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Louis Guilloux et les libérateurs dans O.K., Joe

Louis Guilloux and the Liberators in O.K., Joe
Michèle Touret
p. 97-108

Résumés

Cet article s’intéresse à l’œuvre O.K., Joe de Louis Guilloux, publié en 1976. Ce livre traite de la libération de la France, en août et en septembre 1944 en Bretagne, et des relations entre l’armée américaine et la population libérée à propos des délits ou des crimes dont se sont rendus coupables des soldats américains. L’œuvre retrace des moments de l’expérience de Louis Guilloux, dans sa ville de Saint-Brieuc et dans une autre ville bretonne, Morlaix. Interprète, il suit les officiers américains chargés d’instruire des procès en cour martiale.

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Texte intégral

  • 1 Voir Touret, M. (dir.), Histoire de la littérature française, tome 2, Après 1940, 1re partie, chapi (...)
  • 2 Voir Kaplan, A., L’Interprète, Dans les traces d’une cour martiale américaine, Bretagne 1944, Paris (...)

1Publié en 1976, O.K., Joe paraît bien tardivement par rapport aux événements. Pourquoi ce délai alors que trente ans se sont passés depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? Ce n’est plus le moment des témoignages. C’est bientôt l’heure de l’histoire. Cependant le délai qui le sépare de l’événement peut se comparer à celui qui affecte les récits des déportés1. Ce n’est pas le récit héroïque d’une fin de guerre mais celui, douloureux, d’épisodes d’une justice expéditive menée par des hommes pourtant le plus souvent de bonne volonté, et idéalistes2.

2Il s’agit de la libération de la France, en août et en septembre 1944 en Bretagne et des relations entre l’armée américaine et la population libérée à propos des délits ou des crimes dont se sont rendus coupables des soldats américains. L’œuvre retrace des moments de l’expérience de Louis Guilloux, dans sa ville de Saint-Brieuc et dans une autre ville bretonne, Morlaix. Interprète, il suit les officiers américains chargés d’instruire des procès en cour martiale.

L’assentiment

3Le titre, O.K., Joe, fait référence à une expression que Guilloux adresse couramment à Joe, le chauffeur placé auprès des officiers du tribunal militaire américain. Il est susceptible de prendre plusieurs sens, montrant que tout dans cette œuvre exige l’interprétation. C’est une parole anodine qui exprime l’assentiment de celui que l’on mène où l’on a besoin de lui : 

  • 3 Les références renvoient à l’édition courante en Folio (Paris, Gallimard, 1992), qui contient égale (...)

« J’ai répondu oui, bien sûr. Pourquoi pas ? Mais il me fallait d’abord informer M. Royer, notre nouveau maire, et obtenir de lui la permission. J’ai téléphoné. M. Royer m’a répondu que oui, puisque je n’avais rien à faire. Et j’ai suivi les lieutenants. La jeep était en effet devant la porte. Le chauffeur au volant. On est monté. Les lieutenants se sont installés derrière et moi à côté du chauffeur :
– O.K., Joe ! a dit le lieutenant Stone.
Joe a embrayé tout de suite et personne n’a plus dit un mot » (p. 92- 93)3.

4L’expression reviendra à de très nombreuses reprises, souvent à des endroits marqués comme les fins de chapitre ou les fins de microrécits très tendus.

  • 4 Ainsi p. 129 : « Là-dessus, le commandant de la Place m’a demandé si je pouvais l’aider à trouver u (...)

5L’assentiment ainsi répété est aussi le signe d’une certaine indifférence face aux événements, qu’il s’agit de ne pas commenter, bien que le narrateur en signale l’incongruité4. Face aux événements en cours, il est le fait de qui ne peut exprimer sa pensée sur l’instant – il n’y est pas autorisé – et se réserve de la faire entendre dans un récit postérieur aux faits, mais de manière biaisée. Il se trouve emmené dans l’événement d’une manière telle qu’il comprend mal, imparfaitement et avec retard quelle est sa place et ce qu’autrui ressent. En témoigne l’épisode des brodequins donnés par l’armée américaine et qu’il a chaussés pour ses différentes missions. L’une d’elles consiste à aller voir une des rares survivantes juives de la ville : « Sous mes brodequins militaires l’escalier résonnait comme un tambour. (…) Le visage ridé d’une très vieille femme échevelée d’au moins soixante-quinze ans qui me regardait avec frayeur » (p. 206-207).

  • 5 Chaque fois qu’on peut distinguer le personnage de l’interprète, je désignerai l’interprète par Lou (...)
  • 6 On peut rapprocher ces paroles de cette réflexion du narrateur sur lui-même, exprimée de telle mani (...)

6La femme lui montre les photos de sa famille disparue ; dans l’appartement, Louis5 voit son mari qui est moribond. Il comprend mal la situation. Le narrateur poursuit : « A la fin, je lui ai demandé pourquoi elle ne m’avait pas répondu tout de suite, quand j’avais frappé ? Mais j’ai compris, à son regard, que je n’aurais pas dû lui poser cette question. Est-ce que je ne savais pas l’horreur dont elle avait été saisie en entendant le bruit de mes brodequins sur les marches ? » (p. 208)6. Ainsi s’exprime l’étrange ignorance où se trouve l’interprète, son inconscience des perceptions des autres et sa position équivoque à ses propres yeux, comme pour ceux qu’il rencontre. Il donne le sentiment d’être embarqué dans une situation qu’il ne comprend pas et d’être désœuvré :

  • 7 Ailleurs on lit encore en retrouvant le même adverbe – « bien » qui exprime avec une maladresse int (...)

