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L’intime de la jouissance féminine

The intimacy of feminine jouissance
Annick Houel
p. 13-22

Résumés

Si la description du désir féminin n’est déjà pas une affaire simple, celle de la jouissance l’est encore sûrement moins. Il aut donc nous contenter des représentations qui en sont données, dans une littérature qu’on a dite ‘féminine,’ c’est-à-dire celle dont le critère minimal est d’être écrite par une femme, avec certaines des auteurs qui se sont essayées à nous en donner la représentation la plus explicite possible compte tenu des limites de l’époque fixée, du XIXe siècle à nos jours : il s’agira donc de George Sand, Colette, et Simone de Beauvoir, puis de Catherine Millet, comme exemple le plus délibéré, si ce n’est abouti, de cette tentative.

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Texte intégral

1Si la description du désir féminin n’est déjà pas une affaire simple, celle de la jouissance l’est encore sûrement moins. Il nous faut donc nous contenter des représentations qui en sont données, dans une littérature qu’on a dite féminine, c’est-à-dire celle dont le critère minimal est d’être écrite par une femme, avec certaines des auteurs qui se sont essayées à nous en donner la représentation la plus explicite possible compte tenu des limites de l’époque fixée, du XIXe siècle à nos jours : il s’agira donc de George Sand, Colette et Simone de Beauvoir, puis de Catherine Millet, comme exemple le plus délibéré, si ce n’est abouti, de cette tentative.

  • 1 Voir Annick Houel, L’adultère au féminin et son roman, Paris, Armand Colin, 1999.
  • 2 Voir A. Green, « Le double et l’absent », Critique, mai 1973.

2Mais malgré une mise en mots bien évidemment dépendante de l’époque, on peut faire l’hypothèse que, depuis Marie de France1, on retrouve les mêmes composantes inconscientes qui sous-tendent les aléas de la psyché féminine dans notre culture occidentale et qui apparaissent, grâce à la sémiotique greimassienne utilisée ici, dans ce qu’un psychanalyste, André Green, a appelé l’inconscient du texte2.

George Sand : nuit d’ivresse

  • 3 Sigmund Freud, « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes » (1908), i (...)
  • 4 Ibid., p. 42.

3Avec George Sand, la représentation de la sexualité féminine évoque les analyses de Freud, aux yeux duquel « la maladie nerveuse des femmes » semble inévitable à cette époque très victorienne. Il développe ainsi l’idée dans un texte de 1908, La morale sexuelle civilisée, d’une vie sexuelle compromise par les « dommages que cause à la nature féminine la forte exigence d’abstinence jusqu’au mariage »3. Il ne reste aux femmes, écrit-il, « que le choix entre un désir inapaisé, l’infidélité, ou la névrose »4. Quelques années plus tard, il reprendra cette même idée que leur éducation, basée sur l’ignorance et l’interdit, les maintient dans une vie fantasmatique intense et développe chez elles un goût du secret et de l’interdit que l’adultère satisfait particulièrement bien.

  • 5 L. Vincent, George Sand et l’amour, Paris, Lib. ancienne Honoré Champion, 1917, p. 108.
  • 6 George Sand, Valentine, Paris, Calmann-Lévy, 1832, p. 190-192.

4En ce début de siècle donc, la psychanalyse cherche à éclairer les données de ce qu’elle appelle la « fonction érotique normale » de la femme dont la jouissance fait partie, mais l’accusation d’hystérie menace celles qui ne respectent pas une bienséante discrétion. Ces commentaires de Louise Vincent, en 1917, critique littéraire de George Sand, sont exemplaires de ce type de jugement : « Si George Sand avait eu, par conscience et par devoir, le courage et l’énergie de renoncer aux jouissances sexuelles, elle avait tout ce qu’il fallait pour faire une bonne épouse et une bonne mère »5. Comme l’on sait, George Sand n’a, heureusement et pour elle et pour nous, pas renoncé, et voici un exemple de la description qu’elle en donne, en 1832, en tout cas pour une de ses héroïnes, Valentine6.

5Valentine est une aristocrate qui, bien qu’amoureuse d’un roturier d’origine paysanne, Bénédict, épouse un homme de sa classe sociale, Monsieur de Lansac. La scène est censée être celle de la nuit de noces, mais Valentine a renvoyé son mari alors que Bénédict, à l’insu de tous, et même de Valentine, s’est introduit dans la maison, puis dans la chambre même de la jeune mariée.

