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Ecrire l’expérience féminine de la guerre civile espagnole. Imaginaires du corps dans l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos

Writing the Female Experience of the Spanish Civil War: Imaginaries of the Body in the Work of Agustin Gomez-Arcos
Sophie Milquet
p. 39-52

Résumés

Partant de l’hypothèse qu’une expérience genrée engendre des formes spécifiques d’expression mémorielle et identitaire, cet article analyse deux œuvres d’Agustin Gomez-Arcos (1939-1998) : Maria Republica et Un oiseau brûlé vif. Nous nous centrerons plus particulièrement sur l’écriture du corps dans ces romans, le corps étant l’un des vecteurs privilégiés non seulement de l’expérience féminine de la guerre, mais aussi de la construction identitaire. Pour la littérature, le corps est un objet d’étude complexe, qu’il faut construire en fonction de son contexte, ce que l’on tentera de faire en fonction de la manière dont le corps est « sémiotisé » dans les textes, mis en récit. Dans ce but, nous dresserons dans un premier temps une sorte de typologie des violences faites aux femmes dans ces deux romans. Nous tenterons de débusquer ceux-ci dans l’expression littéraire, soulignant par là le caractère créateur de l’événement en général et de la guerre en particulier. Ceci nous mènera à la deuxième partie où la sémantique du corps se renverse, où les personnages « répondent » à l’événement. Enfin, nous nous pencherons sur les enjeux proprement littéraires de l’imaginaire du corps féminin en prise avec la guerre, l’écriture du corps devenant un lieu de « complexification de l’écriture en général ».

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Entre autres, les travaux de S. Mangini, M. Nash, D. Bussy-Genevois, G. Di Febo, M.-A. Barrachina, (...)

1Suite aux nombreux travaux d’historiens1, la réalité d’une expérience féminine de la guerre civile espagnole semble aujourd’hui difficilement contestable. Or étudier les spécificités de cette expérience, c’est immanquablement déborder des cadres du conflit guerrier. Chronologiquement d’abord, puisqu’il faut y inclure des éléments significatifs du vécu d’avant et d’après-guerre. Spatialement ensuite, puisqu’il existe une expérience de la guerre par les femmes à l’arrière du front. A ces égards, les femmes, et a fortiori les Républicaines, apparaissent comme les grandes perdantes de la guerre.

  • 2 Bussy-Genevois, D. « Femmes d’Espagne. De la république au franquisme », dans Duby, G. et Perrot, M (...)

2Il faut ainsi rappeler que, comme groupe social, les femmes avaient énormément à gagner avec la République, et donc beaucoup à perdre avec la défaite, en termes d’avancées socio-économiques (par exemple l’éligibilité, l’assurance maternité, le divorce)2.

  • 3 Morelli, A. (coord.), « Femmes exilées politiques. Exhumer leur histoire », Sextant, 26, 2009.
  • 4 Cuevas, T., Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, Huesca, Instituto de Estudios Altoa (...)

3Au moment du conflit, elles ont souffert de l’exil3, de la misère, du deuil, de la prison, des bombardements... De ces situations et événements communs aux deux sexes, et dont certains se sont prolongés bien après la guerre, les femmes ont pu faire une expérience genrée. Par exemple, prendre le maquis acquiert une signification différente pour les femmes, puisqu’elles entrent alors dans la sphère du combat, traditionnellement réservée aux hommes. Il en va de même pour l’emprisonnement, avec les spécificités des prisons pour femmes dont font état les témoignages recueillis par Tomasa Cuevas4. Outre la possibilité de vivre une expérience spécifique de ces événements, les femmes ont également dû faire face à des modes de répression propres (par exemple le viol, la tonte des cheveux ou l’absorption de l’huile de ricin).

4Par ailleurs, le silence les a touchées davantage que les hommes pendant la dictature, où elles ont perdu tous les acquis d’avant 1939 et se sont vues réduites aux fonctions domestiques et maternelles traditionnelles.

  • 5 Joly, M., « Guerre Civile, violences et mémoires : retour des victimes et des émotions collectives (...)

5La prise en compte de la diversité des expériences de guerre ne s’est faite que lentement à partir de la Transition démocratique. Aujourd’hui, « signe d’un changement de regard sur le passé, l’intégration des voix féminines au récit républicain constitue l’aboutissement d’une progressive affirmation mémorielle qui va de pair avec la lutte contre une histoire officielle partielle ou silencieuse »5.

  • 6 Capdevila, L., « Introduction. Genre et événements : sources, écritures, individus », dans Bergère,(...)

6Ainsi, des événements, tels que les guerres, apparaissent paradoxalement comme créateurs, « [marquant] une rupture dans la vie courante et [ouvrant] des portes dans lesquelles chacun peut s’engouffrer, se découvrir, voire s’inventer. Les rôles sociaux ne sont pas figés. Les catégories sexuées ne le sont pas non plus »6. Les femmes, lors de la guerre civile, ont dû non seulement composer avec leur identité de genre, mais surtout en (re)composer une nouvelle.

  • 7 Le choix d’un auteur masculin s’explique par l’approche privilégiée dans notre étude, davantage her (...)

7Partant de l’hypothèse qu’une telle expérience genrée engendre des formes spécifiques d’expression mémorielle et identitaire, nous nous proposons ici de mettre certaines de ces caractéristiques au jour dans l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos (1939-1998)7. Né dans la province d’Almería, l’auteur suit le chemin de l’exil tardivement (en 1966 à Londres, en 1968 à Paris), à la suite de la censure et de l’interdiction de représentation de plusieurs de ses pièces de théâtre. A Paris, il se tourne vers le roman, et commence à publier en français.

