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Au cours des dernières années, les travaux consacrés à l’histoire des femmes et du genre en situation coloniale se sont multipliés, au point même de voir émerger quelques synthèses proposant un bilan des explorations des liens entre genre et colonialisme. De fait, un rapide coup d’œil sur ces études permet de constater la richesse des pistes de recherches en cours d’investigation : étude des représentations et du lexique de genre colonial, de la construction des féminités et masculinités, mais aussi des expériences concrètes de la colonisation (y compris physiques) en la matière. Les contributions rassemblées dans ce volume rejoignent quelques-unes des lignes de force qu’ont fait émerger ces recherches. Elles sont l’œuvre de chercheurs issus de disciplines différentes (littérature, sciences politiques et histoire), en conformité avec la vocation pluridisciplinaire de Sextant, et concernent des aires géographiques et politiques diverses. Sont ainsi évoqués aussi bien le Maghreb, l’Afrique centrale et subsaharienne, l’Indonésie et les Antilles que l’Empire colonial britannique, français, néerlandais, portugais et belge. Parallèlement au dossier, la rédaction a également tenu à présenter quelques articles qui résultent de recherches en cours ou parallèles, mais qui fournissent néanmoins des perspectives complémentaires et non moins intéressantes.

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Texte intégral

  • 1 Voir notamment P. Levine (ed.), Gender and Empire, Oxford History of the British Empire Companion S (...)
  • 2 E.M. Collingham, Imperial Bodies. The Physical Experience of the Raj, c. 1800-1947, Cambridge, Blac (...)
  • 3 D. Ghosh, « Gender and Colonialism: Expansion or Marginalization? », The Historical Journal, 47, 20 (...)

1Au cours des dernières années, les travaux consacrés à l’histoire des femmes et du genre en situation coloniale se sont multipliés, au point même de voir émerger quelques synthèses proposant un bilan des explorations des liens entre genre et colonialisme1. De fait, un rapide coup d’œil sur ces études permet de constater la richesse des pistes de recherches en cours d’investigation : étude des représentations et du lexique de genre colonial, de la construction des féminités et masculinités, mais aussi des expériences concrètes de la colonisation (y compris physiques)2 en la matière. En étudiant les rôles assignés aux personnes selon leur sexe, en soulignant à la fois les similarités et les différences entre les attentes placées sur les hommes et les femmes (colonisateurs et colonisés), en s’interrogeant sur le langage et les représentations sexués véhiculés par la colonisation, ces recherches ont permis de dégager de nouvelles perspectives et de montrer à quel point le genre structure les catégories raciales et sociales de l’impérialisme. La richesse des questionnements et des défis heuristiques soulevés par ces travaux – fort bien soulignés ailleurs et sur lesquels il ne s’agit pas de revenir ici – ainsi que leur expansion, font d’autant plus regretter leur marginalisation persistante dans le champ historique. Force est en effet de reconnaître que leurs apports n’ont que peu touché les travaux qui ne leur étaient pas directement liés3.

2Les contributions rassemblées dans ce volume rejoignent quelques-unes des lignes de force qu’ont fait émerger ces recherches. Elles sont l’œuvre de chercheurs issus de disciplines différentes (littérature, sciences politiques et histoire), en conformité avec la vocation pluridisciplinaire de Sextant, et concernent des aires géographiques et politiques diverses. Sont ainsi évoqués aussi bien le Maghreb, l’Afrique centrale et subsaharienne, l’Indonésie et les Antilles que l’empire colonial britannique, français, néerlandais, portugais et belge. Parallèlement au dossier, la rédaction a également tenu à présenter quelques articles qui résultent de recherches en cours ou parallèles, mais qui fournissent néanmoins des perspectives complémentaires et non moins intéressantes. Il convient également de préciser que la rédaction laisse à chaque auteur la responsabilité de sa contribution.

  • 4 Marie Rodet, dans ce volume.
  • 5 Sur ce sujet, voir également Jean Allman, « Rounding up spinsters: gender chaos and unmarried women (...)

