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Raconter la guerre civile espagnole au féminin. Des témoignages à la postmémoire

Telling the Story of the Spanish Civil War Through the Eyes of Women: From Testimonies to Post-Memory
Beatriz Calvo Martín
p. 69-84

Résumés

Cet article parcourt, dans une perspective diachronique, les récits des femmes sur la guerre civile. Il s’agit d’œuvres qui témoignent de ce qu’elles ont vécu ou qui retravaillent les témoignages pour en faire des romans. L’exposé sera par conséquent divisé en deux parties. La première (1975-1996) portera sur les témoignages de deux femmes communistes qui ont vécu la guerre civile de façon directe, ainsi que la répression postérieure : Tomasa Cuevas et Juana Doña. La seconde (1996-2010) analysera le travail de « postmémoire », c’est-à-dire de la mémoire « récupérée », mais non vécue à la première personne, dans l’œuvre de deux écrivaines : Dulce Chacón et Almudena Grandes. Nous débuterons par des témoignages bruts, recueillis de manière directe, ceux de Tomasa Cuevas, et pratiquement dénués d’élaboration de la part de l’auteure. Le roman autobiographique de Juana Doña constitue une étape intermédiaire, puisque l’auteure a vécu directement les événements, mais choisit consciemment de les restituer sous une forme littéraire. Finalement, nous présenterons deux romans, ceux de Dulce Chacón et d’Almudena Grandes, où les témoignages ont été recueillis auprès des femmes républicaines, puis soumis à un processus de fictionnalisation.

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Texte intégral

1Lorsque les historiens travaillent sur la guerre civile et ses conséquences, la place des femmes est souvent évoquée en termes de subordination et de complémentarité. Le rôle des Républicaines a cependant été fondamental, comme milicianas au front, guerrilleras dans le maquis, dans les actions de résistance civile, dans la lutte antifranquiste, dans la résistance et dans la défense ultérieure des idées républicaines.

  • 1 Nous pouvons citer, parmi d’autres, les nombreux travaux de Mary Nash ou El silencio roto : mujeres (...)
  • 2 Voir, par exemple, les travaux de Paul Preston, dont Palomas de guerra. Cinco mujeres marcadas por (...)
  • 3 Nash, M., « Mujeres en guerra : repensar la historia », dans Casanova, J. et Preston, P. (coord.), (...)

2A partir des années 1970, les perspectives ouvertes par les études de genre ont favorisé le questionnement systématique de l’absence des femmes en tant qu’actrices de l’histoire dans la guerre civile. Des travaux d’historiennes1 et de quelques historiens2 ont permis de rendre une voix aux femmes et récupérer ainsi leur mémoire collective. Il s’agit, comme l’exprime Mary Nash3, de réévaluer le rôle de la femme en tant qu’actrice de l’histoire. Cette visibilité et le lent (mais progressif) changement dans les mentalités ont permis à certaines femmes de prendre la parole pour exprimer leur point de vue sur la guerre civile et de devenir ainsi des sujets littéraires qui racontent au lieu de simples objets racontés par les autres.

  • 4 Une définition plus précise de la postmémoire au féminin est proposée dans la suite du texte.

3Ce texte parcourt, dans une perspective diachronique, les récits des femmes sur la guerre civile. Il s’agit d’œuvres qui témoignent de ce qu’elles ont vécu ou qui retravaillent les témoignages pour en faire des romans. L’exposé sera par conséquent divisé en deux parties. La première (1975-1996) portera sur les témoignages de deux femmes communistes qui ont vécu la guerre civile de façon directe, ainsi que la répression postérieure : Tomasa Cuevas et Juana Doña. La seconde (1996-2010) analysera le travail de « postmémoire », c’est-à-dire de la mémoire « récupérée » mais non vécue à la première personne4, dans l’œuvre de deux écrivaines : Dulce Chacón et Almudena Grandes. Ce découpage a été choisi pour une raison chronologique, mais également pour faire ressortir le lien progressif de ces œuvres avec le fait littéraire. Nous débuterons en effet par des témoignages bruts, recueillis de manière directe, ceux de Tomasa Cuevas, et pratiquement dénués d’élaboration de la part de l’auteure. Le roman autobiographique de Juana Doña constitue une étape intermédiaire, puisque l’auteure a vécu directement les événements, mais choisit consciemment de les restituer sous une forme littéraire. Finalement, nous présenterons deux romans, ceux de Dulce Chacón et d’Almudena Grandes, où les témoignages ont été recueillis auprès des femmes républicaines, puis soumis à un processus de fictionnalisation.

Les témoignages au féminin (1975-1996)

4Peu après la mort de Franco, des témoignages de Républicains ont commencé à paraître, bien que quelques-uns aient déjà pu contourner la censure dans les dernières années de la dictature. Le débat sur « l’amnésie » ou sur le silence imposé pendant la Transition espagnole à la démocratie (1975-1981), qui aurait empêché que la récupération de la mémoire se produise plus tôt, est encore très présent et loin de recueillir un consensus dans la société espagnole.

  • 5 Voir, entre autres, les travaux de l’historien Francisco Espinosa Maestre, dont Contra el olvido. H (...)

5Pour certains historiens, philosophes et observateurs sociaux5, le prix de la Transition a été trop élevé puisque les Républicains ont dû rester silencieux et renoncer à leur mémoire collective, face aux vainqueurs de la guerre civile qui ont disposé de quarante ans de dictature franquiste pour élaborer une mémoire – voire une mythologie – de la guerre.

  • 6 Voir Aguilar Fernández, P., « La evocación de la guerra y del franquismo en la política, la cultura (...)

6D’autres nuancent cette opinion en considérant qu’il y a eu un « pacte de consensus » plutôt qu’un « pacte de silence » pendant la Transition, ce qui veut dire qu’il était nécessaire de faire l’impasse sur la mémoire des Républicains pendant un certain temps pour garantir une transition pacifique vers la démocratie, mais que ce pacte n’impliquait ni l’oubli ni le silence à perpétuité. Pour ces auteurs, le moment est venu de briser le silence et de « récupérer » la mémoire des vaincus de la guerre civile6.

  • 7 Voir notamment Moa, P., Los mitos de la Guerra Civil, Madrid, La Esfera de los Libros, 2003.

7Dans une optique comme dans l’autre, il existe un besoin de récupération de la mémoire républicaine, niée pendant trop longtemps, malgré l’opposition de quelques nostalgiques du franquisme, révisionnistes (voire même négationnistes) qui prétendent que parler aujourd’hui de la guerre civile ne servirait qu’à rouvrir des blessures, et que, de toute façon, les responsables de la tragédie étaient les Républicains7.