8L’analyse qui suit sera centrée sur deux de ses romans, publiés à une époque où la prise en compte du point de vue féminin sur la guerre est encore loin d’être évidente. Dans Maria Republica (1976), l’héroïne est une fille de Républicains, fusillés et enterrés dans une fosse commune alors qu’elle avait onze ans. Elle a donc dû s’occuper de son petit frère, que sa tante, fasciste, n’a pas tardé à lui enlever et à faire entrer au séminaire. Elle a vécu de longues années de la prostitution jusqu’à ce que le régime ferme les maisons de passe. Sa tante la fait alors entrer dans un couvent d’un genre particulier. Dans Un oiseau brûlé vif (1984), Paula apprend la mort de son père, un obscur brigadier qu’elle a toujours accusé de mal aimer sa mère, décédée alors que Paula avait seize ans. A l’enterrement de son père, elle fait la connaissance de sa demi-sœur, fille de la prostituée avec laquelle le brigadier s’était remarié. Le roman effectue une plongée dans le monde des vainqueurs où Paula apparaît comme une vieille fille idolâtrant sa mère et aigrie de ne pas avoir la fortune qu’elle estime due à ceux qui ont soutenu Franco. Elle emploie et humilie une vieille servante républicaine, Feli « la Rouge ».

  • 8 Bromberger, C., Duret, P., Kaufmann, J.-C. et al., Un corps pour soi, Paris, PUF, 2005.
  • 9 Le Breton, D., La Sociologie du corps, Paris, PUF, 1992, p. 26. Cité dans Bazié, I., « Corps perçu (...)
  • 10 Deneys-Tunney, A., Ecriture du corps. De Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992.
  • 11 Farge, A., Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 129.
  • 12 Winock, M., « Qu’est-ce qu’un événement ? », L’Histoire, 268, septembre 2002, p. 32-37 ; Bensa, A. (...)
  • 13 Capdevila, L., Cassagnes, S., Cocaud, M., Godineau, D., Rouquet, F. et Sainclivier, J. (dir.), Le g (...)
  • 14 Bazié, I., op. cit., p. 19.

9Nous nous centrerons plus particulièrement sur l’écriture du corps dans ces romans, le corps étant l’un des vecteurs privilégiés non seulement de l’expérience féminine de la guerre, mais aussi de la construction identitaire8. Pour la littérature, le corps est un objet d’étude complexe, qu’il faut construire en fonction de son contexte9, ce que l’on tentera de faire en fonction de la manière dont le corps est « sémiotisé »10 dans les textes, mis en récit. Dans ce but, nous dresserons dans un premier temps une sorte de typologie des violences faites aux femmes dans ces deux romans. Il s’agit donc d’un examen des représentations. Arlette Farge nous met cependant en garde contre le danger fixiste entraîné par l’utilisation des représentations comme outil d’analyse. En effet, « sous les représentations, les faits surgissent, neufs, insolites »11. Nous tenterons de débusquer ceux-ci dans l’expression littéraire, soulignant par là le caractère créateur de l’événement en général12 et de la guerre en particulier13. Ceci nous mènera à la deuxième partie où la sémantique du corps se renverse, où les personnages « répondent » à l’événement. Enfin, nous nous pencherons sur les enjeux proprement littéraires de l’imaginaire du corps féminin en prise avec la guerre, l’écriture du corps devenant un lieu de « complexification de l’écriture en général »14.

Le corps de la femme comme champ de bataille

Typologie des violences

10Les deux romans choisis explorent les violences faites aux femmes en temps de guerre. Ces violences, regroupées en trois grands ensembles (violences sexuelles, confiscation du corps et spectacularisation), doivent être lues à la fois comme genrées et comme politiques. Ce télescopage constant des dimensions, s’entrecroisant et se construisant l’une l’autre, vaut autant pour la signification donnée à la violence par ceux qui l’imposent que par celles qui la reçoivent.

Violences sexuelles

  • 15 Pour un approfondissement des implications anthropologiques du viol en temps de guerre, voir Guévin (...)
  • 16 Collin, F., « Le corps v(i)olé », Cahiers du Grif. « Le corps des femmes », Bruxelles, Complexe, 19 (...)

11Fréquemment utilisé comme arme de guerre car il permet d’humilier l’ennemi15, le viol est le « signe le plus évident de la violence spécifique faite aux femmes »16.

12Maria Republica est abusée très tôt, par le gendarme Alfonso. Sa fonction de crieur public insiste sur le côté politique du viol, puisqu’Alfonso est un porte-parole du pouvoir.

13De la même manière, elle est abusée par un douanier, représentant du régime autoritaire lui aussi :

  • 17 Gomez-Arcos, A., Maria Republica, Paris, Stock, 1976, p. 215. Désormais, les références à ce roman (...)

« Le douanier te fouille pour s’assurer que tu ne caches pas de contrebande, peut-être une chèvre égorgée que tu dissimulerais entre les jambes ou sous le corsage de ta robe, car c’est là que le douanier met les mains. Il ne trouve rien et il semble content, surtout en constatant que tes seins commencent à se former »17.

14Notons par ailleurs que sa seule relation sexuelle libre a également lieu avec un commis-voyageur « représentant en galons militaires et en objets du culte » (MR, p. 227), symbole du régime qui a tué ses parents et enlevé son petit frère.

15Les violences sexuelles se poursuivent dans la maison de passe, qui apparaît non seulement comme un exutoire pour les dignitaires d’un régime réduisant l’acte sexuel à la procréation, mais aussi comme un prolongement du champ de bataille par l’exploitation et l’humiliation du corps de la femme vaincue. En effet, c’est clairement en représentants du pouvoir que les hommes viennent voir Maria Republica :

« [Don Jaime] me déshabillait avec des mains gantées, marquait mon corps avec des bottes cloutées (qu’il avait conservées malgré son retour à la vie civile) et se mettait à m’énumérer en détail les innombrables occasions où il avait abattu des chiens de rouges, comme il disait avec humour, et en ajoutant naturellement que c’était lui qui avait appuyé sur la gâchette » (MR, p. 116).

16Dans la conscience des vainqueurs, le commerce sexuel acquiert donc une valeur politique. En venant voir Maria, ils ont l’impression de « baiser la Republica » (MR, p. 117) et de salir le drapeau républicain (MR, p. 157).

17Dans la fausse confession qu’elle fait au couvent, Maria Republica imite le discours des nationalistes, où le religieux rejoint le politique dans l’exercice de la soumission. Si le passage qui suit est évidemment ironique, il faut aussi y voir un exemple de la rhétorique religieuse utilisée par le franquisme pour justifier ses actes :

« Le gendarme Alfonso, par exemple, (…) qui m’a violée. Mon obstination à rester du côté des vaincus m’a empêchée de me rendre compte que cet acte, que je qualifiais de sauvage dans mon for intérieur, était en réalité un acte de récupération que ce brave homme tentait d’opérer » (MR, p. 158).