3Consacrées aux colonisations des XIXe et XXe siècles, les contributions s’attachent pour certaines à des analyses à grande échelle, pour d’autres à des explorations qui relèvent davantage de la micro-histoire. Ainsi, Marie Rodet livre une analyse minutieuse et passionnante d’affaires d’abandon de domicile conjugal par des femmes de la région de Kayes (Soudan français) au début du XXe siècle. Ces affaires offrent une opportunité saisissante d’interroger non seulement la perception classique des villes coloniales comme « refuges » pour les femmes colonisées, mais aussi les motivations multiples et la nature des migrations féminines dans l’Afrique coloniale. Comme le souligne l’auteure, « ces migrations qui ne sauraient être résumées à des migrations de rupture, attestent d’une combinaison complexe de stratégies migratoires, à la fois sociales et économiques, dans un contexte colonial mouvant »4 : il s’agit pour ces femmes de négocier de nouveaux espaces et un statut social face à une situation sociale, politique et économique nouvelle et à une administration coloniale pourtant peu encline à accepter la circulation féminine vers les centres urbains5.

4Les aspirations des femmes à la citoyenneté et leur construction en situation coloniale fournissent une autre piste de recherche explorée, de manière très différente, dans deux articles de ce volume. Martine Spensky montre tout d’abord de quelle manière l’impérialisme militant de certaines associations britanniques d’émigration féminines vers l’empire a pu représenter, pour leurs membres et sympathisantes, une « citoyenneté alternative ». L’analyse de la revue The Imperial Colonist, tribune de ces associations d’émigration animée par et pour des femmes, laisse entrevoir à quel point le départ « volontaire » vers les colonies tenait d’une certaine forme de citoyenneté politique.

  • 6 Entre autres Clare Midgley, Women Against Slavery: The British Campaigns, 1780-1870, Londres, Routl (...)

5Contribuer au destin de l’Empire en propageant la britannicité, ses idéaux bourgeois et domestiques et un certain maternalisme colonial apparaît comme un droit et un devoir à la fois. En ce début de XXe siècle, l’émigration féminine vers les territoires impériaux est présentée aux lectrices de The Imperial Colonist comme un acte patriotique, une voie citoyenne qui leur permettra d’influencer le cours de l’histoire impériale. En un sens, ces éléments rejoignent les conclusions d’autres travaux qui ont montré à quel point le « white women’s burden » avait été utilisé par les protagonistes du féminisme impérial en Grande-Bretagne pour faire avancer la cause de leurs propres droits et justifier la nécessité de leur entrée dans la sphère publique6.

6De même, on sait que les féminismes européens du XIXe siècle ont abondamment puisé dans le lexique de l’esclavage pour décrire et dénoncer la subordination des femmes au sein des sociétés occidentales. On sait sans doute moins que des groupes de femmes colonisées ont également eu recours à l’évocation du passé esclavagiste dans la lutte pour leur intégration citoyenne. C’est ce que s’attache à montrer Clara Palmiste dans son article consacré aux revendications des féministes guadeloupéennes au début du vingtième siècle. Les images liées à l’esclavage étaient non seulement utilisées pour dénoncer les conditions de vie misérables des plus pauvres de la colonie, mais aussi pour tenter de sensibiliser les hommes guadeloupéens à la cause des femmes. Rapports de genre, de classe et de race se retrouvent ainsi étroitement imbriqués dans ces discours qui mobilisent la métaphore de l’esclavage comme une arme d’émancipation mais qui, dans le même temps, s’abstiennent – mais plus pour longtemps – de toute critique à l’encontre des féministes métropolitaines et de leurs combats.

7Plus encore peut-être que pour la période coloniale stricto sensu, le genre a été un outil peu utilisé pour comprendre les processus de décolonisation. Comme dans beaucoup d’autres domaines, les premiers travaux sur ce thème se sont essentiellement intéressés à l’action des femmes dans les mouvements de décolonisation. Il est vrai que ces mouvements n’ont longtemps été perçus que comme relevant de la haute politique et de la conquête militaire, autant de domaines dont les femmes étaient supposées exclues. C’est dans cette première perspective que s’inscrit le texte de Dominic Dagenais. L’auteur ne se contente cependant pas d’y retracer les rôles joués par les femmes au sein du Front de libération du Mozambique (principal organe de lutte indépendantiste du pays). Il s’attache aussi à étudier les articulations étroites des projets de libération nationale et de libération des femmes dans ce mouvement anticolonialiste d’inspiration socialiste et montre qu’en dépit d’une volonté affichée de promouvoir l’émancipation féminine, le régime « révolutionnaire » instauré dans les premières zones libérées n’a guère consacré l’égalité des genres espérée par les militantes. Elodie Jauneau pose quant à elle la question de l’engagement des femmes dans l’armée française au cours de la guerre d’Algérie, et souligne à la fois les difficultés d’une telle enquête et les richesses des questions méconnues qu’elle soulève.

