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Introduction

Introduction
Muriel Andrin, Stéphanie Loriaux et Barbara Obst
p. 7-10

Résumés

De tout temps, la monstruosité des mères a suscité l’intérêt de la société. Déclenchant les débats éthiques, des déchaînements médiatiques, elle est aussi à l’origine d’un nombre impressionnant d’œuvres artistiques complexes. L’infanticide maternel, cet acte incompréhensible en soi, a toujours fasciné et répugné à la fois, poussant la médecine à expliquer ces actes par des pathologies aux noms impressionnants tels que le « syndrome de Munchhausen par procuration » ou la « psychose postpartum ». D’un point de vue artistique, le motif connaît, du moins depuis la Médée d’Euripide, une longue tradition qui s’inscrit dans la littérature mondiale, mais aussi dans le théâtre, le cinéma ou les arts plastiques. Tantôt furies, tantôt sorcières, ces mères monstrueuses continuent-elles à être considérées comme des êtres contre nature ou la description de ces femmes, de leurs actes et motivations présumées a-t-elle changé au travers les siècles, reflétant les changements des représentations féminines ou encore le traitement de faits d’actualité ?

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Texte intégral

  • 1 « Depuis Meadow (1977), le terme de smpp caractérise (...) le comportement d’un parent (la mère dan (...)
  • 2 « La psychose post-partum (...) est un terme recouvrant plusieurs troubles mentaux caractérisés par (...)

1De tout temps, la monstruosité des mères a suscité l’intérêt au sein de la société ; déclenchant les débats éthiques, débouchant sur un déchaînement médiatique, elle a aussi poussé la création artistique à produire un nombre impressionnant d’œuvres complexes. L’infanticide maternel, cet acte incompréhensible en soi, a ainsi toujours fasciné et répugné à la fois. La médecine a proposé d’expliquer ces actes par des pathologies aux noms impressionnants tels que « le syndrome de Munchhausen par procuration »1 ou « psychose postpartum »2. D’un point de vue artistique, le motif connaît, du moins depuis la Médée d’Euripide, une longue tradition qui s’inscrit dans la littérature mondiale (de Goethe à Faulkner, en passant par Dostoïevski), mais également dans le théâtre, le cinéma ou les arts plastiques. Décliné sous toutes ces formes, l’infanticide était étrangement, et pendant très longtemps, un domaine de prédilection masculine. Tantôt furies, tantôt sorcières, ces meurtrières continuent-elles à être considérées comme des êtres contre nature ou la description de ces femmes, de leurs actes et motivations présumées a-t-elle changé à travers les siècles, peut-être en parallèle avec l’ensemble des représentations féminines ou encore le traitement de faits d’actualité ?

2En effet, la perspective de l’infanticide permet de questionner plus largement, au fil des époques, les rapports entre femme et criminalité, femme et maternité. Les femmes ont de tout temps été minorisées par la machine judiciaire. L’imaginaire autour de la mère monstrueuse (la tueuse d’enfants, la meurtrière, la faiseuse d’ange ou encore la nourrice qui sombre dans la folie comme Jeanne Weber surnommée en 1906 « l’Ogresse de la Goutte d’Or ») contraste fort avec l’idée d’une femme qui serait par nature et par instinct éloignée de toute forme de violence, car elle est justement celle qui est censée donner la vie. Cette conduite criminelle spécifique liée à la nature et au rôle féminin, évoque aussi la peur d’une féminité déréglée qui représenterait une menace pour la sphère privée. L’attention médiatique semble nous suggérer que de plus en plus de femmes tuent leurs enfants. Cet engouement public ne se délecte pas seulement d’un acte très souvent désespéré mais essaie de consolider à travers son évocation massive un équilibre des forces politiquement genré.

  • 3 M. Metdepenningen, « Un verdict au bout de la nuit », Le Soir, 27 octobre 2010.

