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Partie III. Du musée au cimetière : le sexe désensualisé

Pudique et indécent : l’ambivalent sexe des morts (France, xixe siècle)

Modest and Indecent: The Ambivalent Sex of the Dead (France, 19th century)
Amandine Malivin
p. 111-122

Résumés

Le corps mort constitue au cours du XIXe siècle un sujet de préoccupation pour la société française, tant sur le plan médical, juridique, anthropologique que moral. La sépulture est importante dans le processus de préservation, puisqu’elle est une trace matérielle du défunt et en marque la localisation même après sa destruction totale. L’identité des corps, en tant qu’êtres sociaux, s’en voit d’autant plus affirmée. Mais le corps des cadavres lui-même est garant de cette identité préservée. Le visage, l’apparence générale, mais aussi les organes génitaux primaires et secondaires témoignent ainsi notamment de l’âge et du sexe des défunts. Pourtant, dans les sources disponibles, ces organes sexuels sont très souvent ignorés. Ce sont ces silences, mais aussi les mentions de ces sexes morts qui vont être abordés dans ce texte, qui s’intéressera d’abord à l’identité sexuée et sexuelle des morts puis, par l’exemple du traitement de quelques affaires de nécrophilie, à la convoitise dont ces sexes peuvent devenir l’objet. Les perceptions ambivalentes du sexe et du corps des morts révéleront ainsi les rapports souvent inconfortables entretenus avec eux par les vivants dans la société française du XIXe siècle.

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Texte intégral

  • 1 J. Troyer, « Embalmed visions », Mortality, 12/1, 2007, p. 25.

1Le cadavre occupe une place complexe dans les sociétés. Il est à la fois présent et absent, un sujet décédé et un objet mort1 dont l’ambiguïté génère des comportements variés :

  • 2 L.-V. Thomas, Les chairs de la mort ; corps, mort, Afrique, Sanofi Synthé-labo, 2000, p. 139.

Pendant que le cadavre pourrit, à la fois sali et salissant, il est en même temps terriblement vulnérable et dangereux. Aussi, deux attitudes contraires mais complémentaires vont-elles orienter la conduite des vivants à l’égard du mort : la sollicitude et le rejet (…)2.

  • 3 E. Fureix, La France des larmes, Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ V (...)
  • 4 A. Malivin, Voluptés macabres. La nécrophilie en France au xixe siècle, thèse d’histoire et civilis (...)
  • 5 R. de Gourmont, Epilogues, Réflexions sur la vie, deuxième série, 1899-1901, Paris, Mercure de Fran (...)
  • 6 E. Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1852-1853, 2, p. 142.
  • 7 L’inhumation en tranchée gratuite n’était garantie que pour cinq ans.
  • 8 H. Bayard, Mémoire sur la police des cimetières, Paris, Renouard, s.d., p. 6.
  • 9 Ibid.
  • 10 Liens familiaux qui s’affichent jusque dans la sculpture funéraire, à l’exemple de la célèbre sépul (...)

2Le corps mort constitue ainsi, au cours du xixe siècle, un sujet de préoccupation pour la société française, tant sur le plan médical, juridique, anthropologique que moral. Dans un siècle marqué par une évolution rapide des sensibilités relatives au corps et à la mort3, l’enveloppe charnelle du cadavre, bien qu’inanimée, semble, d’une façon difficilement exprimable et à des degrés variables, conserver une sensibilité physique et émotionnelle qui la rendrait vulnérable aux atteintes corporelles, aux traitements irrespectueux, ou aux injures4 : « Les morts ne parlent pas (…) : mais ils entendent, ils sentent, ils participent à la vie commune »5. Mis en marge de la société des vivants, le défunt ne prend pas pour autant tout de suite ni tout à fait congé de ses contemporains, et semble aussi conserver une partie de son identité. L’entourage du mort – amis, famille, groupe socioprofessionnel – joue un grand rôle dans cette préservation, par le biais de gestes garantissant un maintien symbolique du défunt dans le groupe des vivants. La sépulture est importante dans ce processus, puisqu’elle est une trace matérielle du défunt et en marque la localisation même après sa destruction totale. Le succès, au cours du siècle, de la sépulture individuelle, du caveau familial et de la concession à perpétuité, montre bien l’importance du désir de voir persister le défunt identifié longtemps après son décès. Même les plus modestes, contraints à enterrer leurs morts dans les tranchées gratuites remplaçant les repoussantes fosses communes6, témoignent d’une volonté de voir garanti le maintien – fût-ce pour un temps réduit7 et de façon hasardeuse8 – d’une présence individualisée et identifiée du défunt. L’apposition de croix, de plaques nominatives, de grilles ou de végétaux9 font de la sépulture un prolongement de l’espace privé, domestique, d’où le défunt s’est absenté, dans l’espace public. Pour les plus aisés, les bustes, portraits et inscriptions présents sur les sépultures et visibles de tous, restituent les morts dans leur groupe social d’appartenance, et prennent soin de mentionner le nom des défunts, mais aussi de les situer en tant que parents, enfants, conjoints10, dans une entité sociale qu’ils ont contribué à façonner et qui perdure après eux : leur famille. Leur identité, en tant qu’êtres sociaux, s’en voit d’autant plus affirmée. Mais le corps des cadavres lui-même est garant de cette identité préservée. Le visage, l’apparence générale, mais aussi les organes génitaux primaires et secondaires témoignent ainsi notamment de l’âge et du sexe des défunts. Pourtant, dans les sources disponibles, ces organes sexuels sont très souvent ignorés. Ce sont ces silences, mais aussi les mentions de ces sexes morts qui vont être abordés dans ce texte, qui s’intéressera d’abord à l’identité sexuée et sexuelle des morts puis, par l’exemple du traitement de quelques affaires de nécrophilie, à la convoitise dont ces sexes peuvent devenir l’objet. Les perceptions ambivalentes du sexe et du corps des morts révéleront ainsi les rapports souvent inconfortables entretenus avec eux par les vivants dans la société française du xixe siècle.