8Les femmes qui ont laissé leurs témoignages partagent, sans aucun doute, la première opinion, c’est-à-dire le besoin urgent de récupérer une mémoire trop longtemps oubliée. Leur démarche relève donc d’une éthique de la mémoire. Néanmoins, leur travail de transmission n’a pas toujours été facile. Juana Doña, dans l’introduction à son roman-témoignage Desde la noche y la niebla, explique comment, dans l’urgence de faire connaître l’horreur qu’elle avait vécue, elle avait tenté en 1967 de faire publier clandestinement son roman. Vers la fin de la dictature de Franco, des témoignages républicains commençaient en effet à circuler de façon clandestine, mais la réponse obtenue de plusieurs maisons d’édition pointait l’absence d’intérêt à publier un témoignage qui ne concernait que les femmes.

  • 8 Montes Salguero J., « Introducción », dans Cuevas Gutiérrez, T., Testimonios de mujeres en las cárc (...)

9Quant à Tomasa Cuevas, elle a réussi dans les années 1980 à publier ses trois volumes de témoignages. Cependant, ils sont inexplicablement restés confinés dans les archives du parti communiste. D’après Jorge Montes, qui a redécouvert le livre et en a coordonné une nouvelle édition en 2002, le manque de diffusion de l’ouvrage dans les années 1980 résulterait de ce « pacte de silence », jugé indispensable pour faciliter la Transition8.

10A partir des années 1990, et plus encore à partir de la montée au pouvoir en 1996 du Partido Popular (PP), de centre-droit, l’Espagne a connu une nouvelle vague de récupération de la mémoire de la guerre civile et de ses conséquences directes, ce qui a facilité la publication de nombreux ouvrages ainsi que la mise en œuvre de plusieurs manifestations sociales et culturelles.

Presas en las cárceles : Tomasa Cuevas

  • 9 Cuevas Gutiérrez, T., Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, 3 vol., Madrid, RBA, 2006 (...)

11Parmi les plus importants travaux de recueil de témoignages de Républicaines, se trouve celui entrepris par Tomasa Cuevas (1917-2007), une militante communiste arrêtée en mai 1939 et condamnée à trente ans de prison. Après avoir connu les prisons de Guadalajara, Durango (Bilbao), Santander, Amorebieta (Bilbao), Madrid et Segovia, elle est libérée après la mort de Franco et décide de recueillir les témoignages des femmes rencontrées en prison, pour que cette mémoire ne soit pas perdue. Sa démarche est systématique : elle enregistre les histoires de toutes ces femmes à l’aide d’un magnétophone et en fait la transcription. Cette œuvre est publiée pour la première fois en 1982 en trois volumes, intitulés de façon générale Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas9 (« Témoignages de femmes dans les prisons franquistes »), et nommés respectivement Mujeres en las cárceles (« Femmes dans les prisons »), Presas en Las Ventas, Segovia y Les Corts (« Prisonnières à Las Ventas, Segovia y Les Corts ») et Mujeres de la resistencia (« Femmes dans la résistance »). Malgré l’importance des témoignages recueillis pour la mémoire collective, cette publication rencontre très peu de succès.

12Pourtant, quelque vingt années plus tard, Jorge J. Montes Salguero, professeur de droit à l’Universidad Nacional de Educación a Distancia (UNED), la retrouve par hasard à la Bibliothèque nationale lors d’une recherche sur les Républicaines. Il découvre également une autre édition en trois volumes, conservée aux archives du parti communiste et qui n’avait pas été déposée à la Bibliothèque nationale. Avec l’aide de Manolita del Arco, militante communiste et amie personnelle de Tomasa Cuevas, Jorge Montes prépare une nouvelle édition, publiée en 2002. Cette fois le succès est au rendez-vous. Il donne lieu, en 2006, à un film documentaire intitulé Presas de Franco : del olvido a la memoria (« Prisonnières de Franco : de l’oubli à la mémoire »), sous la direction historique de Jorge Montes, alors sous-directeur général de la Bibliothèque nationale. Diffusé par la chaîne de télévision espagnole La Sexta, ce documentaire reprenait les témoignages de dix des Républicaines qui avaient participé à l’ouvrage de Tomasa Cuevas.

13Les souvenirs douloureux de Trinidad Gallego, María Salvo, Concha Carretero, Nieves Torres, Soledad Díaz, Angustias Martínez, Julia Manzanal, Carmen Rodríguez, Maria Cuesta et Tomasa Cuevas elle-même, toutes nonagénaires au moment du tournage du film, sont évoqués par elles-mêmes et illustrés par des images d’archives. Plusieurs éditions de l’ouvrage de Tomasa Cuevas sont ensuite publiées, et ce recueil de témoignages de femmes est devenu un document de référence.

14La valeur principale de l’ouvrage de Tomasa Cuevas est de focaliser l’attention pour la première fois sur les femmes, qui avaient été les grandes oubliées du conflit, y compris lorsque le mouvement de récupération de la mémoire historique de la guerre civile commença à prendre de l’ampleur. Avec la spontanéité et l’honnêteté d’une écriture qui reflète fidèlement ses origines orales, cet ouvrage reste un document indispensable, ainsi qu’une œuvre incontournable, par la quantité et la qualité des témoignages de femmes recueillis.

15Il est également frappant de constater qu’aucune des femmes qui racontent leur vécu, leur misère, leurs souffrances en prison, n’exprime de rancune ni de désir de vengeance. Ce qui ressort de la lecture de cet ouvrage est plutôt le désir de laisser une trace, de raconter la vérité de ce qui s’est passé, pour que ces atrocités ne puissent pas se reproduire et que le futur tienne compte du passé.

16Dès les premières lignes écrites par Tomasa Cuevas, celle-ci prend un engagement clair envers les jeunes. Au moment de l’écriture, elle a d’ailleurs eu souvent des contacts avec les nouvelles générations et a pu constater leur intérêt pour ce qui s’était passé et leur désir de savoir. Le premier objectif avoué est donc de s’adresser à eux d’une façon générale pour répondre à leurs questions et leur expliquer comment était la vie avant la démocratie que l’on connaît aujourd’hui en Espagne.

Un témoignage sous forme de roman autobiographique : Juana Doña

17Juana Doña (1918-2003), militante communiste qui a connu la prison et la répression franquistes, entreprend également, après la mort de Franco, la tâche de laisser une trace de ses souffrances, en brisant le silence dans lequel elle avait dû vivre pendant trop longtemps. Dernière condamnée à mort par le régime franquiste en 1947, elle a vu sa peine commuée en trente ans de prison grâce à l’intervention d’Eva Perón lors d’une visite en Espagne.

  • 10 Elle explique ainsi sa démarche de témoignage oral : « Souvent on m’a dit : « Pourquoi tu n’écris p (...)
  • 11 Voir le prologue de Manuel Vázquez Montalbán à l’œuvre de Juana Doña, Gente de abajo (no me arrepie (...)

