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Un regard féminin sur la médecine. L’hygiène sexuelle durant la guerre civile espagnole

A Woman’s View of Medicine: Sexual Hygiene During the Spanish Civil War
Dolores Martín Moruno
p. 53-67

Résumés

Tout au long de l’histoire, les femmes ont souffert de violences spécifiques durant les guerres, soit essentiellement de violences sexuelles. Tout en gardant ce constat à l’esprit, ce texte entend montrer que les conflits de la première moitié du XXe siècle furent aussi pour elles une opportunité de prendre une part active dans la mobilisation militaire collective de la société. La guerre d’Espagne peut être considérée comme « un facteur du progrès paradoxal » des femmes, qui s’est révélé « d’abord par la poursuite des avancées culturelles et législatives favorisées par l’urgence » de la situation politique. La guerre étant un des moments essentiels dans l’histoire de l’émancipation des femmes espagnoles, parce que c’est à ce moment-là que certaines d’entre elles, appartenant à la classe ouvrière, ont pris conscience de leur identité de genre et des dépendances juridique, économique et sexuelle que cette identité impliquait par rapport aux hommes.

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Texte intégral

  • 1 Thébaud, F. (dir.), Le XXe siècle, dans Duby, G., Perrot, M., Histoire des femmes en Occident, Pari (...)

1Tout au long de l’histoire, les femmes ont souffert de violences spécifiques durant les guerres, soit essentiellement de violences sexuelles. Tout en gardant ce constat à l’esprit, ce texte entend montrer que les conflits de la première moitié du XXe siècle furent aussi pour elles une opportunité de prendre une part active dans la mobilisation militaire collective de la société1. Bien qu’il ne soit pas possible d’établir une relation causale directe entre les mouvements suffragistes, qui ont lutté pour la reconnaissance des droits des femmes, et les guerres modernes, nous pouvons toutefois constater que ces contextes ont favorisé l’intégration des femmes dans le monde du travail, et dans certains pays, leur insertion dans la sphère politique.

  • 2 Mangini, S., « Memories of Resistance : Women Activists from the Spanish Civil War », Signs, 17/l, (...)

2Le cas des Républicaines pendant la guerre civile espagnole (1936-1939) apporte un éclairage sur le caractère potentiellement émancipateur de la guerre, car il révèle particulièrement bien la manière dont elles ont accédé à des postes de travail et pu mettre cette période critique à profit pour mener leur propre lutte contre les inégalités de genre. La guerre d’Espagne a été en effet une période de changements positifs pour les Républicaines : elles ont bénéficié d’une soudaine liberté hors de la sphère privée, se sont dégagées de l’oppression subie dans le passé et dont elles allaient à nouveau souffrir dans l’après-guerre, lors de la dictature franquiste de 1939-19752. C’est pourquoi, même si cet évènement historique est toujours perçu comme traumatique, il doit aussi être considéré comme un des moments essentiels dans l’histoire de l’émancipation des femmes espagnoles, parce que c’est à ce moment-là que certaines d’entre elles, appartenant à la classe ouvrière, ont pris conscience de leur identité de genre et des dépendances juridique, économique et sexuelle que cette identité impliquait par rapport aux hommes.

  • 3 Bussy-Genevois, D., « Femmes d’Espagne. De la République au Franquisme », dans Thébaud, F. (dir.), (...)
  • 4 Ibid.

3Comme Danièle Bussy-Genevois l’a signalé, l’expérience de la guerre civile chez les femmes républicaines est particulière, car ces femmes « semblent avoir parcouru le chemin de plusieurs générations et connu presque coup sur coup les expériences contradictoires que les autres Européennes ont vécues soit séparément, soit sur une durée plus longue »3. De cette façon, la guerre d’Espagne peut être considérée comme « un facteur du progrès paradoxal » des femmes, qui s’est révélé « d’abord par la poursuite des avancées culturelles et législatives favorisées par l’urgence » de la situation politique4.

Les femmes pendant les conflits armés du XXe siècle

  • 5 Sur le rôle des infirmières britanniques lors de la grande guerre : Summers, A., Angels and Citizen (...)

4La mobilisation de la population féminine pendant la guerre d’Espagne trouve un précédent historique dans la grande guerre (1914-1918), lorsque les Européennes et les Nord-Américaines ont occupé les postes laissés vacants par les hommes envoyés au front. Plusieurs études ont d’ailleurs souligné le contexte favorable de cette guerre pour l’émergence des femmes dans l’espace public, appelées à contribuer à l’effort commun contre l’ennemi en fabriquant des munitions, en s’enrôlant dans les hôpitaux comme infirmières ou même en participant à la résistance armée5.

5Dans ces conditions exceptionnelles, cette participation féminine a été justifiée idéologiquement par l’appel à la mobilisation collective des nations européennes. La nécessité de produire du matériel de guerre en grande quantité au cours du conflit a conduit les Etats à organiser une véritable économie à l’arrière (le « home front ») en axant la production des industries sur la fabrication d’armements. De cette façon, l’insertion des femmes dans la sphère publique peut être comprise comme l’une des conséquences de ce que les historiens ont appelé une « guerre totale », c’est-à-dire une guerre où tous les secteurs de la société sont engagés.

  • 6 Daudet, L., La guerre totale, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1918, p. 8. Daudet attribuait ce (...)

6Formulée pour la première fois en 1918 par Léon Daudet à propos de la première guerre mondiale, cette expression désigne un affrontement qui ne se déroule plus uniquement sur les fronts, mais se prolonge aussi « dans les traditions, les institutions, les codes, les états d’esprit et surtout, la banque »6. Cette guerre intégrale, analysée par Daudet, implique une identification radicale de l’arrière et des lignes de combat, dans le but d’assurer la stabilité idéologique et le moral de la population contre un ennemi défini. Face à l’expérience d’une guerre totale, il devient donc impossible de différencier nettement une arrière-garde, les femmes et les enfants devenant des agents militaires au même titre que ceux qui ouvrent le feu dans les tranchées. Cette dimension est particulièrement manifeste dans les conflits de la première moitié du XXe siècle, notamment en raison des bombardements sur la population civile, qui révèlent que toutes les positions « deviennent » le front (voir illustration ci-dessous).