« Dès en entrant dans le bureau, le plus âgé d’entre eux m’a demandé si j’étais bien l’interprète du maire ? (...) Le lieutenant Stone m’a demandé si j’étais bien aussi celui qui, la veille au soir, avait parlé avec un de leurs hommes à la porte du collège de jeunes filles ? Il a précisé : – Avec Bill ? Oui, c’était bien moi. Avec Bill Cormier. Oui. – O.K. ! D’après Bill, il paraît que vous n’avez pas grand-chose à faire à la mairie ? C’était vrai aussi, je n’avais rien à faire du tout » (p. 91-92)7.

7Ce narrateur à l’identité incertaine, dont le temps est vide et qui est disponible pour il ne sait pas encore quelle mission, manifeste une inquiétude qu’il peine à définir autrement que comme une sorte de malaise. La question de sa place dans l’événement est cruciale et oriente constamment le récit. « Malgré la pitié que j’éprouvais pour les victimes, et aussi pour le coupable, qu’on allait pendre, je ne m’étais pas senti là à ma place. Quant à mon propre travail il y avait longtemps que j’en avais perdu l’envie » (p. 114). Il est confronté à sa position d’écrivain – que ses compagnons ignorent. Mais elle lui est essentielle et son lecteur, qui la connaît parfaitement, peut donc comprendre la fin d’une phrase comme celle-ci :

« Je me disais qu’il aurait mieux valu refuser de partir avec les Américains. Je n’en avais pas envie. Je ne me sentais pas fait pour ce qu’ils me demandaient. J’aurais dû rentrer chez moi et me remettre à mon travail, bien que doutant de pouvoir jamais le reprendre. Cela reviendrait peut-être un jour, mais il faudrait du temps. Je me sentais étranger à moi-même et à tout, accablé par le sentiment de l’inutilité de toutes choses » (p. 139).

8Guilloux semble avoir renoncé à son œuvre, et il se montre s’endormant dans une attitude régressive qui le protège de l’événement en cours. Après qu’on lui a montré comment utiliser des couvertures si l’on veut bien dormir, il conclut : « J’allais très bien dormir ainsi comme un enfant emmailloté. On était mieux ainsi roulé dans trois couvertures que dans un sac de couchage. Il n’y avait plus qu’à fermer les yeux. Et c’est bien vrai qu’un homme qui s’endort ferme les yeux sur bien des choses » (p. 157).

  • 8 C’est la première mention explicite du moment historique.
  • 9 Autre exemple, parmi d’autres, de cette extériorité à son propre univers : « Il savait [Joe] où il (...)

9O.K., Joe est le récit d’un voyage dans un pays en cours de libération mais qui est encore en guerre, d’où découle une impression d’étrangeté : « Où allions-nous ? Il faisait un très beau soleil du mois d’août8. Sur la route nous ne rencontrions personne et pas un avion dans le ciel. Nous sommes passés devant les restes d’un camion incendié ; Joe conduisait vite et très bien. On aurait dit qu’il connaissait la route aussi bien qu’un homme du pays. Il savait où il allait, les lieutenants aussi. Pas moi » (p. 93)9. Par cette formule, Louis, qui est un homme du pays, se signale comme étranger à son propre pays, incapable de s’y diriger alors que ce chauffeur américain y parvient. Son incompétence se révèle à tout moment face à l’aisance des libérateurs : « Comment fait-il pour se diriger partout avec tant d’aisance à travers les lieux où il vient à peine d’arriver ? Comme Joe à travers le moindre chemin de campagne ? Il m’a fait prendre à droite, à gauche, monter un escalier, en descendre un autre, sans la moindre hésitation. S’il poussait une porte, c’était toujours la bonne. Il n’a rien demandé à personne » (p. 145). Au sens propre, Louis n’est pas celui à qui il arrive quelque chose, il est embarqué dans un événement dont les épisodes particuliers ne le concernent pas. Il accompagne et assiste les protagonistes.

De quels événements témoigner ?

  • 10 Il faut ici rappeler la distinction que fait Claude Romano, dans L’Evénement et le monde, Paris, PU (...)

10Louis, l’interprète de l’armée américaine, assiste à un développement de l’événement global de la guerre comme pur jaillissement, imprévisible dans sa nouveauté radicale, selon l’expression de Romano10. Et Guilloux, le narrateur postérieur, se garde bien de raconter les faits selon une logique historique. C’est bien en ce sens que Guilloux entame un récit peu ordinaire sur la fin de la seconde guerre mondiale. Le début in medias res n’est certes pas énigmatique, mais il est pourtant très discret sur les circonstances et ne relate jamais la série de faits qui constitue l’histoire des mois d’août et de septembre 1944 dans une partie de la Bretagne libérée par les troupes américaines.

  • 11 P. 116 : « Un combat avait eu lieu sur la route de Paris entre des patriotes et des éléments russes (...)

11O.K., Joe n’est ni un récit sur la Libération, ni un témoignage sur la guerre comme événement, sauf à montrer qu’elle dure encore11. Le débarquement a réussi, de nombreux Allemands résistent encore, à Saint-Malo, Brest et Lorient. Paris n’est pas encore libéré. Dans la suite, quand l’enquête se déplace à Morlaix, on entend le son des combats à Brest : « A ce moment-là des avions sont passés très bas. Un instant plus tard, on a entendu éclater des bombes. Joe a regardé le ciel, haussé les épaules, allumé une cigarette. – Brest, m’a-t-il dit en me regardant par-dessus son allumette qu’il a jetée après l’avoir soufflée » (p. 145). Guilloux ne commente pas les paroles de Joe et s’enquiert seulement du lieu où ils se trouvent : est-ce une prison ?