18Contrairement à Tomasa Cuevas, qui se sentait triplement discriminée (en tant que communiste, en tant que femme, et parce qu’elle savait à peine lire et écrire10), Juana Doña est devenue dirigeante communiste et écrivaine. Entre 1977 et 2003, elle a publié quatre romans et connu un certain succès. Elle a également été reconnue par des grands noms de la littérature engagée, comme Alfonso Sastre ou Manuel Vázquez Montalbán, qui écrit les préfaces de ses œuvres. Ce dernier considère Juana Doña comme la seconde grande dame du communisme espagnol, après « la Pasionaria »11.

  • 12 Ce roman a été récemment publié en traduction française : Depuis la nuit et le brouillard : femmes (...)

19Ecrit en 1967 mais publié seulement en 1978, Desde la noche y la niebla (mujeres en las cárceles franquistas)12 est à la fois un témoignage sincère et un roman autobiographique.

20Dans l’introduction, Juana Doña explique le rôle des femmes dans la guerre civile. Selon elle, elles n’ont pas été cette simple petite pierre apportée à l’édifice de la lutte antifranquiste, comme certains le prétendent. Au contraire, elle défend l’importance de la lutte menée par les femmes à tous les niveaux, y compris sur le front, comme durant les premiers mois de guerre, jusqu’à ce que la République décide de ne plus leur confier que des tâches « féminines », à l’arrière du front ou dans la résistance civile.

21Juana Doña soutient que non seulement les femmes ont été présentes dans la lutte clandestine, au maquis, sur le front et dans la vie civile, en accomplissant tous les travaux que les hommes avaient abandonnés pour soutenir la lutte armée, mais qu’elles ont aussi subi une répression égale à celle des hommes, voire plus intense. Effectivement, Doña explique qu’il y a des humiliations et des tortures qui ne peuvent être infligées que sur un corps de femme. En plus d’être torturées, incarcérées, fusillées comme les hommes, les femmes ont dû subir la tonte des cheveux, les purges à l’huile de ricin, les viols, le vol ou la mort de leurs enfants en prison à cause du manque de soins par les institutions pénitentiaires, ou encore la répression pour la simple raison d’être mère, fille, sœur ou épouse d’un Républicain. Pour Juana Doña, la mémoire des femmes est doublement essentielle, parce que c’est une question de justice, et parce qu’elles ont joué un rôle clé dans la transmission culturelle qui contribue de façon décisive à la construction identitaire.

22Roman-témoignage, comme l’auteure ne manque pas de le rappeler dès l’introduction, Desde la noche y la niebla met en scène le personnage de Leonor, alter ego de Juana Doña, qui sert de fil conducteur pour montrer le parcours et les souffrances de milliers de femmes, à travers les détails concrets d’une seule histoire. L’action commence en février 1939 et finit dans la prison de Ventas (Madrid) en hiver 1959, lors de la grâce papale proclamée au décès du pape Pie XII. Cette grâce papale a libéré la plupart des amies que Juana Doña/Leonor avait eues en prison, mais elle est restée sans effet pour elle-même. Comme elle avait été condamnée à mort, la mesure ne la concernait pas.

23Dans son introduction, Juana Doña dédicace son livre à toutes les femmes qui ont souffert de la répression franquiste, quelle que soit leur idéologie :

  • 13 « Comunistas, socialistas, anarquistas, republicanas, mujeres del pueblo, todas sufrieron la desata (...)

« Communistes, socialistes, anarchistes, républicaines, femmes du peuple, toutes ont souffert de la répression déchaînée de cette tornade, ensemble, entassées et affamées, elles ont tout perdu sauf leur valeureuse résistance. C’est à elles que je dédie ce petit témoignage nourri de peines et de solidarité »13.

24Doña précise également, à la fin de son introduction, que ce livre est le témoignage d’une femme, mais pas un témoignage féministe : quand elle l’a écrit, en 1967, elle n’était pas encore sensibilisée au féminisme. Plus tard, dans les années 1980, lors d’un voyage à Paris, elle découvre les idées féministes et déclare que, sans le savoir, elle a été incomplète jusque-là. Comme beaucoup de femmes de sa génération, Juana Doña a vécu les avancées en matière de droits des femmes lors de la IIe République espagnole (1931-1939), puis le recul brutal des politiques menées par le franquisme. Pour elle, le communisme apparaissait comme la voie pour lutter contre toutes les formes de discrimination et d’oppression, et ce n’est que plus tard qu’elle a pris conscience du combat spécifique mené par le féminisme pour défendre les droits des femmes. Juana Doña y adhère alors avec la même ferveur et le même engagement dont elle a fait preuve tout au long de sa vie.

25Ce roman-document partage donc avec l’ouvrage de Tomasa Cuevas la volonté de récupérer une mémoire douloureuse, dans le but de rendre justice aux vaincues de la guerre civile. Même si Desde la noche y la niebla est présenté sous forme d’un roman autobiographique, le récit des souffrances personnelles se mêle à des récits sur la répression exercée sur d’autres femmes, et la construction littéraire passe au second plan, face à l’urgence de témoigner. Le personnage de Leonor devient ainsi le fil conducteur et le prétexte pour dénoncer la répression brutale subie par les femmes pendant la guerre civile et la dictature franquiste.

La postmémoire au féminin (1996-2010)

26Enzo Traverso a défini la postmémoire comme la mémoire collective reçue, c’est-à-dire non vécue personnellement, mais augmentée, référée et souvent documentée, en recherchant des enfants ou petits-enfants de ceux qui ont survécu à un événement historique particulièrement traumatisant :

  • 14 Traverso, E., A feu et à sang. De la guerre civile européenne (1914-1945), Paris, Stock, 2007, p. 2 (...)

« « Postmémoire » (…), une mémoire collective dont j’ai reçu les bribes dès mon enfance. Parfois émaillée de contradictions ou figée en légende, elle s’est dessinée au fil des ans »14.

  • 15 Halbwachs, M., La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1re édition : 1950].
  • 16 Liikanen, E., « Novelar para recordar : la posmemoria de la guerra civil y el franquismo en la nove (...)

27La réécriture d’événements non directement vécus implique d’une part une réélaboration de la part de l’écrivain, qui les complète au moyen de références historiques ou les modifie au gré de son imagination. D’autre part, un des éléments constitutifs de la postmémoire est le lien puissant entre l’auteur et l’événement, en dépit du fait qu’il ne l’a pas vécu personnellement. Ce lien peut être expliqué par les mécanismes de formation de la mémoire collective, tels que Halbwachs les a exposés15, ou par l’exigence d’un devoir de justice. Elina Liikanen souligne qu’il s’agit d’une mémoire particulière et très puissante, puisqu’elle comporte une reformulation imaginaire de la mémoire historique, ainsi qu’une revalorisation de l’histoire à partir d’une position subjective16. Dans tous les cas, ce lien distingue le travail de postmémoire du travail de l’historien.

