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Équivoques

Le genre de l’homme sensible dans le premier XIXe siècle. Esquisse d’une masculinité équivoque

The Gender of the Sensitive Man in the First Nineteenth Century: Outline of an Equivocal Masculinity
Deborah Gutermann
p. 297-310

Résumés

Si, au XVIIIe siècle, la sensibilité était attachée à la raison et à la recherche du bonheur, au tournant du siècle suivant elle se voit, sous la plume des écrivains contre-révolutionnaires, retranchée du côté du sentiment et de l’obscure mélancolie. Ainsi, les héros romantiques dont le moi exulte, au sein des fictions, opposent à la virilité et aux codes de l’honneur défendus par le discours social bourgeois dominant, un idéal « sensible » qui repose sur l’exaltation du sentiment et la sublimation de « la » femme aimée. C’est à partir d’un panel d’écrits autobiographiques et de correspondances que nous aimerions explorer les différentes dimensions du modèle « masculin sensible » proposé par les romantiques ainsi que ses échos au sein de la société. Afin d’explorer ces aspects, nous nous attacherons dans un premier temps à la mise en scène du cadre solitaire qui permet l’expression de la sensibilité conçue comme un code identitaire implicite, puis nous l’envisagerons comme mode de rapport à l’autre sexe.

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Texte intégral

  • 1 Bénichou, P., Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïqu (...)
  • 2 Au sens où ils traversent les limites traditionnelles qui séparent le masculin et le féminin.
  • 3 Larousse, P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1866-1873, artic (...)
  • 4 Elias, N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1969).
  • 5 A propos des usages du roman et du lectorat : voir Lyon-Caen J., La lecture et la vie. Les usages d (...)
  • 6 Voir Houbre, G., « Les lois du genre. Identités, pratiques et représentations sociales et culturell (...)
  • 7 Voir Heinich, N., L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallima (...)
  • 8 Lejeune, Ph., Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996.
  • 9 Challamel, A., Souvenirs d’un hugolâtre. La génération de 1830, Paris, J.L. Lévy, 1885, p. 119. Les (...)

1Si, au XVIIIe siècle, la sensibilité était attachée à la raison et à la recherche du bonheur, au tournant du siècle suivant, elle se voit, sous la plume des écrivains contre-révolutionnaires, retranchée du côté du sentiment et de l’obscure mélancolie1. Ainsi, les héros romantiques dont le moi exulte, au sein des fictions, opposent à la virilité et aux codes de l’honneur défendus par le discours social bourgeois dominant, un idéal « sensible » qui repose sur l’exaltation du sentiment et la sublimation de « la » femme aimée. A la dichotomie qui oppose les emportements du cœur « féminins » à la raison froide inhérente au modèle masculin, le romantisme semble proposer des idéaux « transgenres »2. Mais la sensibilité n’est pas seulement liée à l’émotivité et à la sentimentalité. Désignant en général « la faculté de sentir et d’éprouver des impressions physiques, mais aussi morales »3, elle renvoie aussi à une esthétique, à une certaine intelligibilité de la nature, ainsi qu’à un élitisme du « beau ». S’intéresser à la figure de l’homme sensible à l’époque du romantisme, c’est s’interroger sur la spécificité de ce moment où la mise en scène des émotions, des débordements qui résultent de l’exaltation sentimentale, s’inscrivent dans un processus de réaction à la contrainte et à la maîtrise de soi imposées par la société et analysées par Norbert Elias4. La question que nous aimerions poser est celle de la réception de ce modèle « sensible » : comment les lecteurs se sont-ils approprié ce modèle romantique5 ? Au-delà de la trivialité des modèles éducatifs et des codes de sociabilité brutaux qui régissent le groupe masculin, quelle fonction les romans ont-ils occupé6 ? En tant que romans d’apprentissage, ont-ils contribué à façonner l’idée que les jeunes hommes et les jeunes femmes se font de la masculinité ? L’analyse des écrits autobiographiques et des correspondances émanant de la bourgeoisie permet d’entrevoir deux étapes de cette construction identitaire sexuée : celle qui établit comment l’auteur-e s’auto-perçoit et ensuite comment il ou elle souhaite se présenter à autrui7. Parallèlement, les discours que les femmes produisent sur les hommes et leur idéal masculin nous renseignent sur une autre dimension de l’identité : celle construite par l’Autre. Si la pratique de l’écriture de soi comporte une déformation inhérente au genre littéraire8 – les jeunes lecteurs ayant tendance à écrire à la manière des auteurs qu’ils lisent cette déformation même renseigne sur l’appropriation d’un modèle qui, nous le supposons, a une valeur davantage symbolique qu’esthétique et peut se comprendre comme une mise en acte du processus d’identification au héros. Ainsi, lorsque le jeune Augustin Challamel dit, dans ses Souvenirs d’un hugolâtre, remplir son Journal intime de « phrases à la Werther et à la Chatterton »9, l’imitation stylistique est censée renvoyer directement à un état d’âme similaire à celui du héros. Nous pouvons supposer que c’est ainsi par une mise en scène de soi comparable à celle que la fiction donne à voir que le jeune homme témoigne de la force discursive du modèle romantique. Si les fictions semblent travailler l’imaginaire des lecteurs en quête d’identification et de modèles héroïques, force est de constater la dualité des représentations qui le façonnent et associent de manière antagoniste la masculinité « sensible » à la masculinité « virile ». Alors que dans la première la sublimation se substitue à la possession, dans la seconde la preuve sexuelle fait autorité et repose sur la capacité à séduire une « maîtresse ». Si ces deux modèles paraissent antagonistes, l’une n’est que l’envers de l’autre, et ils coexistent dans l’imaginaire des jeunes hommes, tout autant qu’ils attestent d’une manière radicalement différente de prendre en considération la nécessité de la preuve sexuelle dans l’apprentissage de la masculinité. C’est à partir d’un panel d’écrits autobiographiques et de correspondances que nous aimerions explorer les différentes dimensions du modèle « masculin sensible » proposé par les romantiques ainsi que ses échos au sein de la société. Afin d’explorer ces aspects, nous nous attacherons dans un premier temps à la mise en scène du cadre solitaire qui permet l’expression de la sensibilité conçue comme un code identitaire implicite, puis nous l’envisagerons comme mode de rapport à l’autre sexe.

L’expérience solitaire du retour à la nature ou la sensibilité du mystique

  • 10 Voir Juden, B., Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français, Paris, Kli (...)
  • 11 Roman publié en 1782 à titre posthume.
  • 12 Groethuysen, B., Philosophie de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1956.
  • 13 Voir à cet égard Vidal-Naquet, P., Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 2005, et Lalanne, S., Un (...)