3Ces « affaires polarisées », comme les appelle le journaliste belge Marc Metdepenningen3, ne s’inscrivent pas simplement dans la mode actuelle des reality shows, mais ont été utilisées depuis le début de la presse écrite en tant que moyen pour « divertir » et influencer l’opinion du peuple. Dans son article repris dans la première partie de ce volume, Amélie Richeux analyse minutieusement la présentation des mères « contre-nature » dans les causes célèbres de la France du xixe siècle. En réécrivant des cas judiciaires à l’attention du grand public, l’avocat Méjan influence subtilement ses lecteurs en soulignant l’horreur des crimes et la monstruosité des accusées. Assurément politique dans son commentaire des faits, il plaide pour la réinstauration des valeurs de l’Ancien Régime et notamment son système des classes. Un autre exemple de récit orienté est le recueil de Fournier qui tente dans une perspective plus progressiste d’expliquer les faits d’une façon plus scientifique. Durant la Belle Epoque, le journal Gil Blas est la manifestation de cette fabrication de discours à valeur morale et politique ciblant le grand public. Matthew Sandefer démontre parfaitement, à travers des textes littéraires de Balzac et de Maupassant, le changement de l’image de la mère meurtrière, qui symbolise à la fois une société en crise et la nécessité d’un changement de la condition féminine.

  • 4 E. Badinter, L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1980, p. 271.

4Les mères indignes, ou « marâtres naturelles » pour utiliser une expression d’Elisabeth Badinter4, constituent un véritable nœud traumatique dans la littérature francophone présentée dans la deuxième partie de cet ouvrage. La violence et le silence dans la relation mère-fille, la loi du pouvoir et la ténacité avec laquelle la mère insiste sur la transmission des lois patriarcales sont des thèmes récurrents chez différentes auteures. L’influence maléfique de la mère est majorée lorsqu’elle s’érige en gardienne des traditions et pilier de la culture telle qu’elle est décrite dans le roman La jeune fille et la mère de Leila Maroune. La femme est enfermée dans la société patriarcale qui, malgré la révolution algérienne, ne relâche pas les codes et lois ancestrales notamment vis-à-vis des jeunes femmes. Annick Durand souligne dans son analyse à quel point « les femmes sont les bourreaux des femmes ». La figure et le rôle ambigu de la mère dans la société algérienne, qui veut un meilleur avenir pour sa fille en soutenant son éducation et exige néanmoins un culte de la virginité, y sont épinglés. Ainsi l’examen dégradant et traumatisant de l’hymen est une violence infligée par la mère et décrit comme un cri de révolte lancé par la fille.

5Les tabous de la tradition arabo-musulmane en Algérie − que les femmes perpétuent souvent malgré elles − sont également mis en question par Malika Mokeddem. Comme le démontre Carine Fréville à partir du roman Je dois tout à ton oubli de Mokeddem, le souvenir de la mère toujours enceinte, véritable machine de reproduction, fait ressurgir un autre drame à la base de la déchirure avec sa mère. Elle se souvient de l’avoir vue étouffer. A partir du trauma de cet infanticide, Carine Fréville décèle une réappropriation du mythe de Médée qui est à la base de l’œuvre de Mokkadem et dont résultent son refus de la maternité et le rejet du corps maternel.

6Si le fantôme de Médée hante surtout les romancières contemporaines, leur réécriture du mythe se fait souvent avec une certaine bienveillance. C’est devenu une histoire de famille, au centre de laquelle se trouve, entre autres éléments, la relation mère-fille. Un réalisme fantastique, des fantômes familiaux, se trouvent ainsi dans White de Marie Darrieussecq, analysé par Sonja Stojanovic. La protagoniste au nom parlant de « Edmée Blanco » est marquée par deux infanticides. Sa mère est effectivement la seule survivante de la folie maternelle et fait planer l’éventualité de continuer l’« héritage » pendant toute l’enfance d’Edmée. Une fois libérée de cette menace constante, vivant désormais aux Etats-Unis, elle est le témoin presque direct de l’assassinat de ses petits voisins. Edmée essaie de fuir cette malédiction, mais les fantômes l’accompagnent jusqu’en Antarctique. Les lieux, le titre du roman et le nom de la protagoniste, cet ensemble de blancheur ouvre selon Stojanovic la voie de la potentialité : suivre le chemin de Médée ou pas.