6La scène commence au moment où Valentine appelle Catherine, sa « bonne nourrice », pour qu’elle lui donne sa potion soporifique habituelle, de l’opium. L’opium faisant son effet, Valentine est en état de « léthargie », mais elle tressaille tout de même au bruit que Bénédict s’emploie maladroitement à faire : « Il eut peur, et laissa retomber le rideau, dont la frange entraîna un flambeau de bronze placé sur le guéridon, et le fit tomber avec assez de bruit ». Dès lors, renonçant à faire plus de « bruit », il prend le parti de la contempler. Valentine se trouve ainsi adorée, position satisfaisante si l’on en juge par son sourire, « faible et mystérieux », renvoyant sans doute aux mystères d’un narcissisme comblé par le culte que Bénédict lui rend. Ou bien encore à ce qu’elle a pu espérer de l’agitation du « flambeau », symbole on ne peut plus phallique, de Bénédict ?

7Et c’est lui qui désormais tressaille quand elle se penche vers lui et presse sa main, répondant ainsi au seul attouchement qu’il se soit permis. Valentine le réclame comme mari : « Oh ! Bénédict ! lui dit Valentine d’une voix faible et lente, Bénédict, c’est vous qui m’avez épousée aujourd’hui ? » et « à demi éveillée », mi-effrayée mi-souriante, elle ne cesse de l’attirer pour le repousser. Elle hésite à lui faire tenir le rôle d’initiateur sexuel, réservé au mari, comme la métaphore de l’épée à la main le laisse entendre : « Un instant, elle crut voir M. de Lansac qui la poursuivait une épée à la main ; elle se jeta dans le sein de Bénédict... ». Aussi se réfugie-t-elle dans les bras de Bénédict, à la condition qu’il adopte un rôle inverse, tout maternel, comme l’indique ce « sein » auquel elle a encore recours : « Elle appuya sa tête sur le sein de Bénédict, et il n’osa faire un mouvement de peur de la déranger ». Il l’accepte et entend dans ce nouveau rôle une demande de protection qui peut mener à l’union, mais placé sous le signe de la Vierge, alors que Valentine lui a abandonné un corps pour le moins charnel, « souple et languissant ».

8Union et virginité, telle est la demande contradictoire à laquelle est confronté Bénédict : il reste en proie à son désir avec, dans ses bras, ce corps que Valentine lui a abandonné. La mise en scène est alors plus violente. Les morsures remplacent les baisers (« dans un instant de douleur inouïe, il mordit l’épaule ronde et blanche qu’elle livrait à sa vue »), le ton monte avec la fièvre de la passion, d’autant plus que Valentine, dès que Bénédict essaye de se maîtriser, appelle ses caresses. La réponse de Bénédict va dans le sens de l’ambivalence de Valentine : il la mord, mais cela ne la fait pas souffrir. Car elle jouit d’un jeu érotique on ne peut plus classique : Bénédict ne peut résister au désir de répandre sur Valentine sa « magnifique chevelure », puis de s’en remplir la bouche, avant de la mordre à l’épaule.

9C’est la confusion la plus totale (dans la narration elle-même : il la mord tout en étant assoupi), Bénédict en « perd la raison » et a les exigences d’un mari. Elle est donc obligée de remettre les choses à leur place, en insistant sur ce que cette place a de maternel pour elle : « Oui, lui dit-elle en s’assoupissant sur son épaule, ma bonne nourrice ! ». Mais cette fois, Bénédict refuse : il veut remplir son rôle d’homme et la veut éveillée, sortie de son sommeil d’enfant. Elle reste néanmoins dans ses songes mais c’est précisément cette double condition, le songe de l’enfance et la virilité affirmée de Bénédict, qui lui donne cette « force fébrile extraordinaire » lui permettant d’attirer Bénédict dans ses bras. Elle atteint alors un « délire » également physique si l’on en juge par « le feu subit et fugitif » de ses yeux, la coloration de ses joues et « ses lèvres » qui « étincelaient ». L’allusion aux lèvres suggère que le respect de la virginité n’empêche pas quelque initiation sexuelle. Avec l’opium qui lève la censure, Valentine mène le jeu grâce auquel elle s’excite dans les limites de son état de jeune fille : elle veut un amant à la condition qu’il reste aux portes de sa virginité.