2Les héros solitaires qui parcourent la nature en se laissant aller à la rêverie et aux élans de l’imagination peuplent les œuvres romantiques10 et poursuivent la tradition littéraire inaugurée par Rousseau dans les Rêveries d’un promeneur solitaire11. Héritage des Lumières, la représentation du retour à la nature symbolise l’abandon de l’état d’« homme de l’homme » pour se rapprocher de celui de « l’homme de la nature » pur et non perverti12. Derrière l’universel supposé par l’appellation générique, cette rencontre avec la nature, métaphore de la rencontre de soi, contribue à l’éclosion d’une réflexion sur les valeurs et attributs qui distinguent la masculinité vécue de la masculinité idéale. Ainsi, l’expérience du voyage et la confrontation à la nature peuvent-elles être lues comme des processus inhérents à la formation du jeune homme. A cet égard, elles peuvent être comparées aux rites initiatiques que subissent les jeunes gens en Grèce ancienne avant d’être intégrés à la cité13. Nous aimerions ici interroger ces représentations et leur dimension genrée à travers le prisme de la sensibilité, ainsi que leur réception par les lecteurs des œuvres romantiques.

La confrontation de l’être sensible à la nature : un rite de passage vers la masculinité

  • 14 Voir Waller M., The Male Malady. Fictions of Impotence in French Romantic Novels, New Brunswick, Ru (...)
  • 15 Héros du roman éponyme de Senancour, paru en 1804.
  • 16 Senancour, Oberman, Paris, Flammarion, 2003 (1804), p. 90.
  • 17 Le roman de Senancour, qui a eu peu de succès au moment de sa première parution est redécouvert dan (...)
  • 18 Bibliothèque nationale de France (BNF), NAF 24 107, papiers Jules Favre, feuillet 220.
  • 19 Ibid., f. 225

3Si la génération de 1830 est condamnée dans les fictions romantiques à ne jamais égaler les succès des géants de l’Empire et semble ainsi vouée à éprouver toutes les tortures de l’impuissance14, les récits autobiographiques et les correspondances laissées par les contemporains, tout en souscrivant à ce constat, semblent travailler de concert à la redéfinition d’une masculinité, qui, pour ne pas être systématiquement amputée de ses attributs traditionnels, en reconnaît les mérites et tente de les concilier avec les valeurs sensibles prônées par les romantiques. A cet égard, le voyage et la redécouverte de la nature, en permettant à la sensibilité de se développer, favorisent également la rencontre d’épreuves qui fonctionnent comme autant de rites de passage où le courage et la virilité sont mis à mal. Oberman15 en témoigne lorsqu’il décrit son ascension sur la dent du Midi : « A huit heures j’atteignis le sommet (...). Alors je renvoyai mon guide, je m’essayai avec mes propres forces (…). Je sentis s’agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et aux dangers d’une nature difficile, loin des entraves factices et de l’industrieuse oppression des hommes »16. Le héros vante ici les mérites d’une nature éducatrice qui décerne à l’homme sa véritable mesure, tandis que les preuves qui lui seraient demandées par la société ne seraient qu’artificieuses et perverties. Avocat, né en 1809, Jules Favre effectue, comme Oberman, un voyage en Suisse dans les années 183017. Il consigne dans ses Notes de jeunesse les impressions suscitées par ce périple, et reprend les idées développées par Senancour. Au préalable, il prend soin de placer son voyage sous le signe de l’exil et de la nostalgie. Les exercices d’apprentissage suivent, et ce n’est pas sans fierté qu’il gravit, accompagné de son guide Ulrich et de son professeur de droit commercial, les « pyramides de glace de Grindewald »18. Alors qu’ils entament l’ascension du glacier par un chemin des plus périlleux formé par la fissure d’une crevasse, Jules Favre est le dernier à emprunter ce passage, et livre ses impressions : « Restait votre narrateur qui n’était ni le plus hardi ni le plus adroit et aurait alors tout autant aimé être paisiblement assis devant quelque doux in folio, que d’avoir en face un aussi étrange escalier »19. Alors que le héros Oberman, être sensible et marginal qui ne parvient pas à trouver un état susceptible de convenir à son caractère, se réalise dans la domination de la nature et se rapproche d’un idéal primitif de l’homme, Jules Favre revendique avant tout son identité sociale de lettré, et plaisante sur l’identité sexuée qui lui est associée. La sédentarité et l’étude, auraient tendance à endormir tant l’aptitude physique que le courage, stimulés par l’aventure. Le jeune avocat part du sens commun – qui associe le développement des facultés intellectuelles du lettré à une sorte de réduction concomitante des attributs masculins traditionnels – pour le démentir par l’exemple. Ainsi réussit-il, accompagné de son acolyte, à suivre leur guide de montagne, cet homme simple qui ne craint pas le danger et leur a fourni l’occasion par son imprudence de se mesurer à eux-mêmes. Feignant ne pas attacher de prix à ces qualités peu élaborées, en leur préférant celles de l’intelligence, il retire une fierté non négligeable de son petit exploit et se plaît à en indiquer les périls. Par là, l’exemple singulier que donne Jules Favre permet d’appréhender la dualité des modèles masculins qui sont présents dans son imagination, et favorise l’homme d’étude sur l’idéal canonique que le guide de haute montagne, Ulrich, représente à différents égards. Le voyage, s’il symbolise le retour du jeune homme à l’état de nature, est aussi l’occasion, une fois le rite de passage accompli, de retrouver l’identité sociale et sexuée dans laquelle il se reconnaît. Etudiant en droit, Jules Favre est issu de la petite bourgeoisie de Lyon, il est fils de drapier et ses parrains sont négociants. En mettant en scène de la sorte sa rencontre avec la nature, il se distancie du modèle familial et paternel marchand, pour embrasser l’idéal « plus noble » du lettré, en adéquation avec ses études, sa profession et ses ambitions.

  • 20 Archives nationales (AN), 246 AP 40, archives privées Hippolyte Fortoul, papiers personnels de Mme (...)