Cette « mort qui se laisse regarder »11 : le cadavre, corps sexué, corps sexuel

  • 11 E. Cherbuliez, « La Morgue de Paris », La Revue des deux mondes, janvier 1891, p. 366.
  • 12 E. Héran (dir.), Le dernier portrait, Paris, Réunion des musées nationaux, Musée d’Orsay, 2002.
  • 13 M. Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs : étude ethno-historique des pratiques d’embaumemen (...)
  • 14 Dr Falcony, Note sur l’embaumement Falcony, Paris, Impr. De Jouaust, 1886, p. 3-4.
  • 15 A. Malivin, Voluptés macabres, op. cit., p. 341.
  • 16 Ibid., p. 340-341.

3Le xixe siècle est marqué par une attention croissante portée à la protection de l’intégrité des cadavres et à la fixation de leur image. Le visage, autrefois siège de la parole et des émotions, doit être préservé en priorité pour garantir au défunt de rester identifiable aux yeux des vivants. Son altération, qu’elle soit due aux mains malhabiles de l’embaumeur, à une décomposition précoce ou aux signes douloureux de l’agonie, terrifie parce qu’elle met l’être connu à distance en le rendant méconnaissable, et parce qu’elle substitue le cadavre en voie de décomposition à l’être aimé et familier. Les moulages et photographies post-mortem12 constituent ainsi un moyen de garder une trace concrète et identifiable du défunt. De même, les techniques d’embaumement et de maquillage des morts développées pour les particuliers13 et s’attardant sur la face, servent non seulement à préserver l’apparence du défunt avant l’inhumation, mais aussi après, espère-t-on, à retarder sa destruction complète et irréversible14. Le visage, comme le reste du corps, est porteur de l’identité du défunt aussi parce qu’il en révèle des détails précis et significatifs. L’âge d’abord, est un élément important de l’identité, et peut être mis en avant au cours des funérailles. Ainsi, il n’est pas rare que le cercueil des enfants et des adolescents soit suivi par un cortège composé d’individus appartenant à la même classe d’âge15. Souvent aussi, les jeunes défunts sont parés de blanc, tout comme les membres du cortège et les décorations funéraires. Cette couleur rappelle les idées de pureté et d’innocence inhérentes au jeune âge du ou de la défunte, qualités tant morales que physiques, soulignant souvent que ce sont des vierges que l’on enterre – l’usage du blanc caractérisant aussi les funérailles de religieuses16. La question de la sexualité de l’individu fait donc ici une apparition discrète et inattendue jusque dans sa mort. Au même titre que les mentions des rôles sociaux de père, mère, mari ou femme sur les sépultures, elle rappelle que les défunts étaient aussi des êtres sexués et sexuels et que cette part de l’identité ne disparaît pas totalement non plus lorsque survient la mort.

  • 17 S. Ménenteau, Dans les coulisses de l’autopsie judiciaire. Cadres, contraintes et conditions de l’e (...)

4Comme le visage, les organes sexuels des cadavres sont souvent préservés au cours de l’autopsie ou de l’embaumement17. Primaires ou secondaires, ils sont garants de l’identité de sexe des défunts, et leur porter atteinte c’est aussi atteindre la personne morte dans sa masculinité ou sa féminité. Idéalement, mais contrairement au visage, ces organes demeurent le plus souvent dissimulés – sauf bien sûr à l’occasion de la toilette. Pour voir des cadavres nus, il faut quitter les chambres des défunts pour se rendre à la morgue ou dans les amphithéâtres et salles de dissection, où cette nudité est plus tolérable car anonyme en général, et donc sentimentalement mise à distance. Mais ces sexes morts s’avèrent ambigus : leur exposition constitue souvent un spectacle cru et indécent, un rappel perturbant de l’existence, par-delà le corps mort et sexué, d’un corps sexuel, sensuel. Des organes génitaux mis à nu, mais aussi une poitrine dévoilée ou un muscle saillant constituent autant de révélateurs revivifiant, pour l’observateur, le potentiel érotique de ces corps. Emile Zola, notamment, met en scène à plusieurs reprises ce spectacle troublant dans Thérèse Raquin, lorsqu’il décrit le regard fasciné d’une bourgeoise ou l’attitude de jeunes garçons venus visiter la Morgue de Paris :

  • 18 E. Zola, Thérèse Raquin, Paris, Pocket, 2004 (1867), p. 110.

Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d’un grand gaillard, d’un maçon qui venait de se tuer net en tombant d’un échafaudage ; il avait une poitrine carrée, des muscles gros et courts, une chair blanche et grasse ; la mort en avait fait un marbre. La dame l’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda encore, puis s’en alla18.

  • 19 Ibid., p. 111.

Par moment, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne s’arrêtant que devant les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains aux vitres et promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues. Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils apprenaient le vice à l’école de la mort. C’est à la Morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse19.

  • 20 Le phénomène se trouve notamment illustré par le vote, en 1887, de la loi sur la liberté des funéra (...)
  • 21 Voir par exemple E. Texier, Tableau de Paris, op. cit., p. 142.
  • 22 Voir par exemple M. Barbaste, De l’homicide et de l’anthropophagie, Montpellier, Martel, 1856, p. 5 (...)
  • 23 A. Corbin, « Douleurs, souffrances et misères du corps », in A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarell (...)
  • 24 Ph. Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983, p. 118.
  • 25  « Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des tâches vertes et jaunes, blanches et rouge (...)
  • 26  B. Bertherat, La Morgue de Paris au xixe siècle (1804-1907) : les origines et les métamorphoses de (...)
  • 27 L’accès à la Morgue de Paris sera définitivement fermé aux curieux en 1907.

