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Femmes en guerres : histoire(s)

Women at War: History/ies
Sophie Milquet
p. 7-10

Résumés

Dans l’imaginaire collectif, la guerre est une affaire d’hommes, où les femmes sont absentes ou réduites à des rôles secondaires. Pourtant, face à l’ampleur des conflits des XIXe et XXe siècles, elles ont pu être victimes, combattantes, résistantes, et/ou témoins. Il est dès lors apparu capital de prendre en compte les différents aspects de l’expérience féminine et d’ainsi promouvoir une lecture du fait guerrier selon le prisme du genre. Le présent ouvrage réunit donc des textes d’historiens et de littéraires. Ceci permet de prolonger l’étude de la complexité des expériences féminines de guerre par un examen des représentations et des modes d’expression. De manière générale, les trois études littéraires (M. Touret, B. Calvo Martín et S. Milquet) rendent compte des difficultés de donner voix à celles dont l’expérience a longtemps été passée sous silence. Cet ouvrage se conclut par des considérations essentiellement suscitées par la lecture de Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945) de Luc Capdevila, François Rouquet, Fabrice Virgili, et Danièle Voldman. Justine Feyereisen revient sur des questions qui sont apparues de manière constante au fil des contributions. Comment se manifestent les identités de genre ? En quoi les guerres supposent-elles un « vacillement » de ces identités ? Les guerres sont-elles finalement émancipatrices ou conservatrices ? Comment s’y articulent les sphères du privé et du public ?

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Texte intégral

  • 1 Djebar, A., L’amour, la fantasia, Casablanca, Eddif, 1992 [éd. or. 1985].

« Dans la gerbe des rumeurs qui s’éparpillent, j’attends, je pressens l’instant immanquable où le coup de sabot à la face renversera toute femme dressée libre, toute vie surgissant au soleil pour danser ! »
Assia Djebar (L’amour, la fantasia1)

1Dans l’imaginaire collectif, la guerre est une affaire d’hommes, où les femmes sont absentes ou réduites à des rôles secondaires. Pourtant, face à l’ampleur des conflits des XIXe et XXe siècles, elles ont pu être victimes, combattantes, résistantes et/ou témoins.

  • 2 Outre les travaux portant sur des figures féminines particulières, on peut citer sans prétendre à l (...)
  • 3 Voir Gubin, E., « Femmes et guerre (1914-1918) », dans Id., Choisir l’histoire des femmes, Bruxelle (...)

2Il est dès lors apparu capital de prendre en compte les différents aspects de l’expérience féminine – constamment dévalorisée, marginalisée, voire niée – et d’ainsi promouvoir une lecture du fait guerrier selon le prisme du genre. Des publications récentes2 attestent l’importance et la vigueur de ce type d’approche, également porté par Eliane Gubin3 avec qui ce numéro a été réalisé en étroite collaboration.

  • 4 Certaines d’entre elles ont été présentées lors de la demi-journée interdisciplinaire du groupe de (...)
  • 5 Voir Chevillot, F. et Norris, A. (dir.), Des femmes écrivent la guerre, Paris, Editions Complicités (...)

3Si les enjeux sont importants pour les recherches en histoire, ils ne le sont pas moins pour les études littéraires, qui ont longtemps laissé dans l’ombre les productions féminines. Le présent ouvrage réunit donc des textes d’historiens et de littéraires4. Ceci permet de prolonger l’étude de la complexité des expériences féminines de guerre par un examen des représentations et des modes d’expression5. Afin de faciliter le dialogue entre ces deux domaines, nous avons choisi d’alterner les contributions historiques et littéraires.

  • 6 Entre autres : Nash, M., Rojas : las mujeres republicanas en la guerra civil, Madrid, Taurus, 1999  (...)

4Une part importante du volume est consacrée à la guerre civile espagnole. Celle-ci semble en effet cristalliser des questions capitales pour l’étude du genre dans l’institution guerrière, tant par sa situation intermédiaire entre les deux conflits mondiaux que par la diversité des rapports de genre constatés – en témoigne l’abondance des travaux suscités6.

5Le double pluriel du titre « Femmes en guerres » fait d’abord référence à la diversité des expériences féminines. L’image habituellement convoquée est celle de la victime, fuyant ou subissant les privations et les répressions à l’arrière. S’il s’agit d’interroger cet aspect, les contributions rassemblées traitent également des femmes engagées dans la lutte armée, des infirmières, des résistantes, des prisonnières, des femmes politiques et des écrivaines. Une multiplicité de figures, donc.