  • 17 Hirsch, M., « The Generation of Postmemory », Poetics Today, 29/1, printemps 2008, p. 103-127.

28Bien que Marianne Hirsch17 ait appliqué le concept de postmémoire à la seconde guerre mondiale et à l’holocauste, la transmission intergénérationnelle de la mémoire ne s’est pas limitée à ce traumatisme historique ; la postmémoire est devenue un objet d’investigation fondamental dans l’étude de l’esclavage, de la guerre du Vietnam, de l’apartheid sud-africain, des dictatures en Amérique latine, etc.

29Dans la littérature espagnole, la guerre civile et ses conséquences ont toujours retenu l’intérêt des écrivains et du public, quoique l’intensité et la manifestation des productions littéraires aient varié selon les époques. On pourrait grosso modo distinguer trois générations littéraires qui ont chacune posé un regard particulier sur la guerre civile.

  • 18 Mainer, J. C., « Para un mapa de lecturas de la guerra civil (1960-2000) », dans Juliá, S., Memoria (...)

30La première génération est celle qui a laissé des témoignages à la première personne, comme c’est le cas de Juana Doña et de Tomasa Cuevas. La deuxième a été appelée celle des « enfants de la guerre », elle regroupe des écrivaines comme Josefina Aldecoa, Carmen Laforet, Ana María Matute ou Carmen Martín Gaite. Certains critiques littéraires considèrent que le rapport entre ces écrivains et la guerre civile est encore à étudier en profondeur.18 La troisième génération, celle des petits-enfants, est parfois considérée comme celle de la postmémoire : il s’agit en effet d’une mémoire héritée, que l’on n’a pas vécue directement mais avec laquelle le lien est très fort et qui résulte d’un engagement qui puise ses racines dans un devoir de justice. L’implication personnelle dans le processus de recherche et de transmission mémorielle revêt, par conséquent, une dimension éthique.

  • 19 Liikanen, E., op. cit.

31En Espagne, la littérature sur la guerre civile et sur la répression franquiste créée par la génération de la postmémoire, dénommée également « la nouvelle fiction sur la guerre civile »19, inclut des écrivains tels Javier Cercas, Manuel Rivas, Isaac Rosa, Dulce Chacón ou Almudena Grandes. Leurs écrits sur la guerre civile et ses conséquences sont publiés principalement à partir de la fin des années 1990.

Témoignages sous forme de roman postmémoriel : La voz dormida de Dulce Chacón

32Dulce Chacón (1954-2003), écrivaine née à Zafra (Badajoz) et décédée prématurément d’un cancer, a publié en 2002 son roman La voz dormida (« La voix endormie »), qu’elle a construit à partir des témoignages de femmes républicaines recueillis pendant deux ans.

  • 20 Chacón, D., « Las mujeres que perdieron la guerra », El País semanal, 1353, 1er septembre 2002, p. (...)
  • 21 Voir par exemple, Velázquez Jordan, S., « Entrevista con Dulce Chacón », Espéculo. Revista de estud (...)

33Dans un article intitulé « Las mujeres que perdieron la guerra » (« Les femmes qui ont perdu la guerre ») paru dans le supplément du dimanche d’El País20 lors de la sortie de son livre, ainsi que dans plusieurs interviews accordées à des revues littéraires spécialisées21, Dulce Chacón témoigne de l’urgence de récupérer la mémoire d’une histoire bâillonnée et du besoin de briser le silence des femmes. Elle explicite également sa position sur le « pacte de silence » qui aurait existé pendant la Transition :

  • 22 « El silencio impuesto durante la dictadura fue terrible, pero durante la Transición fue un silenci (...)

« Le silence imposé pendant la dictature a été terrible, mais pendant la Transition ce fut un silence extrêmement long et consensuel qu’il est temps de rompre. Comment ? Il faut établir une conversation, pas une dispute, pour récupérer la mémoire de ceux qui n’ont pas eu le droit d’exprimer leurs propres souvenirs et, de cette façon, récupérer la mémoire historique »22.

34Elle se positionne en tant qu’écrivain-témoin, par son engagement clair envers les femmes, et s’inscrit ainsi dans la génération de la postmémoire, comme elle l’exprime elle-même dans un entretien :

  • 23 « (…) He recogido muchos testimonios orales. Esto fue lo que me motivó a centrar la historia en las (...)

« (…) J’ai recueilli beaucoup de témoignages oraux. C’est ce qui m’a motivée à centrer l’histoire sur les femmes, parce que je crois que ce sont les protagonistes de l’Histoire qui ne s’est jamais racontée. C’est la voix soumise au silence, la figure de l’ombre. L’histoire avec une minuscule est celle qui m’a servi pour donner corps aux personnages et leur donner à chacun une histoire réelle »23.

  • 24 Mate, M.-R., La herencia del olvido, Madrid, Errata naturae, 2008.

35Le paratexte du roman témoigne également de l’intention de Chacón de récupérer « la voix endormie » des Républicaines d’une façon à la fois rigoureuse – puisque basée sur des témoignages et des documents réels – et personnelle, puisqu’elle fait preuve d’un engagement particulier, d’une certaine éthique enracinée dans la recherche de justice envisagée par la « culture de la mémoire »24. Les éléments de la postmémoire sont donc bien présents dans ce roman, malgré son ancrage dans des témoignages vécus.

  • 25 Chacón, I., « El protagonismo de la Mujer en la novela sobre Memoria Histórica », dans Porro Herrer (...)

36Le titre du roman, à lui seul, traduit déjà l’engagement de Dulce Chacón envers la mémoire des femmes républicaines. Elle s’y réfère aussi explicitement dans la dédicace : « A los que se vieron obligados a guardar silencio » (« A ceux qui se virent obligés de garder le silence »), puis dans les remerciements aux personnes qui lui ont « prêté » leur histoire pour en faire un roman. Selon Inma Chacón, sœur jumelle de Dulce et également écrivaine, l’importance de La voz dormida réside précisément dans le fait d’avoir attiré l’attention du grand public sur la mémoire historique des femmes, mémoire qui se trouve en outre rapportée par une femme25.

Réception, stylistique et engagement de La voz dormida

  • 26 Il existe par exemple le roman d’Ángeles Caso, Un largo silencio, Barcelona, Planeta, publié en 200 (...)
  • 27 Chacón, I., op. cit., p. 327.
  • 28 En 2009, selon les chiffres avancés par Inma Chacón, La voz dormida comptait vingt-neuf tirages, sa (...)