Bombardement de Madrid. Civils trouvant refuge dans le métro.

Bombardement de Madrid. Civils trouvant refuge dans le métro.

Comité international de la Croix-Rouge (Genève)

  • 7 Keene J., « Foreign Women in Spain for General Franco », dans Bacchetta, P., Power, M. (ed.), Right (...)
  • 8 Delahaye, C., Ricard, S., La Grande Guerre et le combat féministe, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 204

7De cette façon, quand les frontières classiques entre l’arrière et l’avant du front s’effacent, les lieux « naturels » des sexes tendent également à s’estomper7. On constate dès lors un bouleversement des rôles de genre qui explique pourquoi les femmes, en profitant d’une liberté qui a changé radicalement leur expérience et la perception qu’elles avaient d’elles-mêmes, deviennent brusquement visibles dans la sphère publique. Si le combat féministe ne naît pas pendant la première guerre mondiale, il y puise cependant un nouveau souffle à travers la construction d’une identité féminine, qui surgit grâce à la solidarité entre femmes à l’arrière8.

  • 9 Marand-Fouquet, C. (coord.), Guerres civiles, CLIO, 5, 1997, Toulouse, Presses universitaires du Mi (...)

8Dans le cas de la guerre d’Espagne, cette signification de guerre totale est intensifiée par rapport aux conflits précédents par la rupture brutale et profonde des relations de genre établies dans la société − du moins pendant la première période du conflit. Dans les rangs républicains, la guerre civile a en effet été comprise par la population comme un mouvement révolutionnaire, se manifestant comme un laboratoire social où les femmes ont exprimé leurs revendications dans le monde du travail, en politique, en médecine et même dans l’univers militaire − domaine considéré jusqu’alors comme exclusivement masculin9.

9Cette mobilisation féminine a d’ailleurs aussi été accompagnée en Espagne d’une reconnaissance de droits juridiques et sociaux, comme la loi sur l’avortement, la reconnaissance des unions libres (c’est-à-dire des mariages civils révolutionnaires) et l’introduction de méthodes contraceptives afin de promouvoir une maternité consciente. Bien que cela puisse sembler paradoxal, plusieurs réformes ont ainsi été mises en place pendant la guerre afin d’améliorer les conditions des femmes.

10Nous analyserons plus concrètement le projet sanitaire élaboré par le ministère de la Santé et de l’Assistance sociale du gouvernement de la IIe République, ministère dirigé alors par Federica Montseny (1905-1994), leader anarchiste, et Amparo Poch y Gascón (1902-1968), directrice de la section de l’Assistance sociale, l’une des premières femmes à exercer la médecine en Espagne. Ce projet n’a pas seulement été conçu pour faire face aux problèmes liés à la guerre (comme les épidémies), mais aussi pour faire connaître aux femmes leur propre corps, grâce à la vulgarisation de connaissances basiques relatives à l’hygiène et à la sexualité.

11Bien que les femmes aient conquis certains droits légaux depuis la proclamation de la République espagnole (comme le droit de vote en 1931, le mariage civil et l’approbation de la loi de divorce en 1935), la prise de conscience de leur nécessaire émancipation s’accélère quand éclate la guerre civile. Les Républicaines ont en effet compris que la révolution sociale proclamée le 19 juillet 1936 était aussi l’occasion de livrer leur propre bataille contre les discriminations sexuelles.

Le rôle des femmes dans la révolution

12Face au coup d’état de juillet 1936, le gouvernement de la IIe République reste complètement paralysé. La première réaction contre le soulèvement des militaires vient de la population, femmes et enfants inclus, qui prennent les armes dans les rues des principales villes d’Espagne.

  • 10 Chomsky, N., Pateman, B. (ed.), Chomsky on Anarchism, Edinburgh, AK Press, 2005, p. 127.
  • 11 Bussy-Genevois, D., op. cit., p. 273.

13A ce moment, les syndicats socialistes, trotskistes et anarchistes collectivisent les industries de Barcelone et de Madrid et proclament la révolution sociale. Bien que cette réaction semble s’être manifestée spontanément, elle avait été précédée par un long travail de conscientisation de la part des syndicats, dès la proclamation de la République en 193110. C’est dans ces contradictions difficiles, aussi bien que dans « cet esprit inventif, joyeux et digne », que « l’on perçoit sans doute le mieux le sentiment qu’ont les Espagnols de vivre une situation neuve »11.

14A cet égard, Micka Etchebéhère, l’unique femme commandant, puis capitaine, à avoir dirigé une colonne de miliciens, témoigne de l’ambiance révolutionnaire dans la capitale :

  • 12 Etchebéhère, M., Ma Guerre d’Espagne à moi. Une femme à la tête d’une colonne au combat, Paris, Den (...)

« Madrid s’installe dans la révolution au pas de charge. L’argent n’a presque pas cours quand il s’agit de fournir la milice. Les organisations ouvrières, partis ou syndicats, signent des bons d’achat que nous donnons aux commerçants en échange de la marchandise (...) On réquisitionne les voitures, les garages, les belles maisons abandonnés par les riches en fuite ou réfugiés dans les ambassades. Le gouvernement est passé dans les coulisses, impuissant à contrôler le drame qui se joue sur la scène, faisant une politique dont le peuple ne se soucie que dans la mesure où elle tend à freiner sa ruée sur l’ennemi »12.

15Nous pouvons ainsi souligner la complexité des événements de l’été 1936 : plutôt qu’une guerre civile opposant deux groupes définis de la population – fascistes contre républicains – il s’agissait d’un conflit triangulaire impliquant à la fois le gouvernement, les troupes rebelles (qui ne ressortaient pas d’une unique orientation politique) et la population civile qui y voyait une révolution à caractère social affirmé.

  • 13 Voir Arendt, H., On Revolution, New York, Penguin, 2006, p. 11. Afin de suivre ce débat dans le cad (...)
  • 14 Sur la nature triangulaire du conflit espagnol, le roman de George Orwell est éclairant : Orwell, G (...)