  • 18 Godicheau, F., Les Mots de la guerre d’Espagne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p (...)

18Pour les vainqueurs, la guerre civile est une « croisade »18, au cours de laquelle les âmes impures doivent être « récupérées ». La comparaison est d’ailleurs faite explicitement : « D’ici peu tu te sentiras très heureuse d’avoir été rachetée. (Maria Republica pense aux rançons du temps des Croisades) » (MR, p. 24). Le couvent, métaphore de la société franquiste dans son ensemble, est d’ailleurs dédié à la « Vierge des Régénérées (de son nom de guerre Notre-Dame des Récupérées) » (MR, p. 237-238) et est basé sur « la Règle des Purifiées » (MR, p. 24).

19La violence sexuelle est d’autant plus prisée par les vainqueurs qu’elle est en lien direct avec la fonction maternelle :

« Puis il me racontait ce qu’il avait fait à certaines femmes rouges, comment il leur avait, après s’être rassasié d’elles, enfoncé son bâton de commandement et labouré les entrailles jusqu’à l’hémorragie. Pas celle qu’on arrête, celle qui saigne à blanc. Celle qui, si par miracle elle ne cause pas la mort, laisse le ventre stérile » (MR, p. 116).

  • 19 Guevinet, K., op. cit., p. 13.

20Cette destruction ex ante de toute descendance répond à la logique politique de ne pas « alimenter sans fin le flot des combattants »19.

21La dimension politique de la violence sexuelle est également présente au niveau de la « réception » de celle-ci. Ainsi, Maria Republica identifie tout de suite la portée politique du viol :

« Le sang de ta virginité court entre tes cuisses qui sentent encore le fumier et l’homme. Quand tu te rends compte de ce qui t’est arrivé, ton sang a déjà séché. (…) Tu ne peux pas t’empêcher, en y pensant, de faire une relation entre le gendarme Alfonso crieur public et bossu, et le drapeau rouge jaune rouge qu’il hisse tous les matins au-dessus de la mairie » (MR, p. 62).

22Elle est également consciente de l’attrait de son identité politique pour ses clients : « Mon succès à moi, c’était mon passé » (MR, p. 118). La tenancière de la maison de passe lui avait d’ailleurs conseillé de garder son prénom, qui lui assurerait un grand succès dans le métier.

Confiscation du corps

  • 20 Cuevas, T., op. cit.

23Comme en témoignent les entrevues d’anciennes prisonnières20, l’incarcération peut être genrée. Cependant, davantage que présenter des prisons pour femmes dans ses romans, l’auteur métaphorise ici la confiscation du corps féminin par les vainqueurs.

24Dans Maria Republica, le couvent que l’héroïne découvre apparaît comme une prison, le roman commençant d’ailleurs par : « Lourde, massive, métallique. La porte, en s’ouvrant, grince comme si elle se refermait. Porte piège. Porte à jamais » (MR, p. 5).

25Microcosme de la société franquiste, le couvent repose sur les mêmes bases idéologiques : les religieuses sont privées de liberté, exploitées, réduites au silence, parfois enchaînées. La Mère supérieure est d’ailleurs clairement comparée à Franco : « Comme tous les dictateurs, elle charge la dernière venue (…) d’effectuer une inspection générale » (MR, p. 140).

26Si, comme souvent chez l’auteur, il s’agit d’une distorsion du réel, ce n’en est pas moins extrêmement intéressant au niveau des représentations. Le corps des Républicaines leur est toujours confisqué : aucune n’en jouit librement. Au couvent pour Maria Republica comme chez Paula pour Feli, leur monde est l’intérieur, le domestique, passant leurs journées à lessiver, à exécuter les ordres, etc.

27La confiscation du corps féminin peut également se faire de manière plus insidieuse. Diminuées physiquement à un moment ou à un autre de leur histoire, à cause de la misère, de la malnutrition et de la maladie, elles sont infantilisées par les vainqueurs. Ainsi, la jeunesse de Maria constitue pour le gendarme qui la viole un atout érotique :

« Lui, le bossu lubrique, poussé par tous les péchés du monde, ce monde que tu préfères ne plus voir, trempe son doigt dans le lait et l’introduit dans ta bouche. Toi, qui as rétréci jusqu’à devenir presque un nourrisson, tu suces cette douceur que le bossu lubrique remplace quelque fois par son pénis » (MR, p. 63).

28Ce n’est là que l’une des composantes de la critique que Gomez-Arcos adresse à la société franquiste, corrompue jusque dans ses comportements sexuels.

  • 21 Gomez-Arcos, A., Un oiseau brûlé vif, Paris, Seuil, 1984, p. 143. Désormais, les références à ce ro (...)

29Feli est également infantilisée à l’hôpital où elle a été emmenée dans un sale état après s’être prostituée sur « les plus ignobles trottoirs de la ville »21 :

« Elle recommença à respirer, à manger à ses heures et à faire ses besoins « comme une grande fille ». Quand son corps maîtrisa enfin ses fuites buccales, anales et vaginales, la Rouge fut remise en service : elle n’était plus bonne à la prostitution mais elle pouvait se rendre utile comme laveuse d’incurables » (OBV, p. 145).

  • 22 Une analyse des procédés de réification et de spectacularisation est menée par Maud Joly dans sa co (...)

30Cette infériorisation de l’ennemie se poursuit par la réification22 de leur être, au sein du couvent comme de la maison de Paula, deux métaphores de la société dictatoriale.

31Au couvent, elles sont privées d’identité, toutes vêtues de la même bure grise et rebaptisées. Dans la scène finale des vœux de Maria, des estropiées sont là pour égayer la fête. Les corps ne sont même plus le support d’un individu :

« Douze estropiées (estropiées à tel point qu’à douze on ne pourrait recomposer que quatre corps complets) grouillent sous la longue traîne de la robe de mariée. En haillons, les têtes tondues ou scalpées, ces douze restes d’êtres humains font ressortir au maximum l’insupportable gloire de Maria » (MR, p. 243).

32De la même manière, Feli est toujours décrite comme une « pauvre chose », ceci n’étant pour Paula que le résultat de sa vie de péché et de ses convictions idéologiques : « Cette pauvre femme ressemble de plus en plus à un tas de chiffons destiné à la poubelle » (OBV, p. 55). Il est d’ailleurs important de noter que Feli est devenue muette et amnésique lors de la défaite républicaine.

