compromission » avec les colonisé-es. De même, on comprend mieux l’absence de conflits importants avec l’administration, lorsque, après ces « fêtes », un fonctionnaire peut se présenter à tous les services administratifs et être reçu sans avoir à demander audience. Les relations qui se créent renforcent un certain fonctionnement au cas par cas, fournissent un « carnet d’adresses » qu’un simple instituteur de France aurait peu de chances d’avoir, et qui sert en cas de problème avec l’administration régionale, ou même lors du retour en métropole.
- 25 Bulletin du Comité de Madagascar, Union des femmes de France, quatrième année, 11, 5 septembre 1898 (...)
- 26 Gouvernement général de Madagascar et Dépendances, Guide-annuaire de Madagascar, 1905, Tananarive, (...)
19Il est difficile de savoir si ce qui est valable pour des instituteurs l’est également pour des institutrices. Les attentes de cette société coloniale à l’encontre de ces dernières ne sont certainement pas les mêmes que celles placées sur leurs collègues masculins. Aucune source directe ne permet la comparaison de ces mémoires avec ceux d’une enseignante. Quelques faits peuvent cependant être soulignés. Il existe par exemple à Madagascar une Union des femmes de France, créée en 1898, qui regroupe des femmes de coloniaux et fait office de comité d’œuvre sociale25. Si Marthe Gallieni assure la présidence d’honneur du comité de Tananarive, aucune institutrice n’est membre d’un bureau des trois comités existant en 1914 et rassemblant 18 femmes26. Cette association regroupe des femmes d’un certain « statut social » ; la question est évidemment de savoir si les institutrices y ont leur place, et comment sont perçus leur propre « statut social » et leur occupation salariée.
- 27 Les dossiers sont composés de trois parties. La première est remplie par le ou la fonctionnaire, av (...)
20Si on analyse les dossiers administratifs disponibles des fonctionnaires de l’enseignement exerçant à Madagascar au début du XXe siècle, on relève des éléments dans le dossier de certaines institutrices qui ne figurent jamais dans ceux de leurs collègues masculins27.
- 28 Archives départementales de Paris, dossier Philippe (né Mervoyer) Jeanne Marie.
- 29 Amicale de l’enseignement primaire et laïque de Madagascar et Dépendances, 3, première année, Tanan (...)
21Jeanne Mervoyer, institutrice parisienne, est recrutée à Madagascar en tant que titulaire en 1907. Dans son premier dossier administratif, en 1908, il n’existe aucune information dans la partie à remplir par le chef de service, mais un commentaire en fin de page : « Quelques bruits fâcheux avaient circulé sur la tenue sociale de cette institutrice au moment de son arrivée à Majunga. Au point de vue professionnel Mlle Mervoyer semble instruite et consciencieuse. Promotions : néant. Ch. Renel ». Et l’administrateur de province d’écrire : « Mlle Mervoyer a tout ce qu’il faut, bonne volonté comprise, pour faire une excellente institutrice. Il serait à désirer toutefois tant pour le bon renom de l’administration que pour le sien propre que le projet de fiançailles ou de mariage, dont elle a entretenu mon prédécesseur, ait bientôt une suite, s’il n’est point irréalisable »28. On comprend à travers ces quelques lignes tout le poids social qui pèse sur ces institutrices dès leur arrivée et la façon dont elles sont jugées par rapport aux attentes, aux normes en matière de « moralité » de la société coloniale, et non directement par rapport à leur travail. Apparaissent aussi la proximité et la force du contrôle social qui donne le droit à un administrateur de province de les « entretenir » de projets de mariage, celui-ci semblant être dans cette situation la clef de l’acceptation coloniale. Ces remarques sur la « tenue sociale » continuent d’ailleurs à être inscrites au dossier de Jeanne Mervoyer par Charles Renel, sous cette forme : « sa tenue et sa conduite, qui au début avaient laissé à désirer, ne donnent plus lieu à critiquer ». On apprend en 1911 « le mariage de Mlle Mervoyer avec M. Philippe, pharmacien à Tananarive »29. Et à partir de 1911, plus une référence ou critique sur son comportement n’est mentionnée dans le dossier.
22Un autre point est également souvent souligné dans les dossiers féminins, bien plus que dans les dossiers masculins : les faiblesses physiques et les maladies chroniques face aux climats malgaches, avec le distinguo entre côtes « malsaines » et hauts plateaux réputés « vivables pour un Européen ».