16Les guerres et les révolutions ont certes en commun l’exercice de la violence, mais la révolution est, quant à elle, orientée vers la création d’un nouvel ordre social, qui se prétend plus juste en éliminant les privilèges ancrés dans le passé13. Dans cette optique, ce qui était en train de se jouer en Espagne pendant l’été 1936 était « un nouveau commencement dans l’histoire », pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt, qui se manifesta par une explosion d’initiatives civiles, œuvrant au fondement d’une société future14.

  • 15 La charte du travail de 1938 assignait la femme sous le régime franquiste à « la chambre des enfant (...)

17Dans cette ambiance d’euphorie initiale, les femmes vont contribuer au mouvement révolutionnaire en faisant entendre leur propre voix, c’est-à-dire en affrontant les problèmes propres à leur genre. D’une part, elles défendent les progrès sociaux remportés pendant la période républicaine, de l’autre, elles profitent de l’effervescence révolutionnaire pour demander un élargissement de leurs droits. La prise de conscience d’une identité de genre dans la Révolution espagnole s’explique non seulement par la menace fasciste et la peur de retourner à « la chambre des enfants »15, mais aussi par réaction à l’idéologie bourgeoise qui établissait une indépendance formelle de la femme, sur des principes théoriques mais sans aucune répercussion dans la pratique sociale.

18A ce propos, la ministre de la Santé Federica Montseny, militante de la CNT (Confédération nationale du travail), prônait lors d’un discours au théâtre Olympia à Barcelone le nouveau modèle de femme qui, sans hésiter, avait pris les armes le 19 juillet 1936, en se démarquant radicalement de l’image traditionnelle de la femme destinée au mariage et à la procréation :

  • 16 « Mujer, después del 19 de Julio (...) eres la que fusil en mano has sabido conquistar en la barric (...)

« Femme, après le 19 juillet (…) tu es celle qui avec le fusil à la main a su conquérir son indépendance sur les barricades et dans la rue, sur la place et les champs de bataille. (…) Tu ne dois jamais permettre l’éclipse du soleil de ton indépendance ; le fusil sera ta garantie. Femme en avant ! »16.

19Selon les mots de Montseny, la femme « nouvelle » devient travailleuse dans l’industrie de guerre, politicienne et même milicienne, elle n’hésite pas à lutter aux côtés de ses camarades masculins (voir illustration, p. 59). L’insertion des femmes dans les milices pendant les premiers mois de la guerre pose la question plus générale d’une définition des genres, en pointant la violence comme une logique qui n’appartient pas exclusivement à l’univers masculin. Ainsi, la milicienne fait basculer le lieu commun associant la femme au pacifisme, par le seul fait biologique de la maternité.

20Cette image de la femme guerrière, présentée par Federica Montseny dans son discours, symbolise au contraire la lutte active de l’ensemble de la population féminine dans la révolution. Et dans ce contexte, les femmes ont réalisé que l’arme la plus puissante pour accélérer leur émancipation était la culture, qui permettrait de combattre la première cause de l’inégalité économique et sociale de la femme en Espagne : l’ignorance.

  • 17 Carabias, M., « Las madonnas se visten de rojo. Imágenes de paganismo y religiosidad en la Guerra c (...)

21Vers 1930, presque la moitié des femmes espagnoles étaient illettrées. Pour combattre l’analphabétisme, les différents centres associatifs appartenant aux syndicats, répartis dans toute l’Espagne, offrent des cours afin d’enseigner aux femmes des techniques professionnelles et des connaissances basiques leur permettant d’accéder au marché du travail. Dans la mouvance républicaine, les femmes adhèrent à différentes associations comme le Secrétariat féminin du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), l’Union des femmes antifascistes (AMA) dirigé par Dolores Ibarruri (1895-1989), d’orientation communiste orthodoxe, et Mujeres Libres (Femmes libres d’Espagne) d’accent essentiellement anarchiste. La mise en place de crèches témoigne des efforts menés par ces collectifs pour faciliter aux mères la garde de leurs enfants, pendant qu’elles travaillent dans l’industrie de guerre, assistent aux cours offerts par les syndicats ou combattent au front comme miliciennes17.

  • 18 Kaplan, T. E., « Anarchism and Women’s Liberation », Journal of Contemporary History, 6/2, 1971, p. (...)

22L’alphabétisation des femmes espagnoles, et notamment des femmes de la classe ouvrière, devient un des objectifs fondamentaux pour des organisations comme Mujeres Libres, premier groupe constitué exclusivement d’adhérentes féminines. Bien que relevant d’une idéologie anarchiste, les militantes de Mujeres libres se différencient clairement des groupes anarchistes masculins. Et cette différence se reflète dans le choix du nom de l’association, « Femmes libres », et non « Femmes libertaires ». Le groupe est en effet créé pour s’opposer à la discrimination exercée par les camarades masculins, à partir d’une initiative lancée deux mois avant le début de la guerre par des Madrilènes et des Barcelonaises, qui décident de réunir leurs efforts pour dénoncer « le triple esclavage de la femme par l’ignorance, le capitalisme et le système patriarcal »18. Ce groupe culturel, qui peut sembler minoritaire à son début, s’amplifie pour atteindre à l’été 1938 le nombre d’environ trente mille affiliées.

Milicienne

Milicienne

Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC-MHC, Paris)

  • 19 Ackelsberg, M. A., Free Women of Spain : Anarchism and the Struggle for the Emancipation of Women, (...)

23Comme Mary Nash et Marta A. Ackelsberg l’ont observé dans leurs études respectives, même si Mujeres Libres n’est pas considéré comme un mouvement féministe analogue aux mouvements suffragistes européens, il faut l’interpréter comme un féminisme à fort caractère social, car ces femmes ont pris conscience des inégalités dont elles souffraient dans le monde éducatif et professionnel19. Suceso Portales, une des fondatrices de ce mouvement, témoigne de la nécessité de créer un ordre nouveau :

  • 20 « Dos cosas empiezan a desplomarse en el mundo por inicuas : el privilegio de la clase que fundó la (...)

« Deux choses commencent à s’effondrer dans le monde (...) : le privilège de classe, qui avait fondé la civilisation du parasitisme, d’où était né le monstre de la guerre et le privilège du sexe masculin, qui avait converti la moitié du genre humain en des êtres autonomes et l’autre moitié en esclaves, en créant un type de civilisation unisexuel : la civilisation masculine »20.