12Si les événements ne sont pas évoqués comme des faits corrélés entre eux ou comme des nouvelles attendues et entendues, ils frappent les sens de l’interprète comme au moment de la reddition de l’armée allemande à Brest, et le narrateur les restitue tels quels :

« Nous avons tendu l’oreille : le silence, le plus profond silence.
– Mon Dieu ! s’est écrié le lieutenant. C’est fini !
Nous étions en pleine campagne. Autour de nous rien que les terres à perte de vue, des prés, les bois, de vagues collines, à peine un clocher lointain dans la grisaille et pas un bruit, sauf les bruits familiers de la terre, pas un éclatement d’obus, pas un tir de mitrailleuse, rien : le hennissement d’un cheval » (p. 223).

  • 12 Bill, un des officiers américains, voudrait savoir « comment c’était pendant ces années d’occupatio (...)

13De même, la guerre qui vient de s’achever n’est évoquée qu’à l’occasion de deux souvenirs du narrateur12. Ce n’est pas l’objectivité des faits qui peut dans ce texte rendre compte de l’événement mais ce qu’il produit sur celui à qui il advient, les sensations confuses qu’il en garde et la nécessité qu’il éprouve de l’interpréter encore.

14De ce moment où un ordre nouveau, encore impénétrable, se met en place, où un ordre ancien intolérable s’efface progressivement, le narrateur retient une confusion à laquelle les participants contribuent sans s’en rendre compte. Un bal populaire s’organise qui reflète cette incertitude des conséquences de l’événement en cours, dont les acteurs sont les causes inconscientes : « Ils avaient joué les hymnes nationaux en commençant par l’hymne américain, ensuite le God save the King. Michel [c’est un jeune employé de bureau] avait été très surpris : il s’était attendu à L’Internationale, en l’honneur de l’Armée rouge. Au lieu de L’Internationale, l’orchestre avait joué Les Bateliers de la Volga. Après Les Bateliers de la Volga, une belle jeune fille était montée sur le kiosque – elle tenait un drapeau tricolore et, s’enveloppant dans les plis du drapeau, elle avait chanté La Marseillaise » (p. 128).

15De l’événement en cours, Guilloux ne retient donc que ce que Louis a pu voir, entendre, constater, comprendre et qu’il se refuse encore à interpréter explicitement plusieurs années après. Il ne veut en donner que ce qu’il a perçu du comportement de ceux qu’il a côtoyés, y compris dans ce qu’il a de contradictoire. Ainsi du portrait rapide d’un jeune F.F.I. enthousiasmé par les largesses des vainqueurs, leur confiance, leur comportement digne d’une grande démocratie qui est un grand exemple pour le monde entier. Mais quand il apprend que la cour martiale vient de prononcer une condamnation à mort, Guilloux dit : « Je l’ai vu frissonner » et la réponse du jeune homme est une esquive : « j’ai toujours été un adversaire de la peine de mort. C’est à la peine de mort que nous avons fait la guerre. Et vous, croyez-vous qu’il y aura une troisième guerre mondiale ? » Puis, voyant sortir les femmes dont le mari et père a été tué par l’homme condamné à mort, il s’en va : « Il a haussé les épaules et il est parti en serrant son mousqueton contre lui, la main sur le plat de la crosse pour l’empêcher de brinquebaler » (p. 167-168).

  • 13 On trouve encore bien des exemples de la confusion des relations, des accords et des contradictions (...)

16Lecture ambiguë, lectures contradictoires, l’événement n’est lisible que dans ses conséquences immédiates, difficiles à cerner pour l’heure. Louis, l’interprète de l’armée américaine, interprète incertain de son rôle, insatisfait de ses actes, porté par des sentiments eux aussi contradictoires, ne se veut que le témoin de ce qu’il voit sans toujours bien le comprendre13.

  • 14 C’est aussi le récit de faits quotidiens de la période, qui ont tant frappé Guilloux, comme les épi (...)
  • 15 Je ne m’étendrai pas sur ce point : la pratique ségrégationniste des tribunaux a été étudiée d’un p (...)

17O.K., Joe est donc un témoignage sur le comportement des vainqueurs à l’égard des habitants du pays libéré et de ses propres soldats14. Il porte sur tous les aspects de la vie quotidienne : distribution de nourriture par l’armée, étonnement des Français devant le gaspillage des restes ou devant les précautions sanitaires, etc. L’interprète observe les coulisses de la guerre. Ce sont aussi ses suites que l’armée américaine traite, en l’absence de toute autorité française, et le fonctionnement des tribunaux militaires : des affaires de meurtre par des soldats américains, de viol de femmes françaises par des soldats, presque tous des Noirs. Louis, l’interprète et Guilloux, le narrateur, montrent une justice expéditive, punitive, qui applique une vision ségrégationniste sans s’interroger sur les raisons qui ont pu conduire des soldats quasiment tous noirs à se conduire violemment15.

18Civils français et militaires américains sont deux ordres étanches, même pour l’interprète, et Guilloux témoigne de la violence de l’ordre militaire face à la vie des civils. Cet aspect m’intéressera ici comme littéraire : comment Guilloux montre-t-il, avec des moyens proprement littéraires, la violence des tribunaux à leur égard, comment laisse-t-il entendre leur situation de victimes, doublement victimes ?