5Lorsque sexe et sexualité s’entremêlent, les cadavres deviennent susceptibles de charrier derrière eux un parfum dérangeant dont découlent des interactions complexes entre eux, leur sexe, et le vivant. Elles soulèvent des questions de pudeur et de décence. Si l’exposition du sexe des morts semble gênante, c’est d’abord parce que ces cadavres mis à nu renvoient au domaine de l’intime et du connu. Ils constituent une image projetée de soi et de ses proches, dans un futur où la vie aura déserté le corps. Or, la conscience de soi et des siens, en particulier la conscience de son corps et la volonté d’en protéger l’intégrité même après la mort croît à mesure que le siècle avance20, et l’exposition non consentie, à des regards étrangers, d’un corps inerte et dénudé constitue alors pour beaucoup une perspective individuelle particulièrement indécente et repoussante21. Plus généralement, la société française du xixe siècle ne cesse de vouloir se prouver son degré de civilisation, et en trouve une preuve dans le respect accordé à la mémoire et à la cendre des morts, par opposition aux pratiques jugées barbares des peuples dits anthropophages22. Tout ce qui peut rappeler l’animalité de l’espèce est alors de plus en plus rejeté : c’est notamment le cas des corps abandonnés sans sépulture digne ou sans derniers hommages23, de la sépulture anonyme, du défunt enterré nu dans un linceul24, ou du corps mort exposé nu et réduit, en dévoilant malgré lui une anatomie dissimulée d’ordinaire, à l’état de nature25. Ainsi n’est-il pas étonnant qu’en 1877, les cadavres de la Morgue de Paris, jusque-là présentés simplement vêtus d’un cache-sexe, soient rhabillés26, rendant ainsi l’établissement plus conforme à l’évolution de mentalités tolérant de moins en moins ce spectacle à la fois repoussant et fascinant27.

  • 28 A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 292-296.
  • 29 Ibid., p. 306.

6Mais au-delà des projections, l’exposition des corps morts est aussi un spectacle de l’altérité. Si le cadavre est un corps humain dans lequel nombre de ses congénères peuvent se retrouver, il est aussi un corps ayant cessé de vivre. Se confronter à lui, c’est aussi faire face à un mystère toujours générateur d’émotions28, positives ou négatives, et plus encore lorsque cet inconnu se présente sous son aspect le plus primaire, nu et sans artifice. L’altérité est d’autant plus renforcée que c’est le corps de l’autre – masculin ou féminin – qui est mis à nu dans toute son intimité. Les gestes et les regards portés sur le cadavre sont donc implicitement codés et inconsciemment régulés, et la tolérance à leur égard ainsi que la latitude d’action varient en fonction des circonstances. Tous les gestes n’ont pas la même portée, et tous ne peuvent être accomplis identiquement : plus le lien entretenu entre le mort et le vivant est intime, moins l’interaction semble potentiellement suspecte, comme si la relation entretenue entre les deux avant le décès constituait un frein naturel à tout geste irrespectueux. Ainsi, en 1878, la cour d’appel de Nîmes valide l’acquittement déjà prononcé par le tribunal correctionnel de Carpentras à l’égard de Louis-Paul Sabde, qui avait illégalement déposé au cimetière le crâne de sa première épouse, au préalable (et légalement) exhumé et conservé à son domicile, jusqu’à ce que sa seconde épouse le presse de s’en débarrasser29. Plutôt que de condamner son geste – mais en en soulignant le caractère excessif – les commentateurs y voient un acte d’amour, en aucun cas suspect de quelque douteuse intention :

  • 30 Le Gaulois, 4 août 1878.

Voilà qui est bien jugé, selon nous, et il eût été étrange que ce pauvre Sabde fût condamné pour avoir trop aimé sa première femme et gardé son souvenir trop vivant…30.

7Si la promiscuité avec ces corps et ces sexes morts ne semble pas poser de problème lorsqu’elle est cantonnée aux milieux privés, aux gestes ordinaires, respectueux et parfois tendres de la toilette mortuaire, il en est tout autrement lorsque la scène quitte ce monde clos et intime. La confrontation entre le mort et le vivant devient alors obscène, et le regard comme les gestes de ce dernier s’avèrent d’autant plus indécents qu’ils s’approchent de parties du corps qu’ils n’auraient, du vivant du défunt, jamais été amenés à voir ou à toucher. Le vivant devient alors beaucoup plus facilement suspect d’intentions négatives et irrespectueuses à l’encontre du mort, d’autant plus lorsque les cadavres dévoilant leur sexe sont déshumanisés, chosifiés ; lorsque, par exemple, ils n’ont pas d’identité, comme à la morgue, ou lorsque les parties sexuelles exposées sont totalement dissociées du corps, comme dans les musées ambulants d’anatomie. Le sentiment et le respect obligatoire sont alors plus aisément mis à distance, offrant une plus grande liberté au geste et à la parole. Les regards et les attitudes tendancieuses, au contenu sexuel plus ou moins dissimulé et conscient, parfois seulement suspectés, se heurtent alors aux normes morales en cours. Profondément dérangeants, ils sont régulièrement dénoncés :

  • 31 A. Duval, Des sépultures, Paris, Panckoucke, an ix, p. 63-64.

Mais (et je désire que mes lecteurs ne puissent me croire), voici ce qui acheva de bouleverser toutes mes idées. Dix ou douze enfants, dont le plus âgé ne me paraissait pas avoir atteint sa quatorzième année, se montraient les uns aux autres parmi tous ces torses sanglants [torses de guillotinés], (…), ceux qui en glissant des chariots dans la fosse (ici je ne sais plus comment m’exprimer), prenaient une attitude qui rappelait à leur imagination déjà corrompue, des idées de libertinage… Ils riaient, ils plaisantaient tout haut, sans honte et sans crainte31.