  • 21 Ibid.

24A travers l’organe régulier de l’association, la revue Mujeres Libres, nous pouvons suivre les initiatives culturelles lancées afin de créer une nouvelle société basée sur des relations égalitaires de genre, en luttant contre l’analphabétisme féminin. Parmi les personnalités qui ont collaboré à la revue, il faut mentionner l’écrivaine et téléphoniste Lucía Sánchez Saornil (1895-1970), qui rédigeait les éditoriaux, l’avocate Mercedes Comaposada Guillén (1901-1994), qui se chargeait des critiques cinématographiques et littéraires ainsi que des chroniques sur la mode et Amparo Poch y Gascón, qui traitait des sujets relatifs à la santé, aux soins, à la maternité et à la sexualité dans une rubrique intitulée « Clinique de l’Optimisme », qu’elle signait avec humour du pseudonyme « Le docteur heureux »21.

25Dans Mujeres Libres, la libération des femmes est étroitement liée à la révolution culturelle. Plus concrètement, la revue rend compte des initiatives prises par Poch y Gascón, en annonçant régulièrement les cours pour former les femmes à l’industrie de guerre et au système de production. L’annonce reproduite (voir illustration, p. 61) est un exemple des cours organisés pendant la guerre à El Casal de la Dona Treballedora (La maison de la femme travailleuse), le centre de formation de Mujeres Libres à Barcelone, dont Poch y Gascón devient la responsable pédagogique en décembre 1937. Nous pouvons y lire le paragraphe suivant :

  • 22 Mujeres Libres, 11, 1938. Archives de la Fondation Anselmo Lorenzo (Madrid). P203.

« Culture pour la culture ? La culture abstraite ? Non. Formation de la femme dans un but immédiat et urgent : aider de manière positive à gagner la guerre. Formation de la femme pour sa libération, pour un ordre social plus juste ; pour une conception de la vie plus humaine »22.

Magazine Mujeres Libres, 11, 1938

Magazine Mujeres Libres, 11, 1938

Fondation Anselmo Lorenzo (Madrid)

26Les cours y étaient organisés selon trois niveaux. Les cours élémentaires étaient destinés aux femmes illettrées pour leur apprendre à lire, écrire et acquérir quelques notions d’arithmétique ; les cours complémentaires étaient axés sur la formation professionnelle en soins infirmiers, assistance sociale et puériculture ; enfin les ateliers de formation sociale informaient les femmes sur des sujets comme la sexualité, l’hygiène, les maladies vénériennes et la maternité, afin de réduire le nombre de grossesses non désirées et les accouchements réalisés dans des conditions peu hygiéniques. De cette façon, Poch y Gascón concevait la médecine comme l’arme principale de la révolution culturelle de la femme.

  • 23 Alors qu’Amparo Poch y Gascón appartenait officiellement a Mujeres Libres, Federica Montseny était (...)

27En outre, ces initiatives populaires ont eu une répercussion gouvernementale. En effet, en novembre 1936, Poch y Gascón est nommée directrice de l’Assistance sociale par Federica Montseny. Bien que Poch y Gascón et Montseny ne partagent pas la même orientation politique, elles ont collaboré intensément pour améliorer les conditions hygiéniques et sanitaires de la société espagnole pendant la guerre et l’après-guerre, lors de leur exil à Toulouse où Poch y Gascón dirigera l’hôpital « Varsovie » jusqu’à sa mort23.

28Parmi d’autres réformes introduites pendant cette période révolutionnaire, il faut également épingler la vulgarisation des méthodes contraceptives, la loi sur l’avortement et la création de maisons pour réinsérer les prostituées dans la société. Les idéaux de la révolution ne comportent donc pas uniquement une dimension politique ou culturelle, mais sont aussi appliqués à la science, et plus particulièrement à la médecine, pour tenter de construire de nouvelles relations entre les sexes dans la société espagnole.

Un regard féminin sur la médecine : sexualité et amour libre

  • 24 Martín Moruno, D., Ordóñez Rodríguez, J., « The nursing Vocation as political Participation for Wom (...)

29Federica Montseny prend en charge la direction du ministère de la Santé et de l’Assistance sociale en novembre 1936, qui s’appelait jusque-là ministère de la Santé et de la Bienfaisance. Ce changement de nom indique à lui seul l’application des idéaux révolutionnaires à la pratique de la médecine, que l’on tente de démocratiser dans tous les secteurs de la société, y compris dans la classe ouvrière. Des valeurs comme la bienfaisance ou la charité disparaissent de l’intitulé, afin de rompre avec la tradition catholique qui continuait d’avoir une influence profonde dans la société espagnole en général, et dans le domaine hospitalier en particulier − les religieuses détenant le monopole des soins infirmiers24. Montseny prétend doter son ministère d’une « nouvelle personnalité », fondée sur des valeurs laïques, et passant par la professionnalisation des infirmières et des assistantes sociales, dont l’activité serait reconnue dans la société. Afin d’accomplir cette sécularisation de la médecine, Montseny nomme deux autres femmes médecins à des postes à responsabilité :

  • 25 « Cuando me hice cargo del Ministerio me esforcé en buscar personal idóneo, con la voluntad de pote (...)

« Quand je me suis chargée du ministère, j’ai concentré mes efforts sur la recherche d’un personnel convenable avec la volonté de favoriser la présence féminine dans ce monde politique, duquel la femme a été presque toujours marginalisée. J’ai nommé sous-secrétaire la docteur Mercedes Maestre et directrice de l’Assistance sociale la docteur Amparo Poch »25.

  • 26 Rodrigo, A., op. cit., p. 34.

30Mercedes Maestre et Amparo Poch y Gascón faisaient partie des rares femmes à exercer la médecine en Espagne, métier dont l’accès était interdit aux femmes jusqu’en 1910. Cette interdiction s’appuyait sur des arguments biologiques et psychologiques, qui décrétaient l’infériorité intellectuelle du sexe féminin. Il y avait en fait une résistance culturelle à accepter qu’une femme puisse être capable d’examiner, manipuler et diagnostiquer le corps d’un homme. Malgré cela, le nombre de femmes médecins augmente pendant la guerre, et l’on dénombre jusqu’à cent femmes qui exercent et sont inscrites comme membres de la Société des médecins espagnols26.