La mise en scène des victimes

  • 16 On trouve à la page 104 un exemple particulièrement fort de cette attitude du tribunal. Un Noir est (...)

19Les femmes sont victimes de violences, de la part des soldats, tous noirs, considérés a priori comme coupables, ce qui ne fait de doute pour personne. Ils plaident coupable d’emblée sur le conseil de leurs défenseurs. Au-delà du comportement des Américains à l’égard de leurs propres soldats, Guilloux montre l’attitude du tribunal à l’égard des victimes ; celles-ci, comme les Noirs privés de parole au tribunal, faussement défendus et privés du statut de soldats et de libérateurs16, sont quasi réduites au silence et expulsées de l’événement en cours.

20Le récit présente à son début une scène d’enquête sur le meurtre d’un paysan : un soldat noir l’avait tué en déchargeant son fusil à travers la porte qu’il refusait d’ouvrir. Le lieutenant pose des questions qui portent à un jugement racial, auquel le témoin résiste :

« Le lieutenant Stone a voulu savoir si le père n’avait pas injurié le soldat ? Si, par exemple, ils ne l’avaient pas traité de sale nègre ?
– Non. On lui a dit de s’en aller.
Le témoin croyait-il que le soldat était ivre à ce moment-là ?
La mère n’en savait rien. Comment aurait-elle pu le savoir ? Tout ce qu’elle pouvait dire c’est que le soldat, devenant furieux, s’était mis à cogner dans la porte à grands coups de pied » (p. 97).

21L’usage du style indirect libre n’est pas seulement une ressource pour animer la scène : il traduit la position de l’interprète qui fait ici valoir le style de l’enquête et réduit les personnes interrogées au statut que l’enquêteur veut leur conférer. Mais il contribue aussi à réduire l’espace d’expression propre aux victimes.

22Cependant, dans cette même scène, survient un temps de récit qui mêle le passé et le présent, donnant soudain une force particulière aux témoins : « La peur les avait pris. Sur l’ordre du père, la jeune fille éteint la lumière et va se cacher dans un coin près de l’armoire. – Là, dit la mère en montrant l’endroit » (p. 97). A l’occasion de ce passage, les femmes ont brièvement la parole comme pleinement sujets de leur histoire. Mais elles en sont dépouillées bien vite. Alors que leur émotion commence à s’exprimer, le lieutenant intervient : « Bon. Arrêtons-nous là, a dit le lieutenant Stone. C’est horrible. Tout à fait horrible. Dites-lui que nous regrettons d’avoir à lui poser toutes ces questions. Dites-lui que le coupable est arrêté et qu’il sera jugé dans deux ou trois jours ». Il m’a semblé que personne ne savait plus quoi dire, ni quoi faire » (p. 98). Guilloux conclut sèchement et après coup, laissant le lecteur décider du sens de la scène. Il ajoute cependant un détail : « Les deux femmes, croyant que les officiers en avaient terminé, ont offert la collation. Ils n’allaient pas refuser de prendre une tasse de café et de manger une tartine de beurre ? Ils ont refusé très poliment » (p. 98-99) : alors que tout semble terminé avec l’assurance du châtiment du coupable, les enquêteurs sont face à une réaction de civilité ordinaire de la part de femmes qui viennent de vivre une tragédie. Le narrateur, homme du pays, donne toute sa valeur de politesse rurale au geste des deux femmes, la veuve et la fille du mort. Les enquêteurs leur opposent un refus, apparemment poli mais grossier en réalité, et ne se préoccupent que de retrouver la balle.

23Auparavant, les questions posées induisaient un doute sur la résistance, voire l’innocence des victimes ou leur inconscience, incapables de discernement à tout le moins :

« Oui. La jeune fille était allée au camp.
– Demandez-lui pour quoi faire ?
– Pour voir, comme tout le monde a répondu la mère.
On disait qu’ils étaient si gentils ! Pourquoi n’y serait-elle pas allée comme les autres. Tout le monde y était allé. 
– A-t-elle parlé à l’un d’eux ?
– Non, a répondu la jeune fille.
– Mais il l’a suivie, dit le lieutenant Bradford en s’approchant. Savait-il où elle habitait ?
– Il vous a suivie ? a demandé le lieutenant Stone.
La jeune fille ne le savait pas. Elle ne s’était pas rendu compte » (p. 96).

24Au cours du procès d’une autre affaire de viol, Guilloux recourt à d’autres moyens narratifs. Dans un premier temps, il rend compte de la violence verbale de l’interrogatoire, de la part du procureur et de sa propre part, comme traducteur :

« La jeune femme a raconté comment, étant allée faire une course (...) Il l’avait entraînée de force dans un bosquet et, là, il l’avait violée.
– Il m’a violée.
J’ai traduit.
– Non, a-t-il dit. Le témoin ne peut pas dire cela. Ce mot ne peut pas figurer au procès-verbal. C’est à la Cour de conclure si le viol a été consommé ou non.
Il s’est tourné vers Bob.
– Faites poser au témoin des questions précises. Ask the witness … Demandez au témoin: Did he put his private parts into her private parts?
Là-dessus, il a laissé retomber ses bras avec tout l’air d’un homme qui pense : Voilà, c’est fait, je l’ai dit quand même.
J’ai traduit » (p. 189).