  • 32 F. Cantagrel, Le fou du Palais-Royal, Paris, A la librairie Phalanstérienne, 1841, p. 118.

(…) une femme que j’ai vue hier, bien mise et assez jolie, ma foi ! – qui, passant près de la Morgue, et après un moment d’hésitation, est entrée dans ce lieu repoussant, sans émotion, sans autre but que celui de satisfaire une avilissante curiosité, puis a rougi de honte lorsqu’en sortant elle s’est aperçue que je l’avais observée32.

  • 33  C. Bryant, Handbook of death and dying, Thousand Oaks, Sage publications, 2003, vol. 1, p. 543.

8Les professionnels de la mort voient eux aussi leur activité implicitement régulée et modifiée en fonction de leurs conditions d’exercice. Le lien naturel et invisible qui semble unir le vivant et le mort au cours de la toilette mortuaire faite par un proche ou une femme de la communauté semble rompu dès lors que c’est un tiers qui intervient. Ainsi, aux Etats-Unis, où la pratique de l’embaumement s’est développée bien davantage qu’en France, des écoles destinées à former exclusivement des praticiennes sont créées pour pouvoir répondre aux demandes de nombreuses familles gênées à l’idée de laisser les corps de leurs femmes et filles aux mains de praticiens inconnus que leur professionnalisme ne semblait pas en mesure de préserver de gestes, regards ou pensées déplacées33. En France, où la pratique demeure bien plus confidentielle, les familles rechignent malgré tout à laisser le corps d’un proche seul aux mains de l’embaumeur. La chose ne concerne pas seulement les corps féminins, puisque certaines familles font tout pour ne pas dévoiler inutilement la chair de leurs chers disparus :

  • 34 P.J. Sucquet, De l’embaumement chez les anciens et les modernes et des conservations d’anatomie nor (...)

Il fallait beaucoup simplifier de nouveau, pour répondre à la délicatesse des idées morales qui sollicitent l’embaumement et aux rigueurs d’un pudique respect très prompt à s’alarmer. Il fallait opérer sans table dans le lit, en découvrant seulement une petite partie du corps, et en rejetant toute lame de plomb, tout vernis, tout bandage dont l’application abandonnait à des mains étrangères le corps sans voiles de personnes plus chères maintenant de tout leur malheur. (…) Nous avons rencontré des cas dans lesquels il nous était imposé pour condition de ne pas même voir le corps à embaumer. Ce corps devait rester dans son lit et sous un voile34.

  • 35 AD 17, dossier 2 U 317 : Cours d’assises de Saintes, affaire Félix Lucazeau, Témoignage de la veuve (...)
  • 36 A. Carol, Les médecins et la mort, xixe-xxe siècles, Paris, Aubier, 2004, p. 232-233.

9Certaines institutions, tel l’hôpital de La Rochelle, pratiquent elles aussi une division sexuelle dans le travail mortuaire35. Si des raisons pratiques (division des services et du personnel en fonction de salles réservées aux patients féminins ou masculins) peuvent expliquer que les infirmiers prennent en charge le transport des cadavres masculins, et les infirmières celui des corps de femmes, leur disposition dans une salle des morts mixte ne semble pas justifier que les toilettes soient elles aussi pratiquées de façon non mixte. Les médecins eux-mêmes, lorsqu’ils sont appelés au chevet de jeunes défuntes par les familles, semblent dans certains cas pratiquer une forme d’autocensure gestuelle, en évitant de trop dénuder les corps, ou de manipuler certaines zones considérées comme trop intimes36. Si le contact, la vue et la manipulation du sexe d’une morte ne constituent qu’un geste médical pour le médecin, il devient en revanche, pour les proches, une pratique invasive et irrespectueuse, profondément perturbante et sans doute intolérable. Et ce n’est que lorsque la surveillance de la famille et du corps social se relâche qu’une promiscuité plus grande entre le praticien et le cadavre peut s’installer, accompagnée de manipulations, d’observations, de mises à nu, pouvant virer à une contemplation ambigüe, telle celle peinte par Gabriel Von Max dans son tableau Der Anatom (1869).

Les sexes convoités : l’exemple nécrophile

  • 37 A.-C. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse franç (...)
  • 38 La Gazette des tribunaux, 30 et 31 mai 1887, 30 octobre 1889 ; Le Droit, 3 août 1848 et 23 mars 184 (...)
  • 39 A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, Lyon, Storck, 1901, p. 84.

10Mais ce sont bien sûr les affaires de nécrophilie qui révèlent de la façon la plus flagrante la complexité des rapports au sexe et au corps sexuel des morts. Ce qui, au sujet de ces affaires, est dit, montré, ou au contraire passé sous silence, met clairement en évidence les problèmes et la gêne considérable occasionnés non seulement par la déviance, l’anormalité de l’acte commis, mais aussi et peut-être surtout par cette perturbante nature sexuelle préservée du cadavre, resurgissant alors brutalement. Les sources traitant de cas de ce type et parvenues jusqu’à nous frappent, quelle que soit leur nature, par l’absence flagrante du corps et plus encore du sexe des morts. A l’évidence, la presse destinée à un lectorat large ne peut faire figurer dans ses colonnes des descriptions détaillées des actes sexuels commis et constatés : le silence s’imposait déjà lorsqu’il s’agissait de relater des cas de viols ou d’agressions sexuelles37. Tout au plus, les journaux font-ils comprendre à leurs lecteurs le caractère profondément transgressif des affaires de nécrophilie par l’emploi d’expressions choisies : « affaire horrible », « crime ignoble », « actes odieux », « passion qui révolte la nature » ou « œuvre sacrilège »38. Mais le silence entourant le corps et le sexe des morts, ainsi que les gestes commis sur eux par le nécrophile, est aussi frappant dans les sources médicales destinées à une diffusion plus restreinte. C’est généralement le pervers et son état pathologique qui sont mis en avant dans ces écrits, tandis que ce qui pourrait être qualifié de partenaire, ou tout au moins d’objet du désir, est contourné. La question même de ce désir du nécrophile – d’ailleurs souvent peu enclin lui-même à en faire état – n’est presque jamais mentionnée, et les principaux motifs avancés pour expliquer son acte sont presque exclusivement un état mental pathologique ou l’intoxication alcoolique39.