Spectacularisation du corps de l’ennemie

33La confiscation du corps de la Républicaine se prolonge également par une tendance à la spectacularisation. Cette dimension spectaculaire de la violence faite aux femmes participe de la stratégie politique globale.

34On retrouve ainsi dans les romans des simulacres de tontes, le sujet étant abordé à travers un discours médicalisé. Dans Maria Republica, il ne s’agirait pas de punir, mais d’éviter l’infection du village. Dans Un oiseau brûlé vif, Feli devient chauve après une longue maladie, et les religieuses l’empêchent de porter un foulard pour cacher sa calvitie.

35La dimension de sadisme est bien présente, puisque le barbier qui tond Maria Republica le fait « en y prenant même en certain plaisir » (MR, p. 64). La perte de ses cheveux lui ôte toute familiarité avec les villageois :

« Les curieux défilent devant toi toute la journée pour voir de près à quoi ressemble une teigneuse. Ils t’examinent sous toutes les coutures (…). Ils te regardent, étonnés comme s’ils te voyaient pour la première fois, comme un objet bizarre tombé d’une autre planète (…) » (MR, p. 64).

36L’auteur insiste sur l’instrumentalisation par le régime de l’image dévalorisée de la femme, essentiellement dans un but religieux, en établissant un lien entre l’absence de cheveux et la perversion morale des Républicaines :

« [Les nonnes] la voulaient chauve ad vitam aeternam, échantillon vivant des « méfaits du vice » (comme elles appelaient sa vie mouvementée). (…) Les incurables la contemplaient dans une horreur sacrée, comme un miroir renvoyant l’image de leur proche avenir de trépassés. Cette Rouge tondue par l’efficace faucille de la maladie provoquait chez les agonisants des conversions massives » (OBV, p. 146).

37A l’instar des autres violences, la tonte est « reçue » comme une violence politique : Maria ne pourra plus piquer dans ses cheveux des œillets rouges, symboles de la révolution, en souvenir de la mort de ses parents. Dans Un oiseau brûlé vif, à la mort du dictateur, Feli s’imagine que ses cheveux vont repousser : « (…) demain, je vais me lever propre et nette, mes cheveux, mes cils et mes sourcils vont repousser, oui, en broussaille (…) » (OBV, p. 191).

38Cette tendance des vainqueurs à la spectacularisation, au-delà de la tonte ou de ce qui en tient lieu, est dénoncée par l’auteur. Dans les métaphores facilement identifiables du pouvoir franquiste (le couvent dans Maria Republica, la maison dans Un oiseau brûlé vif), les doubles du dictateur (la Mère supérieure et Paula) sont obsédées par la mise en scène des valeurs auxquelles elles croient. Ainsi, dans Un oiseau brûlé vif, l’Etage noble apparaît comme un véritable théâtre, où Paula refait le monde à sa façon en donnant des fêtes au milieu de mannequins figurant sa famille, disposés selon ses fantasmes. Dans Maria Republica, la Mère supérieure prévoit un groupe sculpté autour de la figure de Maria Republica, récupérée et incarnant désormais l’Ordre qu’elle a elle-même créé. Elle organise également, pour la cérémonie des vœux de Maria, une fête grandiose destinée à montrer le pouvoir de son Ordre. Elle met en scène la beauté de Maria, alors que l’orthodoxie franquiste tendait à exhiber et ridiculiser le corps de l’ennemie dans sa déchéance. Ceci est sans doute une manière de souligner la perversion dont le régime est atteint, allant jusqu’à célébrer sa propre force dans la beauté de l’ennemie.

Lutte et résistance

39Comme nous l’avons montré ci-dessus, la violence du régime franquiste à l’encontre des femmes passe de manière évidente par le corps. Celui-ci n’en répond pas moins à ces attaques, en se faisant un instrument de résistance à l’oppression. Dans les romans d’Agustin Gomez-Arcos, ceci est d’autant plus net qu’il ne s’agit pas seulement pour le corps d’être un « support » d’une lutte qui le dépasse. Bien plutôt, dans la trajectoire des deux femmes, le corps devient un instrument de reconstruction de l’identité mise à mal (Maria Republica) ou de maintien de cette identité menacée (Feli).

40La lutte politique des personnages peut donc être lue dans une perspective féministe, les combats se rejoignant, comme en fait état Hélène Cixous dans Le rire de la méduse :

  • 23 Cixous, H., « Le rire de la méduse », L’Arc, 61, 1975, p. 44-45. Cité dans Calle-Gruber, M., Du fém (...)

« En tant que sujet à l’histoire, la femme se passe toujours simultanément en plusieurs lieux. Elle dé-pense l’histoire unifiante, ordonnatrice, qui homogénéise et canalise les forces et ramène les contradictions dans la pratique d’un seul champ de bataille. En la femme se recoupent l’histoire de toutes les femmes, son histoire personnelle, l’histoire nationale et internationale. En tant que combattante, c’est avec toutes les libérations que la femme fait corps. Elle doit voir loin. Pas de coup par coup »23.

41Ainsi, si la violence faite au corps des femmes est en bonne partie sexuelle, c’est aussi par le sexe que les femmes y répondent (en amont pour Feli ou en aval pour Maria Republica). On s’éloigne d’une rhétorique victimaire que l’on aurait pu soupçonner chez Gomez-Arcos à la suite de notre première partie.

42Les diverses modalités d’asservissement par le corps se placent donc en contrepoint d’une vision beaucoup plus joyeuse de la sexualité. Jusqu’à la défaite, Feli se dévoue à la cause républicaine avec ce qu’elle a, son corps, en « rendant service » aux militants puis aux combattants républicains :

« Elle acceptait sans faire d’histoires n’importe quel rendez-vous, à n’importe quelle heure et n’importe où. Elle s’y rendait heureuse, la robe large et facile, l’élastique de la culotte à peine serré : elle n’était pas de celles qui aiment à mettre à l’épreuve l’impatiente maladresse des garçons. Elle ne fut jamais violée, la brave Feli, elle était toujours consentante » (OBV, p. 134).