- 30 Centre des Archives d’Outre mer, FM, EE/II/2590/2/ Mme Rolet née Alvinerie.
- 31 Dominique Ranaivoson, Madagascar, dictionnaire des personnalités historiques, Editions Sépia, 2005.
- 32 Mémoires de Sosthène Pénot. Archives privées.
23Le cas de Jeanne Mervoyer n’est pas isolé. Un autre exemple intéressant est celui de Marie-Thérèse Alvienierie (épouse Rolet), qui arrive en 1908 à Madagascar. Son dossier mentionne, en 1909, « institutrice intelligente, possédant une bonne instruction professionnelle ; a mal tenu sa classe et montré peu de conscience dans son service à l’Ecole européenne de Farafangana ; semble s’être ressaisie et fait preuve maintenant de zèle et d’exactitude. A montré beaucoup d’imprudence et d’étourderie dans sa tenue sociale. Propositions : néant. Ch. Renel ». Au verso de cette page le gouverneur général Victor Augagneur ajoute lui-même : « Les notes du chef de service, quant à la tenue sociale de Mme Rolet ne sont pas justes. Les faits auxquels fait allusion M. Renel ont donné lieu à une enquête, dont la conclusion fut que madame Rolet très honorablement mariée depuis un an avait été calomniée par un fonctionnaire prétendant éconduit. Et je crains que cette impression défavorable de M. Renel sur la conduite privée de cette institutrice, ne l’ait [influencé] dans ses appréciations sur sa valeur professionnelle »30. Micro-société marquée par la prédominance du mariage comme valeur d’acceptation, et où la vie privée est soumise à enquête administrative. Le fait que Charles Renel, directeur de l’enseignement durant la majorité de la période étudiée, signe ces « accusations » est d’autant plus intéressant qu’outre le fait qu’on ne trouve jamais de critiques semblables de sa part dans les dossiers des instituteurs, il s’agit d’un écrivain à succès à Madagascar, qui s’inspire en partie d’écrits ethnographiques réalisés par des enseignants du service31. Le « décivilisé » (1923), La Fille de l’Ile Rouge (1924) et L’oncle d’Afrique ou la Métisse (1926) traitent pour beaucoup des relations sexuelles et des rapports de genre entre colonisateurs et colonisées. Un sujet qu’il connaît bien puisque, marié avec une métropolitaine présente à Madagascar, qui ne peut avoir d’enfant32, il a un fils avec une Malgache.
Travailler
24Pour mieux comprendre la situation de ces enseignantes dont une des spécificités intrinsèques est de travailler pour l’Etat colonial sous couvert de « mission civilisatrice », il est intéressant non seulement de recouper à la fois les objectifs et le type d’enseignement dispensé – par elles en particulier – mais aussi d’aborder quelques aspects concrets de leur carrière et la façon dont elles participent à leur organisation professionnelle.
Enseignement colonial, enseigner à Madagascar
- 33 Claude Carpentier, Nadir Marouf, Langue, école, identité, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 33.
25La IIIe République (1870-1939) marque clairement une époque où l’école, en tant qu’institution sociale majeure, se développe en termes quantitatifs (nombre d’écoles, d’élèves et d’enseignants). L’école est un outil dans la construction de l’unité nationale et dans la formation de « citoyens républicains », par l’intériorisation de valeurs, la normalisation des comportements et l’inculcation de traits culturels communs33. C’est cette école, son enseignement et ses « hussards noirs », qui sont érigés en modèles par Jules Ferry, promoteur de l’école laïque et obligatoire, ardent défenseur de la politique coloniale qui doit permettre à la France de « civiliser » les « races inférieures ». En dehors d’un affichage public et politique, l’Etat français ne cherche pas, si ce n’est pour ses colons et coloniaux, à reproduire aux colonies son système d’enseignement. Ainsi, la majorité des colonisés qui passent par l’école coloniale à Madagascar ont accès à un enseignement « de premier degré » basé sur quelques rudiments de français, des notions d’hygiène et « de respect de la France et des Français ». Dans sa forme réelle, l’enseignement colonial à Madagascar correspond bien à celui d’une colonie d’exploitation.
- 34 A Madagascar, le terme « officiel » est préféré à celui de « laïc ». Il est utilisé pour marquer la (...)