31Les réformes sanitaires mises en place pendant la période révolutionnaire par le ministère de Montseny sont particulièrement intéressantes, car elles démontrent une sensibilisation à l’égard des problèmes de santé féminine. C’est le cas notamment de la proposition de créer des maisons pour réinsérer les prostituées dans la société (liberatorios de prostitución), maisons où elles pouvaient recevoir des soins, des psychothérapies et accéder à une formation professionnelle pour leur permettre d’acquérir ensuite une indépendance économique.

  • 27 Rousseau, F., La guerre censurée : Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1 (...)

32Lorsque la guerre éclate, la prostitution est un problème de grande envergure, tous les partis politiques du côté républicain s’accordant pour souligner qu’il s’agissait de la première cause d’infection vénérienne parmi les soldats. Comme lors de la première guerre, ces relations sexuelles mercenaires « ont menacé gravement la santé des soldats, sur tous les fronts (…) ils souffrirent de maladies vénériennes »27.

33Selon Montseny et Poch y Gascón, la prostitution était un problème à résoudre d’abord par une recherche psychologique, en établissant les causes individuelles qui poussaient des femmes à exploiter leurs corps. Une fois le diagnostic établi, le traitement médical consistait en une psychothérapie orientée vers le renforcement de valeurs, comme l’autonomie et la responsabilité, afin de préparer ces femmes à recevoir une formation et d’accéder ultérieurement à un métier. Selon les femmes anarchistes, la prostitution symbolisait l’esclavage par excellence, dont la femme avait souffert tout au long des siècles.

34L’objectif principal visait donc à fonder une nouvelle conception de la sexualité qui reconnaisse le droit des femmes à disposer de leur propre corps. Le but était également de réduire le taux élevé de mortalité parmi les femmes qui recouraient à l’avortement clandestin. Ainsi, la loi sur l’avortement, proposée par Montseny, complétait une réforme sexuelle destinée à limiter le taux élevé de natalité chez les femmes espagnoles. Cette loi sur l’avortement avait déjà été préconisée par le médecin Félix Martí Ibáñez (1891-1972), un médecin hygiéniste très réputé en Espagne, lorsqu’il était directeur général des services de la Santé à la Généralité de Catalogne en août 1936. Quand Montseny arrive aux affaires, elle décide d’élargir l’application de cette loi à tout le territoire espagnol, une initiative qu’elle explique rétrospectivement :

  • 28 « Uno de los problemas que me propuse abordar, aprovechando las dificultades que me ofrecía una sit (...)

« Un des problèmes que je me suis proposé d’aborder, en profitant des difficultés qu’offrait une situation révolutionnaire, était de trouver des moyens pour éviter l’hécatombe des femmes qui étaient des victimes de manœuvres abortives (...) qui leur coûtaient la vie (…) En élaborant ces décrets, nous étions conscients qu’une solution devait être trouvée au drame des milliers de femmes qui, déjà chargées d’enfants, avaient recours à des moyens extra-médicaux ou domestiques pour stopper des grossesses non désirées »28.

  • 29 Rodrigo, A., op. cit., p. 60.

35L’optique révolutionnaire, insufflée par Monseny à son ministère, fait de la sexualité des femmes un des sujets les plus importants à traiter par la médecine. En ce sens, la pratique médicale ne doit pas seulement supprimer la prostitution, mais elle doit aussi aider à contrôler la natalité en suivant des principes eugéniques promus par les idées néomalthusiennes, c’est-à-dire par l’utilisation de méthodes contraceptives. Poch y Gascón recommandait la méthode des températures (aussi appelée méthode de la courbe thermique), ou la méthode Ogino-Knaus, fondée sur les variations de température observées lors de l’ovulation29. Elle ne remettait pas en cause la maternité comme événement central dans la vie d’une femme, mais conseillait aux femmes de devenir des « mères conscientes », en contrôlant les grossesses par des moyens naturels et en connaissant mieux leur corps. Cela supposait aussi une meilleure connaissance du mécanisme du plaisir sexuel féminin, en affrontant les tabous et l’ignorance, dont la pire des expressions, selon Poch y Gascón, était la chasteté.

  • 30 Marañón, G., Tres ensayos de la vida sexual. Sexo, trabajo y deporte. Maternidad y feminismo. Educa (...)

36Dès 1932, dans La Vie sexuelle de la femme, Poch y Gascón avait pris la tête de la réforme sexuelle, en montrant comment l’infériorité de la femme avait toujours été justifiée par rapport à sa différence sexuelle. Se basant sur les travaux de Gregorio Marañón (1887-1960), fondateur en Espagne de la médecine sexuelle, elle mettait en cause la tradition masculine en médecine, qui considérait que les prétentions intellectuelles chez les femmes résultaient d’un déséquilibre hormonal30 :

  • 31 « Vienen unos médicos y nos dicen, por un lado, que somos unos seres a medio desarrollar, así como (...)

« Les médecins arrivent et nous disent, d’un côté, que nous sommes des êtres développés à moitié, des êtres intermédiaires entre l’enfant et l’homme ; et de l’autre côté que quand nous sommes intelligentes et que nous agissons avec efficacité dans la vie publique, nous avons les glandes endocrines déréglées et que nous sommes des sujets pathologiques. C’est-à-dire que nous sommes condamnées à vivre dans une imperfection sans espoir : quand nous sommes de jeunes femmes adorables, notre développement est incomplet ; quand nous sommes capables et responsables, nous sommes manifestement anormales »31.

  • 32 Voir Wollstonecraft, M., A Vindication of the Rights of Woman, Berlin, Könemann, 1998.