43Dès avant la guerre, Feli voit l’acte sexuel avec des prolétaires comme une manière d’être dans la société, correspondant à l’idéal libertaire de la jeune République :

« Elle n’était pas le genre de femme à aimer un seul homme ; ses amours étaient idéologiques, certes, mais pas totalitaires. Elle n’avait pas la sotte manie de porter, bien visible dans son porte-monnaie, la photo d’un seul type (« mon homme », annonçaient les autres pasionarias de la rue) (…) » (OBV, p. 140).

44Dévouée à la collectivité plutôt qu’à une conception, selon elle, bourgeoise de l’amour, « elle n’avait pas encore décidé si elle serait putain indépendante ou infirmière, mais elle était convaincue qu’elle ne pourrait jamais être fille de joie dans un bordel à pépères » (OBV, p. 135).

45Elle fait véritablement corps avec la cause républicaine, allant dans la surenchère identitaire au point de se faire appeler « Feli la Rouge » et de ne plus porter que des sous-vêtements rouges. Elle établit un parallèle très fort entre son activité et ses opinions politiques : « Son discours politique se limitait à ce « oui » qu’elle répondait aux garçons sollicitant ses faveurs au nom de la cause » (OBV, p. 141). Nulle soumission pourtant, puisqu’« on ne voyait jamais sa robe cramoisie courir à la traîne des hommes ; à droite, à gauche, elle affirmait : « Je suis comme eux, je suis l’un d’eux. Leur compagne de route » » (OBV, p. 140-141). Cette vision de la sexualité changera radicalement avec la défaite républicaine, où elle se prostituera pour survivre, avant de tomber malade et d’être récupérée chez les religieuses. L’asservissement de la femme par la sexualité, pour Gomez-Arcos, n’est donc pas un donné a-historique, puisqu’il ne naît que de la prise de pouvoir par Franco.

46Feli s’identifie très vite avec la République, s’en rêve même le porte-drapeau : « à la tête d’un bataillon de ces vaillants guerriers du sexe, elle offrait à chacun une victoire personnalisée (…) sur la terre conquise de son ventre frétillant » (OBV, p. 135). Le corps se fait espace territorial d’où la rhétorique religieuse n’est pas absente : « (…) son nombril, zone conflictuelle depuis qu’elle l’avait dédiée en exclusivité aux chevauchées des rouges. Une zone sacrée » (OBV, p. 139). Gomez-Arcos reprend ici à son compte la personnification constante, dans un camp comme dans l’autre, de la patrie à défendre en une figure féminine et maternelle.

47Erotique et politique, l’expérience de guerre de Feli est aussi esthétique :

« Feli n’avait qu’un rêve : inspirer en personne les affiches combatives qui tapissaient les murs de la ville. C’était si beau, ces images de matrones aux énormes nichons républicains, drapées à l’ancienne, allaitant les pimpants rejetons de l’Armée rouge (…). Elle aurait posé jour et nuit pour ces sublimes dessinateurs au crayon écarlate. Tout y était fait de sang, vivant et palpitant comme une poignée de cœurs (…) Il y avait aussi des épis de blé cubistement mûris, des tracteurs ailés, des faucilles amicales, des masses travailleuses, un œillet de dentelle cramoisie au poing. L’ancienne liturgie des Saintes Vierges au visage douloureux et des Christs à la couronne d’épines venait d’être abolie » (OBV, p. 138).

48Dans le discours des autres, et de son père plus particulièrement, ancien séminariste partisan du régime, l’attitude de Feli est également liée à ses convictions politiques :

« Une athée doublée d’une libertine – ou libertaire, blanc bonnet et bonnet blanc ! » (OBV, p. 137).

  • 24 Ripa, Y., « Armes d’hommes contre femmes désarmées : de la dimension sexuée de la violence dans la (...)

49Cela répond évidemment au discours nationaliste de l’époque, qui voyait dans la conscience politique des femmes républicaines l’assouvissement de pulsions érotiques24.

50La prostitution devient dans Maria Republica une tentative de reconstruction de l’identité et une arme de destruction du régime, en propageant la syphilis contractée. Maria a d’ailleurs calculé combien de destructions elle aurait accomplies à la fin de sa carrière de prostituée : « A raison de dix clients par mois ça ferait deux mille quatre cents destructions complètes. Sans oublier les descendants. Toute une foule grouillante qui gagnerait le pays jusqu’à le ronger » (MR, p. 120). Maria Republica fantasme ainsi une nation où la décrépitude touche toutes les générations :

« Emportée par mes délires de pécheresse, je voyais déjà la future race du pays, les enfants des vainqueurs : les managers de l’avenir de la Patrie, concessionnaires des brevets étrangers, promoteurs, immobiliers, militaires, commissaires de police, évêques, et tous les autres, en second plan, qui se traînent péniblement vers le haut de l’échelle sociale en criant « Viva Franco ! » (…). Tous contaminés par ma syphilis. Tous difformes » (MR, p. 119-120).

51Et effectivement, le fils de Don Jaime naît couvert de poils et les yeux tournés vers l’intérieur.

52Se sentant investie d’une « mission de terroriste » (MR, p. 229), Maria se prostitue « pour châtier, pour propager la contagion, comme se propage un incendie, avec le désir d’exterminer » (MR, p. 117). Cette comparaison n’est pas innocente, puisque le roman se clôt sur l’incendie du couvent, symbole de la fin du régime. Son acte est donc essentiellement politique : par la destruction de ses clients et de leur progéniture, elle attaque le régime en place, assassin de ses parents et de sa liberté.

53Par ailleurs, on retrouve dans Maria Republica l’identification de la femme avec la République, déjà présente chez Feli :

« Quand j’étais seule, je regardais [le drapeau républicain], les yeux secs, je m’en drapais, toute nue. Je me mettais devant un miroir et je prenais la pose, les bras étendus vers l’infini, comme deux ailes, image de la victoire » (MR, p. 123).

Une autre expression corporelle : la subversion des figures

54Quand Gomez-Arcos écrit ses romans sur la guerre civile et le franquisme, dans les années 1970 et 1980, l’Espagne sort de longues années de dictature. Or, « sous la dictature, qui confisquait la mise en discours du passé récent, une cosmovision manichéenne née dans la guerre a persisté et s’est profondément ancrée. Loin de vouloir réhabiliter l’ennemie, l’histoire officielle s’est imposée par son unicité et le passage sous silence des expériences républicaines de la violence de guerre »25. La tâche du récent mouvement de récupération de la mémoire historique est donc double en ce qui concerne les Républicaines, ennemies politiques, mais aussi femmes engagées dans un procès de légitimité de leur parole mémorielle.