4Le retour à la nature suscité par le voyage peut aussi représenter, pour le jeune homme qui se voue à la carrière des lettres, un passage obligé pour endosser l’identité prisée de l’artiste. Ainsi, Hippolyte Fortoul, professeur de lettres à l’université de Toulouse et futur ministre de l’instruction publique sous le Second Empire, écrit à sa femme, le 22 juillet 1842 pour justifier le voyage solitaire en montagne qu’il projette malgré les réticences de cette dernière. Pour la convaincre du bien-fondé de l’entreprise, il indique que ce périple est non seulement nécessaire pour son instruction, mais qu’il est aussi commandé par sa nature d’homme de lettres : « Pour un rocher, pour un clocher, pour une vallée, (...) il fera beaucoup de chemin (...). Je t’assure qu’il ne faut pas nous traiter nous autres comme le reste des mortels ; nous sommes plus faibles, plus délicats, avons besoin de plus de ménagement et de plus de liberté ; nous sommes un peu des femmes, vois-tu ? »20. Si le voyage et le retour à la nature sont une nécessité revendiquée par l’homme de lettres, c’est parce que son imagination y est stimulée et qu’il y trouve un espace de recueillement propre à la méditation. En exaltant leurs vertus, le professeur de lettres, bourgeois, rompt quelques instants avec la comptabilité et l’ambition propres à sa classe sociale, afin de valoriser un autre rapport au temps et au bonheur, plus proche à la limite de l’idéal aristocratique de l’otium, ou du loisir. La lettre est ainsi l’occasion de donner une image idéale de soi, Hippolyte Fortoul étant par ailleurs particulièrement préoccupé par l’idée de se faire un état, une réputation et de réaliser une belle ascension sociale.

  • 21 Naudin, P., L’expérience et le sentiment de la solitude de l’aube des Lumières à la Révolution, Par (...)

5Dans la solitude, l’homme d’exception se rapproche de l’idéal érémitique porté par saint Martin21, tandis que l’ombre du génie androgyne cher aux romantiques plane et exalte la singularité du sujet. A l’opposition traditionnelle qui met la raison et la force du côté du pôle masculin, et le sentiment, la faiblesse du côté du pôle féminin, les romantiques substituent une hiérarchie inversée des sensations et des valeurs. Si l’être-femme qu’Hippolyte Fortoul convoque dans son récit semble traduire davantage le réinvestissement d’un topos romantique dont la valeur transgressive est relativement limitée – puisqu’il correspond avant tout à une posture – qu’une véritable position subjective, ceci est en partie lié à la mise en scène du moi romantique qui préside à l’énonciation. Néanmoins, si nous prenons l’ensemble des lettres qu’Hippolyte Fortoul a adressées à sa femme, ainsi que d’autres témoignages autobiographiques contemporains, et que nous nous penchons plus précisément sur les rapports de sexes, nous nous apercevons que l’inversion des rôles peut se maintenir dans la relation à l’Autre et accentuer l’équivoque du genre masculin à l’époque romantique. L’inversion des valeurs et la représentation de l’homme de lettres que donne Hippolyte Fortoul permet d’introduire la question du code identitaire romantique que suppose l’adhésion au modèle sensible.

Le rêveur mis en scène

  • 22 Hugo, V., Correspondance familiale et écrits intimes, II, 1828-1839, Paris, Laffont, 1991, p. 467.
  • 23 A propos de l’usage des sens et de l’histoire sensorielle, voir Corbin, A., « Histoire et anthropol (...)
  • 24 A cette date, Victor Hugo a deux filles et deux garçons : Léopoldine, Adèle, Charles et Victor.

6Victor Hugo, en voyage à Bernay avec Juliette Drouet, sa maîtresse, écrit à sa femme, les 5-6 septembre 1837 : « C’est que, vois-tu, mon Adèle, c’est un beau et glorieux livre que la nature. C’est le plus sublime des psaumes des cantiques. Heureux qui l’écoute. J’espère que mes enfans le comprendront un jour et qu’ils jouiront religieusement de ces merveilles extérieures qui répondent à la merveille intérieure que Dieu a mise en nous, l’âme. Moi je ne me lasse pas d’épeler ce grand et ineffable alphabet »22. Si la nature s’apparente à un « baromètre de l’âme », c’est que l’observation et l’attention accordées à l’extérieur permettent le déchiffrage de l’intérieur de soi. L’amour religieux de la nature induit une faculté supérieure de sentir, privilégie les sens nobles tels que la vue ou l’ouïe23, et marque la supériorité de l’artiste, qui jouit de l’âme avant de jouir du corps. Ironie de la représentation, qui masque le visage adultérin du mari pécheur, auquel se substitue l’exhibition du pieux et chaste contemplateur. Cet idéal de sensibilité est aussi celui que le père de famille, derrière l’écrivain, souhaite transmettre à ses enfants, filles et garçons24. Il montre ainsi la valeur prise par cette qualité mixte, apanage des garçons comme des filles, qui rend plus élastique la barrière de la sexuation tout en définissant un nouvel élitisme, et en même temps permet d’entrevoir les ambivalences du modèle romantique où la chasteté prisée du solitaire peut masquer les appétits charnels autant que le goût de la subversion.

  • 25 Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, Paris, Bartillat, 2004 (1829), p. 39-40.
  • 26 Voir O’Boyle, L., « The Problem of Excess of Educated Men in Western Europe, 1800-1850 », Journal o (...)
  • 27 Voir Heinich, N., op. cit.
  • 28 Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme…, op. cit., p. 39.
  • 29 BNF, NAF 16 838, manuscrit de Jacob, P.-I., Dix années de campagne, p. 105.
  • 30 Ibid., p. 169.