37Pour Poch y Gascón, l’un des objectifs principaux de la révolution était de libérer la sexualité féminine du contrôle de l’Eglise, de l’Etat et du monopole du mariage. Frontalement opposée au dogme catholique, qui affirmait que le plaisir sexuel féminin était un péché et que la femme devait se limiter à sa mission reproductrice, elle construit une nouvelle conception de la sexualité fondée sur les relations égalitaires entre les deux sexes, « l’amour libre ». Loin de légitimer la promiscuité, l’amour libre était lié à l’histoire du féminisme, depuis la fin du XVIIIe siècle et exprimait la revendication de vivre la sexualité en dehors du mariage32. Le mariage, comme la monogamie, apparaissait dès lors comme directement lié à la légitimation de la propriété privée, justifiant l’exploitation du corps de la femme comme une propriété masculine. Dans sa conception de l’amour libre, Amparo Poch y Gascón subit l’influence directe de la féministe Emma Goldmann (1869-1940), qui a collaboré activement avec l’association Mujeres Libres lors de plusieurs visites en Espagne durant la guerre civile.

38C’est sous son influence que Poch y Gascón écrit notamment un Eloge à l’amour libre, publié dans la revue Mujeres Libres et probablement dédié à son compagnon Manuel Zambrano :

  • 33 « Yo no tengo casa. Quiero amar en el anchuroso más allá que no cierra ningún muro, ni limita ningú (...)

« Je n’ai pas de maison. Je veux aimer dans le vaste « au delà », fermé par aucun mur, limité par aucun égoïsme. Mon cœur est la chair d’une rose. Dans chaque feuille, il y a de la tendresse et de l’anxiété (...) Aime librement (...) J’ai des ailes pour monter dans les régions de la recherche et du travail. Ne les coupe pas ! J’ai des mains ouvertes pour ramasser d’innombrables caresses. Ne les enchaîne pas ! (...) Aime, parle, travaille, comprends, aide, console… »33.

  • 34 « La préparation génitale féminine est moins intéressante car si pour l’homme l’excitation est indi (...)

39Ainsi Poch y Gascón introduit des préoccupations féminines dans sa pratique médicale, qu’elle conçoit comme une combinaison d’amour et de science destinée à promouvoir la vie – c’est-à-dire la révolution. A la différence de ses compagnons médecins, comme Félix Martí Ibáñez, qui continuent de considérer la participation des femmes dans les relations sexuelles comme secondaire, Poch y Gascón érige le plaisir féminin en sujet scientifique de premier ordre, à vulgariser dans la société34.

40Aussi, bien que cela puisse sembler contradictoire avec le stéréotype de la femme victime de viol dans les conflits armés, ou prostituée, la révolution a fourni à ces femmes un contexte privilégié pour dénoncer leur exploitation de classe et de genre. Leurs revendications se sont exprimées ainsi dans tous les aspects de la culture, y compris dans le domaine scientifique et médical.

  • 35 Thomas, H., The Spanish Civil War, London, Penguin, 2001, p. 637.

41Mais en dépit des efforts réalisés par des associations comme Mujeres Libres et le ministère de Montseny afin d’émanciper les femmes, ces revendications vont passer à la trappe à la fin de la période révolutionnaire, quand éclate une seconde phase de la guerre. Suite aux révoltes de mai 1937 à Barcelone, le parti communiste prend en effet le contrôle total du pouvoir politique, après avoir éliminé les anarchistes et les trotskistes du gouvernement, accusés de collaborer avec les fascistes. Et parmi eux : Montseny et Poch y Gascón35. La fin de la révolution n’implique pas seulement que la question des femmes soit jetée aux oubliettes, au profit de l’objectif principal (vaincre militairement les fascistes), mais elle s’accompagne aussi du retrait massif des femmes à l’arrière, en accord avec le principe de la différence sexuelle. De cette façon, la femme guerrière, « née » le 19 juillet 1936, a été écrasée non par les troupes fascistes, mais par ses compagnons républicains, y compris les plus révolutionnaires, qui considéraient la présence féminine dans l’armée comme la cause principale des maladies transmises sexuellement.

Esclaves de Vénus : femmes et maladies sexuellement transmissibles

  • 36 Martí Ibáñez, F., Mensaje eugénico a la mujer, Barcelona, Generalitat de Catalunya, 1937.
  • 37 Godicheau, F., Les mots de la Guerre d’Espagne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p (...)

42L’introduction des femmes dans les milices républicaines pendant l’été 1936 avait en effet modifié la perception du champ de bataille : ce n’était plus seulement le lieu où se livre le combat contre les troupes fascistes, mais aussi un endroit où se concentre le débat public sur les rôles de genre. C’est pourquoi l’interdiction des miliciennes sur le front en février 1937 n’indique pas seulement le virage de la révolution vers la guerre, mais aussi l’assimilation, dans le discours médical, de la milicienne à la prostituée, menaçant la santé du soldat masculin en transmettant des maladies vénériennes. Ainsi la femme émancipée pendant la révolution, qui revendiquait sa liberté sexuelle, est rapidement associée au danger le plus redoutable pour les soldats, « le fascisme de la nature », suivant l’expression répandue parmi les médecins pour désigner les maladies sexuellement transmissibles36. De la défense de l’amour libre au discours commun de médecins en 1937, comme celui de Félix Martí Ibáñez dans Mensaje eugénico a la mujer, on observe un changement radical dans le regard clinique sur la sexualité féminine : la femme, consciente de son corps, devient coupable de propager une véritable épidémie sur le front, et témoigne d’une moralité douteuse37.

43En dénonçant la femme comme le danger principal pour le soldat républicain, Martí, qui avait pourtant été à la tête des réformes sur la médecine sexuelle, abandonne tout objectif d’émancipation féminine. La séparation classique des deux mondes en temps de guerre, celui des hommes à l’avant, et celui des femmes à l’arrière, doit être à nouveau respectée afin de faire face à l’ennemi d’une manière efficace. Selon Martí, comme la pulsion sexuelle des soldats ne peut pas être réprimée, les tensions de la guerre doivent néanmoins être soulagées régulièrement par des relations sexuelles, mais avec des femmes dédiées professionnellement à la satisfaction de ces besoins.

  • 38 Alcalde, C., La Mujer en la Guerra civil española, Madrid, Editorial Cambio 16, p. 165.