  • 40 A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 396.
  • 41 C’est particulièrement le cas lorsque les corps concernés sont ceux de jeunes filles vierges ou d’e (...)

11Si les sources mentionnent parfois la durée ayant séparé l’inhumation de l’acte nécrophile, l’état du cadavre en lui-même – sa décomposition – n’est en revanche qu’exceptionnellement abordé40. L’âge et le sexe sont en revanche plus souvent mentionnés. Toutefois, il semble que, plus qu’une volonté de relater des faits avec précision, ce soit un désir d’accentuer la nature horrible de l’acte qui détermine le choix de mettre ou non en avant l’identité du cadavre, et de mentionner l’existence de proches, d’une famille bouleversée par son sort41. Mais même lorsque cette identité est révélée, elle s’efface comme automatiquement dès lors que le récit aborde le passage à l’acte du nécrophile. Si les scènes de mutilation trouvent leur place dans ces écrits, lorsque la situation commence à impliquer la sexualité avec le défunt, ce dernier se trouve réduit à l’état de cadavre anonyme, perd son statut de corps de personne identifiée pour devenir chose inanimée et presque invisible sur laquelle le nécrophile laisse libre cours à des agissements dont rien n’est d’ailleurs dévoilé, comme si la simple idée de l’acte suffisait à générer l’horreur, et que ses détails ne revêtaient qu’une importance secondaire.

12Pourtant, dans le cadre médical ou judiciaire, les cadavres et les sexes ne constituent en rien un sujet indécent ou indescriptible. Au contraire, les sources du xixe siècle scrutent, sondent, ouvrent, décrivent et reproduisent massivement les cadavres et les organes sexuels (morts ou vivants) lorsqu’ils permettent d’aborder les circonstances d’un crime (viol, infanticide…), de dépister la maladie ou encore de mettre en lumière norme et altérité. Les spécialistes, que leur professionnalisme garantit contre toute suspicion de déviance, examinent et dissertent à foison sur ces sexes. Les détails les plus crus sont donnés lorsqu’il s’agit de décrire les mutilations commises sur les organes sexuels dans le cadre de crimes sadiques, y compris lorsque ceux-ci sont accomplis sur le corps de jeunes enfants. La presse généraliste elle-même ne recule pas devant la description de ces organes ensanglantés ou mutilés :

  • 42 Le Courrier de Bretagne, 6 avril 1867.

Les seins ont été détachés ainsi que la peau du dos et du ventre : les hideux vampires qui semblent s’être attachés à ce cadavre comme une hyène après sa proie, ont arraché et enlevé aussi les intestins et les organes génitaux42.

13Mais dès lors qu’il s’agit de décrire des sexes morts révélant, par le traitement qu’ils ont subi, la sexualité pouvant subsister dans le cadavre et s’accomplir sur lui, le silence se fait. Seules quelques rares sources de première main, non destinées à la diffusion ou à l’impression, font état de questions et de réponses précises posées aux nécrophiles quant aux gestes accomplis par eux sur des corps :

  • 43 AD 17, 2 U 317, interrogatoire du 29 janvier 1891.

(…) je leur écartais les jambes, je m’étendais sur les corps et je frottais mon membre à l’entrée de leurs parties, mais je vous déclare, en toute sincérité, que jamais mon membre n’a pénétré dans les parties d’amour des cadavres sur lesquels je me suis étendu. (…) Si on a constaté sur des cadavres la trace d’une introduction dans leurs parties, c’est que soit avant, soit après de m’être satisfait j’y introduisais le doigt43.

  • 44 M. Belletrud et E. Mercier, L’affaire Ardisson. Contribution à l’étude de la nécrophilie, Paris, St (...)

14Il faut attendre 1901 et une affaire particulièrement médiatisée, pour qu’enfin des détails sur les actes sexuels commis par un nécrophile soient imprimés, en vue d’une diffusion relativement limitée cependant44.

  • 45 En 1889, à Tinténiac, Désiré Harang est découvert chez sa mère, endormi dans un grenier, près du ca (...)

15Mais les médecins ne se contentent pas de passer sous silence les actes détaillés du nécrophile ; leurs propres gestes et observations portant sur le sexe des cadavres en vue de constater l’accomplissement de la nécrophilie ne sont pas mentionnés dans les sources. Les relations faites – y compris dans la presse médicale – de l’affaire Désiré Harang45 illustrent bien ce phénomène. Les mutilations constatées sur le cadavre de la mère du prévenu sont assez détaillées, tandis que rien ne permet de savoir ce qui a pu laisser supposer aux intervenants – sur le suspect ou sur le corps mort – que l’homme interpellé s’était aussi rendu coupable de nécrophilie.

  • 46 Gazette des tribunaux, 30 octobre 1889.

Au milieu du grenier, dans le foin, un cadavre était étendu sur le dos : c’était celui de la femme Harang. (…) horreur ! – sur l’épaule droite, gisaient jetés des détritus humains qui ont été reconnus pour être les intestins de la malheureuse femme. (…) C’est sur le cadavre de sa mère que se serait portée la bestiale fureur du fils, qui, après lui avoir fait probablement subir des outrages sans nom, lui a arraché ses entrailles. (…) Le monstre avait encore, lorsqu’on l’a arrêté, le bras droit ensanglanté jusqu’au coude46.