7Joseph Delorme, le héros de Sainte-Beuve caractéristique du mal du siècle de la génération de 1830, donne un exemple de l’archétype littéraire romantique du jeune aspirant poète à la « sensibilité si vive et si tendre », qui s’adonne à la rêverie au cours de ses promenades dans les bois25. La sensibilité dépeinte par Sainte-Beuve, du fait de son intensité, rend le jeune homme plus vulnérable, favorise l’installation mélancolique, et le destine à une mort précoce. A nouveau, le rêveur est mis en scène, cette fois ce n’est pas la félicité qu’il trouve au sein de la nature, mais l’écho de ses propres dispositions au malheur et à la souffrance. Le motif littéraire du jeune homme sensible et mélancolique métaphorise l’état du jeune bourgeois qui doit se faire un état, se heurte à la crise des débouchés26 et rêve de gloire littéraire27. Au pôle positif viril représenté par la carrière et l’ambition, répond le pôle négatif régi par la chimère, la faiblesse et l’échec. La mode des anti-héros chère à la littérature romantique, en glorifiant les hommes faibles, a coïncidé avec la promotion de l’idéal sensible qui vient esthétiser et anoblir des attributs à connotation féminine et dévalorisante. Le roman permet ainsi au lecteur autant l’identification que la sublimation de ses maux dans l’idéal de l’artiste. Ce modèle, avec les ambiguïtés qu’il recèle, permet aussi aux lectrices de s’identifier aux maux de quelque héros androgyne qui parle la langue du cœur et décrit des états d’âme qui transcendent la frontière des sexes ; la marginalité, la vulnérabilité étant à tous égards des sentiments ressentis à juste titre par les femmes mises au ban de la cité par le Code civil de 1804. L’adresse de l’ouvrage de Sainte-Beuve est à ce titre significative : « Une publication de cette nature ne s’adresse, nous le savons, qu’à une classe déterminée de lecteurs, qu’un goût invincible pour la rêverie, et d’ordinaire une conformité douloureuse d’existence, intéressent aux peines de cœur harmonieusement déplorées »28. La communauté de sentiment établie entre les lecteurs et le héros suppose un code identitaire implicite, au sein duquel la sensibilité joue un rôle clé, et dans lequel tous se reconnaissent. Pour Pierre Irénée Jacob, docteur en médecine et pharmacien surnuméraire pendant les guerres napoléoniennes, le journal de campagne auquel il confie l’apaisement que lui prodigue ses passages en forêt est déjà l’occasion de se peindre en rêveur solitaire : « L’on y jouit d’une solitude et d’un silence qui invitent à la rêverie. Les instants que l’on peut y passer dans l’isolement sont d’autant plus précieux qu’ils reposent à la fois le corps et l’âme. Souvent assis sous des bruyères, au pied d’un vieux bouleau, j’échappais par la pensée aux armées et à tous les tableaux de guerre qui m’environnaient, pour me reporter à des temps plus paisibles que les forêts me rappelaient »29. Ce passage, écrit en 1812, fait référence à la rude campagne de Russie, à laquelle il assista. Si l’évocation de la nature est propice au recueillement solitaire et à la nostalgie, celle dont il témoigne associe aux temps de l’enfance ceux de la paix et permet ainsi par un détour de dire à demi-mot les souffrances que recèle l’état militaire. A cet égard, le journal de Pierre-Irénée Jacob est symptomatique. Si la plainte que lui suggère sa situation d’exil forcé et prolongé est toujours exposée en demi-teinte, c’est moins dans son évocation directe que dans l’insistance avec laquelle le diariste a tendance à oblitérer le réel des batailles pour faire davantage part de ses impressions de voyageur, de lecteur, fréquentant avec assiduité les bibliothèques, et notant rigoureusement les passages des ouvrages qui lui plaisent, que transparaît le malaise. Ainsi, le 4 septembre 1813, il écrit : « On croit que le quartier général quittera bientôt Dresde. J’ai trouvé dans un cabinet littéraire et je lis avec infiniment de plaisir Mathilde de Madame Cottin. J’aurais beaucoup de regret si j’étais obligé d’abandonner cette lecture »30. Dans la présentation de lui-même que Pierre-Irénée Jacob esquisse, la solitude est prépondérante. Qu’elle soit autorisée par la promenade dans la nature, ou par la lecture, elle est l’occasion d’un recueillement, autant que le témoignage d’un malaise que ces deux occupations privilégiées permettent de tromper. Par là, c’est aussi une part de sensibilité avouée qui vient nuancer le modèle du valeureux guerrier napoléonien que la génération de 1830 n’a de cesse de glorifier.

8Le « promeneur solitaire » joue constamment sur la dualité de l’âme et du corps afin d’affirmer la supériorité de la première sur le second. Ce faisant, il semble souscrire à un idéal de jouissance mystique, solitaire, qui exclut les plaisirs du corps, ce qui pourrait, derrière l’effet poétique, traduire également la culpabilité liée à l’intégration de l’impératif médical de régulation et d’économie des jouissances du corps qui usent. Offrir de soi l’image d’un être guidé par l’âme peut aussi traduire l’obsession de maîtrise de ce corps et de ses désirs, réprouvés par la littérature médicale, ces représentations n’empêchant nullement leur coexistence avec des pratiques opposées. Les liens que les romantiques entretiennent avec le libertinage en particulier et l’amour en général témoignent de ces ambiguïtés.

La sensibilité : une expérience de l’Autre

  • 31 Senancour, Rêveries sur la nature primitive de l’homme, Paris, Droz, 1939 (1799), p. 142.

9Si, pour Senancour, l’idéal de l’homme sensible n’est pas celui de l’homme romanesque qui vit de la chimère et des passions, mais celui de l’homme « indifférent et farouche »31 qui a vaincu les turpitudes du monde et trouve son unité dans la nature, la représentation du héros romantique sensible induit une dimension passionnelle et amoureuse. En subissant ainsi les lois du cœur et de l’amour, les romantiques subvertissent-ils celles du genre ?

L’amour et la souffrance : apanage de l’âme sensible

  • 32 Au milieu de XIXe siècle, l’âge au mariage moyen pour les hommes dépasse 28 ans, selon Roussel, L., (...)
  • 33 AN, 246 AP 40, lettre d’Hippolyte Fortoul à Julie Pascalis, 12 juin 1841.
  • 34 Larousse, P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1866-1873, artic (...)
  • 35 Corbin, A., « Coulisses », Histoire de la vie privée. Tome 4 : De la Révolution à la Grande Guerre, (...)
  • 36 Vincent-Buffault, A., Histoire des larmes, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Rivages, 1986.
  • 37 Loc. cit., p. 16.