7Les perspectives étrangères sont regroupées dans la troisième partie de cet ouvrage. Lorella Besco convoque l’artiste allemande Emmy Hennings, autrefois muse du mouvement dada, reconnue pour son « génie érotique » et aujourd’hui quelque peu oubliée. La comparaison de la figure de la mère dans les œuvres de Zoë Wicomb et Alice Walker, est le sujet de la contribution de Ferial Kellaf. Elle épingle la volonté de la déconstruction du mythe de la « Black Motherhood » et de l’idéalisation stéréotypée du rôle de la femme noire. Les deux écrivaines d’origine africaine-américaine et sud-africaine thématisent la double oppression de la femme noire par le racisme des blancs et le sexisme des hommes noirs. Walker et Wicomb semblent suivre le courant de la fiction féministe « matrophobique ».

8La maternité monstrueuse, l’amour-haine entre mères et filles, la mère dévorant ses enfants sont quelques-uns des thèmes des artistes visuelles qui sont au centre du texte de Muriel Andrin et Anaëlle Prêtre. L’obsession de la maternité chez Frida Kahlo ou chez la dessinatrice Tracey Emin, l’accouchement sanglant et paradoxalement morbide dans le travail de la photographe Ana Álvarez-Errecalde ou la mère déchirée entre devoir maternel et volupté dont le rapport à l’animalité est présent sur chaque cliché de Katharina Bosse, sont quelques-unes des évocations qui expriment l’ambivalence du regard artistique. Avec l’exemple de la sculpture de l’araignée géante de Louise Bourgeois, Andrin et Prêtre jettent un pont vers le tout début de la littérature féministe et ferment le cercle de ce recueil en soulignant l’ambivalence de la représentation de la mère tantôt donneuse de vie, tantôt ogresse dans toutes les domaines de l’art. Selon Anne-Claire Paillissé, le théâtre contemporain espagnol s’inspire particulièrement du mythe de Médée ; elle analyse le monologue tragique d’une femme abandonnée dans le drame Autour de Marilyn d’Alfonso Zurro.

  • 5 I. Stephan, Medea. Multimediale Karriere einer mythologischen Figur, Böhlau, 2006, p. 254.

9Tout au long des analyses présentées dans cet ouvrage, on peut constater que la biologie de la maternité n’est pas garante d’une « douceur » et d’une non-violence des femmes. Le traitement analytique passe tantôt par une tentative de compréhension de la violence féminine comme signe de révolte, tantôt par son rejet total car considéré comme transgression sociale qui rompt avec l’image maternelle et douce de la femme porteuse de vie. La femme sort du rôle maternel que même notre société postmoderne actuelle lui assigne encore. Le renier revient à s’opposer à la répartition des rôles, mettre fin à la maternité constitue une fracture morale et sociale. La mère meurtrière commet, aux yeux de l’opinion publique, un acte particulièrement horrible, lâche et cruel. « Le xxe siècle est une époque où « l’indignation de Médée » touche tous les domaines culturels et mène la figure de Médée à une carrière multi-médiale sans précédent »5.

10A l’heure actuelle, ce ne sont pas les infanticides qui augmentent, mais bien leur visibilité. Parallèlement aux débats conservateurs et réactionnaires sur le droit à l’avortement et la politique familiale qui resurgissent un peu partout en Europe, on brandit le spectre de la femme abjecte. Mis à part le détournement de ces faits dramatiques en véritable spectacle médiatique et politique, cette réalité destructrice pose avant tout la question de l’image de la femme et de la construction de la maternité dans nos sociétés contemporaines.

11Ce livre, qui fait suite à un colloque qui a eu lieu à l’Université libre de Bruxelles en mars 2011 sur la question, pose un regard diachronique et multiculturel sur ces représentations des « mères monstrueuses » ainsi que sur les questions soulevées par ce phénomène social, sociétal et artistique.

*

12Les éditrices de ce volume souhaitent remercier très vivement les personnes qui ont permis de mettre sur pied le colloque à l’origine de l’ouvrage, notamment Catherine Wallemacq de Sophia. En ce qui concerne l’édition de ce volume, elles expriment toute leur reconnaissance à Vanessa Gémis sans qui l’édition des textes n’aurait pas été possible.