25La sécheresse de la répétition de « j’ai traduit », l’absence de tout commentaire auquel supplée la description rapide d’un geste de lassitude ou de soulagement du procureur donnent seules la mesure de la cruauté de la scène. La suite en développe un aspect qui montre à quel point les victimes ne perçoivent pas les conséquences de la situation. Elles ne sont pas seulement des victimes, elles participent sans le savoir à la perpétuation de la ségrégation :

« La jeune femme n’a pas répondu tout de suite. Dans le silence qui a suivi, chacun retenait son souffle. Entre le oui et le non : la corde. Le savait-elle ? Voulait-elle qu’on le pendît ? Personne ne l’avait informée de la conséquence de sa réponse. Personne qui en eût le droit. L’accusé restait aussi immobile et muet que depuis le début. La jeune femme a répondu :
Oui » (p. 189).

26Le rôle du traducteur va jusqu’à la conclusion de l’affaire, la condamnation et l’exécution du coupable, le soldat noir, à laquelle il est convié, et le congédiement de la victime qui n’est plus définie que comme un témoin et dûment dédommagée à ce titre :

« J’ai conduit les deux femmes au bureau de l’officier-trésorier. On a fait signer à la mère divers papiers et on lui a remis quelques centaines de francs, son indemnité de témoin et celle de sa fille. Tout étant réglé, on est sorti. Il n’y avait plus qu’à se rendre du côté des garages.
Joe était là, tranquille, patient comme toujours, fumant sa cigarette en attendant et souriant amicalement en voyant approcher les deux femmes. La mère tenait dans sa main l’argent qu’on venait de lui remettre. On aurait dit qu’elle ne savait où le fourrer » (p. 168).

27La gêne des « témoins », l’aisance du chauffeur, juxtaposées en parfait contraste dans un même paragraphe construit un double portrait où la force et l’assurance des vainqueurs représentants de l’ordre contrastent violemment avec la fragilité des victimes. Le monde peut poursuivre sa route, en toute bonne conscience.

28Autre exemple accablant d’acceptation du réel, lourde d’incompréhension : un homme dont la femme a été violée et tuée est rémunéré comme témoin, puis on le congédie sans autre consolation. L’interprète sort de son rôle :

  • 17 « Un officier de la cour qui passait par là fait remarquer à l’interprète : « Vous n’avez pas de co (...)

« Comment ! On tue ta femme, et tu t’en vas comme ça avec quelques centaines de francs ? Au moins qu’ils te donnent de l’argent pour t’aider à élever ta petite fille !
Va trouver un avocat et demande-lui ce qu’il y a à faire dans un pareil cas. Si tu le veux j’irai avec toi.
Vous avez raison, m’a-t-il répondu, j’irai trouver notre curé » (p. 202)17.

  • 18 Voir les témoignages recueillis par Alice Kaplan et la lecture de O.K., Joe à Plumaudan, lieu d’une (...)

29Les victimes, tout comme les accusés, ignorent tout de l’histoire qui les concerne. Seuls les acteurs de ce tribunal d’exception la maîtrisent complètement. L’événement ne concerne les témoins et les victimes qu’accessoirement, il est l’affaire de la justice militaire. Guilloux l’interprète est à la charnière des deux : auxiliaire du tribunal comme interprète, il est proche des victimes, ses compatriotes, il sait interpréter leurs gestes et leurs silences. Comme acteur de l’histoire, il l’observe ; comme narrateur postérieur, il la met en scène. Le rôle du traducteur lui interdit cependant de faire entendre son opinion, il ne doit pas en avoir. Guilloux, le romancier, produit un témoignage au plus près des individus, mais sans empathie, sans commentaire. Observateur mal à l’aise et narrateur encore incertain, il ne se met pas à la place des victimes, il ne parle pas pour elles. Il montre leur dénuement, et comment elles passent à côté de leur propre vie18.

  • 19 Op. cit., p. 55.
  • 20 Ibid., p. 58-59.
  • 21 Ibid., p. 127.

30On peut rappeler ce que dit Claude Romano : « l’événement, au sens événemential, en effet, est ce qui éclaire son propre contexte et ne reçoit nullement son sens de lui » ; il reconfigure les possibles qui le précèdent et signifie, pour l’advenant, l’avènement d’un nouveau monde19. Son sens est modifié par ses conséquences, par ce qu’il produit sur les individus. Au contraire, les causes de l’événement ne l’expliquent pas tout entier ; elles rendent compte du fait mais non de son sens événemential. L’événement est source d’une aventure qui dépasse la succession des faits et « reconfigure mes possibles articulés en monde »20. A l’inverse de ce que conçoit Claude Romano comme force transformatrice et comme effet phénoménologique sur l’individu, il n’arrive plus rien à ces sujets, ils sont privés du sens de l’événement. Guilloux montre donc ce que Romano appelle la faillite de l’ipséité qui laisse l’advenant radicalement incapable de se rapporter aux événements en première personne, livré entièrement à la nudité d’une exposition pure et simple à ce qui l’atteint et le bouleverse avant toute possibilité pour lui d’en subir l’épreuve insubstituable et, par conséquent, aussi, d’en répondre21.

  • 22 Ce qui donne lieu à quelques descriptions des soldats noirs, vus de loin : l’un ressemble à un peti (...)

31Le sujet est assujetti totalement à l’événement et fait l’expérience de l’effroi. Cette expérience, qui abolit toute distance, empêche radicalement la compréhension des faits et anéantit l’individu : c’est ce qui arrive aux victimes réduites au silence, c’est ce qui arrive aussi aux Noirs, privés de parole au cours de leur procès (sauf à plaider coupable en espérant la clémence des juges) et privés de parole également dans le récit, puisque Guilloux l’interprète ne peut leur parler et ne peut que les voir de loin et les décrire rapidement22.