10Mais les « cris nerveux » que laisse échapper Bénédict alertent la nourrice, qui entre. L’agitation de Valentine tombe alors, mais ayant su l’exciter, voire la satisfaire, tout en préservant sa virginité, Bénédict est enfin nommé « son amant », lui qui jusqu’ici n’a eu droit qu’au titre d’ami, de bonne nourrice, ou de mari. En amenant Bénédict à l’extrême limite d’un rapport physique licite, Valentine a en effet gagné un amant sans perdre un mari, puisqu’elle a su rester vierge pour lui. Bénédict doit se rendre à l’évidence : « maître de Valentine », il en a en quelque sorte la propriété mais non, si l’on peut dire, la jouissance. C’est en tout cas une forme de jouissance qui satisfait Valentine, puisqu’elle semble apaisée. Son désir, où la composante maternelle tient une grande place a été compris, et le nom de Bénédict, qui peut être entendu comme celui d’une femme, indique la part de féminin espérée.

  • 7 N. Rogers, « George Sand, some appreciations of her roles as artist, feminist, and political symbol (...)
  • 8 J. Barry, George Sand ou le scandale de la liberté, Paris, Points/Seuil, 1982, p. 235.

11Valentine fait donc jouer beaucoup de personnages à Bénédict, amant, bonne nourrice, mère et mari, tous nécessaires à son érotisation. Cette scène, fort longue et pleine de péripéties, a d’ailleurs pu être qualifiée « d’extrêmement sensuelle », par une critique américaine, Nancy Rogers, qui la trouve par ailleurs très représentative du goût de l’époque pour un « érotisme voilé »7. Avec Valentine, on le voit, George Sand, en bonne romantique, milite pour le mariage d’amour, comme dans Indiana paru quelques mois plus tôt, deux romans qui ont un succès considérable à l’époque, mais elle s’engage aussi dans un questionnement sur l’érotisme féminin. Lélia, paru un an après (1833), reste son roman le plus célèbre en ce domaine ; deux sœurs y incarnent deux figures extrêmes de la sexualité féminine : Pulchérie, l’image de la courtisane, jouisseuse, s’oppose à Lélia, exaltée mais froide, et la complète. Lélia fit scandale, on parla de boue et de prostitution, de risque de contamination8. Car la mise en mots, pour ce XIXe siècle puritain, en est encore scandaleuse.

Colette : le coup de maître

  • 9 Colette, L’Ingénue libertine (1909), Paris, Albin Michel, le Livre de poche, 1985.

12Il faut attendre la Belle Epoque pour qu’une femme comme Colette s’autorise à relever le défi, mais à cette condition, comme on va le voir, que ce soit par le mari qu’advienne cette jouissance. Quoi qu’il en soit, avec elle, la jouissance commence à être décrite : il s’agit alors du plaisir orgastique, celui que Minne, L’ingénue libertine9 (1909) recherche dans les bras d’amants multiples, et dont elle connaît au moins un signe, le cri.

  • 10 G. Surbled, La vie à deux, hygiène du mariage (1896), Paris, Maloine, nouvelle édition (1930), p. 4 (...)
  • 11 Ibid., p. 47.

13Elle s’y essaye en particulier dans plusieurs scènes qui précèdent celle avec le mari qui, lui, arrivera à ce coup de maître que recommandait l’un des plus lus des médecins hygiénistes, ces sexologues de l’époque, dans La vie à deux, hygiène du mariage, paru en 1896 et continuellement réédité jusqu’en 1930. Pour « l’entrée en mariage », « douceur, patience et insinuation sont de rigueur »10, écrivait le Dr Georges Surbled, qui ajoutait ce commentaire pour le moins fataliste : « Parfois le coup d’essai se transforme en coup de maître : heureux les maris qui ont la chance, plus heureuses encore les femmes qui en profitent »11 !

14Le coup de ce maître qu’est Antoine, le mari de Minne, pourra advenir grâce à son acceptation d’endosser une position maternelle, ne serait-ce qu’un instant, dans la scène qui clôt le roman et la quête de Minne :

« ... je voudrais, lui dit-il, que tu m’aimes assez pour me demander tout ce qui te ferait plaisir, mais tout, tu entends, même les choses qu’on ne demande pas d’ordinaire à un mari, et puis que tu viennes te plaindre, tu comprends, comme quand on est tout petit : « Un tel m’a fait quelque chose, Antoine : gronde-le, ou tue-le », ou n’importe quoi...