6Le pluriel de « guerres » renvoie quant à lui davantage qu’à la variété des événements historiques étudiés, aux luttes concentrées dans ces moments d’exception. Ce serait d’ailleurs inhérent aux études féministes, comme l’affirme Hélène Cixous :

  • 7 Cixous, H., « Le rire de la méduse », L’Arc, 61, 1975, p. 44-45.

« En tant que sujet à l’histoire, la femme se passe toujours simultanément en plusieurs lieux. Elle dé-pense l’histoire unifiante, ordonnatrice, qui homogénéise et canalise les forces et ramène les contradictions dans la pratique d’un seul champ de bataille. En la femme se recoupent l’histoire de toutes les femmes, son histoire personnelle, l’histoire nationale et internationale. En tant que combattante, c’est avec toutes les libérations que la femme fait corps. Elle doit voir loin. Pas de coup par coup »7.

7A cet égard, il apparaît que la conjonction des termes « guerre » et « femme » doit se comprendre dans les deux sens. Non seulement il s’agit de mieux cerner le rôle des femmes dans les conflits, mais il faut aussi – à rebours – penser l’importance du conflit dans la constitution d’une identité de genre.

8C’est là un des axes principaux de ce volume, particulièrement développé dans deux articles. Le premier est celui de Luc Capdevila, qui montre comment l’événement guerrier aux XIXe et XXe siècles remet en cause les équilibres de genres et intervient dans la construction identitaire. Le second est de Dolores Martín Moruno, qui, à travers l’analyse d’un projet sanitaire du gouvernement de la IIe République espagnole, insiste sur le caractère émancipateur de la guerre, tout en en relevant les ambiguïtés.

9L’intérêt d’une approche genrée pour une compréhension globale du phénomène guerrier est particulièrement bien illustré par la contribution de Maud Joly. En effet, elle met à jour, en se centrant sur l’expérience non combattante, les différentes composantes de la « corporéité » de la guerre d’Espagne et de la « culture de la violence » dans laquelle elle s’inscrit. Conçu en réponse à ce texte qui analyse les logiques de l’utilisation du corps de l’ennemie, celui de Sophie Milquet part de l’hypothèse qu’une telle expérience genrée engendre des formes spécifiques d’expression et en étudie les manifestations dans deux romans d’Agustin Gomez-Arcos.

10L’étude d’Allison Taillot propose une redécouverte d’une figure oubliée de la guerre d’Espagne, María Lejárraga, attachée commerciale de la République espagnole à Berne pendant le conflit. L’auteure souligne ainsi l’importance de s’arrêter sur les trajectoires individuelles, confirmant l’idée de Luc Capdevila selon laquelle « l’échelle individuelle constitue un observatoire privilégié permettant d’appréhender les dynamiques identitaires ».

  • 8 Voir Nora, P. (dir.), Les lieux de mémoire, 3 vol., Paris, Gallimard (« Quarto »), 1997 [éd. or. : (...)

11Cette étude de cas témoigne de l’intérêt pour les historiens de s’ouvrir aux récits individuels, d’ordinaire réservés à l’analyse littéraire. Parallèlement, cette dernière permet d’analyser de manière concrète les contours de la mémoire des conflits. De l’événement à sa mise en sens par l’écriture (aller-retour), est ainsi exploré un thème qui, s’il doit également être objet d’histoire8, s’exprime avec une force particulière dans les productions littéraires.

  • 9 Romano, C., L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998 et L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999.

12Il est ainsi symptomatique que les articles plus strictement littéraires portent sur des témoignages ou des romans distants chronologiquement des conflits. Michèle Touret étudie ainsi dans un roman de Louis Guilloux, en s’appuyant notamment sur les thèses de Claude Romano9, les modalités selon lesquelles le narrateur rapporte les événements dont il a été témoin. Beatriz Calvo Martin analyse quant à elle l’évolution des formes d’expression de la mémoire féminine de la guerre civile espagnole, de la mort du dictateur (1975) à aujourd’hui.

13De manière générale, les trois études littéraires (M. Touret, B. Calvo Martín et S. Milquet) rendent compte des difficultés de donner voix à celles dont l’expérience a longtemps été passée sous silence.

  • 10 Capdevila, L., Rouquet, F., Virgili, F. et Voldman, D., op. cit.

14Cet ouvrage se conclut par des considérations essentiellement suscitées par la lecture de Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945) de Luc Capdevila, François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman10. Justine Feyereisen revient sur des questions qui sont apparues de manière constante au fil des contributions. Comment se manifestent les identités de genre ? En quoi les guerres supposent-elles un « vacillement » de ces identités ? Les guerres sont-elles finalement émancipatrices ou conservatrices ? Comment s’y articulent les sphères du privé et du public ?