  • 47 Voir Le Droit, 23 mars 1849.
  • 48 B.-A. Morel, « Considérations médico-légales sur un imbécile érotique convaincu de profanation de c (...)

16La lecture des sources interroge aussi parfois sur le sérieux ou la détermination qui ont caractérisé ces investigations. En 1849, au cours de l’affaire Bertrand, des médecins témoignent, devant le Conseil de guerre, des mutilations qu’ils ont pu constater sur les corps. Mais jusqu’au procès, où sont divulguées les confessions de l’accusé, rien ne laisse entendre qu’il ait aussi commis des actes sexuels sur les cadavres47. Les médecins chargés d’examiner les corps ont-ils alors au moins suspecté la possibilité de tels actes – et notamment d’actes de pénétration ? D’autres exemples laissent entendre que la suspicion de nécrophilie est loin d’être systématique dans le cas de la découverte de corps dérangés. Ainsi, lorsqu’un pensionnaire de l’hospice de Troyes se vante d’avoir profané plusieurs cadavres dans la salle des morts, ses aveux semblent si énormes que nul n’y croit48. Quant aux infirmières de La Rochelle, elles avouent avoir été frappées à plusieurs reprises par la tenue dérangée de plusieurs mortes déposées à la morgue de l’hôpital, mais avoir imputé ensuite ces actes à un médecin, un voleur, ou un membre de la famille :

  • 49 AD 17, 2 U 317, témoignage d’Elisabeth Raby, 31 janvier 1891.

Je me contentai de rabattre ce jupon sans examiner le corps de cette femme n’ayant pas idée des horreurs que pouvait commettre l’individu qui pénétrait dans l’amphithéâtre (...)49.

  • 50 Voir par exemple la Gazette des tribunaux, 5 juin 1875.
  • 51 A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 391-392.

17C’est ainsi souvent la suspicion des proches eux-mêmes, plus intimement concernés et sans doute plus soucieux de savoir, qui déclenche l’investigation de la part des autorités, et non l’inverse50. Mais des gestes de vérification eux-mêmes, on ne sait rien, et si les médecins semblent bien conscients de la nécessité d’établir, sur un cadavre, la nature ante ou post-mortem de la pénétration, ils ne s’attardent pas longtemps sur les manipulations liées à ce type de constat51. Là encore, la simple idée d’un acte sexuel impliquant un cadavre, et non ses circonstances détaillées, semble suffire à qualifier les faits. Ce n’est donc pas le sexe du mort lui-même qui dérange, mais bien ce dont il peut être porteur et révélateur : le dérangeant potentiel sexuel des cadavres, dépouilles d’individus réduites à l’état de simples choses exposées aux intolérables pulsions de vivants déviants.

  • 52 G. Geffroy, « Le sentiment de l’impossible », in N. Prince (dir.), Petit musée des horreurs : nouve (...)
  • 53 A l’exception des travaux tardifs et déjà mentionnés des docteurs Epaulard, Belletrud et Mercier.
  • 54 A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, op. cit., p. 38 et 78-79.
  • 55  T. Gautier, « Omphale, histoire rococo », Les mortes amoureuses, Paris, Babel, 1996 (1834), p. 7-2 (...)
  • 56  M. Rollinat, « La morte embaumée », Les névroses, Paris, Charpentier, 1885, p. 262-264.
  • 57  J. Lermina, Magie passionnelle. La deux fois morte, Paris, Chamuel, 1895.
  • 58  G. Rodenbach, « L’ami des miroirs », Le Journal, 27 mai 1899.
  • 59  G. de Maupassant, « La chevelure », Gil Blas, 13 mai 1884.

18Ce n’est d’ailleurs pas tant le désir du vivant pour le mort ou la morte qui choque, ou la sensualité pouvant naturellement émaner d’un corps mort, mais c’est le passage à l’acte, la rencontre concrète entre des sexes morts et vivants. La littérature elle-même, pourtant plus libre d’imaginer et de mettre en scène la transgression, tend à passer sous silence le sexe des cadavres dans ces circonstances. Si les belles mortes et le trouble sensuel qu’elles suscitent chez le vivant hantent certaines œuvres du xixe siècle, il s’agit presque exclusivement de défuntes à la sexualité pacifiée, de mortes dénuées, si ce n’est de corps, tout au moins de sexe. Les relations à tendance nécrophile, impliquant un vivant et une morte dans la fiction, si elles se caractérisent par un certain degré d’étrangeté, ne sont presque jamais pensées comme des illustrations de l’horrible perversion décrite par les ouvrages de médecine. Plus que de folie pathologique, il s’agit le plus souvent de formes d’amours supérieures, sublimées, ou d’une folie amoureuse, caractérisée par une sexualité intériorisée et non réalisée52, intime, secrète et sans atteinte matérielle au cadavre. Elle se réalise dans le rêve, le fantasme, le monde de l’imaginaire et du ressenti, et les médecins53, pour qui le passage à l’acte semble l’élément déterminant, ne l’assimilent que très exceptionnellement à de la nécrophilie54. La littérature offre ainsi une multitude de récits dans lesquels la morte ne l’est plus vraiment : animée55, préservée56, elle ne présente plus l’apparence du cadavre, ou bien elle se trouve débarrassée de son corps au profit d’une forme trouble et éthérée57. Parfois, elle n’est plus qu’un souvenir58, ou une image fixée dans un objet ou une relique59. Elle n’est donc jamais porteuse d’un sexe mort, si repoussant lorsqu’il se mêle à la sensualité ou à la sexualité du vivant. Le roman de Georges Rodenbach, Bruges la Morte (1892) constitue sans doute l’exemple le plus évident de ce type de récits, dans lesquels la sensualité, l’érotisme et le désir pour la défunte sont bel et bien présents, mais où son sexe mort est lui absent, empêchant le passage à l’acte et neutralisant ainsi en grande partie l’horreur nécrophile.