Elle a compris, cette fois. Elle s’assied sur son lit, ne sachant comment libérer la brusque tendresse qui voudrait s’élancer vers Antoine, comme une brillante couleuvre prisonnière... Elle est toute pâle, les yeux agrandis... Quel homme est-il donc ? (…)

  • 12 Souligné dans le texte. Colette, op. cit., p. 244-245.

Des hommes l’ont désirée, (...) Mais pas un ne lui a dit : Sois heureuse, je ne demande rien pour moi : je te donnerai des parures, des bonbons, des amants... »12.

15« Viens dans mon lit, Antoine », est alors toute sa réponse. Et c’est cette offre d’un amour total, maternel, qu’il lui a faite, qui permet ensuite à Minne de crier. La « paternité », c’est le terme de Colette, de la jouissance de Minne est accordée à l’homme capable de prendre en charge la part maternelle de sa demande.

  • 13 Ibid., p. 244.

16Père et mère à la fois, moment fugitif mais nécessaire, il a entendu quelque chose de la demande inconsciente de Minne et a su se mettre en position d’abnégation et d’amour infinis, position qui relève plus de l’image d’une mère idéale que de celle de la virilité, dont le renoncement à toute jalousie fait partie : « Il se jure, à bout de formules : Je veux bien qu’elle me fasse cocu, mais je ne veux pas qu’elle pleure ! »13

17La quête de Minne est satisfaite de manière, finalement, assez conventionnelle, le plaisir de la femme entrant dans une définition conjugale de l’amour. Mais elle s’inscrit néanmoins dans la lignée des auteurs féminines qui l’ont précédée dans leur questionnement sur l’érotisme féminin par sa prise en compte de la composante maternelle dans la demande féminine.

Simone de Beauvoir : résurrection

18Mais le plaisir orgastique recherché pas Minne n’est pas le tout de la jouissance : la figure du « miracle » proposée par Simone de Beauvoir, dans Les Mandarins (1954), ne laisse alors pas d’interroger, ouvrant sur l’hypothèse que les traits mystiques, inscrits dans sa description de la jouissance, signalent une forme de clivage qu’on trouve dans la plupart des textes féminins, et qu’on va retrouver de façon exemplaire chez Catherine Millet.

  • 14 Simone de Beauvoir, Les Mandarins, Paris, Gallimard, 1954, p. 316-319.
  • 15 Sigmund Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), in Résultats, idées, prob (...)

19Le passage des Mandarins retenu14 est la première scène d’amour entre Anne et Brogan, un romancier américain qui devient son amant, contingent certes, mais très investi. Après que Anne lui ait dit : « J’aime vos mains », Brogan lui assure qu’elle les sentira toute la nuit, et caresse « des cheveux aux orteils » une Anne redevenue toute petite entre ses mains, grâce à un geste qui évoque les premiers soins corporels dispensés par la mère à son enfant. Grâce à ces caresses, Anne redevient une, indivisée. La jonction s’opère quand le contact physique s’amorce par un baiser, quand « se faire baiser » s’accompagne d’un « vrai baiser ». La fusion réalisée n’est pas tant avec l’autre pour Anne, qu’entre les deux parties d’un Moi jusqu’alors clivé15. Anne renaît alors à elle-même, elle est « transfigurée », c’est-à-dire qu’elle entre en possession de son corps, qui est maintenant fortement sexualisé : d’informe, il devient seins, ventre, sexe, chair. Surgissent alors des connotations mystiques : « la chair », « le pain » même, permettent d’atteindre au miracle, mettant Brogan en position de Christ qui fait ressusciter un corps qui n’était jusqu’ici qu’un corps jetable à la poubelle, un corps comparé plus haut dans le texte à celui mort (et en voie de décomposition) de Lazare.