  • 7 Pedro Monaville, dans ce volume.

8Au-delà de la question de la place des femmes dans les mouvements et les idéologies de décolonisation, d’autres interrogations ont émergé dans le champ historique, qu’elles concernent les interconnexions entre genre, nationalisme et identités sexuelles ou encore la place du genre et de la sexualité dans les narrations des indépendances. La réflexion de Pedro Monaville sur « le sexe de la décolonisation » est à cet égard particulièrement éclairante. A partir de l’analyse des discours entourant les viols de femmes blanches par des soldats congolais lors de la mutinerie de la Force publique en juillet 1960, Monaville montre comment la cassure de la « romance » coloniale révèle l’importance des rapports de genre dans la structuration de l’imaginaire et de l’ordre colonial. Les viols de ce type, qui n’ont souvent été interprétés que dans le sens d’une « revanche », d’un renversement symbolique de la domination coloniale, ont été investis de sens différents, eux-mêmes objets d’usages multiples, et nous rappellent que « plus qu’un sens peut-être, les violences de l’ancien colonisé contre l’ancien colonisateur ont une histoire »7.

  • 8 R. Ketels, Le culte de la race blanche. Criterium et directive pour notre temps, Bruxelles, éd. Wei (...)
  • 9 Alain Ruscio (éd.), Amours coloniales. Aventures et fantasmes exotiques de Claire de Duras à George (...)
  • 10 Voir Ann-Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule, (...)
  • 11 Christelle Taraud, dans ce volume.

9Les anxiétés suscitées par ces viols trahissent également la portée politique et idéologique de la sexualité interraciale en contexte colonial, qui fait du viol d’une femme indigène par un colonisateur une simple « prise de possession, une conquête du mâle »8, et de la situation inverse une véritable « profanation »9. Ceci a été étudié par de nombreux travaux qui, depuis une quinzaine d’années, soulignent le caractère stratégique du contrôle de la sexualité des colonisateurs comme des colonisés10. Enjeu politique et site d’anxiétés majeur pour le pouvoir colonial, la sexualité fut également au cœur des constructions des hiérarchies raciales. Des constructions pour lesquelles le corps féminin a constitué un lieu privilégié d’exercice, et auxquelles il demeure difficile d’échapper, comme en témoignent les efforts des romancières algériennes contemporaines étudiés par Christine Detrez. Cherchant à déconstruire les clichés orientalistes qui les ramènent sans cesse au harem et au hammam, ces romancières utilisent de multiples stratégies qui ne leur permettent cependant pas toujours de sortir totalement des stéréotypes érotico-exotiques hérités de la colonisation. Ces clichés, loin de se résumer à de simples représentations « désincarnées », sont aussi producteurs d’un ordre colonial qui fonde une politique de domination reposant autant sur l’infériorité supposée des uns que sur la supériorité tout aussi supposée des autres. Comme le résume Christelle Taraud dans sa réflexion sur genre, sexualité et colonisation, cette vision « conforte donc clairement une « colonisation virile » dont le nationalisme exacerbé se traduit, notamment, par la mise en scène et la mise en pratique d’une puissance sexuelle revendiquée comme un élément structurant de l’hégémonie »11. Dans ce contexte – qui vaut pour le Maghreb colonial mais aussi pour de nombreux autres territoires coloniaux – il n’est guère étonnant de constater que les femmes colonisatrices et leur moralité aient fait l’objet d’une surveillance étroite de la part des autorités coloniales. Une surveillance d’autant plus nécessaire qu’outre la démonstration du prestige de la « race blanche », il est ici question de la « mission civilisatrice », dont les Européennes se doivent d’être les relais, particulièrement auprès des femmes colonisées.