15En soulignant la complexité des expériences féminines de guerre et en fournissant des pistes pour l’aborder, les textes rassemblés ici entendent contribuer à la réévaluation globale de la place des femmes dans l’histoire. Il semble également qu’ils confirment – si besoin il y avait – l’intérêt d’études croisées histoire/littérature dans l’étude des rapports de genre, la littérature étant un lieu où ils peuvent se discuter avec une acuité particulière. Enfin, ce volume espère participer, à plusieurs niveaux, au décloisonnement de l’objet « guerre ». Celui-ci ne peut plus être l’apanage de l’histoire militaire ni du récit de bataille, pas plus que celui des hommes.

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Notes

1 Djebar, A., L’amour, la fantasia, Casablanca, Eddif, 1992 [éd. or. 1985].

2 Outre les travaux portant sur des figures féminines particulières, on peut citer sans prétendre à l’exhaustivité : Bergère, M. et Capdevila, L. (dir.), Genre et événement. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits, Presses universitaires de Rennes, 2006 ; Carreiras, H., Gender and the Military, New York, Routledge, 2006 ; Cockburn, C., From where we stand : War, Women’s Activism and Feminist Analysis, London – New York, Zed books, 2007 ; Dülffer, J. et Frank, R. (éd.), Peace, War and Gender from Antiquity to the Present : Cross-cultural Perspectives, Essen, Klartext Verlag, 2009 ; Capdevila, L., Rouquet, F., Virgili, F., et Voldman, D., Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945), Paris, Editions Payot & Rivages, 2010 ; Kaufman, J. P., Williams, K. P., Women and War : Gender Identity and Activism in Times of Conflict, Kumarian Press, 2010 ; Mann, C., Femmes dans la guerre. 1914-1945, Paris, Pygmalion, 2010.

3 Voir Gubin, E., « Femmes et guerre (1914-1918) », dans Id., Choisir l’histoire des femmes, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2007, p. 203-257.

4 Certaines d’entre elles ont été présentées lors de la demi-journée interdisciplinaire du groupe de contact FNRS « Stylistique et translinguistique » et du séminaire international « Herméneutique textuelle et sciences humaines » qui a eu lieu à l’Université libre de Bruxelles le 10 mars 2009.

5 Voir Chevillot, F. et Norris, A. (dir.), Des femmes écrivent la guerre, Paris, Editions Complicités, 2007 ; Cooper, H. M., Auslander Munich, A., Merril Squier, S. (éd.), Arms and the Woman. War, Gender, and Literary Representation, Chapel Hill – London, The University of North Carolina Press, 1989.

6 Entre autres : Nash, M., Rojas : las mujeres republicanas en la guerra civil, Madrid, Taurus, 1999 ; Mangini, S., Memories of Resistance : Women’s Voices from the Spanish Civil War, New Haven, Yale University Press, 1995 ; Bussy Genevois, D., « Femmes d’Espagne, de la République au Franquisme », dans Duby, G. et Perrot, M., Histoire des femmes en Occident, t. 5 « Le XXe siècle » (dir. F. Thébaud), Plon, 1992 ; Barrachina, M.-A., Las mujeres y la guerra civil española, Madrid, Ministerio de asuntos sociales, Instituto de la mujer, 1991.

7 Cixous, H., « Le rire de la méduse », L’Arc, 61, 1975, p. 44-45.

8 Voir Nora, P. (dir.), Les lieux de mémoire, 3 vol., Paris, Gallimard (« Quarto »), 1997 [éd. or. : 1984-1992].

9 Romano, C., L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998 et L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999.

10 Capdevila, L., Rouquet, F., Virgili, F. et Voldman, D., op. cit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Milquet, « Femmes en guerres : histoire(s) »Sextant, 28 | 2011, 7-10.

Référence électronique

Sophie Milquet, « Femmes en guerres : histoire(s) »Sextant [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 21 juin 2011, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3411 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3411

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Auteur

Sophie Milquet

Sophie Milquet est doctorante à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université Rennes 2. Elle prépare actuellement une thèse sur l’expression de la mémoire et de l’identité féminines dans les romans sur la guerre civile espagnole. Elle a publié plusieurs articles sur le sujet, dont « Le roman comme lieu de mémoire : l’esthétique des fosses communes dans l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos » (Interférences littéraires, 3, 2009) et « « May my name not be erased from history » : La voz dormida by Dulce Chacón, a feminine « site of memory » ? », dans Conflict and Memory : Bridging Past and Future in [South East] Europe (C. Solioz, 2010).

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