20La sanction de cette scène est un plaisir retrouvé, une (re)naissance du corps tout entier, sous les mains d’un amant dont les caresses évoquent l’amour indéfectible – mais aussi la séduction – des premiers soins maternels. La tonalité mystique qui en émane repose, avec l’image de la terre-mère, sur le sentiment élationnel d’un retour au paradis perdu des origines. Mais il a fallu une perte de conscience proche de l’extase mystique pour évoquer ce plus de jouissance, passant par un dépassement du clivage, dont le clivage entre l’orgasme et une jouissance de type mystique pourrait rendre compte, clivage tel qu’Anne elle-même l’a vécu dans une autre scène d’amour, au début des Mandarins.

  • 16 Simone de Beauvoir, op. cit., p. 74.
  • 17 Ibid.
  • 18 J. Lacan, « L’Etourdit », Scilicet, 4, l973. « Cela suppose que de rapport (...) il n’y a qu’énoncé (...)

21Dans ce passage, Anne couche avec un homme qu’elle désire ou du moins que son corps désire, mais sans amour. Cette scène est décrite comme un fiasco au plan relationnel et aucune jonction, aucune fusion ne se réalise ni avec l’autre, l’amant, ni entre les deux parties du Moi de l’héroïne qui reste clivé : « Sa bouche taquina mes seins, rampa sur mon ventre, et descendit vers mon sexe. Je refermai hâtivement les yeux, je me réfugiai tout entière dans le plaisir qu’il m’arrachait : un plaisir lointain, solitaire, comme une fleur coupée »16. L’image de la fleur coupée pour évoquer le plaisir rend compte de la dissociation que vit l’héroïne : son corps a du plaisir « mais moi, je m’ennuyais », dit-elle plus loin avant de s’avouer qu’elle n’aime pas l’homme qui la fait jouir17. Alors que l’illusion de la fusion, du Un du rapport sexuel, qu’a dénoncé Lacan avec sa célèbre formule : « Il n’y a pas de rapport sexuel »18 – illusion qui bat son plein dans l’énoncé mystique – se retrouve avec Brogan : Anne redécouvre son corps mais en perd les limites, ne se fond pas dans l’autre mais dans l’inanimé, dans la nature : elle devient « odorante comme la terre ».

22Mais la description de l’extase amoureuse ne va pas plus loin, on reste dans le sentiment euphorique d’un Moi illimité, rappel d’un état narcissique primitif. Cette description suffit, la description d’un orgasme précis, plus technique, semble, dans ces textes, tout à fait superflue. Pudeur ? Plutôt nécessité d’en rester au sentiment diffus mais pleinement satisfaisant d’un état de régression narcissique, de l’ordre du mythe : cette jouissance se veut avant tout signifiant de l’amour, d’un amour inconditionnel, dont l’amour maternel, un amour maternel idéalisé, reste le modèle. L’illusion de la fusion trouvée dans les bras de l’amant permet de lever le barrage dû à l’agressivité envers la part de la mère qui ne saurait être que toute bonne.

  • 19 J. Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, PUF, 1998, p. 82.
  • 20 Sigmund Freud, « La féminité » (1932), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Pari (...)
  • 21 Sigmund Freud, « Sur la sexualité féminine » (1931), in La vie sexuelle, op. cit., p. 140.

23Moment de rêve nostalgique, mais ressourcement qui permet à la femme d’accéder à la jouissance : « L’amant de jouissance », explique Jacqueline Schaeffer, « affronte et sépare de la mère archaïque »19. Il est éminemment œdipien, ajoute-t-elle, c’est-à-dire permettant de dépasser la phase de l’amour pré-œdipien de la petite fille envers la mère, cette phase « du tendre attachement pré-œdipien décisive pour l’avenir de la femme », dit Freud20, phrase qu’il compare à la civilisation minéo-mycénienne enfouie sous celle des Grecs : « Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien à la mère m’a paru si difficile à saisir analytiquement, si blanchi par les ans, vague, comme soumis à un refoulement particulièrement inexorable », dit-il en 193121. C’est cette force du refoulement du premier lien à la mère, pour les filles, qui permet de comprendre que pour lui la sexualité féminine garde son mystère, reste un continent noir.

  • 22 Sigmund Freud, « La féminité », op. cit., p. 173.

24Cette phase doit néanmoins être dépassée, car la première relation à la mère n’est pas exempte de nuages et en se tournant vers le père, la petite fille tente d’échapper à l’emprise d’une mère toute-puissante. La fillette se réfugie alors dans la situation œdipienne comme « dans un port », dit Freud22, après la tempête de la relation pré-œdipienne à la mère. Mais cette situation conflictuelle n’est jamais tout à fait liquidée, fonde l’ambivalence constitutive du lien mère-fille et perdure dans le choix d’objet amoureux.