37Si Soldados de Salamina de Javier Cercas a été le premier roman sur la mémoire historique de la guerre civile espagnole à connaître un énorme succès en 2001, La voz dormida a été un roman précurseur pour la mémoire féminine. Bien que ce ne soit pas le premier roman sur la guerre civile et les femmes, écrit par une femme26, c’est bien celui qui, comme le souligne Inma Chacón, a déclenché le « boom » du roman sur la mémoire historique féminine.27 Outre le large succès rencontré auprès du public28, le roman a été salué par l’institution littéraire et a reçu de nombreux prix, dont le prix Livre de l’an 2002 octroyé par la corporation des libraires, et d’autres, à titre posthume.

  • 29 Catelli, N., « La triste realidad del olvido », Babelia, 7 septembre 2002.

38Ceci n’a pas empêché qu’il ait aussi fait l’objet de critiques dans le monde académique. La voz dormida a été taxé de roman « inutile », puisque la force des témoignages à elle seule suffisait pour dénoncer l’injustice et l’horreur de la guerre de la répression sur les femmes29. Tout en étant d’accord avec la remarque sur la force des témoignages, il convient de rappeler les apports fondamentaux de la littérature face à d’autres typologies textuelles : d’une part l’actualisation à chaque lecture de chaque nouveau lecteur et d’autre part l’universalisation de l’histoire. Cette universalisation se fait tout autant sur un plan spatio-temporel – puisque la littérature contribue à faire connaître une histoire au-delà des frontières et des moments historiques –, que sur un plan ontologique, puisque la littérature a le pouvoir de transformer une histoire concrète en histoire universelle. Par sa forme littéraire, La voz dormida confère à l’histoire de chaque personnage, issue d’expériences réelles fondées sur le témoignage, le statut d’une histoire de la souffrance humaine et du courage pour survivre, au-delà de circonstances ponctuelles.

  • 30 « Si todo es verídico, ¿cuál es el problema ? Sucede que ninguno de estos elementos compone una nov (...)

39A l’inverse, Nora Catelli reproche quant à elle au roman de Chacón de ne posséder aucun élément romanesque : ce ne serait pas un vrai roman, puisqu’il n’y a pas de dénouement inconnu ni de « suspense » : « Si tout est vrai, quel est le problème ? C’est qu’aucun de ces élements ne compose un roman : il n’y a ici aucun conflit, rien qui ne se sache avant de commencer. Dulce Chacón n’utilise pas le moindre ressort caché. Elle ne peut pas le faire : les procédés choisis l’en empêchent »30.

40Pourtant, au contraire des témoignages recueillis par Tomasa Cuevas, Dulce Chacón convoque toute une série de ressources romanesques, stylistiques voire poétiques pour atteindre son objectif. S’il est vrai qu’il n’y a pas de suspense, il faut souligner que tel est clairement le but de l’auteure. Elle ne veut pas écrire de roman à intrigue. Comme on l’a constaté dans le paratexte, son but est de dénoncer et de récupérer une mémoire soumise au silence, en recourant en même temps à ce qu’elle connaît le mieux : la littérature. Il s’agit donc d’une littérature engagée.

  • 31 Chacón, D., La voz dormida, Madrid, Alfaguara, 2002, p. 13.

41Les critiques ont également avancé l’argument que les procédés littéraires utilisés dans La voz dormida relevaient davantage du souci poétique que de la construction romanesque. A cet égard, il faut reconnaître que Chacón excelle dans la façon dont elle casse l’illusion romanesque de la possibilité de fin heureuse, dès la première ligne du roman : « La mujer que iba a morir se llamaba Hortensia »31. Dès le début, elle annonce la mort de la protagoniste. Les verbes au futur parsèment le roman en annonçant les événements à venir. Ces prolepses de répétitions en gradation ou fournissant des ajouts d’information participent de la volonté de dénonciation, qui se trouve ainsi imprégnée d’une poétique profonde. Elle annonce ce qui va se passer et ne cherche pas à surprendre le lecteur par un récit événementiel. Chacón choisit donc le futur pour se détacher par moments du rôle de romancière.

  • 32 Prost, A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, p. 250-251.

42Elle adopte ainsi une posture proche de celle de l’historien, telle que l’a décrite Antoine Prost32 : le narrateur connaît le dénouement et le fournit directement au lecteur. De cette façon, Chacón montre qu’un intervalle de temps sépare l’action du moment de son énonciation, et que ce qui compte n’est pas tellement le dénouement de l’intrigue, mais plutôt la réflexion sur les écarts entre les projets et les résultats, ou entre la situation observée et celle que les régularités laissaient attendre. Elle souligne ainsi la brutalité des événements et la fatalité d’un destin qu’elle dénonce, parce que, même s’il semble trop horrible pour pouvoir devenir vrai, il sera vrai parce qu’il a été vrai.

43Ce détachement d’historien lui permet également de maîtriser à la perfection le rythme de la narration. Etant donné que la narratrice connaît les péripéties et leur dénouement, qu’elle livre tout de suite au lecteur, elle dirige la narration au moyen d’ellipses ou, au contraire, par des arrêts sur image avec des gros plans ou des transcriptions détaillées de dialogues, selon les événements qu’elle veut dénoncer.

  • 33 Mainer, J. C., op. cit.

44Une dernière critique, faite par José Carlos Mainer, estime que La voz dormida pèche par un sentimentalisme excessif33. En effet, ce roman parvient à susciter chez le lecteur des émotions intenses, mais sans jamais tomber dans le récit larmoyant ou le feuilleton. Chacón a essayé, bien au contraire, de garder ses distances en tant que narratrice extradiégétique et de présenter des documents réels pour casser justement l’effet romanesque. En ce sens, c’est plutôt l’intensité des faits racontés qui provoque l’émotion, ainsi que l’engagement, à la fois détaché et poétique avec lequel Chacón présente ces faits.

45On pourrait dire, pour conclure, que les critiques faites à La voz dormida viennent plutôt renforcer les aspects positifs de la manière avec laquelle l’auteure a atteint son but de transmission mémorielle engagée.

Témoignages et engagement politique postmémoriel dans El corazón helado d’Almudena Grandes

46Almudena Grandes, romancière connue en Espagne pour ses œuvres Las edades de Lulú (1989), Malena es un nombre de tango (1994) ou Los aires difíciles (2002), qui ont été adaptées au cinéma, est née à Madrid en 1960. Elle appartient donc à la même génération que Dulce Chacón.

47Son engagement social et politique est reconnu – elle a donné son appui explicite au parti de gauche Izquierda Unida, qui a réclamé avec insistance la réhabilitation des victimes des représailles franquistes. Elle a publié en 2007 son roman El corazón helado (« Le cœur glacé ») sur l’importance de la récupération de la mémoire de la guerre civile dans les sagas familiales. Ce roman a obtenu de nombreux prix tels que le prix de la Fondation Lara (2008), celui de la Corporation des libraires de Madrid et de Séville, le prix Carige en Italie et le prix de la Méditerranée en France.