44Il n’a finalement pas fallu attendre 1939 pour que le rôle de la femme soit modifié. Tandis que la milicienne était exclue du front pour éviter les maladies vénériennes, le discours médical justifiait la présence des femmes dans le monde de la prostitution à l’arrière. Comme Carmen Alcalde l’a souligné, à la fin de la période révolutionnaire, la femme espagnole hérite d’un rôle occupé par les Européennes pendant la grande guerre, au cours de laquelle, en France par exemple, les prostituées étaient organisées dans des maisons par les autorités militaires38. La responsabilité de la survie quotidienne, assumée par les femmes, peut expliquer pourquoi à partir de 1937, les chiffres de la prostitution explosent, augmentant de 40% dans des villes comme Barcelone.

Conclusion

45En conclusion, à l’image de la milicienne, symbole de la révolution culturelle féminine, s’est substituée celle d’une prostituée, devenue l’objet destiné à apaiser les tensions sexuelles du soldat républicain. A cet égard, Poch y Gascón ne s’était pas trompée en considérant la sexualité de la femme comme la clé pour en finir avec toutes les autres aliénations. Bien que la véritable répression des progrès sociaux et culturels des femmes espagnoles doive être imputée à la victoire des troupes franquistes, elle est déjà amorcée de manière visible sous la IIe République, à travers le discours hygiéniste des hommes, qui s’approprient le corps féminin à la manière d’un champ de bataille où ils peuvent exercer librement leur violence sexuelle.

46En dépit de cette fin tragique, les femmes espagnoles ont pris conscience de la nécessité de leur émancipation, en agissant de façon collective dans différentes organisations politiques et syndicales. Comme nous avons essayé de le démontrer dans ce texte, à la différence des Européennes pendant les guerres mondiales, les Républicaines ont exprimé leurs revendications dans le domaine politique, en collaborant à la création d’une culture féminine, et plus particulièrement, d’une médecine sexuelle orientée vers la suppression des inégalités de genre. Même si cette identité genrée a été étouffée à partir de 1937, le projet d’Amparo Poch y Gascón et de Federica Montseny témoigne d’une mise en place de réformes visant à améliorer les conditions sanitaires des femmes, qui auraient été inimaginables peu de temps auparavant dans la société espagnole.

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Notes

1 Thébaud, F. (dir.), Le XXe siècle, dans Duby, G., Perrot, M., Histoire des femmes en Occident, Paris, Perrin, 2002, vol. 5, p. 17.

2 Mangini, S., « Memories of Resistance : Women Activists from the Spanish Civil War », Signs, 17/l, 1991, p. 171.

3 Bussy-Genevois, D., « Femmes d’Espagne. De la République au Franquisme », dans Thébaud, F. (dir.), op. cit., p. 279-284.

4 Ibid.

5 Sur le rôle des infirmières britanniques lors de la grande guerre : Summers, A., Angels and Citizens : British Women as military Nurses, 1854-1914, London, Routledge, 1998. De son côté, M. H. Darrow analyse le rôle de l’infirmière de guerre française comme l’homologue du poilu dans « French Volunteer Nursing and the Myth of War Experience in World War I », The American Historical Review, 101/1, 1996, p. 80-106. Sur le rôle de la femme dans la résistance armée : Strobl, I., Partisanas : Women in the Armed Resistance to Fascism and German Occupation (1936-1945), Edinburgh, AK Press, 2008.

6 Daudet, L., La guerre totale, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1918, p. 8. Daudet attribuait cette notion de guerre totale au discours de Clémenceau prononcé au Sénat le 22 juillet 1917. Pour approfondir ce sujet : Horn, J., State, Society and Mobilization in Europe during the First World War, Cambridge University Press, 2002, p. 4.

7 Keene J., « Foreign Women in Spain for General Franco », dans Bacchetta, P., Power, M. (ed.), Right-wing Women : from conservatives to extremists around the World, New York, Routledge, 2002, p. 194.

8 Delahaye, C., Ricard, S., La Grande Guerre et le combat féministe, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 204.

9 Marand-Fouquet, C. (coord.), Guerres civiles, CLIO, 5, 1997, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 148.

10 Chomsky, N., Pateman, B. (ed.), Chomsky on Anarchism, Edinburgh, AK Press, 2005, p. 127.

11 Bussy-Genevois, D., op. cit., p. 273.

12 Etchebéhère, M., Ma Guerre d’Espagne à moi. Une femme à la tête d’une colonne au combat, Paris, Denoël, 1976, p. 15.

13 Voir Arendt, H., On Revolution, New York, Penguin, 2006, p. 11. Afin de suivre ce débat dans le cadre de la guerre d’Espagne, consulter Olson, J., « The Revolutionary Spirit : Hannah Arendt and the Anarchists of the Spanish Civil War », Polity, 29/4, 1997, p. 461-488.

14 Sur la nature triangulaire du conflit espagnol, le roman de George Orwell est éclairant : Orwell, G., Homage to Catolonia, Harcourt, Orlando, 1980.

15 La charte du travail de 1938 assignait la femme sous le régime franquiste à « la chambre des enfants, seule place d’une femme » : voir Bussy-Genevois, D., op. cit., p. 268.

16 « Mujer, después del 19 de Julio (...) eres la que fusil en mano has sabido conquistar en la barricada y en la calle, en la plazza y en el campo de batalla tu independencia (...) No debes dejar que se eclipse jamás el sol de indenpendencia, el fusil será tu garantia.¡ Mujer adelante ! » (Rodrigo, A., Una mujer libre : Amparo Poch y Gacon, médica anarquista, Barcelona, Flor del Viento, 2002, p. 112).

17 Carabias, M., « Las madonnas se visten de rojo. Imágenes de paganismo y religiosidad en la Guerra civil española », dans Nash, M., Tavera, S., Las mujeres y las guerras. El papel de las mujeres en las guerras de la Edad Antigua a la contemporánea, Barcelona, Icaria, 2003, p. 229-238.

18 Kaplan, T. E., « Anarchism and Women’s Liberation », Journal of Contemporary History, 6/2, 1971, p. 101.

19 Ackelsberg, M. A., Free Women of Spain : Anarchism and the Struggle for the Emancipation of Women, Oakland, AK Press, 2004 et Nash, M., Defying Male Civilization : Women in the Spanish Civil War, Colorado, Arden Press, 1995.