10La place particulière des femmes européennes au sein du projet colonial, le caractère ambigu de leurs relations avec les colonisées sont des thèmes relativement bien étudiés par la littérature historique. Claudine Guiard et Simon Duteil reviennent sur ces questions dans leurs études de cas portant – respectivement – sur les femmes européennes en Algérie entre 1830 et 1939 et sur les institutrices exerçant à Madagascar au tournant des XIXe et XXe siècles. Tous deux mettent également en lumière le contrôle social qui s’exerce sur les colonisatrices.

  • 12 Vanessa Gémis, dans ce volume.

11Deux autres contributions, signées par deux spécialistes de la littérature cette fois, abordent également ces thématiques. Vanessa Gémis nous ramène au Congo, avec l’analyse de la production littéraire de Fernande Roger-Ransy, coloniale et incarnation du « type même de la femme de lettres socialement admise »12. Mettant en scène le microcosme de la société coloniale belge, son œuvre théâtrale se révèle à la fois critique et complaisante, mondaine et maternaliste. Elle trahit ainsi toute la complexité de la position de son auteure qui dénonce au passage l’immoralité et l’extravagance supposées des milieux coloniaux au Congo. Ce souci d’assainissement moral de la colonie est partagé par les cinq auteures néerlandaises du « Compartiment des dames », étudiées par Stéphanie Loriaux, qui affirment elles aussi leur souci d’une société coloniale réformée, qu’il s’agisse de leur « monde propre » ou du « monde de l’Autre ». Longtemps méprisées, ces auteures ont été sans surprise reléguées aux marges de la littérature du XIXe siècle, doublement marginalisées par leur appartenance à un genre considéré comme mineur – la littérature coloniale – et au sexe féminin. Leurs écrits, souvent décrits comme des historiettes exotico-sentimentales de seconde zone, témoignent pourtant de qualités littéraires indéniables. Mais surtout, ils offrent une vision unique de la confrontation historique et psychologique des femmes européennes à la société coloniale néerlandaise, à son quotidien et à son organisation.

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Notes

1 Voir notamment P. Levine (ed.), Gender and Empire, Oxford History of the British Empire Companion Series, Oxford, Oxford University Press, 2004 et Angela Woolacott, Gender and Empire, New York, Palgrave McMillan, 2006.

2 E.M. Collingham, Imperial Bodies. The Physical Experience of the Raj, c. 1800-1947, Cambridge, Blackwell, 2001; T. Ballantyne et A. Burton (ed.), Bodies in Contact: Rethinking Colonial Encounters in World History, Durham, NC, Duke University Press, 2005.

3 D. Ghosh, « Gender and Colonialism: Expansion or Marginalization? », The Historical Journal, 47, 2004, p. 737-755.

4 Marie Rodet, dans ce volume.

5 Sur ce sujet, voir également Jean Allman, « Rounding up spinsters: gender chaos and unmarried women in colonial Asante », Journal of African History, 37, 1996, p. 195-214 et Barbara Cooper, Marriage in Maradi. Gender and Culture in a Hausa Society in Niger, 1900-1989, Portmouth, NH, Heinemann, 1997.

6 Entre autres Clare Midgley, Women Against Slavery: The British Campaigns, 1780-1870, Londres, Routledge, 1992 et Antoinette Burton, Burdens of History: British Feminists, Indian Women, and Imperial Culture, 1865-1915, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994.

7 Pedro Monaville, dans ce volume.

8 R. Ketels, Le culte de la race blanche. Criterium et directive pour notre temps, Bruxelles, éd. Weissenbruch s.a., 1935, p. 199.

9 Alain Ruscio (éd.), Amours coloniales. Aventures et fantasmes exotiques de Claire de Duras à Georges Simenon, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 31.

10 Voir Ann-Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2002.

11 Christelle Taraud, dans ce volume.

12 Vanessa Gémis, dans ce volume.

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Pour citer cet article

Référence papier

Amandine Lauro, « Introduction »Sextant, 25 | 2008, 7-11.

Référence électronique

Amandine Lauro, « Introduction »Sextant [En ligne], 25 | 2008, mis en ligne le 21 mai 2008, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3877 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3877

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Auteur

Amandine Lauro

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