48Comme chez Dulce Chacón, la démarche de recherche historique et de recueil de témoignages est le reflet d’une prise de position engagée, explicitée dans des entretiens et dans le paratexte du roman :

  • 34 « La mayoría de los episodios más brutales que narro en El corazón helado no me los he inventado, p (...)

« La majorité des épisodes les plus brutaux que je raconte dans El corazón helado, je ne les ai pas inventés, ils ont vraiment eu lieu. Ce roman est une fiction parce que les personnages n’existent pas, mais presque tous les faits concrets du passé des personnages sont réels et documentés »34.

49Almudena Grandes ajoute à son volumineux roman une note finale de dix pages intitulée « Al otro lado del hielo. Nota de la autora » (« De l’autre côté de la glace. Note de l’auteure »), dans laquelle elle explique son inscription dans le mouvement de récupération de la mémoire historique en Espagne et tient à remercier la longue liste de personnes qui l’ont aidée par leur témoignage ou leur savoir sur ce moment de l’histoire. Elle explique qu’elle ne cherche pas la neutralité, parce qu’elle considère que l’histoire officielle est sectaire et partielle. Elle se place en tant qu’écrivaine-témoin et avoue également avoir un parti pris en faveur de la récupération de la mémoire des Républicains35. Par son implication personnelle, sa démarche engagée et son âge, elle s’inscrit pleinement dans la génération de la postmémoire. Dans sa note finale, elle avoue d’ailleurs que l’une de ses motivations était de systématiser et d’approfondir sa propre chronique familiale36.

50Si Dulce Chacón avait focalisé son attention sur les témoignages de femmes incarcérées pendant et après la guerre civile, Almudena Grandes a voulu centrer une grande partie de son œuvre sur la vie des exilés républicains espagnols en France, à partir de la vision des petits-enfants qui se posent des questions aujourd’hui.

  • 37 « Esta es una novela sobre la memoria sentimental de España, una novela del presente cuyos personaj (...)

51Elle met donc en scène non seulement la mémoire de la guerre civile et de l’après-guerre à travers la fictionnalisation des témoignages, mais également du mouvement même de recherche postmémorielle dont elle fait partie : « C’est un roman sur la mémoire affective de l’Espagne, un roman du présent dont les personnages, pour mieux résoudre et cerner l’époque dans laquelle ils vivent, enquêtent sur le passé »37.

52Il s’agit en effet d’un roman sur la reconstruction de la mémoire historique et sur les effets que celle-ci exerce dans la société actuelle :

  • 38 « Mi libro no es una novela sobre la historia de España ni sobre la Guerra Civil. Es una novela sob (...)

« Mon livre n’est pas un roman sur l’histoire de l’Espagne ni sur la guerre civile. C’est un roman sur le présent de l’Espagne. Il ne s’agit pas tant de raconter ce qui s’est passé, mais de raconter comment maintenant nous reconstruisons affectivement ce qui s’est passé, en quoi c’est important dans notre vie et quel effet cela a sur notre caractère moral et sentimental »38.

53Dans ce roman, Raquel, petite-fille de Républicains espagnols exilés en France, enquête sur la mémoire historique de ses grands-parents et découvre ainsi non seulement l’histoire de sa famille à travers les histoires de son grand-père Ignacio, mais aussi sa propre identité et l’avenir qui s’ouvre à elle.

  • 39 Voir Bernecker, W. L. et Brinkmann, S., Memorias divididas. Guerra civil y franquismo en la socieda (...)

54Dans la société contemporaine, où certains auteurs voient une nouvelle confrontation politique des « deux Espagnes »39, Grandes s’interroge sur la possibilité de la réconciliation. Les deux personnages principaux, Raquel et Álvaro, incarnent les contradictions des Espagnols d’aujourd’hui. Tous deux sont en quête de leur mémoire familiale, et leurs découvertes auront une influence profonde dans leur vie. La petite-fille des exilés républicains et le fils rebelle d’un ancien combattant de la División azul peuvent-ils avoir un futur commun, quand ils découvrent que leurs familles ont une tradition de haine, de trahison et d’affrontement ?

55Contrairement à la démarche de Dulce Chacón, Almudena Grandes utilise le ressort romanesque du suspense dans la découverte des secrets familiaux. Ce procédé participe cependant également de l’engagement postmémoriel de récupération de la mémoire des perdants de la guerre civile.

Réception et fictionnalisation romanesque dans El corazón helado

56Si la vertu principale reconnue à La voz dormida de Dulce Chacón est d’avoir été un roman précurseur dans l’intérêt postmémoriel du grand public sur le sort des femmes pendant la guerre civile, El corazón helado, publié en 2007, doit son énorme succès à deux éléments principaux. D’une part, l’engagement politique de l’auteure, qui se positionne de façon indubitable du côté de la récupération postmémorielle républicaine, mais qui laisse pourtant un grand espace à la réconciliation entre les héritiers des « deux Espagnes », incarnées dans les deux personnages principaux.

  • 40 « muy novelera ». Voir Basanta, Á., « El corazón helado », El Cultural, 15 février 2007.
  • 41 Voir Pozuelo Yvancos, J. M., « Herederos de la desdicha », Abc, 17 février 2007.

57D’autre part, la qualité des procédés de fictionnalisation utilisés par Almudena Grandes, soulignée par la critique, pour rendre de façon littéraire les témoignages recueillis. En effet, le roman a été qualifié de « très romanesque »40, de roman réaliste écrit à la façon du roman du XIXe siècle, avec une multitude de personnages et d’histoires croisées41. Ce foisonnement sert bien le but de l’auteure, qui est de fictionnaliser un grand nombre de témoignages, qui deviennent autant d’histoires romanesques.

  • 42 Almudena Grandes rend hommage à Galdós dans la note finale de son roman : « A don Benito Pérez Gald (...)
  • 43 Grandes, A., op. cit., p. 11.

58Comparée à Tolstoï et à Galdós, Grandes utilise une intertextualité avouée pour inscrire son roman dans la tradition des grands auteurs espagnols et internationaux des XIXe et XXe siècles, ainsi que pour rendre hommage à ses auteurs du prédilection42. Du titre El corazón helado, qui fait référence au vers d’Antonio Machado repris dans l’épigraphe qui ouvre le roman (« Una de las dos Españas/ha de helarte el corazón »43), jusqu’au dialogue en prison qui renvoie à El laberinto mágico de Max Aub, en passant par des épisodes qui reprennent des anecdotes réelles vécues par des écrivains tels que María Teresa León, Almudena Grandes explique ses « clins d’œil » intertextuels dans sa note finale.