- 35 André You, Madagascar, Histoire – Organisation – Colonisation, Paris, Berger-Levrault, 1905, p. 308
26Les écoles officielles34 du « premier degré » pour les Malgaches sont mixtes sauf quelques heures par semaine : les garçons apprennent des travaux manuels et agricoles pendant que les filles apprennent des travaux « ménagers ». Il existe des formations de « second degré » non mixtes « pour les jeunes gens plus intelligents [qui reçoivent] une instruction relativement supérieure leur permettant d’être d’utiles auxiliaires de l’autorité française »35.
- 36 A. Du Boahlen (dir.), Histoire générale de L’Afrique, tome 7, L’Afrique sous la domination colonial (...)
- 37 Ministère des Colonies, Madagascar, rapport annuel, situation générale de la colonie pendant l’anné (...)
27Dans ces propos, il ne s’agit que de la suite d’études pour des garçons, encadrés par des travailleurs malgaches sous la direction d’instituteurs français dans des établissements appelés « écoles régionales ». La section professionnelle prépare aux métiers du bois, du fer, de la céramique, du charronnage ou de la charpente de marine, tandis que la section générale prépare le concours d’accès à l’école Le Myre de Vilers (troisième degré) située à Tananarive, où sont formés les fonctionnaires malgaches. Ces jeunes qui reçoivent un enseignement plus général vont constituer une nouvelle élite au sein de la société malgache, mais restent écartés des réels postes à responsabilité par le système colonial36. Une partie des écoles régionales dispose « d’écoles ménagères », dirigées par des institutrices françaises, où travaillent également des « maîtresses de couture » malgaches ; un rapport officiel de 1909 précise même que « les élèves continuent les études commencées et y apprennent, si elles le désirent, un métier approprié à leur sexe : couturière, dentellière, etc. »37.
- 38 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D8, Rapport du service de l’enseignement 1913.
- 39 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D15, Rapport du service de l’enseignement 1917.
28L’enseignement pour Européens est calqué sur celui de la métropole ; il comprend des écoles primaires (pour partie mixtes) et deux lycées non mixtes situés à Tananarive assurant les cours de la dixième au baccalauréat. La majorité du personnel de chaque établissement est constituée d’institutrices et d’instituteurs. Le nombre de professeur-es disposant du bac et parfois licencié-es croît surtout après la Première Guerre mondiale. La période de guerre coïncide également avec la mobilisation de quatorze instituteurs (sur trente), la moitié à Madagascar, l’autre en France38, ainsi qu’avec une féminisation du personnel du Service de l’Enseignement et le recours à plus d’auxiliaires. Cela pose d’ailleurs problème à Charles Renel : « On verra au chapitre des répercussions de la guerre à quel point le fonctionnement de mon service s’est trouvé gêné pendant l’année 1917 par la pénurie de personnel européen et particulièrement d’instituteurs. Dans le dernier trimestre de 1917, sur un personnel d’un peu plus de 100 agents, il y avait en service 31 auxiliaires, tant dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement primaire et indigène. Cette proportion est d’autant plus excessive que la plupart de ces agents, recrutés sur place, est très au-dessous de la moyenne. (...) A l’école Le Myre de Vilers enfin, et dans d’autres établissements, des institutrices tiennent la place d’instituteurs »39.
Salaires, carrières, et organisation collective
29Il est impossible ici de comparer l’ensemble des carrières des hommes et des femmes du Service de l’Enseignement officiel au cours de la période étudiée. Mais quelques éléments peuvent permettre de mieux cerner les spécificités concernant ces femmes dans leur statut d’enseignantes.
- 40 Gouvernement général de Madagascar et Dépendances, Annuaire général de Madagascar, 1914, Tananarive (...)