  • 26 Luengo, A., La Encrucijada de la memoria La memoria colectiva de la Guerra Civil Española en la n (...)
  • 27 Boisclair, I., « Accession à la subjectivité et autoréification : statut paradoxal de la prostituée (...)

55L’auteur, en tant qu’acteur de la mémoire collective26, rompt donc un long silence en prenant non seulement pour personnages principaux des femmes, mais surtout en réinscrivant leur expérience de guerre dans ce qu’elle a eu de plus intime : sa dimension corporelle. Il importe donc à ce stade de déterminer quelles sont les formes de cette réinscription. Une étude exhaustive de la forme des romans permettrait de déterminer de quelles manières Gomez-Arcos contribue à « dé-penser l’histoire unifiante », en subvertissant toute une série de paramètres. Nous nous attarderons cependant ici uniquement sur un élément qui ressort davantage de l’étude des représentations entreprise, mais qui est porteur d’enjeux proprement littéraires, le renversement systématique des figures féminines traditionnelles : la vierge, la mère et la putain27.

  • 28 « La mujer depravada, vale decir liberada, no es más que una variante sofisticada de la mujer prole (...)

56La subversion de la figure de la prostituée, évidente dans les deux romans, permet de déconstruire le discours des vainqueurs : « La femme dépravée, c’est-à-dire libérée, n’est qu’une variante de la prolétarienne, femme obscène ou de sexualité offensive, et de ce fait castratrice et assassine »28. L’équation « républicaine = prostituée » n’est pas démentie, mais pervertie : les personnages de Républicaines ne se prostituent ni pour l’argent, ni pour la jouissance sexuelle, mais pour appuyer la République ou abattre le franquisme.

  • 29 « auto-disociación con casi cualquier referente sexual » (Martínez Fernández, A., « Rojas : la cons (...)
  • 30 « lo cual nos lleva a formular como hipótesis explicativa de este silencio, que las mujeres que hab (...)

57Cette utilisation de la figure de la putain est également évocatrice à un autre titre. En effet, il y a eu chez les Républicaines (notamment les anciennes prisonnières et les miliciennes), comme le signale Adriana Martínez Fernández, une « auto-dissociation d’avec presque tout référent sexuel »29. Ceci expliquerait pourquoi peu de témoignages ont abordé la question des violences sexuelles : « les femmes qui ont parlé avec Tomasa Cuevas avaient bien en tête l’association entre « rouge » et « prostituée » – déjà établie dans l’imaginaire social – et (...) ne voulaient pas donner d’éléments pour la confirmer, même en se présentant comme victimes »30. En se focalisant par deux fois sur une composante taboue de l’expérience féminine de la guerre, Gomez-Arcos non seulement déconstruit le discours dominant du franquisme sur la femme, mais induit un changement paradigmatique dans le champ même de la mémoire républicaine.

  • 31 Mechthild, A., op. cit., p. 371-378.

58L’auteur renverse également la figure de la vierge. Dans Maria Republica, la Mère supérieure, bien loin du vœu de chasteté, voudrait que toutes les futures religieuses du couvent soient d’anciennes prostituées. Dans Un oiseau brûlé vif, Paula refuse tout rapport sexuel qui pourrait mener à la procréation, tant qu’elle n’aura pas rassemblé une fortune digne d’une fille de vainqueurs. Bien loin de l’image de l’ange de vertu désignant la femme franquiste dans la rhétorique des vainqueurs31, Paula est nommée dans le roman « la vierge sodomisée » (OBV, p. 213-214). Le personnage d’Araceli, sa demi-sœur, fille du brigadier Pinzon et d’une prostituée, renforce cette contradiction de Paula. Alors qu’avant de la rencontrer, Paula la symbolise avec un mannequin représentant un « bébé-putain à la figure joufflue, aux lèvres rouge sang, à la robe fendue aux cuisses et trouée au ventre permettant au brigadier de chatouiller le nombril de la gamine » (OBV, p. 45), Araceli affirme vouloir rester vierge jusqu’au mariage.

  • 32 Eliacheff, C. et Heinich, N., Mères-filles : une relation à trois, Paris, Albin Michel, 2002.

59La figure de la mère est moins évidente dans les romans. En effet, le seul lien mère-fille qui est approfondi est celui entre Paula et sa mère, mais celui-ci peut être qualifié de pathologique, Celestina Martin faisant l’objet d’un véritable culte de la part de sa fille. En dehors de cet exemple, la figure maternelle est relativement absente, ce qui ne peut qu’attirer l’attention32. La Mère supérieure n’a réussi qu’à enfanter un monstre :

« [Mon mari] a rompu mon hymen (avec de tels efforts que c’en était héroïque) et m’a engrossée. Il a vidé en moi toute la pourriture de sa moelle. Mon corps, contaminé, n’a pas pu supporter la grossesse : j’ai fait une fausse couche le cinquième mois. Mon fils était déjà formé. Enfin si l’on peut dire : il avait six doigts à la main droite, aucun orteil au pied gauche, deux nez et un œil unique. Boîte crânienne réduite. Abdomen gonflé. Une chance, cette fausse couche » (MR, p. 73).

  • 33 Gomez-Arcos, A., Ana Non, Paris, Stock, 1977.
  • 34 « Dentro de los papeles tradicionales femeninos, el de la madre fue, quizás, el que se mantuvo con (...)

60Du côté des Républicaines, la mère de Maria Republica a été assassinée par les franquistes et celle de Feli l’a abandonnée à la naissance. Il faut néanmoins préciser qu’en 1977, Gomez-Arcos a composé un véritable roman de la maternité. En effet, Ana Non33 fait de la maternité le marqueur fondamental de l’identité féminine. A ce titre, A. Martínez Fernández juge que « dans les rôles traditionnels de la femme, celui de la mère a été, peut-être, celui qui s’est maintenu avec le moins de changements par rapport à l’image culturelle typique de renoncement et dévouement, bien que la participation engagée de femmes déterminées ait également fini par modifier ce rôle, à cause de l’éloignement des enfants (…) »34.