Catherine Millet : à la recherche de l’amant de jouissance

  • 23 Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., Paris, le Seuil, 2001.

25C’est sur cette idée que s’appuie Jacqueline Schaeffer pour décrire cet amant de jouissance, mis dans une position classique de substitut du père œdipien, et permettant ainsi de tenir refoulée l’image de la mère, qui reste la force motrice sous-jacente. Mais elle propose aussi une réponse à la délicate question de la définition de la jouissance en la distinguant de l’orgasme, satisfaction sexuelle plus ordinaire, de type masturbatoire par exemple, comme ce qu’on peut comprendre de la sexualité de la narratrice de La vie sexuelle de Catherine M. (2001)23.

  • 24 Ibid., p. 68.
  • 25 Ibid., p. 211.
  • 26 Ibid., p. 22.
  • 27 Ibid., p. 162.
  • 28 Ibid., p. 103.

26Ici la narratrice, en marge de multiples descriptions répétées d’expériences collectives de rapports sexuels avec des tas d’hommes, – et l’image du tas n’est pas simple métaphore – donne à voir en matière de jouissance féminine une face plus intime, celle de l’orgasme masturbatoire, qui représente en fait les moments forts de sa sexualité. La première allusion à une jouissance qui ne serait pas celle de l’autre, de l’homme, des hommes, jouissances qui sont multiples, ne vient que relativement tard si l’on prend en compte que les scènes sexuelles se sont succédé à un rythme soutenu jusqu’à cette page où elle raconte que : « Si je pouvais venir en m’étant masturbée peu de temps auparavant, le matin au réveil, ou au bureau, dans telle position et en m’ayant fait jouir tant de fois de suite, c’était bien aussi »24. Ce « c’était bien aussi » renvoie au rapport sexuel avec un homme, un amant régulier, et c’est tout ce qu’on saura d’un éventuel plaisir partagé, pudeur finalement étonnante mais qui s’explique peut-être par sa rareté, voire son absence, ce qui est confirmé plus loin : « Pendant une grande partie de ma vie, j’ai baisé dans l’indétermination complète du plaisir. D’abord, je dois concéder que, pour moi, qui ai multiplié les partenaires, aucune issue n’est plus sûre que celui que je recherche solitairement »25. Mais que fait-elle donc, en baisant comme elle dit, où est-elle donc quand, « ensevelie, j’entendais, comme s’il avait été très loin, un groupe échanger des impressions à mon sujet »26. Difficile de mieux dire le clivage, qu’elle appelle ailleurs fort justement dissociation de l’être27, d’avec le corps, un corps absent à elle-même : « Je savais prendre la bonne position et je connaissais les gestes ; au-delà, tout se diluait dans des sensations que je ne reliais pas à des manifestations visibles. Si j’ose dire, ces sensations ne prenaient pas corps »28. Toute la description de cette vie sexuelle de Catherine M. est une non-jouissance, sauf à considérer que sa jouissance est dans le fait d’être, si ce n’est aimée en tout cas désirée, par le maximum d’hommes possible à la fois.

  • 29 Ibid., p. 198.
  • 30 Catherine Millet, Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008, p. 55.
  • 31 Ibid.

27Peut-être peut-on dire que ce qui manque à cette héroïne est l’amant de jouissance, ce qu’elle avoue, pour finir, dans les dernières pages : « Je n’exagère pas si je dis que, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans environ, je n’ai pas envisagé que mon propre plaisir puisse être la finalité d’un rapport sexuel »29. Et elle semble trouver enfin cet amant de jouissance ailleurs que dans cette sexualité collective, avec Jacques, un homme qui ne veut rien savoir de ses aventures, le compagnon avec lequel elle finit par accéder à l’amour grâce à l’expérience de la jalousie, qu’elle raconte dans un livre ultérieur, récent, assez émouvant, Jour de souffrance (2008)30. La jalousie est un sentiment des plus élaborés car œdipien, en ce sens qu’il suppose du tiers, contrairement à l’envie, sentiment plus primaire, et d’ailleurs la narratrice ne clive plus : elle ne couche plus ailleurs, et peut décrire des orgasmes conjoints, si l’on peut dire, et non plus clivés entre orgasmes masturbatoires et ceux de l’autre. Après cette expérience on ne peut plus humaine, et humanisante, qu’est la jalousie, elle peut alors dire de sa période précédente : « Je n’associais pas l’amour et le plaisir sexuel »31.