30Les différences de salaires s’expliquent avant tout par le statut (titulaire ou auxiliaire) mais aussi par les primes diverses (direction, logement, représentation...) et principalement, chez les titulaires, par leur classe. Les classes, ancêtres des échelons de carrière, sont au nombre de huit et vont de la sixième, la plus basse, à « hors classe supérieure ». Jusqu’en 1911, le changement de classe se fait au choix, sur proposition du chef de service, validation du gouverneur général et acceptation du ministère des Colonies. A partir de 1911, sur revendications de l’Amicale de l’enseignement primaire et laïque de Madagascar et Dépendances, la moitié des promotions se fait à l’ancienneté dans la classe. En 191440, le service compte quatre hommes à la direction (un chef et trois inspecteurs), onze hommes dans le secondaire (principal, professeur), trente-cinq institutrices et vingt-neuf instituteurs. Malgré le nombre d’individus relativement faible pour une étude statistique, la comparaison des répartitions par classe, des moyennes d’âge et des moyennes de temps de carrière du personnel primaire, permet d’entrevoir quelques tendances du déroulement des carrières. Les femmes sont surreprésentées dans les dernières classes. La comparaison avec la moyenne d’âge et le temps de carrière montre que non seulement elles sont souvent plus vieilles mais qu’en plus elles n’ont jamais moins d’expérience dans l’enseignement que leurs collègues masculins. Il semble donc que l’avancement « au mérite », « au choix », favorise les hommes plutôt que les femmes, état de fait qui n’est bien sûr pas propre à la situation coloniale. Il est difficile de savoir à quel niveau administratif s’exerce cette politique : Charles Renel se plaint régulièrement du fait que ses propositions de promotions ne soit pas suivies par le ministère des Colonies, argument classique dans la gestion administrative.
- 41 Paul Hubert Rallion, Les fonctionnaires à Madagascar, Tananarive, Imprimerie du Progrès de Madagasc (...)
31D’autres éléments influent également sur les salaires. Les postes de direction, répartis entre hommes et femmes suivant le type d’enseignement, sont accompagnés d’une prime. En 1914, il y a onze directeurs et cinq directrices. Les institutrices mariées à un instituteur, dans la logique du « chef de famille », perdent un tiers de la prime de logement et un tiers de l’indemnité représentative quand elles sont dans la même ville que leur mari41.
- 42 Amicale de l’enseignement primaire et laïque de Madagascar et Dépendances, 1, première année, 1er j (...)
- 43 Etre membre du bureau de l’association demande d’être présent-e à Tananarive.
32En 1911, sous l’impulsion d’institutrices et d’instituteurs en poste à Tananarive, se crée (avec l’aval du chef de service et du gouverneur général), une Amicale, regroupement corporatiste similaire à ceux existant alors en métropole42. Cette amicale se transforme en section du Syndicat national des instituteurs et institutrices de France et des Colonies (SNI) en 1921, après quelques années de non-activité. En deux ans à peine, l’amicale va regrouper la quasi-totalité du personnel primaire « européen » de l’île43. Sur les huit postes, en 1911, 1912 et 1913, seule la vice-présidence, « réservée » à une institutrice est occupée par une femme. Les autres (président, secrétaire, trésorier, archiviste, membres de la commission) sont masculins. Sachant que les femmes représentent la moitié des membres de l’amicale, que certaines se présentent pour être membre de la commission mais ne sont pas élues, on peut en déduire que leur suffrage va prioritairement aux candidats masculins, ce qui n’a rien de surprenant à cette époque. Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour voir des femmes entrer dans la commission ou occuper des postes comme celui de trésorière.
33A sa création, le principal combat de l’Amicale est de remplacer l’avancement au choix par un système d’avancement à l’ancienneté, qui serait d’ailleurs favorable à grand nombre d’institutrices. L’Amicale critique notamment le mode de notation qui ne peut être que partial, voire absurde. Dans le développement de l’argumentaire, les écrits des rapporteurs, validés par les amicalistes, éclairent un peu plus la place (ou la non-place) des institutrices : « Beaucoup d’instituteurs et d’institutrices ont une direction et n’ont à se plier à aucune discipline. D’autres ont comme adjointes leurs femmes qui, d’après le Code, sont forcément soumises à leurs maris. (...) Il ne saurait s’établir de choix parmi les agents au point de vue de la moralité. Il n’y a pas plus de degrés dans la moralité que dans l’honnêteté. On est : honnête ou malhonnête, on est : moral ou immoral. Et la place d’un agent immoral n’est pas dans l’enseignement. (...) Ce choix [la promotion] peut se faire en tenant compte des charges de famille, de l’insalubrité des postes occupés, de la cherté de la vie dans les diverses régions et du cumul des traitements. Il est, en effet, de justice élémentaire que l’instituteur chargé de famille passe avant le ménage sans enfant ou le célibataire ; que l’agent qui occupe un poste au climat débilitant ait quelque avantage sur celui qui vit dans une localité saine ». Dans les écrits de l’amicale, on ne trouve toutefois aucune critique quant aux baisses de primes concernant les femmes mariées, le statut des auxiliaires ou la répartition genrée des postes.