61En dehors de ces trois archétypes, la figure féminine dans son ensemble est subvertie. Ainsi, la violence, y compris sexuelle, n’est pas toujours exercée par des hommes. Dans les romans de Gomez-Arcos, les femmes sont d’habiles tortionnaires. Paula et la Mère supérieure apparaissent comme des « dictatrices de salon » et font subir les pires humiliations à toutes celles qui sont sous leurs ordres, et qu’elles identifient, à tort ou à raison, à des ennemies politiques.

  • 35 Bertrand de Muñoz, M., Guerra y novela. La guerra española de 1936-1939, Alfar, 2001, p. 166.

62La perversion du système franquiste est inscrite jusque dans le corps des femmes des vainqueurs. La Mère supérieure incarne ainsi tout ce qui est pourrissant. Elle souffre de la syphilis, mais au contraire de celle de Maria Republica qui est bénigne, la sienne est maligne et lui donne de l’arthrite, gâte ses dents, provoque de l’incontinence, etc. Alors qu’elle est duchesse par deux fois (par naissance et par mariage), elle se retrouve incapable de contrôler son propre corps, et met d’autant plus d’énergie à contrôler celui des autres dans son couvent. Dans Un oiseau brûlé vif, Paula se fait horreur à elle-même, car elle a les yeux vairons, symboles du mélange de la beauté diaphane de sa mère adulée avec son père vulgaire et détesté. Les deux romans mettent ainsi en place une esthétique du grotesque et de la caricature. Maryse Bertrand de Muñoz35 remarque d’ailleurs chez Gomez-Arcos une parenté avec les peintures sombres de Goya, dans le miroir déformant qu’il tend à la société.

Conclusion et ouverture

63L’exceptionnelle longévité de la dictature a exacerbé le besoin, non seulement de combler les « trous » de l’histoire en parlant de l’expérience féminine de la guerre civile, mais aussi de le faire en déconstruisant le seul discours autorisé pendant longtemps. Gomez-Arcos s’y emploie en caricaturant les personnages féminins ralliés au franquisme, contredisant ainsi l’image idéalisée de la femme comme être pur et dévoué, presque asexué. En ce qui concerne les Républicaines, les romans, en plus de dénoncer les violences dont elles furent les victimes, réinscrivent leur expérience de guerre dans ce qu’elle a eu de plus intime, le corps.

  • 36 Alsina, J. et Pérès, C., « Avant propos », dans Raconter le corps dans l’Espagne d’aujourd’hui, Car (...)

64Si le corps surdétermine toute l’expérience féminine de la guerre et du franquisme, il est aussi à l’origine de tout son récit. Notons que cet intérêt pour les thématiques corporelles pourrait être lu dans le contexte de libération sexuelle de l’après franquisme36, ceci n’étant nullement en porte-à-faux avec une interprétation plus strictement politique de ce discours sur le corps, telle qu’elle vient d’être menée.

  • 37 Deneys-Tunney, A., op. cit., p. 11.

65Après avoir étudié, dans nos deux premières parties, la manière dont les corps étaient « sémiotisés » dans l’œuvre de Gomez-Arcos, nous avons amorcé dans la dernière partie une réflexion sur ce qui s’apparente à une « somatisation de l’écriture »37, qui pourrait être davantage approfondie.

  • 38 Texte de l’appel à communication du colloque « Ecritures du corps/Writing the Body », 18-20 novembr (...)
  • 39 Astruc, R., Le Renouveau du grotesque dans le roman du XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010.

66En effet, le travail de sape des représentations traditionnelles de la femme semble être prolongé par une recherche esthétique globale de la part du romancier. La guerre n’est plus simplement un événement dont la violence est représentée ou thématisée, mais un événement qui, par ricochets, bouscule les formes du roman et appelle à une certaine approche « biologique » de l’écriture38. Car il y a bien chez Gomez-Arcos une « écriture du corps », l’expression pouvant être comprise, selon Anne Deneys-Tunney, comme une écriture sur le corps, mais aussi à partir du corps, c’est-à-dire où l’expérience corporelle conditionnerait tous les niveaux du roman. Une attention à des caractéristiques du récit telles que la composition, la temporalité ou les points de vue narratifs, ainsi qu’une exploitation complète de la notion de grotesque39, si elles débordent du cadre de cette étude, offriraient des perspectives intéressantes.

67Elles permettraient en effet de faire émerger un terrain de rencontre – si difficile à trouver – entre des préoccupations d’ordre poétique, les études féministes (avec notamment la notion controversée d’ « écriture féminine ») et les sciences sociales, afin de déterminer de quelles manières la fiction littéraire peut prendre en charge la parole mémorielle d’une communauté longtemps confinée au silence.

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Notes

1 Entre autres, les travaux de S. Mangini, M. Nash, D. Bussy-Genevois, G. Di Febo, M.-A. Barrachina, etc.

2 Bussy-Genevois, D. « Femmes d’Espagne. De la république au franquisme », dans Duby, G. et Perrot, M., Histoire des femmes en Occident, vol. 5 : Thébaud, F. (dir.), « Le XXe siècle », Paris, Plon, 1992, p. 170-178.

3 Morelli, A. (coord.), « Femmes exilées politiques. Exhumer leur histoire », Sextant, 26, 2009.

4 Cuevas, T., Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas, Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses, 2004.

5 Joly, M., « Guerre Civile, violences et mémoires : retour des victimes et des émotions collectives dans la société espagnole contemporaine », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], Coloquios, 2008, p. 5, http://nuevomundo.revues.org/36063.

6 Capdevila, L., « Introduction. Genre et événements : sources, écritures, individus », dans Bergère, M. et Capdevila, L., Genre et guerre. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

7 Le choix d’un auteur masculin s’explique par l’approche privilégiée dans notre étude, davantage herméneutique que sociologique.

8 Bromberger, C., Duret, P., Kaufmann, J.-C. et al., Un corps pour soi, Paris, PUF, 2005.

9 Le Breton, D., La Sociologie du corps, Paris, PUF, 1992, p. 26. Cité dans Bazié, I., « Corps perçu et corps figuré », Etudes françaises, 41/2, 2005, p. 11.