10La sensibilité qui nous est donnée à voir par les romantiques, et que certains contemporains reprennent à leur compte, fait du cœur le guide de leur conduite et les mène, par la voie du sentiment à celle de l’amour et à ses souffrances. Ainsi, Hippolyte Fortoul, en 1841, attend avec impatience son union avec Julie Pascalis, dont il est éperdument amoureux. A trente ans, il rêve en effet de consacrer, par le lien du mariage, le début d’une vie d’homme indépendant32. Les parents de la jeune femme émettent des réserves sur cette union et attendent que le prétendant ait une carrière sûre pour lui donner la main de leur fille. Chaque soir, cherchant le sommeil, Hippolyte Fortoul écrit à Julie des lettres désespérées, et lui livre les secrets de son cœur. Ces lettres ne sont pas envoyées à leur destinataire et s’apparentent à un journal où il consigne tout ce dont il aimerait lui faire part et qu’il doit garder pour lui, du fait de la surveillance scrupuleuse dont ils sont l’objet. Hippolyte se plaint de cette réserve qu’il doit conserver et de la discipline à laquelle il doit plier ses élans. La sensibilité exprimée par cet homme de trente ans met l’accent sur la passion comme moteur des émotions et, de ce fait, sur la difficulté ressentie à l’égard d’une société qui contraint à leur intériorisation et prône la maîtrise de soi, tout autant que la pudeur et la retenue. Il craint d’ailleurs que la violence de son amour n’effraie la jeune femme : « Oh ! ce que je souffre ne peut se comparer qu’à mon amour. (...) Oh ! plaignez-moi, plaignez-vous peut-être de cette passion sans nom dont vous avez rempli mon cœur et qui le dévore, et qui le tourmente et l’agite sans relâche. Plus de repos, plus de trêve : une inquiétude sans fin, un désir sans borne, voilà mon âme. (...) Pour être auprès de vous, je me résignerais à être tout, n’importe quoi, pourvu que je pusse éprouver cette passion que j’éprouve, et qui me remplit d’une émotion si sauvage et si profonde. Oh ! Pour un ange si pur, si beau, si serein, une passion si terrible, si sombre, si inquiète ! Oh ! je vous aime tant qu’il y a des moments où cette pensée me fait un mal affreux. Alors je pleure, mais ce sont des larmes amères qui brûlent ; aujourd’hui j’ai pleuré de joie, Julie ! Mais pourquoi mon bonheur n’a-t-il pas effacé tout le reste ? »33. Hippolyte Fortoul reprend ici le langage classique de l’ouragan des passions. Le Dictionnaire universel de la langue française, dans son édition de 1866, indique que les recherches de la physiologie contemporaine permettent de localiser les passions, qui trouvent leur siège dans la « partie postérieure du cerveau », et qu’elles agissent sur le cœur par l’intermédiaire du système nerveux34. Ce sont ces mouvements qui semblent affecter l’amoureux et le dominer malgré lui. Leur brutalité contraste avec l’amour suscité par la vierge promise. Comme Alain Corbin l’a montré, cette vision de la « vierge éthérée nie à ce point la sexualité de son compagnon qu’elle se fait inquiétante, insidieusement castratrice. L’homme se retrouve victime de celle qu’il a hissée sur l’échelle des anges afin de mieux exorciser son animalité »35. Le contraste entre sa propre animalité réveillée par la passion et la pureté de la jeune innocente, accentue la souffrance de l’amoureux autant qu’elle pointe l’ambivalence entre le respect de l’aimée et la souillure qu’inspire sa pureté. Les pleurs versés semblent également équivoques : pleurs de joie mimant l’extase au milieu de la souffrance, pleurs de douleur dans les accès du désespoir, ils soulignent la réversibilité des humeurs romantiques, analysée par Anne Vincent-Buffault36. L’exemple singulier offert par Hippolyte Fortoul illustre également la privatisation des larmes, qui s’opère au même moment et n’autorise plus ces marques de sensibilité en dehors de l’intimité de la chambre37. Adressées à l’aimée, elles peuvent aussi tenir lieu de stratégie, comme l’historienne l’a également montré en analysant l’exemple de Benjamin Constant face à Juliette Récamier.

  • 38 BNF, NAF 25 575, manuscrit de Bazaine, P.-D., Journal intime, tome 1, p. 55.
  • 39 On retrouve ici le topos romantique du suicide inauguré dans la tradition littéraire par Werther, d (...)
  • 40 Vincent-Buffault, A., op. cit., p. 185.
  • 41 Houbre, G., La discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des jeunes filles et des jeunes garç (...)

11Pierre-Dominique Bazaine, jeune ingénieur des Ponts et Chaussées de vingt-quatre ans, éloigné de son amante et future épouse, Georgine, témoigne également de l’imprégnation de ce modèle romantique souffrant et larmoyant lorsqu’il confie à son journal intime, le samedi 25 juin 1831 : « Reçu une lettre de Georgine... mon Dieu !... je ne sais comment je puis marcher, parler, manger ... comme les autres hommes... moi qui ai le cœur toujours serré !... les yeux pleins de larmes... la tête chargée de pensées tristes qui la fatiguent.... mon amie, tes lettres me rongent ce cœur aimant qui ne peut être séparé du tien... plus tu me parles d’amour... plus je souffre... oh ! le confierai-je à ce papier... tous les noirs projets... les coupables idées... non, non... éloignons les souvenirs... appelons les larmes qui soulagent »38. En exposant les douleurs occasionnées par l’amour malheureux et la solitude, Pierre-Dominique Bazaine offre un autre exemple de sensibilité qui tend vers la mélancolie et regarde le suicide comme une fin possible aux maux de l’âme39. Cette conception absolue de l’amour qui peut conduire à la mort voit dans la fusion des amants un idéal, tandis que les larmes ne viennent pas ici surprendre le jeune homme, mais elles sont appelées par lui, du fait de leur vertu salvatrice. A propos de ces larmes masculines, Anne Vincent-Buffault indique, évoquant Oswald, héros de Corinne ou l’Italie de Germaine de Staël, que « chez un homme l’acte de pleurer est d’autant plus valorisé qu’il est rare et qu’il touche des couches profondes de sa sensibilité, le dénombrement des effusions devient une des mesures du caractère masculin et cette économie de larmes valorise d’autant plus le moment de sensibilité virile »40. Si les lois du monde et de la séduction obligent à cette retenue, l’abandon que permet la solitude, et la position de dominé qu’Hippolyte Fortoul et Pierre-Dominique Bazaine adoptent, dans leurs écrits, face à la femme qui leur échappe temporairement, les conduit à ne plus compter leurs larmes de manière à mieux peindre leur dépendance. Ils évoquent ainsi moins la virilité que la faiblesse, qui caractérise habituellement le pôle féminin tandis que leurs écrits reprennent des codes romantiques aisément repérables, comme « la théâtralisation excessive et l’exhibitionnisme émotionnel » qui commencent pourtant à trouver de nombreux détracteurs41 à cette époque. Ainsi, vibrer d’amour exacerbe la sensibilité, et peut rendre tant les rapports de genre que l’identité sexuée masculine équivoque, et, ce d’autant que les relations hommes-femmes décrites par ces deux acteurs ne font pas allégeance au modèle traditionnel de domination. Si on retrouve la thématique de la femme adorée et idéalisée, érigée en muse, il y a, dans la réalité du manque et de la souffrance témoignées, la marque d’une attente, de désirs et de frustrations dont les rapports de couples doivent se ressentir et qui doivent compliquer la distribution normative des rôles sociaux de sexes.