  • 23 Voir Romano, Cl., op. cit., p. 148-153, passim.

32L’effroi provoque l’effondrement de la conscience de soi et l’impossibilité de réponse à l’événement traumatisant, entraînant une modification profonde du rapport à cet événement. Impossible à assimiler, il devient un véritable « corps étranger interne », selon la juste expression de Freud, dit Romano. L’effroi, inassimilable par le sujet, supprime tout courage et empêche « l’advenant de s’advenir ». Soumis à sa terrible puissance de révélation, l’advenant n’est plus qu’une simple victime, entièrement soumise à ce qui lui arrive, incapable d’intégrer l’événement à une histoire dont elle serait le sujet et de s’advenir librement à partir d’elle23.

L’art du romancier, un témoin impliqué

33C’est de cet effroi des victimes que Guilloux rend compte avec les moyens du romancier. Ce qu’il montre ainsi, et il est en l’occurrence dans son rôle d’écrivain, ce sont les conséquences et les contradictions de cette situation. Il utilise vivement et sobrement les ressources du récit littéraire, qui mêle l’écriture testimoniale et celles de la fiction comme le style indirect libre, le portrait, la description, la scène théâtrale, le dialogue romanesque, qui confronte sans les assimiler les points de vue, qui mêle et confronte les temps.

34S’en tenant à la position de l’interprète qu’il était effectivement et qu’il met en scène sèchement, il la conjugue avec celle du narrateur postérieur, qui lui aussi interprète ce dont il a été le témoin plusieurs années auparavant. Il met ainsi en avant la nécessité d’une phénoménologie – mais les personnages demeurent opaques – et d’une herméneutique de la temporalité – qui met en jeu l’auteur dans deux moments, celui de la guerre et celui des années soixante-dix. Car la compréhension de l’événement nécessite un projet interprétatif. Elle est nécessairement rétrospective dans la mesure où l’événement n’est lisible et accessible qu’à partir de son avenir.

35Guilloux utilise des ressources telles que la fausse candeur, qui le fait s’interroger sur cette prison réservée aux Noirs, pense-t-il avant d’être détrompé : tous les prisonniers sont noirs mais la prison est pour tous les soldats... Il confronte les positions des militaires : l’honnêteté de certains, la collusion des gradés et d’un soldat blanc (« un tueur ») meurtrier d’un F.F.I. et disculpé. Il souligne l’idéalisme de son ami Bill, confiant dans son pays et dans sa justice, certain que les informations que l’armée diffuse sont les meilleures. Il souligne l’humanité d’un médecin militaire qui met tout en œuvre pour guérir un jeune garçon.

36Son témoignage confronte les jugements, pèse les contradictions, joue habilement du montage. Et il se met lui-même en position de fragilité face à la série de faits qu’il raconte, critiquant sa propre impuissance, ou sa fuite. Après une de ces difficiles enquêtes où un Noir est accusé, l’interprète conclut : 

  • 24 L’expression survient pour la deuxième fois. Voir plus haut. Guilloux l’observateur échappe au mond (...)

« Je ne sais comment j’ai retrouvé ma chambre, il y faisait aussi noir que dehors, ni comment j’ai retrouvé mon lit. Je me suis endormi aussitôt, enveloppé dans mes trois couvertures.
Oui, c’est vrai qu’un homme qui s’endort ferme les yeux sur bien des choses » (p. 185-186)24.

  • 25 Comment ne pas rapprocher ce souvenir élégiaque des scènes de viol dont se sont rendus coupables de (...)

37C’est encore par la ressource romanesque du montage que Guilloux conclut le récit : il associe ironiquement deux scènes. L’une est dérisoire, grotesque, lourde d’illusions et de mensonges qui travestissent la réalité, l’autre met fin à son expérience d’auxiliaire des tribunaux militaires grâce à une bienheureuse maladie. Un officier raconte sa brève histoire d’amour avec une femme française en 1918 : « Mais, hélas, l’amour n’a qu’un temps ! On l’avait écouté dans un grand silence un peu gêné. A cette table, combien étaient-ils à faire le même rêve ? Est-ce que la guerre n’était pas aussi une pourvoyeuse d’aventures ? » (p. 254)25. Lassitude de Louis, l’interprète, lassitude de Guilloux, l’auteur : « A quoi bon raconter la fin de cette soirée-là ? Il ne s’y dit plus rien qui mérite la moindre mention » (p. 254-255). Apparemment malade, il est éloigné de l’armée à la demande de Stone, un des membres de la cour martiale :

« Voilà notre interprète, dit-il. Je ne le trouve pas en bonne condition. Or c’est moi qui l’ai fait entrer dans l’armée. Je voudrais que vous me disiez s’il peut continuer la route avec nous, si je peux prendre cette responsabilité ?
De la conversation que nous eûmes avec cet officier supérieur, il résulta qu’on ne pouvait pas prendre cette responsabilité » (p. 255).

  • 26 Alice Kaplan pense que la raison de ce délai est qu’après la guerre il n’était pas possible de donn (...)

38Le silence s’impose : l’interprète quitte la scène, aucune conclusion n’intervient ; au lecteur de se demander ce qu’il peut en penser. Au lecteur aussi de se demander pourquoi Guilloux l’écrivain a attendu trente ans pour déposer ce témoignage…26. Les raisons personnelles devaient être plus fortes que les raisons diplomatiques ou de politique étrangère : Guilloux ne pouvait pas penser qu’il jouait un jeu si important dans les relations avec les Etats-Unis. En revanche, un regard sur les conditions de la libération a toujours été son fait. Après Le Jeu de patience, après Labyrinthe, ce récit vient à son heure au cours d’une longue et patiente réflexion du romancier sur ce qui a été son expérience de la guerre.