10 Deneys-Tunney, A., Ecriture du corps. De Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992.

11 Farge, A., Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 129.

12 Winock, M., « Qu’est-ce qu’un événement ? », L’Histoire, 268, septembre 2002, p. 32-37 ; Bensa, A. et Fassin, E., « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, 38, Qu’est-ce qu’un événement ?, 2002 ; Romano, C., L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998 et L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999.

13 Capdevila, L., Cassagnes, S., Cocaud, M., Godineau, D., Rouquet, F. et Sainclivier, J. (dir.), Le genre face aux mutations. Masculin/féminin du Moyen Age à nos jours, Rennes, PUR, 2003 ; Capdevila, L. et Bergère, M., Genre et événement. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits, Rennes, PUR, 2006.

14 Bazié, I., op. cit., p. 19.

15 Pour un approfondissement des implications anthropologiques du viol en temps de guerre, voir Guévinet, K., Violences sexuelles. La nouvelle arme de guerre, Paris, Michalon, 2001.

16 Collin, F., « Le corps v(i)olé », Cahiers du Grif. « Le corps des femmes », Bruxelles, Complexe, 1992, p. 24.

17 Gomez-Arcos, A., Maria Republica, Paris, Stock, 1976, p. 215. Désormais, les références à ce roman seront notées dans le texte entre parenthèses, précédées de la mention « MR ».

18 Godicheau, F., Les Mots de la guerre d’Espagne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 37 ; Di Febo, G., « El « Monje guerrerro » : identidad de género en los modelos franquistas durnate la guerra civil », dans Las mujeres y la guerra civil española, Jornadas de Estudios Monográficos, Salamanca, 1991, p. 205.

19 Guevinet, K., op. cit., p. 13.

20 Cuevas, T., op. cit.

21 Gomez-Arcos, A., Un oiseau brûlé vif, Paris, Seuil, 1984, p. 143. Désormais, les références à ce roman seront notées dans le texte entre parenthèses, précédées de la mention « OBV ».

22 Une analyse des procédés de réification et de spectacularisation est menée par Maud Joly dans sa contribution au présent volume.

23 Cixous, H., « Le rire de la méduse », L’Arc, 61, 1975, p. 44-45. Cité dans Calle-Gruber, M., Du féminin, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1992, p. 76.

24 Ripa, Y., « Armes d’hommes contre femmes désarmées : de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole », dans Dauphin, C. et Farge, A., De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 151.

25 Joly, M., op. cit., p. 4, http://nuevomundo.revues.org/36063.

26 Luengo, A., La Encrucijada de la memoria La memoria colectiva de la Guerra Civil Española en la novela contemporanea, Berlin, Edition Tranvia, 2004.

27 Boisclair, I., « Accession à la subjectivité et autoréification : statut paradoxal de la prostituée dans Putain de Nelly Arcan », dans Marcheix, D. et Watteyne, N., L’écriture du corps dans la littérature québécoise depuis 1980, Limoges, Pulim, 2007, p. 111-112.

28 « La mujer depravada, vale decir liberada, no es más que una variante sofisticada de la mujer proletaria, mujer obscena o de sexualidad ofensiva y por ende castradora y asesina » (Mechthild, A., « « La Bestia y el Angel ». Imágenes de las mujeres en la novela falangista de la Guerra civil », La mujeres y la guerra civil española. III. Jornadas de estudios monograficos, Salamanca, oct. 1989, Madrid, 1991, p. 372).

29 « auto-disociación con casi cualquier referente sexual » (Martínez Fernández, A., « Rojas : la construcción de la mujer republicana en la memoria de España », Alpha [en ligne], 22, 2006, p. 127-141. http://www.scielo.cl/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0718-22012006000100009&lng=es&nrm=iso).

30 « lo cual nos lleva a formular como hipótesis explicativa de este silencio, que las mujeres que hablaron con Tomasa Cuevas tenían bien presente la asociación entre « roja » y « prostituta » – ya establecida en la imaginación social – y que ni aún con su victimización deseaban dar elementos para confirmarla » (Ibid.).

31 Mechthild, A., op. cit., p. 371-378.

32 Eliacheff, C. et Heinich, N., Mères-filles : une relation à trois, Paris, Albin Michel, 2002.

33 Gomez-Arcos, A., Ana Non, Paris, Stock, 1977.

34 « Dentro de los papeles tradicionales femeninos, el de la madre fue, quizás, el que se mantuvo con los menores cambios a la imagen cultural típica de renuncia y desprendimiento, a pesar de que la participación comprometida de mujeres concretas también llegó a modificar este rol, debido a los alejamientos forzados de sus hijos (...) » (Martínez Fernández, A., op. cit.).

35 Bertrand de Muñoz, M., Guerra y novela. La guerra española de 1936-1939, Alfar, 2001, p. 166.

36 Alsina, J. et Pérès, C., « Avant propos », dans Raconter le corps dans l’Espagne d’aujourd’hui, Carnières-Morlanwelz, Lansman, 2003, p. 5-7.

37 Deneys-Tunney, A., op. cit., p. 11.

38 Texte de l’appel à communication du colloque « Ecritures du corps/Writing the Body », 18-20 novembre 2010 à Paris 13.

39 Astruc, R., Le Renouveau du grotesque dans le roman du XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Milquet, « Ecrire l’expérience féminine de la guerre civile espagnole. Imaginaires du corps dans l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos »Sextant, 28 | 2011, 39-52.

Référence électronique

Sophie Milquet, « Ecrire l’expérience féminine de la guerre civile espagnole. Imaginaires du corps dans l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos »Sextant [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 21 juin 2011, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3435 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3435

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Auteur

Sophie Milquet

Sophie Milquet est doctorante à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université Rennes 2. Elle prépare actuellement une thèse sur l’expression de la mémoire et de l’identité féminines dans les romans sur la guerre civile espagnole. Elle a publié plusieurs articles sur le sujet, dont « Le roman comme lieu de mémoire : l’esthétique des fosses communes dans l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos » (Interférences littéraires, 3, 2009) et « « May my name not be erased from history » : La voz dormida by Dulce Chacón, a feminine « site of memory » ? », dans Conflict and Memory : Bridging Past and Future in [South East] Europe (C. Solioz, 2010).

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