Du cœur au corps. Le genre de l’homme sensible : entre norme et transgression

  • 42 Hugo, V., Correspondance familiale et écrits intimes, I. 1802-1828, Paris, Laffont, 1988, p. 191.
  • 43 Voir Houbre, G., « Les Lois du genre. Identités, pratiques et représentations sociales et culturell (...)
  • 44 Weiler, A., Journal d’une jeune fille mal dans son siècle, 1840-1859, Strasbourg, la Nuée Bleue, 19 (...)
  • 45 Voir Poublan, D., « Les lettres font-elles les sentiments ? S’écrire avant le mariage au milieu du (...)
  • 46 BNF, NAF 18 233, manuscrit de la correspondance de Désiré Nisard avec sa femme, 1830-1831, f. 60.
  • 47 Ibid., lettre du 11 février 1831, f. 62.
  • 48 Houbre, G., La Discipline de l’amour…, op. cit., p. 327-329.
  • 49 Constant, B., Adolphe, Paris, Gallimard, 1957 (1816), p. 42.
  • 50 Amiel, H.-F., Journal intime, vol. I, Lausanne, L’Age d’homme, 1976, p. 196.
  • 51 Voir Aron, J.-P. et Kempf, R., La Bourgeoisie, le sexe et l’honneur, Paris, PUF, 1984.
  • 52 BNF, NAF 25 577, manuscrit de Bazaine, P.-D., Journal Intime…, op. cit., tome 3, p. 71.
  • 53 Il rêve ainsi qu’il porte Abauzit sur son dos : « pr.av.port.en rêv.A.à chev.s.m.dos », puis cinq j (...)
  • 54 Houbre, G., La Discipline de l’amour…, op. cit., p. 95.
  • 55 Nodier, Ch., Correspondance de jeunesse. Tome 1 : 1793-1809, Genève, Droz, 1995, p. 168-169 (lettre (...)

12La chasteté est à géométrie variable. Si c’est un impératif pour les jeunes filles, il n’en va pas de même pour les garçons, dont l’initiation sexuelle par les prostituées ou les liaisons préconjugales sont tolérées, voire encouragées. Pourtant, dans la rhétorique romantique, cet impératif de pureté de mœurs est pris au pied de la lettre par certains jeunes amants qui n’hésitent pas à en faire un élément essentiel de la réciprocité qui doit prévaloir entre deux âmes qui s’aiment. Stratégie, nécessité, ou aveu sincère, cet impératif de « pureté » revêt différentes significations et, dans les différents contextes, renseigne sur le rapport à l’autre sexe et la vision du couple que le jeune homme entretient. Il concerne en règle générale la visite des bordels ou les liaisons légères, et sous-entend la virginité « morale », de cœur, du garçon, qui répond à celle, absolue de la vierge. Victor Hugo, en donne un exemple lorsqu’il indique à Adèle, sa future épouse, le 15 octobre 1821 : « C’est parce que j’ai voulu en tout temps te rendre un culte aussi pur que toi, que je suis resté inaccessible à ces tentations, à ces séductions auxquelles l’immorale indulgence du monde permet à mon sexe et à mon âge de succomber »42. Si ce type de déclaration est souvent animé par la jalousie qui le tenaille et vise à inspirer la fidélité à une amante qui fréquente toujours trop les bals à son goût, son serment n’en témoigne pas moins d’une idéalisation conjointe du couple, de l’amour, et de l’aimée. La fidélité est inscrite au cœur de la définition de l’amour absolu, unique, qui les lie dans une relation de réciprocité où l’idéal virginal devient également celui du garçon, qui se désolidarise ainsi, aux yeux de son amante, des rituels d’apprentissage propres à son sexe et à sa génération. Comme l’indique Gabrielle Houbre, l’injonction du groupe à la grivoiserie, qui prévaut chez les jeunes garçons n’exclut pas la coexistence avec un idéal romantique diffusé par la fiction43, avoué au confident et réinvesti dans la correspondance amoureuse. La séduction passe ainsi par l’affichage d’une masculinité qui peut se dire sensible au sens où, à nouveau elle privilégie l’exhibition du sentiment et la vie du cœur, sur celle du corps. Mais cette revendication de la masculinité « sensible », mise en relation avec le poids des interdits et de la répression qui pèsent sur l’affirmation du désir sexuel au XIXsiècle, peut aussi témoigner de la sublimation de l’injonction discursive à la pureté, diffusée par la littérature médicale, édifiante, intégrée suffisamment pour qu’elle culpabilise. Le modèle du garçon chaste est ainsi investi et laisse penser qu’il est désirable aux yeux de l’autre sexe. La jeune Amélie Weiler, confie par exemple à son journal intime l’impression très favorable que monsieur de Lavalette a produite sur elle, avec sa « physionomie rêveuse », son « regard mélancolique et profond », derrière lesquels elle devinait « le poète ou le littérateur »44. Désiré Nisard, journaliste et critique anti-romantique né en 1806, offre un autre exemple de cette stratégie de séduction. Tombé amoureux d’une jeune Anglaise, Elise Ball, qu’il demande en mariage, il entretient avec elle une longue relation épistolaire, qui leur permet de faire connaissance et d’échanger leur vision de l’amour et du couple45. Il se dit prêt pour le mariage, dans sa lettre du 3 décembre 1830, étant un jeune homme « menant une vie solitaire, une jeunesse honnête et sans aucune distraction de son âge » avant d’ajouter, pour préciser son avis sur la question du mariage, qu’« un célibataire qui s’interdiroit religieusement tous les privilèges du célibat, pouvoit voir la question avec de tous autres yeux, qu’un jeune homme vraiment jeune, ou vivant dans la famille, ou libertin »46. Le jeune homme de vingt-quatre ans a soin de se présenter comme un solitaire au cœur et au corps purs, et de se distancier par là du libertin. En opérant cette différenciation, c’est toute une économie du plaisir, de l’amour et des femmes qui est repoussée : celle de la dépense, de la volupté et de la débauche contre laquelle il brandit un idéal de pureté qui correspond à celui de la vierge diaphane que les romantiques exaltent. L’aveu plus tardif, en février 1831, par le même Désiré Nisard, d’une première liaison et de l’existence d’un enfant naturel, témoigne du rapport complexe noué entre les représentations idéales et les pratiques confinant au libertinage. Afin d’atténuer cette « seule » faute, le coupable en limite la portée en insistant sur la pureté de son cœur qui « étoit vierge encore d’amour »47, à défaut de pouvoir en dire autant de son corps. Gabrielle Houbre souligne que cette attitude, qui tend à dissocier le contexte amoureux de l’initiation sexuelle, est récurrente48. Benjamin Constant en témoigne lorsqu’il met ces remarques dans la bouche de son héros, Adolphe : « Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour (...) toutes les femmes aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation, à cette parodie d’un mot connu : cela leur fait si peu de mal et à nous tant de bien »49. La relative tolérance de la société à l’égard des aventures et liaisons de jeunesse coïncide peu avec l’image que l’amoureux entend donner de lui-même à sa future femme, si le jeune homme entend se montrer plus séduisant en étant sensible, il se démarque aussi de la morale hypocrite qui est, chez Benjamin Constant, représentée par le père. Les futurs époux, en s’écrivant comme le font Désiré Nisard et sa compagne, tendent déjà à se positionner comme mari et femme afin de légitimer leur correspondance, et de ce fait, la fidélité est déjà inscrite dans leurs serments avant même que l’union soit consacrée. Cette volonté de consacrer la supériorité du cœur et de paraître sensible avant tout aux yeux de la femme aimée est une façon de manifester le refoulement de l’empire du corps. Henri-Frédéric Amiel en témoigne de manière paradigmatique. Professeur de rhétorique à l’université de Genève, né en 1821, vierge jusqu’à l’âge de trente-neuf ans, il n’a de cesse de tenter de sublimer, mais n’en demeure pas moins constamment rattrapé par ses fantasmes et victime malheureuse de pertes séminales involontaires. Le jeudi 24 juin 1841, il note dans son journal intime : « J’ai gâté en rêve un souvenir d’amour. J’ai donc l’imagination (nocturne) bien indigne de moi ; il faut que ce soient les sens qui aient l’initiative et qui fassent naître des images analogues à leurs appétits, car quand c’est moi qui pense, quand je suis éveillé, je ne désire que l’amour sans tâche, du moins pour mon amour privilégié ; je ne le souillerais par la possession pour rien au monde »50. La culpabilité éprouvée par Amiel renvoie à la fois au rapport malaisé que la bourgeoisie entretient avec son corps51, à l’idéal de virginité masculine, ainsi qu’à l’ambivalence entre respect et souillure de la figure angélique. Pierre-Dominique Bazaine est pris dans des contradictions analogues, et note dans son journal, le 15 mai 1837, comment, en voyage seul à Paris, il est assiégé par les « tentations ». Il prie Dieu, ainsi que sa femme, mais aussi l’autre femme dont il est amoureux, de le protéger et de le préserver « de toute image indigne »52. La lutte avec l’imaginaire impur de l’homme sensible est d’autant plus forte lorsque le contenu du fantasme va à l’encontre des normes sexuelles établies. Amiel en donne un exemple, lorsque, le 20 août 1841, il confie à son journal avoir été victime d’une éjaculation nocturne après avoir rêvé de son ami Abauzit. La honte qu’il ressent le conduit à coder l’écriture de son aveu53. L’ami est ici le réceptacle des fantasmes, ce qui n’est pas sans rappeler les configurations équivoques des amitiés romantiques, elles aussi étudiées par Gabrielle Houbre, qui insiste sur l’importance du confident, de l’ami de cœur54. L’importance de ces amitiés électives, et la rhétorique ambiguë qu’elles emploient est bien attestée par Charles Nodier, qui écrit à son ami Charles Weiss : « Ta lettre a rempli mon cœur d’une chaleur douce, d’une émotion délicieuse (...) J’ai besoin de te voir, et en l’écrivant je pleurs.... ce ne sont point des pleurs de roman. J’ai appris à pleurer, et c’est une douce habitude. Tu as dit que tu voulais passer tes vieux jours avec moi... Y pensais-tu ?... (...) C’est maintenant qu’il faut se réunir, maintenant ou jamais !... »55. A défaut de pouvoir se livrer à l’idéalisation de la femme aimée, Charles Nodier, temporairement désillusionné, emploie la rhétorique amoureuse à l’adresse de son meilleur ami. Jouer sur l’équivoque du couple et le penser sur le mode d’un compagnonnage de deux personnes du même sexe ne témoigne certes pas forcément d’un imaginaire ou d’un fantasme similaire à celui que développe Amiel, mais, au niveau des représentations, atteste d’un idéal transgressif, ne serait-ce que parce qu’il privilégie le célibat à deux au mariage, clé de voûte de l’organisation sociale.