Conclusion
34Femmes travaillant dans le domaine colonial, les enseignantes sont susceptibles, comme en métropole, de se retrouver dans une position de double domination, dans la vie privée comme dans l’enseignement, alors qu’elles participent en même temps au processus de domination coloniale. La société construite à Madagascar semble vouloir contrôler au maximum celles qui arrivent célibataires, dont l’autonomie fait peur à un système qui considère le mariage comme une nécessité absolue pour sa vitrine coloniale « civilisatrice » à destination des populations colonisées « non évoluées ». Pourtant, si ces aspects sont portés par des courants coloniaux cherchant à faire s’expatrier des femmes à la fin du XIXe siècle, il faut essayer de relativiser ce contrôle social. La vie quotidienne est difficile à retracer mais semble montrer que si le mariage est une obligation, les divorces sont monnaie courante. En outre, une partie des enseignantes arrivent déjà mariées et ne subissent pas les mêmes pressions.
35Par ailleurs, les Réunionnaises ne sont pas considérées de la même manière. Elles sont perçues par leur direction et la majorité de leurs collègues statutaires comme un « faux personnel européen », un « pis-aller », constituant avec l’ensemble des originaires de la Réunion un « sous-groupe », pourtant numériquement prépondérant, stigmatisé dans la société coloniale. Ces femmes instrumentalisées dans une logique racialiste voient tout de même leur vie sociale limitée au groupe des colonisateurs, quand cette société accepte pour les hommes des relations, y compris sexuelles, avec les colonisé-es.
36Dans le cadre salarial, la participation directe à la justification officielle de la « mission civilisatrice » de l’Etat colonial ne concerne que les rares directrices de l’école des enfants métis et celles dirigeant les quelques Ecoles ménagères. Ces écoles sont de surcroît considérées comme secondaires par l’administration coloniale, cantonnant les Malgaches qui y accèdent à une formation « pour femmes ». Les autres enseignantes travaillent dans l’enseignement européen primaire et secondaire, les classes mixtes leur étant « naturellement » réservées. Le statut donne un degré de responsabilité inférieur aux auxiliaires, principalement femmes et Réunionnaises, qui se retrouvent sous la direction des titulaires ou à des postes autonomes jugés non prioritaires (classes primaires mixtes sur les côtes, par exemple). Les titulaires se retrouvent lésées dans le système d’avancement de carrière, par un principe presque invisible de discrimination en faveur des hommes. Si l’amicale crée la force du collectif, elle ne se soucie pas de ces questions.
37Bien d’autres facteurs liés aux réalités économiques, sociales et culturelles de l’époque peuvent expliquer ces « expatriations ». Il serait intéressant d’étudier l’attractivité du voyage et de l’exotisme (alors inabordables pour cette profession), mais aussi d’interroger les éventuelles motivations familiales de ces départs. D’autres champs sont à développer (sexualités, catégorisations coloniales…) pour comprendre plus en détail le fonctionnement de genre de cette société coloniale, et ses interactions avec les rapports entre populations colonisatrices et colonisées ainsi qu’avec la société métropolitaine.
Notes
1 Le protectorat français sur Madagascar fut mis en place en 1885, sans consultation des Malgaches ni du pouvoir traditionnel Mérina, et ne fut reconnu par l’Angleterre et l’Allemagne qu’en 1890.
2 Noëlle Pasqualini, Etude démographique de la population française de Madagascar, de 1915 à 1960, mémoire de maîtrise de démographie sous la direction de Y. G. Paillard, Université de Provence, IER d’histoire et IHPOM, 1990, p. 35. Ces données ne tiennent pas compte des militaires. En 1909, il y aurait 3 166 « Français nés en France », 4 440 « Français nés aux colonies » principalement à la Réunion, 2 088 « Etrangers non asiatiques », 3 602 « Asiatiques », 1 978 « Africains » et 2 691 387 « Malgaches » dont 1 005 « Métis », soit une population totale de 2 705 661 personnes (p. 34).
3 Francis Koerner, Histoire de l’enseignement privé et officiel à Madagascar, 1820-1995, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 122.