59Quant aux procédés d’expression temporelle, les analepses et les prolepses attirent souvent l’attention et la mémoire du lecteur dans le but de construire une structure romanesque complexe qui joue avec l’effet de surprise. La volonté de fictionnaliser les témoignages intervient également dans l’hétérogénéité énonciative du roman, la voix narrative correspondant tantôt à un narrateur omniscient, tantôt à chacun des personnages principaux. L’auteure utilise souvent le discours rapporté direct, indirect et libre, ainsi que le monologue intérieur des personnages pour raconter les faits. La perspective sur les évènements est donc multiple.

60El corazón helado apparaît donc comme un roman postmémoriel engagé, qui atteint toutefois un haut degré de fictionnalisation des témoignages recueillis par l’auteure.

Conclusion

61Dans le mouvement global de prise de conscience des femmes, intensifié depuis les années 1970, la volonté de récupérer la mémoire collective d’événements traumatisants se fait également au féminin. En ce qui concerne la guerre civile espagnole et ses conséquences, les voix des femmes sont de plus en plus nombreuses à se faire entendre et contribuent de façon décisive à la visibilité des femmes républicaines et à la reconnaissance sociale de leur rôle, méconnu et souvent méprisé, pendant la guerre et après. Que ce soit en tant que témoins directs, ou en tant qu’écrivaines-témoins issues de la génération de la postmémoire, les femmes ont pris la plume pour devenir sujets d’écriture plutôt qu’objets. Dans leur démarche, la dimension éthique devient fondamentale, comme elles l’expriment dans le paratexte de leurs œuvres. En effet, leur objectif avoué est de laisser trace d’une mémoire en train de disparaître.

62Si des femmes comme Tomasa Cuevas ou Juana Doña ont eu le courage de briser le silence pour raconter leurs propres expériences, les romancières contemporaines ont fait preuve d’un engagement clair envers leurs devancières en les transposant en sujets privilégiés de leurs romans, en utilisant toutes les ressources pour dénoncer les injustices qu’elles ont dû subir et en rendant hommage à leur courage et leur résistance.

63Le rapport entre la littérature et le récit de guerre et d’après-guerre des femmes se fait de plus en plus étroit au fur et à mesure que les années s’écoulent, et que la distance chronologique permet une plus grande liberté d’interprétation des événements. En effet, après la mort de Franco, l’urgence a poussé à la récolte de témoignages et ce n’est que plus tard que les auteures ont fait preuve d’une inscription de plus en plus marquée dans la tradition romanesque.

64Des témoignages directement recueillis et transcrits littéralement par Tomasa Cuevas à la profonde élaboration et fictionnalisation du roman El corazón helado d’Almudena Grandes, la distance chronologique a permis, voire a favorisé, la multiplication des procédés littéraires pour transmettre les témoignages de guerre. Le grand succès des romans étudiés montre que cette voie littéraire favorise la communication avec le lecteur actuel, et facilite la transmission d’une mémoire de plus en plus éloignée dans le temps.

65Ainsi, des témoignages directs à l’élaboration engagée de la postmémoire, une transmission mémorielle au féminin est assurée, ce qui est essentiel pour la construction d’une identité complète, tant individuelle que collective.

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Notes

1 Nous pouvons citer, parmi d’autres, les nombreux travaux de Mary Nash ou El silencio roto : mujeres contra el franquismo de Fernanda Romeu Alfaro (El Viejo Topo, 2002).

2 Voir, par exemple, les travaux de Paul Preston, dont Palomas de guerra. Cinco mujeres marcadas por el enfrentamiento bélico, Barcelona, Random House, Mondadori, 2002.

3 Nash, M., « Mujeres en guerra : repensar la historia », dans Casanova, J. et Preston, P. (coord.), La guerra civil española, Madrid, Ed. Pablo Iglesias, 2008, p. 61-83.

4 Une définition plus précise de la postmémoire au féminin est proposée dans la suite du texte.

5 Voir, entre autres, les travaux de l’historien Francisco Espinosa Maestre, dont Contra el olvido. Historia y memoria de la Guerra Civil, Barcelona, Crítica, 2006, et du philosophe Reyes Mate, dont La herencia del olvido, Madrid, Errata naturae, 2008.

6 Voir Aguilar Fernández, P., « La evocación de la guerra y del franquismo en la política, la cultura y la sociedad españolas », dans Juliá, S., Memoria de la guerra y del franquismo, Madrid, Taurus, 2006, p. 279-317 et Cercas, J., Anatomía de un instante, Barcelona, Mondadori, 2009, p. 108-109.

7 Voir notamment Moa, P., Los mitos de la Guerra Civil, Madrid, La Esfera de los Libros, 2003.

8 Montes Salguero J., « Introducción », dans Cuevas Gutiérrez, T., Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, 3 vol., Madrid, RBA, 2006, p. 7 [1re édition : 2002].

9 Cuevas Gutiérrez, T., Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, 3 vol., Madrid, RBA, 2006, p. 7 [1re édition : 2002].

10 Elle explique ainsi sa démarche de témoignage oral : « Souvent on m’a dit : « Pourquoi tu n’écris pas ? » Mais je ne suis pas dans les conditions pour écrire, je suis inculte. Mais à force d’insister, j’ai fini par décider de parler (…). Je peux le faire en parlant chaque fois que j’ai un moment de libre, je me mets devant le magnétophone pour me souvenir des choses qui ont eu lieu devant moi et à cause de moi » (« Muchas veces me han dicho : « ¿Por qué no escribes ? » Pero yo no estoy en condiciones de escribir, (…) justo sé hacer la O con un canuto. Pero a fuerza de insistir, al final he decidido hablar (…). Esto lo puedo hacer hablando cada vez que tengo un ratito libre y me pongo ante el magnetófono para recordar las cosas que han pasado ante mí y por mí », Doña J., Desde la noche y la niebla (mujeres en las cárceles franquistas), Madrid, Ediciones de la Torre, 1993, p. 19 [1re édition : 1978]).

11 Voir le prologue de Manuel Vázquez Montalbán à l’œuvre de Juana Doña, Gente de abajo (no me arrepiento de nada), Madrid, A-Z Ediciones y Publicaciones, 1992. Commenté également dans Molina, M., « Juana Doña. In memoriam », El Inconformista Digital, 23 octobre 2003. http://www.foroporlamemoria.info/documentos/juanadona_marmolina.htm.

12 Ce roman a été récemment publié en traduction française : Depuis la nuit et le brouillard : femmes dans les prisons franquistes, Bruxelles, Aden, 2009.

13 « Comunistas, socialistas, anarquistas, republicanas, mujeres del pueblo, todas sufrieron la desatada represión de ese vendaval, juntas, hacinadas y hambrientas lo perdieron todo menos su valerosa resistencia, para ellas va dedicado este pequeño testimonio, amasado en las penas y en la solidaridad » (Doña, J., op. cit., p. 30).