13Le refus des règles qui régissent tant la sexualité que les rapports de sexes au sein de la société bourgeoise peut être interprété comme un phénomène lié à la classe et à l’âge. Les jeunes gens qui n’ont pas encore acquis l’indépendance que leur réussite professionnelle doit leur assurer, doivent faire face à une situation de dominés dans le champ social qui se traduit par un complexe de classe doublé d’une frustration sexuelle favorisée par le célibat prolongé. Le rôle castrateur endossé par la société et les parents – en tant que porteurs de la loi et de sa contravention, les pères étant souvent métaphoriquement représentés comme jouisseurs, à l’image du père d’Adolphe – conduit à privilégier l’adoption d’une nouvelle morale, qui se place au-dessus de celle des pères, se veut en dehors de la norme bourgeoise, mais atteste de la contrainte considérable que cette dernière fait peser. L’âme sensible est ainsi celle qui rêve le dépassement du corps, et celle qui est tourmentée par le désir et les interdits qui pèsent sur celui-ci. Sa promotion peut ainsi se lire comme une tentative de sublimation des fantasmes sexuels transgressifs condamnés par la morale bourgeoise, autant que comme un symptôme du refoulement obligé des pulsions sexuelles.

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Notes

1 Bénichou, P., Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996.

2 Au sens où ils traversent les limites traditionnelles qui séparent le masculin et le féminin.

3 Larousse, P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1866-1873, article « Sensibilité », p. 548.

4 Elias, N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1969).

5 A propos des usages du roman et du lectorat : voir Lyon-Caen J., La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.

6 Voir Houbre, G., « Les lois du genre. Identités, pratiques et représentations sociales et culturelles, France, XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2002, 25, mis en ligne le 20 juin 2005 (URL : http://rh19.revues.org/document454.html).

7 Voir Heinich, N., L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.

8 Lejeune, Ph., Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996.

9 Challamel, A., Souvenirs d’un hugolâtre. La génération de 1830, Paris, J.L. Lévy, 1885, p. 119. Les deux ouvrages mentionnés font référence à Goethe (1782) et à Alfred de Vigny (1835). Ces deux fictions présentent un jeune héros mélancolique qui finit par se suicider. Du premier au second, on passe du mythe du jeune homme sensible abîmé par la passion et fidèle à son amour à celui du poète maudit.

10 Voir Juden, B., Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français, Paris, Klincksieck, 1971 ; ainsi que Raymond, M., Romantisme et rêverie, Paris, J. Corti, 1978.

11 Roman publié en 1782 à titre posthume.

12 Groethuysen, B., Philosophie de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1956.

13 Voir à cet égard Vidal-Naquet, P., Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 2005, et Lalanne, S., Une éducation grecque. Rites de passage et construction des genres dans le roman grec ancien, Paris, La Découverte, 2006.

14 Voir Waller M., The Male Malady. Fictions of Impotence in French Romantic Novels, New Brunswick, Rutgers University Press, 1993 ; ainsi que Gutermann, D., « Le désir et l’entrave. L’impuissance dans la construction de l’identité masculine romantique : première moitié du XIXe siècle », Revenin, R., Hommes et masculinités de 1789 à nos jours. Contributions à l’histoire du genre et de la sexualité en France, Paris, Autrement, 2007, p. 55-74.