4 La MLF est créée avec le soutien de l’Alliance française et de francs-maçons. Elle a un comité de patronage qui compte dès l’origine des personnalités politiques de premier plan (Jaurès, Etienne), des « noms » du colonialisme (Beau, Binger, Revoil, Gallieni), des personnalités symboliques (Mesdames Paul Bert et Jules Ferry). La MLF fait partie de ce qui est appelé « le parti colonial ». Elle cherche à répondre à plusieurs « lacunes » d’un enseignement colonial qui emploie des enseignant-es non préparé-es à la vie coloniale ou des coloniaux, des anciens militaires, non préparés à l’enseignement. Elle se pose également dans une optique de concurrence avec les missions religieuses. La MLF crée l’école Jules Ferry à Paris, apportant chaque année un complément de formation à une quinzaine d’institutrices et d’instituteurs. L’école ne survit pas à la Première Guerre mondiale. Voir Simon Duteil, Les enseignants formés à l’école Jules Ferry de la Mission laïque française (1902-1914), DEA, Université du Havre, 2003.
5 Catherine Jacques et Valérie Piette, « L’Union des femmes coloniales (1923-1940). Une association au service de la colonisation », in Anne Hugon (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale. Afrique-Asie XXe siècle, Paris, Karthala, 2004, p. 98.
6 Entretien avec Andrée Duteil, juillet 2001. Andrée Duteil (1908-2006) a vécu durant l’entre-deux-guerres à Madagascar. Son père, Sosthène Pénot, fut instituteur à Madagascar (1904-1932), de même que son époux (1919-1945).
7 Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 381.
8 Joseph Chailley-Bert, Gabriel-Paul D’Hausonville, L’émigration des femmes aux colonies, Paris, Armand Colin, 1897, p. 5.
9 Ibid., p. 52.
10 Ibid., p. 4-5.
11 Anne Hugon, « La redéfinition de la maternité en Gold Coast, des années 1920 aux années 1950 : projet colonial et réalités locales », in Anne Hugon (dir.), Histoire des femmes..., op. cit., p. 145.
12 Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier, La femme au temps des Colonies, Paris, Stock, 1986, p. 90.
13 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 6(10)D4, école des enfants métis. Cette école mixte est fondée en 1902 par la Société d’assistance et de protection des enfants métis, créée par le docteur Fontoynont, directeur de l’école de médecine. Cette société financée en partie par le gouvernement général et par ses cotisants, est créée en 1900. Elle a pour but affiché « de secourir à Tananarive les enfants métis dans l’indigence ; de leur assurer, en cas de maladie, des soins médicaux à domicile ; de leur donner une éducation autant que possible exclusivement professionnelle ». Elle devient, pendant la période Augagneur (1905-1910), « société de secours et d’assistance de l’enfance ». Son vice-président est Charles Renel et l’on trouve également dans le bureau un inspecteur et un instituteur. Un autre aspect de cette société est l’existence de « dames assistantes » nom donné aux femmes voulant s’y investir. Elles ont pour vocation de « visiter les enfants, s’enquérir de la situation des mères en instance de secours, et requérir les adhésions parmi les habitants de Tananarive ». Elles sont représentées au bureau. Il est clair qu’il s’agit de donner une place aux femmes de fonctionnaires au sein d’une « œuvre charitable » placée au cœur du processus de colonisation, les renvoyant ainsi vers une position de « régisseuse du privé », là où les hommes décident de la politique et des objectifs. A Tananarive en 1898, sont recensés 81 enfants métis « sans père », dont certains ont la même mère, et 36 dont le père est connu (30 sont soldats).
14 Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier, op. cit., p. 90.
15 Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 382.
16 Mission laïque française, dossiers des élèves de l’école Jules Ferry, G4.200/A024.10 Hym Marie.
17 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D7, Rapport du service de l’enseignement 1912.
18 Sous sa direction, le service va recruter son personnel à la sortie de l’école Jules Ferry de la MLF, qui demande également ces diplômes comme condition d’entrée. Le BE sanctionne la fin des études primaires supérieures, le BS, considéré comme la voie royale pour entrer dans la profession, s’obtient après trois ans d’école normale, le CAP permet la titularisation des enseignants et des enseignantes et s’obtient après plusieurs années de « suppléances ». Les instituteurs doivent également avoir rempli leurs obligations militaires.