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Notes

1 Voir Touret, M. (dir.), Histoire de la littérature française, tome 2, Après 1940, 1re partie, chapitre 4, « Le Retour des camps », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

2 Voir Kaplan, A., L’Interprète, Dans les traces d’une cour martiale américaine, Bretagne 1944, Paris, Gallimard, 2007 (traduit de l’anglais par Patrick Hersant). Ce travail porte sur les agissements d’Américains et de leurs tribunaux à la Libération. Elle retrace à l’aide des sources militaires et des sources historiques françaises les procès dont Guilloux se fait le témoin dans O.K., Joe, œuvre à laquelle elle fait de nombreuses références. Son étude porte principalement sur les décisions ségrégationnistes de l’armée américaine. Je me propose, quant à moi, de porter le regard sur la situation des femmes comme victimes. Alice Kaplan est la traductrice de O.K., Joe aux Etats-Unis.

3 Les références renvoient à l’édition courante en Folio (Paris, Gallimard, 1992), qui contient également Salido, autre bref récit. Dans l’un et l’autre récit, Guilloux est le témoin des événements historiques, il se place au plus près des destins individuels. Le renvoi aux pages de cette édition se fera dorénavant entre parenthèses dans le cours du texte.

4 Ainsi p. 129 : « Là-dessus, le commandant de la Place m’a demandé si je pouvais l’aider à trouver un cheval.
– Je veux un cheval ! (…)
– Il veut un cheval.
– Qu’est-ce que tu me racontes ? Un cheval ? Où voulait-on qu’il trouve un cheval ?
Le commandant de la Place veut un cheval. Il lui faut un cheval. Il a l’habitude de monter à cheval tous les jours. Ici, il n’y a pas de cheval. Il n’est pas venu des Etats-Unis ? Alors ? ...
Le commandant Pierre a fini par promettre de lui trouver un cheval et de le lui faire amener le lendemain matin.
O.K. ! »

5 Chaque fois qu’on peut distinguer le personnage de l’interprète, je désignerai l’interprète par Louis (ainsi qu’on l’appelle dans le récit), et j’appellerai Guilloux le narrateur.

6 On peut rapprocher ces paroles de cette réflexion du narrateur sur lui-même, exprimée de telle manière qu’on ne sait s’il s’agit d’une pensée formée sur l’instant ou après coup : « L’espèce d’indifférence contre laquelle j’avais eu tant de mal à lutter depuis des mois était toujours la même. Et pourtant l’événement était là, et j’y étais moi-même, mais étranger » (p. 248). 

7 Ailleurs on lit encore en retrouvant le même adverbe – « bien » qui exprime avec une maladresse intentionnelle le malaise, p. 167 : « Vous allez rester avec eux ? J’aurais préféré qu’on ne me posât pas cette question. Je ne me sentais pas bien à ma place à la Cour martiale ». Guilloux a modifié les noms des militaires américains, changeant Greene en Stone et Bradford en Cormier.

8 C’est la première mention explicite du moment historique.

9 Autre exemple, parmi d’autres, de cette extériorité à son propre univers : « Il savait [Joe] où il allait. Pas moi. Je ne l’avais pas demandé, pas plus que je n’avais demandé quelle était cette mission pour laquelle ils avaient besoin de mes services » (p. 93).

10 Il faut ici rappeler la distinction que fait Claude Romano, dans L’Evénement et le monde, Paris, PUF, 1998, entre le fait intramondain (dont il donne pour exemple la survenue d’un fait météorologique) et l’événement au sens événemential qu’il définit comme ce qui arrive, survient à une personne, ce qui arrive à quelqu’un. Cet événement survient à un sujet assigné, qu’il nomme l’advenant. L’événement, dit-il, est toujours adressé, de sorte que celui à qui il advient est impliqué lui-même dans ce qui lui arrive. Il est celui à qui surviennent les événements et il survient lui-même à partir des événements. Claude Romano souligne l’importance des processus de « subjectivisation » en disant que l’épreuve de l’événement singularise et que le monde auquel l’advenant a affaire, c’est donc celui qui sourd de l’événement en tant qu’il s’annonce, affranchi de son contexte, comme sa propre origine (p. 72-89). C’est seulement à partir de son histoire que l’advenant peut se laisser annoncer qui il est. Mais ce n’est pas une suite simple d’événements, c’est la possibilité de se comprendre à partir d’événements insubstituables qui sont devenus appropriés : l’ipséité devient une responsabilité (p. 124). De la sorte, une définition de l’événement comme objectif est impossible : il consiste en une « reconfiguration impersonnelle de mes possibles et du monde qui advient en un fait et par laquelle il ouvre une faille dans ma propre aventure » (p. 40 et s.).

11 P. 116 : « Un combat avait eu lieu sur la route de Paris entre des patriotes et des éléments russes : les Vlassov. Au port se trouvaient encore quatre vedettes rapides venues de Saint-Malo. De nombreux éclatements se firent entendre du côté du port. On disait que cinq cents Allemands étaient encore par là et aussi que les écluses devraient sauter dès que les vedettes auraient repris la mer quand la marée serait haute ». P. 117 : « Il s’en était fallu encore de trois jours après le départ des Allemands, trois jours pendant lesquels des éléments russes tiraillaient encore aux abords de la ville et refusaient de se rendre aux forces de la Résistance ». P. 143 : « On a appris hier qu’après quatre jours de combats Paris est libéré. D’autre part, on annonce la prise de Vichy par les Forces françaises de l’Intérieur. La progression des armées alliées débarquées dans le Sud se poursuit. Les Américains sont à Lens ».