15 Héros du roman éponyme de Senancour, paru en 1804.

16 Senancour, Oberman, Paris, Flammarion, 2003 (1804), p. 90.

17 Le roman de Senancour, qui a eu peu de succès au moment de sa première parution est redécouvert dans les années 1830 et porté aux nues par George Sand et Sainte-Beuve qui en font le manifeste d’une génération, récupération qui – selon l’auteur – avait tendance à dénaturer son projet initial. A propos de ce malentendu avec les romantiques, la conception de la sensibilité est par exemple illustrative, les romantiques y repérant les accents d’un cœur aimant et chimérique, là où précisément Senancour voyait un solitaire ayant dominé ses passions.

18 Bibliothèque nationale de France (BNF), NAF 24 107, papiers Jules Favre, feuillet 220.

19 Ibid., f. 225

20 Archives nationales (AN), 246 AP 40, archives privées Hippolyte Fortoul, papiers personnels de Mme Julie Fortoul née Pascalis.

21 Naudin, P., L’expérience et le sentiment de la solitude de l’aube des Lumières à la Révolution, Paris, Klincksieck, 1995.

22 Hugo, V., Correspondance familiale et écrits intimes, II, 1828-1839, Paris, Laffont, 1991, p. 467.

23 A propos de l’usage des sens et de l’histoire sensorielle, voir Corbin, A., « Histoire et anthropologie sensorielle », Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Flammarion, 1998, p. 227-241.

24 A cette date, Victor Hugo a deux filles et deux garçons : Léopoldine, Adèle, Charles et Victor.

25 Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, Paris, Bartillat, 2004 (1829), p. 39-40.

26 Voir O’Boyle, L., « The Problem of Excess of Educated Men in Western Europe, 1800-1850 », Journal of Modern History, XLII/4, 1970, p. 471-495.

27 Voir Heinich, N., op. cit.

28 Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme…, op. cit., p. 39.

29 BNF, NAF 16 838, manuscrit de Jacob, P.-I., Dix années de campagne, p. 105.

30 Ibid., p. 169.

31 Senancour, Rêveries sur la nature primitive de l’homme, Paris, Droz, 1939 (1799), p. 142.

32 Au milieu de XIXe siècle, l’âge au mariage moyen pour les hommes dépasse 28 ans, selon Roussel, L., Le mariage dans la société française contemporaine, Paris, PUF, 1975.

33 AN, 246 AP 40, lettre d’Hippolyte Fortoul à Julie Pascalis, 12 juin 1841.

34 Larousse, P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1866-1873, article « Passion », p. 570.

35 Corbin, A., « Coulisses », Histoire de la vie privée. Tome 4 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1999 (1987), p. 480.

36 Vincent-Buffault, A., Histoire des larmes, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Rivages, 1986.

37 Loc. cit., p. 16.

38 BNF, NAF 25 575, manuscrit de Bazaine, P.-D., Journal intime, tome 1, p. 55.

39 On retrouve ici le topos romantique du suicide inauguré dans la tradition littéraire par Werther, de Goethe, paru en 1774.

40 Vincent-Buffault, A., op. cit., p. 185.

41 Houbre, G., La discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des jeunes filles et des jeunes garçons à l’âge du romantisme, Paris, Plon, 1997, p. 319-320.

42 Hugo, V., Correspondance familiale et écrits intimes, I. 1802-1828, Paris, Laffont, 1988, p. 191.

43 Voir Houbre, G., « Les Lois du genre. Identités, pratiques et représentations sociales et culturelles, France, XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2002, 25, mis en ligne le 20 juin 2005. (URL : http://rh19.revues.org/document454.html).

44 Weiler, A., Journal d’une jeune fille mal dans son siècle, 1840-1859, Strasbourg, la Nuée Bleue, 1994, p. 94.

45 Voir Poublan, D., « Les lettres font-elles les sentiments ? S’écrire avant le mariage au milieu du XIXe siècle », Dauphin, C. et Farge, A. (dir.), Séduction et sociétés, Paris, Seuil, 2001, p. 141-181. L’auteure y indique entre autres que les lettres sont un « instrument de séduction » qui « favorise l’expression des sentiments ».

46 BNF, NAF 18 233, manuscrit de la correspondance de Désiré Nisard avec sa femme, 1830-1831, f. 60.

47 Ibid., lettre du 11 février 1831, f. 62.

48 Houbre, G., La Discipline de l’amour…, op. cit., p. 327-329.

49 Constant, B., Adolphe, Paris, Gallimard, 1957 (1816), p. 42.

50 Amiel, H.-F., Journal intime, vol. I, Lausanne, L’Age d’homme, 1976, p. 196.

51 Voir Aron, J.-P. et Kempf, R., La Bourgeoisie, le sexe et l’honneur, Paris, PUF, 1984.

52 BNF, NAF 25 577, manuscrit de Bazaine, P.-D., Journal Intime…, op. cit., tome 3, p. 71.

53 Il rêve ainsi qu’il porte Abauzit sur son dos : « pr.av.port.en rêv.A.à chev.s.m.dos », puis cinq jours après, la pulsion fait retour, lorsqu’il éjacule dans le lit de son ami Boissonas, avec qui il dort.

54 Houbre, G., La Discipline de l’amour…, op. cit., p. 95.

55 Nodier, Ch., Correspondance de jeunesse. Tome 1 : 1793-1809, Genève, Droz, 1995, p. 168-169 (lettre non datée [1802]).

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Pour citer cet article

Référence papier

Deborah Gutermann, « Le genre de l’homme sensible dans le premier XIXe siècle. Esquisse d’une masculinité équivoque »Sextant, 27 | 2009, 297-310.

Référence électronique

Deborah Gutermann, « Le genre de l’homme sensible dans le premier XIXe siècle. Esquisse d’une masculinité équivoque »Sextant [En ligne], 27 | 2009, mis en ligne le 10 novembre 2009, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3705 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3705

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Auteur

Deborah Gutermann

Deborah Gutermann est doctorante en histoire contemporaine à l’Université Paris 7. Sa thèse porte sur la genèse culturelle des identités de genre dans le premier XIXe siècle. Elle a notamment publié : « Mal du siècle et mal du sexe. Les identités sexuées romantiques aux prises avec le réel », Sociétés et représentations (2007) ; ainsi que « Le désir et l’entrave. La question de l’impuissance dans la construction de l’identité sexuée à l’époque romantique », dans R. Revenin (dir.), Hommes et Masculinités. Contributions à l’histoire du genre et de la sexualité en France (2007).

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