Conclusion : le secret de la jouissance

28Catherine Millet est une des rares à s’être essayée à une description réaliste, voire technique, de l’intime de la jouissance, alors que les images d’extase, le langage mystique utilisés par Simone de Beauvoir (mais aussi par George Sand et Colette), permettent d’éluder la question en en disant fort peu sur la nature de cette satisfaction sexuelle, comme souvent dans la littérature féminine, avant Catherine Millet en tout cas.

  • 32 J. Lacan, Séminaire XX, Encore, Paris, le Seuil, 1975, p. 69.
  • 33 Ibid., p. 68 et 71. Du sculpteur au psychanalyste, cette scène continue d’alimenter les fantasmes. (...)

29Ce qui a pu faire dire à certains, déçus de ce silence, que si la femme n’en dit rien, c’est qu’elle n’en sait rien : « ... de cette jouissance, la femme ne sait rien, c’est que depuis le temps qu’on les supplie, qu’on les supplie à genoux – je parlais la dernière fois des psychanalystes femmes – d’essayer de nous le dire, eh bien motus ! On n’a jamais rien pu en tirer »32. La réponse lacanienne ne fournit pas d’éléments bien nouveaux, d’autant moins que la parole est alors donnée à une statue, celle de sainte Thérèse d’Avila, érigée de surcroît par un homme, Le Bernin. La parole de femmes, vivantes et désirantes, ne risque pas ainsi d’être entendue. Sur ce modèle mystique, la femme est dite avoir une capacité à se situer dans une position qui lui fait connaître une jouissance « supplémentaire », jouissance qui supporte une « face de l’Autre, la face Dieu »33. Cette jouissance est dite comme « en plus » à la condition paradoxale de considérer la femme comme « pas toute », c’est-à-dire non inscrite dans la fonction phallique au même titre que l’homme, inscrite à moitié. Cette réponse toute masculine tire la jouissance féminine du côté d’une définition mystique qui ne contribue pas à éclaircir la question.

  • 34 Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912), in La vie sexu (...)

30Mais peut-on dire que la femme ne sait vraiment rien de sa jouissance, ou bien qu’elle n’en veut rien dire ? Ne veut-elle pas plutôt en préserver le secret ? Le secret est une condition nécessaire à toute vie érotique, espace préservant la fantasmatisation, qui s’ancre sur la représentation de la scène primitive et son interdit, pour laisser place à l’imaginaire. Condition primordiale pour chacun, qui semble plus nécessaire encore à la vie amoureuse de la femme, si l’on en croit Freud, à cause du lien fortement établi entre interdit et sexualité dès l’enfance, et cause d’une sexualité compromise jusqu’à la frigidité. Le secret reste alors la condition de l’amour, voire de la jouissance : « De là, chez beaucoup de femmes, l’effort pour préserver encore pendant un certain temps le secret, même dans le cas de relations autorisées, et chez d’autres femmes, la capacité d’avoir des sensations normales dès qu’est rétablie, dans une liaison amoureuse secrète, la condition de l’interdit »34.

31C’est donc la fonction du secret que de préserver la jouissance, et ce d’autant mieux qu’il répète et recouvre celui de la séduction maternelle qui doit rester refoulée pour conserver son efficacité fantasmatique. L’amant idéal, celui qui fait advenir la jouissance, est celui qui sait donner à la femme l’illusion qu’elle est l’objet de l’amour fou, inconditionnel de l’autre, reproduisant l’amour rêvé de la mère ; ce sont des exigences premières, fondamentales, qui ne se comprennent qu’en référence à cette image particulièrement refoulée de la mère, relevant d’un narcissisme premier, absolu. Et le recours au clivage permet de rendre compte du mouvement de plongée, d’oubli de soi, qui obéit à la nécessité de se ressourcer aux racines de son histoire, renvoyant la femme à un moment idéal, un nirvana où l’amour de la mère est sans faille, tout en en gardant le secret. Les traits maternels attribués à l’homme, dans la position d’amant comme de mari d’ailleurs, participent à créer cet univers où l’héroïne cherche les racines de son excitation. La prise en compte de cette part de la mère dite primaire permet de proposer une réponse à la délicate question de la définition de la jouissance en la distinguant de l’orgasme, satisfaction sexuelle plus ordinaire.