14 Traverso, E., A feu et à sang. De la guerre civile européenne (1914-1945), Paris, Stock, 2007, p. 22.

15 Halbwachs, M., La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1re édition : 1950].

16 Liikanen, E., « Novelar para recordar : la posmemoria de la guerra civil y el franquismo en la novela española de la democracia. Cuatro casos », dans Actas del Congreso sobre la Guerra civil española (1936-1939), Sociedad Estatal de Conmemoracions Culturales, Ministerio de Cultura, 2006, p. 3. http://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=2574433.

17 Hirsch, M., « The Generation of Postmemory », Poetics Today, 29/1, printemps 2008, p. 103-127.

18 Mainer, J. C., « Para un mapa de lecturas de la guerra civil (1960-2000) », dans Juliá, S., Memoria de la guerra y del franquismo, Madrid, Taurus, 2006.

19 Liikanen, E., op. cit.

20 Chacón, D., « Las mujeres que perdieron la guerra », El País semanal, 1353, 1er septembre 2002, p. 46-53.

21 Voir par exemple, Velázquez Jordan, S., « Entrevista con Dulce Chacón », Espéculo. Revista de estudios literarios, Universidad Complutense de Madrid, 22, 2002 et Cubero, E., « La voz despierta. Entrevista con Dulce Chacón », Frontera, février 2003, p. 11-20.

22 « El silencio impuesto durante la dictadura fue terrible, pero durante la Transición fue un silencio excesivamente largo y consensuado que ha llegado la hora de romper. ¿Cómo ? Hay que establecer una conversación, no una discusión para recuperar la memoria de aquellos que no han tenido el derecho de expresar sus propios recuerdos y, de este modo, recuperar la memoria histórica » (entretien avec Dulce Chacón réalisé par Antonio José Domínguez, Noticias IU, 18 mars 2003. www.iualdia.com).

23 « (…) He recogido muchos testimonios orales. Esto fue lo que me motivó a centrar la historia en las mujeres, porque creo que son las protagonistas de la Historia que nunca se contó. Esa es la voz silenciada, la figura en la sombra. La historia con minúscula es la que me ha servido para darle[s] carne a los personajes e incorporar a cada uno de ellos una historia real » (entretien avec Dulce Chacón réalisé par Santiago Velázquez Jordán, op. cit.).

24 Mate, M.-R., La herencia del olvido, Madrid, Errata naturae, 2008.

25 Chacón, I., « El protagonismo de la Mujer en la novela sobre Memoria Histórica », dans Porro Herrera, M. J., Mujer y memoria : representaciones, identidades y códigos, Córdoba, Universidad de Córdoba, 2009, p. 319-339.

26 Il existe par exemple le roman d’Ángeles Caso, Un largo silencio, Barcelona, Planeta, publié en 2000, mais qui n’a pas rencontré le succès de La voz dormida.

27 Chacón, I., op. cit., p. 327.

28 En 2009, selon les chiffres avancés par Inma Chacón, La voz dormida comptait vingt-neuf tirages, sans compter les éditions de poche, et plus de 300 000 exemplaires vendus.

29 Catelli, N., « La triste realidad del olvido », Babelia, 7 septembre 2002.

30 « Si todo es verídico, ¿cuál es el problema ? Sucede que ninguno de estos elementos compone una novela : aquí no hay conflicto, aquí no hay nada que no se sepa antes de empezar. Dulce Chacón no despliega ni el menor resorte escondido. No puede hacerlo : los recursos elegidos lo impiden » (Ibid.).

31 Chacón, D., La voz dormida, Madrid, Alfaguara, 2002, p. 13.

32 Prost, A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, p. 250-251.

33 Mainer, J. C., op. cit.

34 « La mayoría de los episodios más brutales que narro en El corazón helado no me los he inventado, pasaron de verdad. La novela es ficción porque los personajes no existen, pero casi todos los hechos concretos del pasado de los personajes son reales y están documentados » (entretien avec Almudena Grandes dans Tribuna, FSAP de CCOO. http://guerrerodelinterfaz.blogspot.com/2007/06/almudena-grandes-el-corazn-helado.html).

35 Voir ses déclarations dans Europa Press, 12 février 2007. http://www.europapress.es/00132/20070212145607/almudena-grandes-reconstruye-historia-sentimental-dos-familias-marcadas-guerra-civil-corazon-helado.html.

36 Grandes, A., El corazón helado, Barcelona, Tusquets, 2007, p. 923.

37 « Esta es una novela sobre la memoria sentimental de España, una novela del presente cuyos personajes, para resolver y acotar mejor el momento en que viven, indagan en el pasado » (entretien avec Almudena Grandes. http://antoncastro.blogia.com/2007/042801-almudena-grandes-acta-de-una-entrevista-en-zaragoza.php).

38 « Mi libro no es una novela sobre la historia de España ni sobre la Guerra Civil. Es una novela sobre el presente de España. No se trata tanto de contar lo que pasó, sino de contar cómo ahora reconstruimos sentimentalmente lo que pasó, cómo es de importante para nuestra vida y qué efecto tiene en nuestro carácter moral y sentimental » (entretien avec Almudena Grandes dans Tribuna, op. cit.).

39 Voir Bernecker, W. L. et Brinkmann, S., Memorias divididas. Guerra civil y franquismo en la sociedad y la política españolas. 1936-2008, Madrid, Abada editores, 2009.

40 « muy novelera ». Voir Basanta, Á., « El corazón helado », El Cultural, 15 février 2007.

41 Voir Pozuelo Yvancos, J. M., « Herederos de la desdicha », Abc, 17 février 2007.

42 Almudena Grandes rend hommage à Galdós dans la note finale de son roman : « A don Benito Pérez Galdós, por haber escrito », p. 932.

43 Grandes, A., op. cit., p. 11.

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Pour citer cet article

Référence papier

Beatriz Calvo Martín, « Raconter la guerre civile espagnole au féminin. Des témoignages à la postmémoire »Sextant, 28 | 2011, 69-84.

Référence électronique

Beatriz Calvo Martín, « Raconter la guerre civile espagnole au féminin. Des témoignages à la postmémoire »Sextant [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 21 juin 2011, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3448 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3448

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Auteur

Beatriz Calvo Martín

Beatriz Calvo Martín est assistante en langue et littératures hispaniques à l’Université libre de Bruxelles et termine actuellement une thèse en littérature en co-tutelle avec la Universidad Autónoma de Madrid. Sa recherche porte sur la littérature espagnole et québécoise, avec un intérêt particulier pour la mémoire, l’écriture au féminin, l’exil et les écritures migrantes. Elle est l’auteure de plusieurs articles et communications internationales, ainsi que d’un roman publié en Espagne.

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