  • 60 Voir par exemple A. de Musset, Gamiani, ou deux nuits d’excès, Paris, Mercure de France, 2000 (1833 (...)
  • 61 J.-F. Elslander, Rage charnelle, Séguier, 1995 (1890).
  • 62 I. Eberhardt, « Infernalia. Volupté sépulcrale », Amours nomades, Paris, Losfeld, 2003 (1895), p. 1 (...)
  • 63 Voir par exemple, P. Borel, Gottfried Wolfgang, Paris, s.n., 1941 (1839) ou A. Dumas, La femme au c (...)

19Rares sont en revanche les récits à restituer cette horreur des sexes morts. Celle-ci se trouve plutôt cantonnée aux excès transgressifs de la littérature pornographique60. Quelques romans et nouvelles, tels que Rage charnelle, de Jean-François Elslander61, mettent néanmoins en scène de façon relativement explicite la rencontre des sexes morts et vivants. Le but recherché est alors d’illustrer la bassesse et la noirceur de l’être humain, remis au niveau d’horreur et de répugnance du cadavre et de l’acte consommé sur lui. Le sexe mort est alors une porte ouverte sur un abîme. Le plus souvent toutefois, lorsque la relation nécrophile est consommée dans la littérature, les sexes morts se trouvent passés sous silence, au profit du ressenti et des fantasmes du nécrophile62. Ou bien encore, ils ne se dévoilent qu’après la consommation de l’acte, réalisée pour le lecteur comme pour le héros avec une femme en apparence bien vivante. La révélation tardive de la vraie nature de cette dernière constitue alors une affreuse découverte pour le protagoniste, dont l’effroi contamine le lecteur, comme dans les récits mettant en scène le personnage de la femme au collier de velours63. Cette diversité des mises en scène nécrophiles dans la littérature démontre donc qu’un même penchant, un même acte, change de nature en fonction notamment de la place qu’y joue le sexe des cadavres, et de son degré d’interaction avec celui du vivant.

*

20Le sexe des morts, dans la société française du xixe siècle, est, comme le reste de leur corps, rarement neutre. Leur exposition constitue souvent un rappel brutal et impudique de la nature – certes sexuée – mais aussi potentiellement sexuelle de ces corps que les sentiments et la morale ne cessent d’élever au rang de reliques presque sacrées. Ils constituent une confrontation à une forme d’altérité théoriquement repoussante et infertile, celle d’un être social voué à la destruction et au néant, et pourtant susceptible dans certaines circonstances de susciter une forme dérangeante et obscure de désir, forcément déviant. Mais ces sexes morts sont aussi une manifestation de la grande fragilité de ces corps impassibles et sans défense, susceptibles d’être violentés jusque dans ce qui relève toujours, dans les mentalités, de leur intimité et de leur pudeur, fragilité que les affaires de nécrophilie, tout particulièrement, mettent en lumière.

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Notes

1 J. Troyer, « Embalmed visions », Mortality, 12/1, 2007, p. 25.

2 L.-V. Thomas, Les chairs de la mort ; corps, mort, Afrique, Sanofi Synthé-labo, 2000, p. 139.

3 E. Fureix, La France des larmes, Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 43-45.

4 A. Malivin, Voluptés macabres. La nécrophilie en France au xixe siècle, thèse d’histoire et civilisations, Université Paris Diderot – Paris vii, 2012, p. 318-323.

5 R. de Gourmont, Epilogues, Réflexions sur la vie, deuxième série, 1899-1901, Paris, Mercure de France, 1923 (1903), p. 312.

6 E. Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1852-1853, 2, p. 142.

7 L’inhumation en tranchée gratuite n’était garantie que pour cinq ans.

8 H. Bayard, Mémoire sur la police des cimetières, Paris, Renouard, s.d., p. 6.

9 Ibid.

10 Liens familiaux qui s’affichent jusque dans la sculpture funéraire, à l’exemple de la célèbre sépulture des époux Pigeon au cimetière du Montparnasse.

11 E. Cherbuliez, « La Morgue de Paris », La Revue des deux mondes, janvier 1891, p. 366.

12 E. Héran (dir.), Le dernier portrait, Paris, Réunion des musées nationaux, Musée d’Orsay, 2002.

13 M. Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs : étude ethno-historique des pratiques d’embaumement, thèse d’ethnologie, anthropologie, Université Montpellier 3, 2006, p. 199 et s.

14 Dr Falcony, Note sur l’embaumement Falcony, Paris, Impr. De Jouaust, 1886, p. 3-4.

15 A. Malivin, Voluptés macabres, op. cit., p. 341.

16 Ibid., p. 340-341.

17 S. Ménenteau, Dans les coulisses de l’autopsie judiciaire. Cadres, contraintes et conditions de l’expertise cadavérique dans la France du xixe siècle, thèse d’histoire contemporaine, Université de Poitiers, 2009, p. 586-587 et 594.

18 E. Zola, Thérèse Raquin, Paris, Pocket, 2004 (1867), p. 110.

19 Ibid., p. 111.

20 Le phénomène se trouve notamment illustré par le vote, en 1887, de la loi sur la liberté des funérailles.

21 Voir par exemple E. Texier, Tableau de Paris, op. cit., p. 142.

22 Voir par exemple M. Barbaste, De l’homicide et de l’anthropophagie, Montpellier, Martel, 1856, p. 576.

23 A. Corbin, « Douleurs, souffrances et misères du corps », in A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (dir.), Histoire du corps, 2, p. 239-240.