19 Professeur pendant près de trente ans « à Gallieni », le lycée pour garçons de Tananarive, il a publié de multiples ouvrages pédagogiques et est membre de l’Académie malgache.
20 Georges Sully Chapus, L’organisation de l’enseignement à Madagascar sous l’administration du Général Gallieni 1896-1905, thèse principale pour le doctorat ès-lettres, Faculté de lettres de l’Université de Montpellier, 1930, p. 205-206.
21 Ibid., p. 231.
22 Claude Bavoux, Les Réunionnais de Madagascar de 1880 à 1925, thèse sous la direction de Françoise Raison-Jourde, Université de Paris VII, 1997, p. 5.
23 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D11, Rapport du Service de l’Enseignement 1914.
24 Mémoires de Sosthène Pénot. Archives privées.
25 Bulletin du Comité de Madagascar, Union des femmes de France, quatrième année, 11, 5 septembre 1898, p. 570.
26 Gouvernement général de Madagascar et Dépendances, Guide-annuaire de Madagascar, 1905, Tananarive, Imprimerie officielle, 1905, p. 557.
27 Les dossiers sont composés de trois parties. La première est remplie par le ou la fonctionnaire, avec état civil, diplômes, attentes (promotions, récompenses) et état de service. La deuxième est remplie par le directeur de service ou son remplaçant par intérim. Il s’agit de décrire en détail la conduite de l’agent, ses aptitudes et de donner une appréciation générale. La deuxième partie est remplie par les responsables administratifs extérieurs au service d’enseignement, soit l’administrateur régional, parfois même directement le secrétaire général de la colonie, voire le gouverneur général. Ces dossiers sont envoyés au ministère des Colonies qui valide ou non les promotions.
28 Archives départementales de Paris, dossier Philippe (né Mervoyer) Jeanne Marie.
29 Amicale de l’enseignement primaire et laïque de Madagascar et Dépendances, 3, première année, Tananarive, mars 1911.
30 Centre des Archives d’Outre mer, FM, EE/II/2590/2/ Mme Rolet née Alvinerie.
31 Dominique Ranaivoson, Madagascar, dictionnaire des personnalités historiques, Editions Sépia, 2005.
32 Mémoires de Sosthène Pénot. Archives privées.
33 Claude Carpentier, Nadir Marouf, Langue, école, identité, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 33.
34 A Madagascar, le terme « officiel » est préféré à celui de « laïc ». Il est utilisé pour marquer la quasi-obligation pour les fonctionnaires et responsables malgaches d’y envoyer leurs enfants.
35 André You, Madagascar, Histoire – Organisation – Colonisation, Paris, Berger-Levrault, 1905, p. 308.
36 A. Du Boahlen (dir.), Histoire générale de L’Afrique, tome 7, L’Afrique sous la domination coloniale, 1880-1935, Paris, Comité scientifique international pour la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique (UNESCO), 1987, p. 196.
37 Ministère des Colonies, Madagascar, rapport annuel, situation générale de la colonie pendant l’année 1909, extrait du Journal officiel de la République française des 12, 13 et 14 février 1911, Paris, 1911, p. 19.
38 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D8, Rapport du service de l’enseignement 1913.
39 Centre des Archives d’Outre mer, GGM 5(2)D15, Rapport du service de l’enseignement 1917.
40 Gouvernement général de Madagascar et Dépendances, Annuaire général de Madagascar, 1914, Tananarive, Imprimerie officielle, 1914, p. 86-91.
41 Paul Hubert Rallion, Les fonctionnaires à Madagascar, Tananarive, Imprimerie du Progrès de Madagascar, 1909, p. 55-57.
42 Amicale de l’enseignement primaire et laïque de Madagascar et Dépendances, 1, première année, 1er janvier 1911.
43 Etre membre du bureau de l’association demande d’être présent-e à Tananarive.
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Référence papier
Simon Duteil, « Partir et travailler dans le domaine colonial français. Enseignantes métropolitaines et réunionnaises à Madagascar (1896-1920) », Sextant, 25 | 2008, 141-155.
Référence électronique
Simon Duteil, « Partir et travailler dans le domaine colonial français. Enseignantes métropolitaines et réunionnaises à Madagascar (1896-1920) », Sextant [En ligne], 25 | 2008, mis en ligne le 21 mai 2008, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3947 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3947
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