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Notes

1 « Depuis Meadow (1977), le terme de smpp caractérise (...) le comportement d’un parent (la mère dans la majorité des cas) qui produit ou simule une maladie chez son enfant et qui présente fréquemment l’enfant à un médecin, afin d’obtenir examens complémentaires et traitements. Le parent responsable nie connaître la cause du symptôme, fuit dès que le médecin met sa parole en doute et, bien sûr, refuse catégoriquement de voir un psychiatre ». La psychiatrie de l’enfant, 2004/1, vol. 47, p. 59. Cette forme de maltraitance peut aller jusqu’à l’assassinat d’un enfant.

2 « La psychose post-partum (...) est un terme recouvrant plusieurs troubles mentaux caractérisés par l’apparition soudaine de symptômes psychotiques chez la mère dans les tout premiers mois après la naissance d’un enfant. Ces troubles peuvent inclure une irritabilité, des sauts d’humeur extrêmes, des hallucinations, ce qui peut nécessiter une hospitalisation psychiatrique. (...) Cas notable : Andrea Yates : le 20 juin 2001, Andrea Yates a procédé au meurtre de ses cinq enfants en les noyant dans la baignoire de sa maison située à Clear Lake City à Houston, au Texas. Sa santé mentale a commencé à décliner à la suite de la naissance de chacun de ses enfants, combinée à des facteurs extérieurs », https://fr.wikipedia.org/wiki/Psychose_post-partum, 17 août 2015.

3 M. Metdepenningen, « Un verdict au bout de la nuit », Le Soir, 27 octobre 2010.

4 E. Badinter, L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1980, p. 271.

5 I. Stephan, Medea. Multimediale Karriere einer mythologischen Figur, Böhlau, 2006, p. 254.

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Pour citer cet article

Référence papier

Muriel Andrin, Stéphanie Loriaux et Barbara Obst, « Introduction »Sextant, 32 | 2015, 7-10.

Référence électronique

Muriel Andrin, Stéphanie Loriaux et Barbara Obst, « Introduction »Sextant [En ligne], 32 | 2015, mis en ligne le 19 décembre 2015, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sextant/2854 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sextant.2854

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Auteurs

Muriel Andrin

Muriel Andrin est présidente de filière et chargée de cours au sein du Master en Ecriture et analyse cinématographiques de l’Université libre de Bruxelles. Elle est également présidente du Centre de recherches sages (Savoirs, genre et sociétés). Docteur en cinéma depuis 2001, elle dispense aussi des conférences à la Cinematek et a publié des articles sur la représentation des femmes dans le cinéma, sur des réalisatrices telles que Germaine Dulac, Jane Campion, Marion Hansel, Chantal Akerman, ainsi que sur les variations syncrétiques entre le cinéma et l’art contemporain.

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Stéphanie Loriaux

Stéphanie Loriaux est chargée de cours au sein du Département de Langues et Lettres de l’Université libre de Bruxelles où elle enseigne la littérature, l’histoire de la littérature et la civilisation des pays et régions néerlandophones. Ses domaines de recherche se concentrent sur les auteures (post)coloniales néerlandaises et sur la problématique identitaire des personnages féminins dans les romans flamands et néerlandais contemporains. Elle est membre des centres de recherche philixte (Etudes littéraires, philologiques et textuelles) et sages (Savoirs, genre et sociétés) de l’ulb. Elle est la co-présidente francophone de sophia, le réseau belge des études de genre depuis 2007, et a cofondé en 2008 le réseau académique de soutien aux jeunes chercheur-e-s grabuges (Groupe belge associatif et universitaire en études féministes, de genre et sur les sexualités) et le groupe de recherche associé « Gender : from theories to research practises ».

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Barbara Obst

Barbara Obst est licenciée en philologie germanique. Après l’obtention du certificat en hautes études européennes, elle a travaillé pendant de nombreuses années comme journaliste spécialiste des questions européennes et économiques avant de s’intéresser au e-learning. Elle est aujourd’hui assistante à l’Université libre de Bruxelles. Ses domaines de recherches sont entre autres le genre, c’est-à-dire la catégorie des sexes, dans la littérature d’expression allemande et notamment dans les romans populaires et policiers. Elle est membre du centre de recherches sages (Savoirs, genre et sociétés) de l’ulb depuis sa création.

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