20 « Dos cosas empiezan a desplomarse en el mundo por inicuas : el privilegio de la clase que fundó la civilización del parasitismo, de donde nació el monstruo de la guerra, y el privilegio del sexo macho que convirtió a la mitad del género humano en seres autónomos y a la otra mitad en seres esclavos, creando un tipo de civilización unisexual : la civilización masculina que es la civilización de la fuerza y que ha producido el fracaso moral a través de los siglos » (Mujeres Libres, 10, 1937. Archives de la Fondation Anselmo Lorenzo (P203)).

21 Ibid.

22 Mujeres Libres, 11, 1938. Archives de la Fondation Anselmo Lorenzo (Madrid). P203.

23 Alors qu’Amparo Poch y Gascón appartenait officiellement a Mujeres Libres, Federica Montseny était une militante de la CNT (Confédération nationale du travail) et n’admettait donc pas de défendre la nécessité d’un mouvement exclusivement formé par des femmes, malgré son accord pour dénoncer la discrimination masculine envers la femme.

24 Martín Moruno, D., Ordóñez Rodríguez, J., « The nursing Vocation as political Participation for Women during the Spanish Civil War », Journal of War and Culture Studies, 2009, 2/3, p. 305-319.

25 « Cuando me hice cargo del Ministerio me esforcé en buscar personal idóneo, con la voluntad de potenciar la presencia femenina en este mundo político, del que la mujer se había visto casi siempre marginada. Nombré subsecretaria a la doctora Mercedes Maestre ; directora de Asistencia Social a la doctora Amparo Poch » : Montseny, F., « La Sanidad y La Asistencia Social durante la Guerra Civil » (Barona, J. L. (ed.), Los médicos y la medicina en la Guerra Civil española, Madrid, Beckam, 1986, p. 98).

26 Rodrigo, A., op. cit., p. 34.

27 Rousseau, F., La guerre censurée : Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1999, p. 8.

28 « Uno de los problemas que me propuse abordar, aprovechando las dificultades que me ofrecía una situación revolucionaria, fue el de encontrar medios para evitar la hécatombe de mujeres que eran víctimas de maniobras abortivas que (...) les costaban la vida (...) Al elaborar estos decretos éramos conscientes de que debía buscarse una solución al drama de miles de mujeres que, cargadas de hijos, recurrían a medios extramedicales o caseros para suprimir embarazos no deseados » (Montseny, F., op. cit., p. 99-100).

29 Rodrigo, A., op. cit., p. 60.

30 Marañón, G., Tres ensayos de la vida sexual. Sexo, trabajo y deporte. Maternidad y feminismo. Educación sexual y diferenciación sexual, Madrid, Biblioteca Nueva, 1929.

31 « Vienen unos médicos y nos dicen, por un lado, que somos unos seres a medio desarrollar, así como intermedios entre el niño y el hombre; y, por otro lado, cuando tenemos inteligencia y actuamos eficazmente en la vida pública, que tenemos desarregladas las glándulas endocrinas y que interesamos al patólogo. Es decir, que estamos condenadas a vivir hundidas en una imperfección sin esperanza: cuando somos las mujercitas adorables, desarrollo incompleto ; cuando somos seres capaces y responsables, anormalidad manifiesta » (Poch y Gascón, A., La vida sexual de la mujer : pubertad-noviazgo-matrimonio, Valencia, Cuadernos de Cultura, 1932, p. 23).

32 Voir Wollstonecraft, M., A Vindication of the Rights of Woman, Berlin, Könemann, 1998.

33 « Yo no tengo casa. Quiero amar en el anchuroso más allá que no cierra ningún muro, ni limita ningún egoísmo. Mi corazón es de una rosa, carne. En cada hoja tiene ternura y ansieda. Tengo alas para ascender por las regiones de la investigación y el trabajo. ¡No las cortes! Tengo las manos como palmas abiertas para recoger incontables caricias. ¡No las encadenes! Ama, habla, trabaja. Comprende, ayuda, consuela... » (Mujeres Libres, juillet 1936, 3. Archives Fondation Anselmo Lorenzo (P203)).

34 « La préparation génitale féminine est moins intéressante car si pour l’homme l’excitation est indispensable pour réaliser l’acte sexuel, chez la femme elle n’est plus utile, parce que la frigidité féminine n’empêche pas sa réception génitale » (Martí Ibáñez, F., Higiene sexual. Fisiología e higiene de las relaciones sexuales y el anticonceptismo. Conocimientos útiles de medicina natural, Valencia, Biblioteca de Estudios, 1936, p. 17).

35 Thomas, H., The Spanish Civil War, London, Penguin, 2001, p. 637.

36 Martí Ibáñez, F., Mensaje eugénico a la mujer, Barcelona, Generalitat de Catalunya, 1937.

37 Godicheau, F., Les mots de la Guerre d’Espagne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 53.

38 Alcalde, C., La Mujer en la Guerra civil española, Madrid, Editorial Cambio 16, p. 165.

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Table des illustrations

Titre Bombardement de Madrid. Civils trouvant refuge dans le métro.
Crédits Comité international de la Croix-Rouge (Genève)
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Titre Milicienne
Crédits Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC-MHC, Paris)
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Titre Magazine Mujeres Libres, 11, 1938
Crédits Fondation Anselmo Lorenzo (Madrid)
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Pour citer cet article

Référence papier

Dolores Martín Moruno, « Un regard féminin sur la médecine. L’hygiène sexuelle durant la guerre civile espagnole »Sextant, 28 | 2011, 53-67.

Référence électronique

Dolores Martín Moruno, « Un regard féminin sur la médecine. L’hygiène sexuelle durant la guerre civile espagnole »Sextant [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 21 juin 2011, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3438 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3438

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Auteur

Dolores Martín Moruno

Dolores Martín Moruno est chercheuse postdoctorale associée à l’Institut d’histoire de la médecine et de la santé (Université de Genève). Elle est docteure en histoire des sciences de l’EHESS/Centre Alexandre Koyré (Paris, France). Elle a publié plusieurs articles sur le rôle de la femme dans la guerre civile espagnole et notamment « The nursing Vocation as political Participation of Women during the Spanish Civil War », dans Journal of War and Culture Studies (2/3, 2009) et « Becoming visible and real : Images of Republican Women during the Spanish Civil War », dans Visual Culture & Gender (5, 2010)

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