32C’est cette nostalgie d’un amour maternel idéalisé, inconsciente mais dévoilée par les quelques éléments que certaines femmes écrivains ont bien voulu laisser entrevoir, qui sous-tend le devenir psychique de la petite fille puis de la femme, ses choix amoureux et les figures de l’amour nécessaires à son érotisme. Et elle va pouvoir retrouver cette nostalgie en tant que lectrice, ce qui explique son goût relativement immuable, au fil des siècles, pour la littérature romanesque, sans doute plus que pour la littérature dite érotique.

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Notes

1 Voir Annick Houel, L’adultère au féminin et son roman, Paris, Armand Colin, 1999.

2 Voir A. Green, « Le double et l’absent », Critique, mai 1973.

3 Sigmund Freud, « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes » (1908), in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 28-46.

4 Ibid., p. 42.

5 L. Vincent, George Sand et l’amour, Paris, Lib. ancienne Honoré Champion, 1917, p. 108.

6 George Sand, Valentine, Paris, Calmann-Lévy, 1832, p. 190-192.

7 N. Rogers, « George Sand, some appreciations of her roles as artist, feminist, and political symbol », Studies in the literary imagination, XII/2, 1979, p. 19-35.

8 J. Barry, George Sand ou le scandale de la liberté, Paris, Points/Seuil, 1982, p. 235.

9 Colette, L’Ingénue libertine (1909), Paris, Albin Michel, le Livre de poche, 1985.

10 G. Surbled, La vie à deux, hygiène du mariage (1896), Paris, Maloine, nouvelle édition (1930), p. 46.

11 Ibid., p. 47.

12 Souligné dans le texte. Colette, op. cit., p. 244-245.

13 Ibid., p. 244.

14 Simone de Beauvoir, Les Mandarins, Paris, Gallimard, 1954, p. 316-319.

15 Sigmund Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 283-286.

16 Simone de Beauvoir, op. cit., p. 74.

17 Ibid.

18 J. Lacan, « L’Etourdit », Scilicet, 4, l973. « Cela suppose que de rapport (...) il n’y a qu’énoncé » (p. 11), et plus loin : « n’implique pas qu’il n’y ait pas de rapport au sexe », (p. 20).

19 J. Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, PUF, 1998, p. 82.

20 Sigmund Freud, « La féminité » (1932), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 179.

21 Sigmund Freud, « Sur la sexualité féminine » (1931), in La vie sexuelle, op. cit., p. 140.

22 Sigmund Freud, « La féminité », op. cit., p. 173.

23 Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., Paris, le Seuil, 2001.

24 Ibid., p. 68.

25 Ibid., p. 211.

26 Ibid., p. 22.

27 Ibid., p. 162.

28 Ibid., p. 103.

29 Ibid., p. 198.

30 Catherine Millet, Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008, p. 55.

31 Ibid.

32 J. Lacan, Séminaire XX, Encore, Paris, le Seuil, 1975, p. 69.

33 Ibid., p. 68 et 71. Du sculpteur au psychanalyste, cette scène continue d’alimenter les fantasmes. La couverture de son livre est la photo de cette statue, comme pour celle de L’Erotisme, de G. Bataille (Paris, Ed. de Minuit, 1957).

34 Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912), in La vie sexuelle, op. cit., p. 62.

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Pour citer cet article

Référence papier

Annick Houel, « L’intime de la jouissance féminine »Sextant, 29 | 2012, 13-22.

Référence électronique

Annick Houel, « L’intime de la jouissance féminine »Sextant [En ligne], 29 | 2012, mis en ligne le 31 janvier 2012, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3291 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3291

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Auteur

Annick Houel

Annik Houel est professeure émérite de psychologie sociale, et ses recherches s’inscrivent dans le Groupe de recherche en psychologie sociale, Centre Louise Labé de l’Université de Lyon 2. Elle est l’auteure de, entre autres, Le roman d’amour et sa lectrice. Une si longue passion, l’exemple Harlequin (1997), L’adultère au féminin et son roman (1999), et a co-édité Psychosociologie du crime passionnel (2008).

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