24 Ph. Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983, p. 118.

25  « Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des tâches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries », E. Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 107.

26  B. Bertherat, La Morgue de Paris au xixe siècle (1804-1907) : les origines et les métamorphoses de la machine, thèse d’histoire, Université Paris i, 2002, p. 17.

27 L’accès à la Morgue de Paris sera définitivement fermé aux curieux en 1907.

28 A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 292-296.

29 Ibid., p. 306.

30 Le Gaulois, 4 août 1878.

31 A. Duval, Des sépultures, Paris, Panckoucke, an ix, p. 63-64.

32 F. Cantagrel, Le fou du Palais-Royal, Paris, A la librairie Phalanstérienne, 1841, p. 118.

33  C. Bryant, Handbook of death and dying, Thousand Oaks, Sage publications, 2003, vol. 1, p. 543.

34 P.J. Sucquet, De l’embaumement chez les anciens et les modernes et des conservations d’anatomie normale et pathologique, Aurillac, Pinard, 1872, p. 97 et 145.

35 AD 17, dossier 2 U 317 : Cours d’assises de Saintes, affaire Félix Lucazeau, Témoignage de la veuve Toupeau, infirmière, 31 janvier 1891.

36 A. Carol, Les médecins et la mort, xixe-xxe siècles, Paris, Aubier, 2004, p. 232-233.

37 A.-C. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la iiie République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004, p. 141.

38 La Gazette des tribunaux, 30 et 31 mai 1887, 30 octobre 1889 ; Le Droit, 3 août 1848 et 23 mars 1849 ; La Presse, 7 juin 1875.

39 A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, Lyon, Storck, 1901, p. 84.

40 A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 396.

41 C’est particulièrement le cas lorsque les corps concernés sont ceux de jeunes filles vierges ou d’enfants.

42 Le Courrier de Bretagne, 6 avril 1867.

43 AD 17, 2 U 317, interrogatoire du 29 janvier 1891.

44 M. Belletrud et E. Mercier, L’affaire Ardisson. Contribution à l’étude de la nécrophilie, Paris, Steinheil, 1906, 123 p.

45 En 1889, à Tinténiac, Désiré Harang est découvert chez sa mère, endormi dans un grenier, près du cadavre de cette dernière (décédée de mort naturelle). Le corps est gravement mutilé et Harang, accusé de « violation de cadavre ». Il bénéficie, le lendemain de son arrestation, d’un non-lieu.

46 Gazette des tribunaux, 30 octobre 1889.

47 Voir Le Droit, 23 mars 1849.

48 B.-A. Morel, « Considérations médico-légales sur un imbécile érotique convaincu de profanation de cadavres. Première lettre », Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 20 février 1857, p. 125.

49 AD 17, 2 U 317, témoignage d’Elisabeth Raby, 31 janvier 1891.

50 Voir par exemple la Gazette des tribunaux, 5 juin 1875.

51 A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 391-392.

52 G. Geffroy, « Le sentiment de l’impossible », in N. Prince (dir.), Petit musée des horreurs : nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, Paris, Laffont, 2008 (1891), p. 620-625.

53 A l’exception des travaux tardifs et déjà mentionnés des docteurs Epaulard, Belletrud et Mercier.

54 A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, op. cit., p. 38 et 78-79.

55  T. Gautier, « Omphale, histoire rococo », Les mortes amoureuses, Paris, Babel, 1996 (1834), p. 7-22.

56  M. Rollinat, « La morte embaumée », Les névroses, Paris, Charpentier, 1885, p. 262-264.

57  J. Lermina, Magie passionnelle. La deux fois morte, Paris, Chamuel, 1895.

58  G. Rodenbach, « L’ami des miroirs », Le Journal, 27 mai 1899.

59  G. de Maupassant, « La chevelure », Gil Blas, 13 mai 1884.

60 Voir par exemple A. de Musset, Gamiani, ou deux nuits d’excès, Paris, Mercure de France, 2000 (1833) ou G. Apollinaire, Les onze mille verges, ou les amours d’un hospodar, Paris, J’ai lu, 2005 (1907).

61 J.-F. Elslander, Rage charnelle, Séguier, 1995 (1890).

62 I. Eberhardt, « Infernalia. Volupté sépulcrale », Amours nomades, Paris, Losfeld, 2003 (1895), p. 157-161.

63 Voir par exemple, P. Borel, Gottfried Wolfgang, Paris, s.n., 1941 (1839) ou A. Dumas, La femme au collier de velours, Paris, Calmann-Lévy, 1924 (1850).

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Pour citer cet article

Référence papier

Amandine Malivin, « Pudique et indécent : l’ambivalent sexe des morts (France, xixe siècle) »Sextant, 30 | 2013, 111-122.

Référence électronique

Amandine Malivin, « Pudique et indécent : l’ambivalent sexe des morts (France, xixe siècle) »Sextant [En ligne], 30 | 2013, mis en ligne le 23 septembre 2013, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/3240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.3240

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Auteur

Amandine Malivin

Amandine Malivin est docteure de l’Université Paris Diderot-Paris 7. Elle a soutenu sa thèse intitulée « Voluptés macabres : La nécrophilie en France au xixe siècle » en 2012, sous la direction de Gabrielle Houbre. Allocataire de recherche de l’Institut Emilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre de 2009 à 2010, ses recherches portent sur l’histoire de la mort, du genre et des sexualités. Elle est l’auteure, notamment, de L’article 360 du Code pénal, ou l’inextricable question de la nécrophilie en droit (dans l’ouvrage Le traitement juridique du sexe. Actes de la journée d’étude de l’Institut d’études de droit public sous la direction de G. Delmas, S.-M. Maffesoli et S. Robbe, L’Harmattan, 2010).

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