12 Bill, un des officiers américains, voudrait savoir « comment c’était pendant ces années d’occupation ? Je lui ai répondu qu’il n’était pas facile de répondre comme ça à une pareille question. Il a bien voulu l’admettre. C’était encore trop frais ». Louis Guilloux lui raconte cependant « comment, un matin, au printemps », il avait été bousculé dans la rue par un soldat allemand. « Il pouvait être dix heures. Je ne lui ai pas cédé le pas. D’un coup d’épaule il m’a envoyé sur la chaussée. Nous nous sommes retournés l’un vers l’autre. Il m’a regardé, menaçant. Je suis parti » (p. 171-172). Puis il lui raconte à la page suivante un épisode inverse : un bruit de bottes dans la nuit après le couvre-feu alors que Guilloux venait de porter un message ; les pas s’arrêtent, reprennent, Guilloux se retrouve face à face avec un jeune soldat allemand : « un tout jeune soldat allemand. Un permissionnaire. Il venait de Russie. Et comme c’était Noël il aurait bien voulu trouver un endroit quelconque où il y aurait eu un peu de lumière et des gens avec qui célébrer cette fête. Il s’était perdu ». Ils se quittent en se serrant la main et en se souhaitant un joyeux Noël (p. 173).

13 On trouve encore bien des exemples de la confusion des relations, des accords et des contradictions, des incompréhensions entre les libérateurs et les libérés, comme les questions des Américains sur la complication de la vie politique française et ses nombreux partis.

14 C’est aussi le récit de faits quotidiens de la période, qui ont tant frappé Guilloux, comme les épisodes où l’on tond dans la rue les femmes coupables ou suspectées de collaboration avec les Allemands. Ces faits, il en note un grand nombre dans ses carnets (que l’on ne retrouve pas dans l’édition qu’il en a faite). On en lit encore dans Labyrinthe.

15 Je ne m’étendrai pas sur ce point : la pratique ségrégationniste des tribunaux a été étudiée d’un point de vue historique par Alice Kaplan. Elle montre également comment des manuels hâtivement rédigés pour les soldats les instruisaient sur la légèreté des femmes françaises pour les mettre en garde.

16 On trouve à la page 104 un exemple particulièrement fort de cette attitude du tribunal. Un Noir est interrogé : « Il disait qu’il s’était mis en colère parce qu’on avait eu peur de lui. Pourquoi avaient-ils eu peur ? Parce qu’il n’était qu’un Noir ? Si on lui avait ouvert la porte et offert un verre, si on ne l’avait pas traité comme un sale nègre… On ne l’avait pas injurié, c’est vrai, mais ça revenait au même et il le savait bien, lui. Ces gens-là eussent ouvert leur porte à un Blanc.
Le lieutenant Stone répétait qu’il y avait sûrement du vrai là-dedans mais que c’était difficile à croire malgré tout quand on connaissait les Noirs. Ils disaient tous des choses comme ça dans certains cas.
– Pauvre type ! Mais ils sont tous de sacrés damnés menteurs, vous pouvez me croire ».

17 « Un officier de la cour qui passait par là fait remarquer à l’interprète : « Vous n’avez pas de conseils à leur donner ». J’ai répondu à l’officier que c’était trop tard et que je l’avais déjà fait ».

18 Voir les témoignages recueillis par Alice Kaplan et la lecture de O.K., Joe à Plumaudan, lieu d’une des scènes du livre.

19 Op. cit., p. 55.

20 Ibid., p. 58-59.

21 Ibid., p. 127.

22 Ce qui donne lieu à quelques descriptions des soldats noirs, vus de loin : l’un ressemble à un petit chat, l’autre à une idole.

23 Voir Romano, Cl., op. cit., p. 148-153, passim.

24 L’expression survient pour la deuxième fois. Voir plus haut. Guilloux l’observateur échappe au monde.

25 Comment ne pas rapprocher ce souvenir élégiaque des scènes de viol dont se sont rendus coupables des soldats, presque tous Noirs ?

26 Alice Kaplan pense que la raison de ce délai est qu’après la guerre il n’était pas possible de donner une telle image de l’armée qui avait libéré l’Europe alors qu’au moment de la guerre du Vietnam on le pouvait. Sans doute est-ce juste. Sans doute Guilloux a-t-il voulu ménager ses compagnons avec qui il avait gardé des liens.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michèle Touret, « Louis Guilloux et les libérateurs dans O.K., Joe »Sextant, 28 | 2011, 97-108.

Référence électronique

Michèle Touret, « Louis Guilloux et les libérateurs dans O.K., Joe »Sextant [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 21 juin 2011, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3466 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3466

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Auteur

Michèle Touret

Michèle Touret est professeure émérite de l’Université Rennes 2. Elle a dirigé l’ouvrage Histoire de la littérature française du 20e siècle en deux volumes (1998, 2008) et a édité La Main coupée de Cendrars (œuvres complètes, 2000). Elle est également l’auteure de Cendrars, le désir du roman (1999), de notices pour le Dictionnaire Beckett (dir. Marie-Claude Hubert, à paraître en 2011) et de nombreux articles sur Louis Guilloux, au sujet duquel elle a également co-organisé un colloque à Cerisy (2010).

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